1 Qu’est-ce qu’un vieillard peut faire de son passé ? Le fuir, s’y replonger, en souffrir, s’en étonner sont autant de conduites qu’il peut adopter et qu’il fait éventuellement partager à son entourage de proximité. Ses propos parfois répétitifs, sa « nostalgie » du passé, sa façon de se détourner du présent et de l’actualité font de la personne âgée un être susceptible de se marginaliser, de se défaire en partie du tissu social que constitue son environnement humain. Les proches bienveillants, d’autres peut-être un peu moins bienveillants, s’étonnent, s’agacent, et parfois répriment cette fixation du vieux sur son passé. Il est fréquemment reconnu que se constitue là l’écart des générations, une sorte de rupture dans la continuité de l’être mais peut-être aussi une séparation du vieillard d’avec ses proches des générations suivantes. G. Ribes (2005) évoque le besoin des vieux de nourrir un lien intragénérationnel. Ce lien n’est-il pas nécessaire pour partager quelque chose d’un mouvement et d’une position psychiques qui n’appartiendraient qu’aux personnes d’un âge suffisamment avancé ?
2 Se constitue donc une sorte d’énigme dans la relation intergénérationnelle entre la personne âgée et les plus jeunes. La rencontre intergénérationnelle impose un écart de considération et de lecture, mais aussi de priorité et de valeurs qui provoque le risque de l’incompréhension réciproque. Les rapports de force font ensuite le reste. Si la culture et la société reconnaissent les valeurs et le pouvoir de l’âgé et les imposent aux plus jeunes, alors l’âgé fait autorité et il est susceptible d’être parfois craint, parfois admiré pour sa sagesse, sa grande connaissance du monde. Ce qu’il dit ou fait peut surprendre, dérouter mais sera respecté quitte à relever de l’énigme. D’autres cultures et sociétés mettent les personnes âgées en position de marginalité et d’infériorité. Le statut de ses attitudes et de ses propos s’oriente très vite vers des représentations de la déficience et de la perte d’autonomie. De cette manière, la personne âgée est vécue comme « malade », « handicapée » et/ou « régressée » (Gaucher, 2001). Inversement, les cultures et sociétés qui valorisent la vieillesse confient à leurs vieux les clés du pouvoir et de l’autorité.
3 Notre propos est ici de chercher à rendre compte des différences de positions psychiques entre le vieux et ceux, plus jeunes, qui constituent son environnement humain. La question de savoir comment peuvent aujourd’hui cohabiter les générations en se découvrant réciproquement, en se répondant solidairement dans leurs besoins et leurs nécessités de se construire est une question fondamentale au XXIe siècle. En interrogeant les écarts de valeurs, de priorités entre les générations, et plus précisément en ce qui concerne le rapport au passé, nous voulons contribuer à la qualité des liens intergénérationnels.
LA VIEILLESSE, UNE EXPLORATION DE LA VIE PSYCHIQUE
4 Nous rassemblons sous cet intitulé les différents travaux d’orientation psychodynamique qui ont traité du rapport que la personne âgée entretient avec son passé. Depuis la publication inaugurale de Balier (1976), différents auteurs se sont intéressés à la question de la fonction du passé dans la vie psychique de la personne âgée. Divers concepts se sont forgés parmi lesquels le « bilan de vie » (Balier, 1976) ou le « travail du vieillir » (Quinodoz, 1997, 2005, 2008 ; Gaucher, 1999, 2001) qui témoignent de l’intérêt que représente cette problématique. Durant de très nombreuses années la lecture qui était faite de la vieillesse était celle d’un « naufrage », d’une forme d’affaiblissement irrémédiable de la personne dans tous ses appareils qu’ils soient somatique, psychique ou social. Les performances de la personne âgée ne pouvaient être qu’en déclin. Ses compétences ne pouvaient être qu’amoindries. Les valeurs ne pouvaient être qu’affaiblies.
5 La réduction des représentations de la vieillesse à la maladie, le handicap et la régression constitue un ensemble de stéréotypes péjoratifs qui constitue un fond de représentations négatives, répulsives auxquelles on oppose le jeunisme en ce sens que bien vieillir reviendrait à n’être jamais vieux. Comment s’identifier positivement à nos anciens ? Comment mettre en perspective notre propre vieillesse sauf à jouer sur les exceptions du genre « Il [Elle] ne fait pas son âge » ou encore « à près de 90 ans, il [elle] est encore capable de… ». Dans un tel contexte de représentations hostiles, comment peut-on encore parler des valeurs de la vieillesse et du vieillir. Comment peut-on mettre en perspective ce qui devient l’objet même de l’évitement ?
6 Balier dans sa publication de 1976 trace une voie nouvelle. Son expérience de la psychanalyse des personnes d’âge avancé le conduit à identifier un processus psychique complexe qui consiste en un retour massif de l’analysé sur les traces de son passé. Il est question d’une exploration d’après coup tardif de ce qui constitue le substratum d’une mémoire autobiographique, comme on la qualifierait aujourd’hui, et d’en explorer le sens, la signification des tenants et aboutissants. Balier postule que ce travail de re-saisie des éléments du passé conduit la personne âgée à « resignifier » son passé (Guillaumin, 1981) et à élaborer ce que sont les traces de ce passé pour en faire un tissu capable de nourrir le sentiment d’identité de la personne âgée. D’autres études, nord américaines en particulier, proposent la même démarche dans des acceptions scientifiques différentes. En effet, les travaux de psychologie cognitivo-comportementale (Cappeliez, Vézina & Landreville, 2000) considèrent que la « rétrospective de vie » est un outil de psychothérapie des personnes âgées. Le retour sur le passé n’est donc pas un simple « radotage » de vieillard qui ne se souvient plus qu’il a déjà dit ce qu’il dit !
7 Les auteurs s'accordent à faire une contre proposition relative à la vieillesse reçue comme un déclin inéluctable.
8 Que se passe-t-il alors dans ce travail du vieillir, ce bilan de vie que semble conduire une personne âgée ?
9 Le processus en question, longtemps analysé, cliniquement vérifié, met en avant plusieurs aspects de ce qui peut caractériser la vieillesse psychique et les transformations qu’engage l’avancée en âge.
BILAN DE VIE ET/OU TRAVAIL DU VIEILLIR
10 La question est de savoir si le retour d’un intérêt pour son passé est une forme de repli nostalgique ou un réel travail de construction et d’élaboration psychique. Nous nous proposons de présenter de façon succincte ce qui constitue le contenu et la finalité de ce travail de la vie psychique de la personne âgée. En effet, la clinique nous renseigne sur cette question.
11 La personne âgée est en prise avec une question fondamentale qui est celle de sa mort. Cette dernière n’a pas le monopole de la question puisque à chaque âge il est possible d’y être confronté. Cependant, rencontrer la mort à vingt ou trente ans renvoie le sujet concerné à une révolte face à une forme d’injustice, de situation hors les normes. La personne âgée est réputée destinée à mourir. La question de sa mort s’inscrit dans une logique du temps qui est imparable. Mourir de vieillesse est à ce point banal que rien de cette mort n’est mentionné dans les différents dossiers, médicaux et/ou administratifs qui accompagnent le décès d’une personne. La mort a toujours , dans notre culture occidentale, une explication scientifique, médicale en particulier, qui lui confère un statut de problème à résoudre par la science et les techniques de soins adaptées. Tout se passe comme si la mort « accidentelle » d’une personne trop jeune pour mourir était tributaire d’une négligence ou d’une insuffisance de soins. Cela se traduit par des conduites de critiques et parfois d’engagement de procédures judiciaires à l’encontre du monde des soignants.
12 Mais, si la mort, selon nos représentations culturelles dominantes, est un accident de parcours que l’on aurait pu éviter au jeune, en est-t-il de même pour ce qui concerne la personne âgée ?
13 A les entendre, il n’en est pas de même. Certaines personnes âgées revendiquent la mort, l’attendent et la souhaitent. Elles ne sont pas dépressives mais demandent que s’accomplisse ce moment ultime de leur vie. Dans ce même mouvement de demande, cette mort comme « bout du chemin » elles la craignent et la science semble n’être pas en mesure d’y répondre. Les personnes âgées vivent au quotidien cette présence de leur mort comme terme légitime, parfois surprises, souvent décontenancées, face à laquelle elles cherchent à se situer, à comprendre le sens de tout cela.
14 Un signe clinique intéressant est cette manière de plus en plus insistante dont les personnes âgées consultent la rubrique nécrologique dans les journaux. A leur âge, il apparait cohérent de se renseigner socialement sur les décès de proches. Cependant, la manière d’ouvrir le journal renseigne bien sur les intérêts prioritaires et les valeurs premières de l’individu. Le sportif cherche d’abord la page des sports, le financier celle de la bourse, le politique celle des faits et gestes en politique, l’âgé celle de la rubrique nécrologique. Après de nombreuses heures d’observation de personnes âgées face aux rubriques nécrologiques, il nous apparaît qu’elles développent à l’égard des contenus de ces annonces un véritable travail de l’identification au sens où elles recherchent et trouvent des élément d’annonce qui les interrogent, au sujet desquels elles ressentent des sentiments, des émotions, des représentations qui leur correspondent : la question de l’âge du défunt par rapport au leur, les coïncidences de prénoms, de lieu d’origine, de formulation de l’annonce constituent une constellation de points au sujet desquels elle cherchent à penser et à définir ce qu’il en sera pour elles. Cette préoccupation pour leur mort revêt progressivement un intérêt majeur. Pourquoi ?
15 La mort, en tant que terme légitime de la vie, donne son sens à la vie. Les différentes philosophies, les religions ont construit ou cherché à construire, sur la mort, ce niveau de signification de la vie humaine. Elles se retrouvent dans le mouvement psychique spontané des personnes âgées.
16 Si la mort est une capacité à signifier la vie, elle n’en reste pas moins une source d’angoisse liée à l’inconnu, à la solitude de l’extrême, et constitue en ce sens un réservoir d’angoisse et de peurs. La mort au bout du chemin est déprimante (Cappeliez, 2000). La personne âgée peut-elle prendre le risque de la dépression et y sombrer ? Certaines s’y perdent, d’autres se positionnent autrement. Elles tentent de resignifier leur vie et leur identité en faisant appel à leur passé. Elles le convoquent, le considèrent, le ré-explorent et tentent de le redéfinir dans le but de construire le sens de leur vie. Balier, Guillaumin, Quinodoz & Gaucher ont exploré cette psychodynamique de l’âge avancé et ont retenu de ces mouvements psychiques certaines particularités propres à la vieillesse.
RETOUR SUR LE PASSÉ, UN GAGE DE DÉVELOPPEMENT DE SOI
17 Que l’on parle de bilan de vie, de travail du vieillir ou que l’on fasse appel à d’autres concepts, il s’agit pour la personne âgée de faire un retour plus ou moins spontané et attendu sur son passé. En effet, le passé fait retour. Il est parfois envahissant, obsédant. Il se présente avec ses moments glorieux et d’autres plutôt, voire franchement, traumatiques. Ce passé mémorisé, que la personne âgée croyait oublié parfois, s’impose au quotidien et interroge le présent de la personne âgée.
18 Certaines traces de ce passé sont particulièrement narcissisantes parce qu’elles évoquent des exploits, des réussites, des joies et satisfactions attendues dans un parcours de vie. Souvent soumis à un travail de mémoire qui a su habilement déformer les traces initiales, les contenus de la mémoire cherchent à répondre à un besoin de ressourcer le narcissisme de la personne âgée. De fait, vieillir aujourd’hui et dans notre culture n’est pas en soi un facteur de valorisation personnelle. Comment compenser ce déficit narcissique sinon que d’entreprendre une valorisation du passé en le resignifiant, en lui donnant une dimension d’après-coup qu’il n’avait pas auparavant.
19 Par contre, le retour des éléments et des traces du passé apporte au quotidien de la personne âgée une série de contenus traumatiques qui méritent d’être retravaillés, à la manière d’une élaboration psychique spontanée, comme dans un travail d’auto-analyse. Ces « dossiers laissés sans suite » qui ont jalonné un parcours de vie et qui, parce qu’encombrants, ont été laissés pour compte dans l’esprit de « tourner la page » et de continuer sa route sans se retourner sur le passé, refont surface et envahissent le quotidien, le présent de la personne âgée. Traiter ces questions, ces événements revient à se réconcilier avec son passé, même le plus obscur et le plus douloureux. Le Moi de l’âgé se consolide de ce travail et poursuit ainsi son développement.
20 La fonction de l’après-coup est connue en psychologie clinique comme étant la chance que le Moi se donne d’une élaboration psychique des éléments insuffisamment élaborés, tels les traumatismes, pour en faire une contribution à la construction de l’identité, à l’émergence d’un Soi unifié qui présiderait à la destinée du sujet. Ce que Balier appelle le « bilan de vie », ce que Quinodoz comprend comme le « travail du vieillir » convergent vers cette reconnaissance d’un mouvement psychique complexe qui intègre ce qui, d’une trajectoire de vie, n’était pas encore intégré et cela en appui sur un dispositif valorisant qui permet, comme le proposait Balier, à l’Idéal du Moi (idéaux, valeurs perçues, etc…), de consolider un Moi en fin de parcours, un Moi en prise avec des problématiques fortes de détachement d’avec le monde objectal, de séparation d’avec les investissements d’objets accomplis jusque-là.
LES FONCTIONS DU PASSÉ
21 Ce retour massif du passé, chez la personne âgée, peut s’entendre comme une sorte vicariante d’un présent trop pauvre, d’un futur privé de toute perspective. Nous proposons, à la lumière de la clinique, de le comprendre comme un mouvement psychique dont l’essence même est la capacité, d’une part, à assurer la valorisation du Moi en déplaçant l’Idéal du Moi du futur (comme c’est le cas pour le plus jeune) pour le loger dans le passé, chez l’âgé.
22 Par ailleurs, le retour du passé conduit à un retour des éléments traumatiques non élaborés qui attendent parfois depuis plusieurs décennies d’être pris en compte et de trouver leur place dans un « tissu identitaire » qui nécessite d’être consolidé pour affronter l’échéance qu’est la mort de la personne.
23 Cette lecture de la vie psychique de la personne âgée transforme les stéréotypes de compréhension de ce que notre culture impose à l’interprétation du commerce que la personne âgée entretient avec sa mémoire, avec son passé. Le trouble de mémoire peut, peut-être, prendre une autre dimension.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
- BALIER C. (1976). Eléments pour une théorie narcissique du vieillissement, Gérontologie et Société, n° 4, décembre 1976, p.
- CAPPELIEZ P. (2000). Psychologie clinique de la personne âgée, Presses de l’Université d’Ottawa, Masson, 269 p.
- GAUCHER J. (1996). Quelques réflexions sur la psychodynamique de la vieillesse, Revue Psychothérapies, Vol. 16, n° 3, 133-143.
- GAUCHER J. & PLOTON L. (1996). « Le temps dans une approche psychodynamique de la vieillesse, gérontologie et Société, n° 77, 1996, p.22-30.
- GAUCHER J. (2002). « La maladie, le handicap ou la régression… Quelle vieillesse ? - La question éthique dans le soin et l’intervention gérontologiques », Gérontologie et Société, n° 101, juin 2002, p. 103-114. GUILLAUMIN J. (1982). Le temps et l’âge : réflexions psychanalytiques sur le vieillir, Le temps et la vie, Lyon, Chronique Sociale, 133-143.
- QUINODOZ D. (1997). Psychanalyse des personnes âgées et fantasme d’éternité, Revue Française de Psychanalyse, vol. 5, 1881-1889.