1 Je suis ethno-urbaniste à l’agence d’urbanisme de Bordeaux Métropole Aquitaine (a’urba), qui est une structure d’étude et d’aide à la décision en matière d’urbanisme, d’habitat, de transport. C’est une association loi 1901 présidée par des personnes publiques. Quelques mots sur le fait d’être à la fois ethnologue et urbaniste, ce qui semble des métiers assez contradictoires notamment quand on étudie le vieillissement, déterminant inexorable de l’humain, domaine de l’intime, donnant lieu pourtant à une pluralité de comportements d’adaptation selon les cultures et les croyances. L’ethnologie nécessite un temps long pour que s’opère graduellement la découverte d’un groupe culturel donné, elle exclut a priori toute instrumentalisation de la compréhension qu’elle tire de cette singularité observée. Le travail de l’urbaniste est plus directement lié à la décision politique qui se déroule le plus souvent dans une temporalité courte, celle du mandat électoral. De plus, un urbaniste s’intéresse d’abord et avant tout au « contenant », c’est-à-dire aux formes que peut ou doit prendre la ville. S’il prend en compte son contenu sociologique, c’est pour en tirer des axes opérationnels au nom d’un « bien commun » présupposé, voire implicite. C’est dans cette position un peu paradoxale que depuis environ vingt ans, je tente, au sein de l’agence, de faire remonter un signifiant complexe que je vais chercher en amont sur le terrain pour qu’en aval, il puisse nourrir les politiques publiques d’aménagement, l’organisation des transports ou la programmation de l’habitat. Dans ce contexte, l’étude « vieillir sur la métropole bordelaise » a représenté un vaste champ d’investigation qui a abouti en 2006 à une publication par l’agence d’urbanisme (collection Complexité). La démarche fut originale, car, une fois n’est pas coutume, elle a débuté par une démarche ethnologique auprès d’un panel de trente personnes (60 à 100 ans), pour se poursuivre par des projections démographiques jusqu’en 2030.
2 Sur ce terrain d’étude, on retrouve les trois secteurs géographiques dont parlait le Professeur Frémont, et de forts pourcentages de vieillissement sur la couronne des territoires, c’est-à-dire en périphérie de la communauté urbaine de Bordeaux et sur les pourtours du département de la Gironde. Le double phénomène des mobilités de retraite et de vieillissement sur place se focalise surtout autour du bassin d’Arcachon qui est extrêmement attractif. C’est là un exemple concret de vieillissement démographique doublé de gérontocroissance, si j’ai bien compris ce que vient d’exposer le précédent orateur, Gérard-François Dumont : on y trouve une somme grandissante de personnes âgées qui viennent s’installer à la retraite ou qui vieillissent sur place et une proportion faible de personnes jeunes, surtout l’hiver. L’héliotropisme du bassin d’Arcachon a été confirmé par les projections démographiques qui ont prévu en 2030, une augmentation de 200% des 60 ans et plus. On a pu aussi observer qu’aurait lieu un doublement de la population âgée (+100%) sur d’autres secteurs de la région bordelaise, « poches de vieillissement » correspondant à de l’habitat ancien dans les secteurs périphériques où le foncier était plus disponible. Les quartiers d’habitat social de tours et de barres sont aussi des lieux où l’on vieillit « à la verticale » de façon importante depuis trente ans, cela devrait continuer dans les 30 ans à venir. Puis, il y a évidemment les zones pavillonnaires où les populations urbaines ont choisi de s’installer dans les années 70 à proximité de la nature, pour vivre à « l’horizontal » et qui également vieillissent sur place. Ainsi, ces « bassins » de vieillissement n’offrent pas à proprement parler de caractéristiques particulières, ils sont devenus « territoires gérontologiques », suite aux trajectoires résidentielles de personnes qui, à un moment donné de leur cycle de vie, ont décidé de vivre là et d’y vieillir le plus longtemps possible, anticipant plus ou moins leur perte d’autonomie en s’entourant d’un ou plusiseurs proches. Les motifs présidant à ce vieillissement sur place, je les ai appelés « tropismes ».
3 « Tropisme » est un terme dont j’emprunte la définition à la biologie végétale et animale, en l’adaptant à l’humain, celui-ci mûrit selon une « croissance en âge orientée dans l’espace et pleinement assumée grâce à des échanges quotidiens avec un environnement choisi ».
4 La clef d’entrée est bien le choix du territoire sur lequel une personne, le plus souvent un couple, va peu à peu vieillir, c’est une première famille de tropisme, celui des migrations de retraite. A partir de l’implantation résidentielle, tout se passe comme si s’opérait une alchimie avec l’écosystème naturel ou culturel qui a été choisi. Ainsi, par exemple chez ceux qui ont vieilli dans les couronnes périurbaines à proximité de la nature (forêt, par exemple), s’est développé un échange dynamique, notamment via l’entraînement physique, qui les a façonnés et conditionnés pour bien vieillir. En effet, à partir d’une liste de seniors inscrits dans des clubs sportifs, j’ai pu rencontrer au hasard du recrutement, des personnes très âgées, extrêmement en forme, ne paraissant pas du tout leur l’âge. A plus de 90 ans, celles-ci ne juraient que par leurs marches collectives en plein air, le vélo, la nage, etc. Trente ans de pratiques sportives assidues et de contacts étroits avec la nature avaient fini par imprimer en eux les caractéristiques issues de leur niche écologique. Parallèlement, l’enquête auprès de populations vivant dans des quartiers d’HLM périurbains, a été l’occasion de rencontrer des personnes qui avaient également développé à 90 ans, une santé morale et une ouverture d’esprit incroyable... L’une d’entre elles, une ancienne directrice d’école, était en train de devenir aveugle mais n’hésitait pas à sortir seule dans la rue qui était en plein travaux. Ayant fondé toute sa vie sur la proximité citoyenne, elle avait développé des réseaux de connaissance un peu partout dans son quartier dit « sensible » par les urbanistes. Elle n’avait par exemple aucune crainte de traverser les rails du tramway à peine installés, parce que disait-elle, il y aurait toujours un élève ou un parent d’élève dans le coin qui allait l’avertir de la présence du danger. Bref, face à des lieux d’habitat très denses et quelque peu stigmatisés par la précarité et la petite délinquance, où l’on pourrait penser que vieillir n’est vraiment pas évident, on découvre des zones en parfaite adéquation avec le choix de personnes très âgées, bien sûr fragilisées, mais demeurant mobiles grâce aux interactions qu’elles ont développées durant toutes ces années d’enracinement dans ce qu’on peut nommer un « humus culturel ». L’un des couples de seniors interrogés avait pensé partir dès leur retraite, mais finalement est resté là dans cette « cité » pour continuer à s’y investir auprès des jeunes de l’immeuble. Naturellement, je ne parle ici que de personnes qui ont réussi leur adaptation et qui bénéficient encore de cette capacité à choisir ses règles de vie, ce qui est la vraie définition de l’autonomie.
5 Au cours de l’étude, je me suis interrogée sur comment continuer à offrir des territoires où les gens puissent bénéficier de tels tropismes favorables. L’un des exemples qui intéressera l’urbaniste est celui du tropisme de cœur de ville, où de petits artisans ont vécu pendant cinquante à soixante ans dans leurs échoppes. Ce sont des maisons modestes à un étage avec cours et ateliers de plain pied, où quand ils ont atteint un état certain d’invalidité, ils ont fini par s’installer, ne pouvant plus emprunter l’escalier desservant leur chambre. Cela donne une idée de l’évolutivité de l’espace, notion décisive pour que l’habitat s’adapte à tous les cycles de la vie. Pourtant, aujourd’hui dans ces centres historiques, la pression immobilière due au renouvellement urbain est telle qu’elle récupère et transforme ce type d’habitat, consommateur de foncier, et du même coup, éjecte la classe populaire qui ne pourra plus vieillir dans des centralités animées à proximité des services, des transports, de leurs repères culturels. On peut se demander si, dans le futur, au prix où se négocie l’immobilier, on va pouvoir vieillir, nous-aussi, doucement dans ces centralités urbaines en misant sur cette incroyable faculté d’adaptabilité que l’homme peut développer quand il est dans un territoire qui lui convient ? Le deuxième tropisme, c’est le tropisme de fin de vie, déterminé par la migration de quatrième âge. Déjà, on se situe un peu moins dans la possibilité d’un choix mais si on arrive à anticiper, et c’est la condition numéro un, on peut se rapprocher d’un lieu plus propice à un bon vieillissement. Se rapprocher d’une région périurbaine, à proximité d’un site bien desservi, relié à une ville hospitalière que j’ai nommée ville- « giron », en référence au sentiment de sécurisation de la personne, de doux confort que procure le giron d’une mère pour l’enfant vulnérable. Une ville hospitalière bien équipée, c’est évidemment en même temps qu’un lieu où l’on peut se soigner, un lieu où, grâce à la loi sur l’accessibilité du 11 février 2005, est garanti un cheminement sans obstacle permettant de sortir de chez soi.
6 Une ville accueillante pour toutes les générations et les types d’handicaps, où l’on peut continuer de se déplacer, d’aller et venir à son gré dans l’espace public, dans les transports pour profiter du cœur de ville, de la culture, des biens et services à la personne bref de toutes les aménités urbaines.
7 Mais tous ne peuvent vivre au sein d’une ville giron, aussi l’alternative sera-t-elle assurée par des territoires présentant une bonne desserte en transports. En effet, la mobilité peut ouvrir de nouveaux quartiers résidentiels permettant que s’y développe un tropisme favorable aux populations plus fragiles. Il y a donc un important enjeu de mettre en réseau des territoires vieillissants, et pour mieux desservir les couronnes péri-urbaines et rurales du bassin girondin, on pourrait imaginer un jour de transformer la cadence des TER en celle des RER du bassin parisien !
8 Cela fait la transition avec un autre territoire, sur lequel je mène actuellement une étude : le Libournais, dont la Communauté de communes vient juste d’entrer au Conseil d’administration de l’agence d’urbanisme. Cette étude aborde l’impact du vieillissement sur leur territoire et comporte une interrogation quant à l’échelle territoriale la plus pertinente pour faire face à cette mutation démographique. Il y a une forte dichotomie des circuits de décision dans cette CCL ; Libourne est une commune de 24000 habitants qui est bien équipée depuis que le CCAS a été restructuré, quant à la CCL, elle s’occupe d’un bureau du logement qui gère l’offre HLM, elle assure le portage des repas à domicile sur l’ensemble du secteur urbain et rural et finance avec le Conseil général, une offre en transport adapté aux personnes âgées de plus de 75 ans. La ville de Libourne aide aussi les propriétaires occupants à adapter leurs logements quand il n’est plus possible d’y vieillir. Aujourd’hui, les élus s’interrogent sur l’échelle à laquelle il serait pertinent d’organiser une offre d’accueil alternative à l’EHPAD considéré comme un mouroir par les populations rurales. La politique de vieillissement a été organisée pendant quelques années au niveau d’un Pays, qui avait même financé un CLIC, mais l’échelle territoriale du Pays était trop importante pour une politique de proximité efficace. L’organisation du Pays s’est d’ailleurs effondrée et le CLIC avec. Aujourd’hui, le Pays porte une planification à long terme du territoire et dans ce schéma de cohérence territoriale (SCOT), l’axe du vieillissement figurera forcément.
9 En attendant, l’actuelle Communauté de communes comporte Libourne et cinq petites communes dont certaines vous parleront, comme Pomerol, car nous sommes en plein terroir viticole… Elles comptent toutes à peu près 1000 habitants environ, et certaines ont connu en cinq ans, une explosion démographique, avec l’arrivée de 69 familles de jeunes ménages avec enfants. D’autres comme justement Pomerol sont totalement en stagnation pour la bonne raison que le foncier coûte de 800000 à 1000000 d’euros. Les maires qui voient vieillir leurs populations aimeraient pourvoir leur offrir une solution pour rester jusqu’au bout sur le territoire communal, mais créer un équipement – une petite unité de vie par exemple – nécessite de maîtriser un bout de foncier, ce dont les élus n’ont pas les moyens. La Communauté de communes du Libournais continue à connaître des modes de solidarité mécanique, encore vivante dans le milieu rural où les voisins amènent la personne isolée au marché hebdomadaire de Libourne, lui portent les médicaments, etc. Cependant, que faire pour le très grand vieillissement ? Or, elles sont démarchées régulièrement par des promoteurs de résidences-services qui leur disent « il faut absolument investir dans des équipements pour accueillir la « vague blanche ». « Certes, disent les services techniques et les élus de la CCL si l’on accueille des résidences-services commerciales, on sera équipé pour recevoir une population composée de seniors du Nord ». En effet, ces derniers devraient profiter de la mise en accessibilité de la région bordelaise, qui bientôt sera à deux heures de Paris grâce à la ligne grande vitesse (LGV) et Libourne qui est à une demi-heure de Bordeaux en TER, en profitera certainement. « Et, poursuivent-il, accueillir ces ménages retraités aisés signifie que pendant environ dix ans, ils vont effectivement se comporter comme des consommateurs actifs, développant dans notre pays, ce qu’on appelle l’économie “présentielle” (selon Laurent Davezie). Mais que se passera-t-il lorsque cette même population s’enracinera sur place, elle vieillira de plus en plus, perdra son autonomie, et durant vingt ans, les collectivités locales les auront à leur charge ! ».
10 Les élus estiment donc qu’ils manquent de visibilité à long terme. Le CCAS de Libourne peut offrir des services d’aide sociale à une population globale de 50000 habitants, ce qui équivaut à la prochaine communauté d’agglomération, mais pas au-delà.
11 Voilà où en est la réflexion sur le diagnostic, le second stade sera de rencontrer une trentaine d’habitants en essayant de voir s’il se dégage des attentes particulières et des agencements de territoires qui pourraient correspondre à de nouveaux tropismes.
12 Il faut rappeler combien la complexité des territoires gérontologiques est l’un des freins évident à la prise de décision, les élus, les professionnels et les ayants-droits ayant du mal à s’y reconnaître au milieu des tous ces découpages, ces « zones-âges » dessinées pour agir. La carte présentée page suivante montre l’enchevêtrement des périmètres gérontologiques dans lequel les personnes âgées sont complètement perdues. Il manque même le périmètre de la MSA, Mutualité Sociale Agricole qui couvre les assurés du régime agricole encore très nombreux dans ces pays et celui de la HAD (hospitalisation à domicile) qui correspond au Blayais et au Libournais. Sinon vous trouvez le périmètre de l’APA du Conseil Général, le périmètre de l’intervention de soins infirmiers à domicile qui dépasse largement les cantons, le périmètre de l’action de la CCL avec portage de repas et transport à la demande.
13 Et puis le cercle tracé au compas, c’est une zone de chalandise parfaitement artificielle, elle a été tracée 15 km autour de Libourne par une association (Oligad), dont le directeur est un ancien du CCAS qui a créé sa propre entreprise de services à la personne. N’ayant aucune obligation de territorialité, contrairement au secteur médico-social public, il intervient dans un immense territoire facile à gérer et ses affaires qui prospèrent parce qu’il a pour clientèle toutes les personnes âgées vieillissant à domicile dans les châteaux de vin, et disposant d’importants moyens pour parer à leur perte d’autonomie, le salaire de son personnel par ailleurs revient beaucoup moins cher que dans le public. Faut-il laisser ce type d’économie libérale de services à la personne se développer partout sur le territoire, c’est une autre question.
14 En conclusion, le triangle ci-contre résume les principes permettant de bien vieillir. Le tropisme qui se situe dans une zone centrale d’équilibre est un compromis entre trois situations aux qualités indispensables mais ne se suffisant pas forcément à elles-mêmes. En haut du triangle, se trouve une ville avec 100% d’équipements hospitaliers, c’est par exemple Bordeaux ou Libourne sur notre territoire (et dans une moindre mesure Arcachon) ; c’est la ville giron qui protège et qui permet aussi de vieillir à domicile avec une importante économie de services et un taux élevé d’offre médicale. Le deuxième sommet du triangle en bas à droite, représente un environnement accessible, il comprend les commerces de proximité qui, dans le même milieu rural sont inexistants et une mobilité assurée par des dessertes intérieures et extérieures, c’est la Ville Moderne telle que la prévoit idéalement la loi du 11 février 2005 (mise en accessibilité des transports en commun, de la voirie, des équipements recevant du public, des commerces, etc.). Seul problème de cette ville moderne, son prix, le coût pour se loger refluant les retraités les plus modestes à l’extérieur ainsi que les adultes handicapés aux ressources limitées qui, en dehors du logement social, ne pourront plus y vivre, et qui se tourneront vers le rural adapté, notamment parce qu’ils recherchent des logements grands. Le dernier sommet du triangle, en bas à gauche, c’est le domicile de plain pied traditionnel, adapté aux plus âgés et bénéficiant d’un proche entourage villageois, la limite de ce tropisme est l’habitat rural dispersé, avec un mitage qui nuit au voisinage et aux solidarités spontanées. La base du triangle ne décrit pas de la géographie physique mais un territoire mental. Ces populations que l’isolement social, le handicap culturel et la précarisation économique poussent à vivre à l’écart du corps social, échappent aux politiques publiques développées en leur faveur. Dans le déni de leurs besoins ou dans le rejet d’un système qu’elles ne comprennent pas, elles demeurent dans l’invisibilité sociale ; elles se méfient de devoir dilapider leur patrimoine en échange de l’aide publique nécessaire au bon vieillissement de leur parent. De fait, le code civil prévoit l’obligation alimentaire entre descendants et ascendants d’une même famille, en matière financière, cela peut signifier que les enfants et les petits enfants de parents insolvables participent directement aux frais d’hébergement dans la maison de retraite, voire subissent une récupération sur succession. Et ça, c’est un sujet tabou, surtout dans nos campagnes !