Notes
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[1]
L’usage du « nous » renvoie ici aux membres de l’équipe de recherche que j’ai eu le privilège d’animer et qui a réalisé entre 1993 et 2008 l’étude longitudinale sur deux cohortes d’octogénaires connue sous le signe SWILSOO – The Swiss Interdisciplinary Longitudinal Study on the Oldest Old.
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[2]
Le premier entretien (M. Bretton) a été conduit par Stefano Cavalli et Karine Henchoz, le second (M. Morand) par Stefano Cavalli et le troisième (Mme Jacot) par le signataire de ce texte, qui est également l’auteur des synthèses présentées ici. Les noms des locuteurs, ainsi que certaines données, ont été modifiés afin de préserver leur anonymat. Avec Stefano Cavalli et Karine Henchoz nous préparons actuellement un ouvrage basé sur l’analyse de ces entretiens qualitatifs, dont le titre provisoire est : Des vies en sursis.
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[3]
Créée en 1754, Carouge faisait alors partie du Royaume de Sardaigne. Elle est séparée de la ville de Genève par l’Arve qui prend sa source dans le Massif du Mont Blanc et rejoint le Rhône peut après sa sortie du Lac Léman. Carouge a été rattachée au Canton de Genève en 1816.
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[4]
Régionalisme, pour trébucher.
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[5]
Séjour dans une famille à laquelle la jeune fille fournit un certain travail domestique contre logement, couvert et une modeste rétribution, cela dans un cadre légal garantissant en principe du temps libre et le fait de suivre des cours de langue.
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[6]
l’AVS – Assurance Vieillesse et Survivants – est une rente universelle dont bénéficient tous les hommes de plus de 65 ans et toutes les femmes de plus de 64 ans, rente basée sur un principe de redistribution entre actifs et retraités. Dans la théorie, elle est censée couvrir les besoins de base ; tel n’est pas le cas et pour ceux qui n’ont pas d’autre revenu, s’y ajoutent des Allocations complémentaires. Mme Jacot n’a pas bénéficié de la rente professionnelle de son mari, celui-ci étant décédé avant que la loi suisse sur les caisses de retraite ne soit modifiée.
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[7]
Désigne en Suisse les années passées sous les drapeaux. A ce propos, voir dans ce même numéro de Gérontologie et Société l’article de Christian Lalive d’Epinay et Stefano Cavalli.
L’IDENTITÉ, LA MÉMOIRE ET LE TEMPS
L’IDENTITÉ ENTRE PASSÉ ET AVENIR
1 Dans cet essai, je pars de l’idée que l’identité individuelle renvoie à un principe de « continuité dans le changement » (Luckmann, 1983). S’inscrivant dans le temps, la vie humaine est par définition un processus permanent de changement, ainsi l’image que j’ai de moi est-elle placée sous le signe d’un étonnement : j’ai changé, je ne suis plus celui que j’étais, et pourtant je suis toujours le même ! C’est là ce que Ricœur appelait la « mêmeté » (la permanence de l’identité, par distinction de l’ipséité qui renvoie à la cohérence de l’identité (Ricœur, 1990). L’identité psychosociale résulte d’un processus jamais achevé, un processus complexe dans lequel s’interpénètrent trois temporalités, celle de la vie individuelle, biologique dans son fondement, celle de l’histoire ou de la vie collective, c’est-à-dire de l’oikos au sein de laquelle se développent les vies individuelles, et celle de la personne comme sujet historique, d’un être qui se déploie dans le cadre d’un « champ du possible » à la fois biologique et socioculturel, fait de contraintes et de déterminismes qui sont en même temps des ouvertures et des possibilités (sur la notion de « champ du possible », cf. Lalive d’Epinay, 1990, et aussi Javeau, 1999).
2 En chaque moment de ce processus complexe, trois axes constitutifs de l’identité peuvent êtres distingués, chacun exprimant une dialectique du même et de l’autre. Le premier est celui des appartenances : je suis semblable à certains, je me reconnais en eux, nous sommes de la même tribu, du même milieu ou du même monde. Donc je suis différent d’autres. Voilà se constituant les « nous » auxquels j’appartiens, par distinction des « eux ». La reconnaissance de l’appartenance et de la non-appartenance résulte de notre insertion dans le lien social en même temps qu’elle la délimite (au sens qu’elle en trace les limites). Le deuxième axe a une échelle plus réduite, il renvoie aux cercles constitués par chacun de ces « nous » dont je suis. On retrouve alors le premier terme de l’axe précédent : « je suis semblable aux autres membres de chacun des « nous » auquel j’appartiens puis se décline ainsi : « et pourtant je suis différent de chacun d’entre eux ». C’est ici la reconnaissance de mon processus d’individuation, de différenciation et de singularisation, c’est l’affirmation de mon irréductible idiosyncrasie au sein de chacune de mes appartenances. On a assez souligné à quel point la société contemporaine encourage ce processus d’individuation et stimule son affirmation subjective, au point de parler d’une crise des identités qui lui serait spécifique (Dubar, 2000 ; Kaufmann, 2004 ; Martucelli, 2002).
3 Ces deux premiers axes situent l’individu dans l’espace social en un temps donné. Mais cet espace n’existe que parce qu’il s’inscrit dans le temps, donc évolue, se transforme, se dilate ou se contracte. Dès lors intervient le troisième axe, qui consiste dans la reconnaissance de mes « métamorphoses », de mes propres transformations, choisies ou subies et cela pourtant dans la continuité du même être qui naît, grandit, vieillit et meurt, aujourd’hui dans une société-monde qui se produit plus qu’elle ne se reproduit.
4 En bref, « je suis l’autre », « je suis moi », « je suis devenir, changement » ; ce triple « je » n’est possible que parce qu’il est fondé dans ce fait anthropologique fondamental de l’être humain comme « être-en-société ».
5 Arrêtons-nous sur le troisième axe, celui du temps et des métamorphoses qui accompagnent le déroulement de toute vie humaine. Comment s’organise la conscience que nous en avons et le travail réflexif de construction permanente d’une identité qui serait continuité dans le changement ? A ce stade, la méditation de l’évêque d’Hippone sur le temps me paraît constituer un phare de la connaissance phénoménologique. Saint Augustin médite sur l’expérience humaine du temps, d’un passé qui n’est plus, d’un futur qui n’est pas encore, d’un présent qui seul est, mais qui n’est qu’éphémère sinon il serait éternité. Puis lui vient cette fulgurance qui définit le rapport fondamental de l’homme au temps :
« Ce qui m’apparaît maintenant avec la clarté de l’évidence, c’est que ni l’avenir, ni le passé n’existent. Ce n’est pas user de mots propres que de dire : “Il y a trois temps, le passé, le présent et l’avenir”. Peut-être dirait-on plus justement : “Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent de l’avenir”. Car ces trois temps existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’intuition directe ; le présent de l’avenir, c’est l’attente. Si l’on me permet de m’exprimer ainsi, je vois et j’avoue qu’il y a trois temps, oui, il y en a trois ». (Saint Augustin, Les Confessions, IX.20).
7 « Le présent du présent, c’est l’intuition directe », c’est-à-dire la préhension du monde empirique, de ses phénomènes et de ses événements, par le traitement réfléchi des informations que nous donnent nos sens. Mais comment opère ce travail de connaissance, le traitement réfléchi de l’information, si c’est n’est par le recours à ce qui est « présent du passé », à savoir par la confrontation de l’information au « stock de connaissances » (pour reprendre cette expression d’A. Schütz & T. Luckmann (1979, p. 133 ss) accumulé au cours des expériences vécues, et qui va permettre d’identifier l’information, de la cataloguer (fonction cognitive), de lui assigner une valeur (fonction conative) et enfin de décider de ce qu’il convient de faire (fonction pragmatique) ? Selon un axiome de la sociologie de la connaissance, nous ne connaissons la réalité qu’à partir des représentations que nous nous en faisons, c’est-à-dire des connaissances intériorisées, donc mémorisées. Mais complétons l’axiome : une nouvelle expérience est d’abord passée au crible cognitif de la mémoire et, dans la mesure du possible, ramenée à du « déjà connu ». Ainsi est-elle identifiée, au sens de ramenée à de l’identique. Mais il se peut que du fait de sa nouveauté, elle résiste au travail d’identification et de classification et ne se laisse pas réduire au statut de simple ajout au contenu (stock) de la mémoire ; l’expérience suscite alors une révision du contenant même, c’est-à-dire des cadres épistémologiques de la mémoire. En ce sens, l’expression « stock de connaissance » me paraît peu satisfaisante pour désigner le travail que l’expérience (l’intuition) et la réflexivité opèrent sur la mémoire ; loin de déboucher sur une simple opération de stockage, c’est-à-dire d’empilement de connaissances, elle est entreprise permanente de construction de la mémoire, par mise en relation, sélection, élagage, hiérarchisation. La mémoire qui apparaît alors comme le principe dynamique de l’organisation de l’expérience en connaissance.
8 En même temps que se décline le présent, le futur se fait présent, lui qui, selon le « Docteur de la grâce » est attente. Dès lors, la représentation que l’on se fait de l’avenir, notre imaginaire de ce qui va advenir oriente le modus operandi de la dialectique entre intuition et mémoire. En ce début de Ve siècle, l’attente de Saint Augustin est celle du Royaume de Dieu, une attente qui, au fil des quatre siècles déjà écoulés, s’est teintée d’impatience au sein de la chrétienté ; un Royaume que l’on continue à croire imminent mais dont l’irruption dépend du seul vouloir de Dieu qui est patience. Et voilà que ce n’est pas le Royaume qui surgit, mais les Vandales qui mettent le siège devant Hippone. Comment Saint Augustin donne-t-il sens à ce qui paraît contre-sens ? En recourant au « présent du passé », c’est-à-dire à la mémoire, ainsi que nous le faisons tous en situation similaire. Dans la mémoire du docteur de l’Eglise, et en place d’honneur, se trouve le savoir biblique qui, par le biais du livre de l’Apocalypse, enseigne que la venue du Royaume sera précédée de grandes catastrophes. Ainsi l’irruption des Vandales renforce-t-elle la confiance d’Augustin dans l’imminence de la venue du Royaume.
9 C’est dans cette articulation des temps par la parole, par le fait de réciter, de conter, de se raconter que P. Ricœur voit la formation de « l’identité narrative », c’est-à-dire, si je me permets une interprétation libre, le résultat de ce travail permanent de production d’un récit biographique qui, à partir d’une « définition de la situation » (Thomas, Goffman) et donc d’une insertion dans le présent, récupère la mémoire d’une trajectoire passée pour l’investir dans une vision d’avenir (Ricœur, 1985). Pour Ricœur, l’être humain est un être dont le potentiel d’autonomie est toujours menacé par sa vulnérabilité constitutive, l’actualisation de son autonomie passe par sa capacité à agir, et en particulier par sa capacité à cette forme d’action réflexive qu’est la narration biographique dans laquelle l’être humain se constitue en être autonome (Ricœur, 2001). Ce lien entre la capacité autobiographique et la formation de l’identité se retrouve également dans une tradition nord-américaine qui s’inspire de G. Mead : « C’est à travers la narration de leur propre récit de vie que les individus sont capables de donner du sens à leur vie, de construire leur ‘self’ et d’en avoir un meilleur entendement, et de préserver leur propre identité » (Dorfman et al., 2004 - ma traduction - ; cf. aussi Birren & Birren, 1996).
DE L’IDENTITÉ AU GRAND ÂGE
10 Comment ces trois formes de présent se conjuguent-elles quand la personne est entrée dans la grande vieillesse, cette étape avancée de la vie que nous [1] avons qualifiée d’ « âge de la fragilité » ? Par fragilisation, nous entendons « le processus de perte, progressive ou par à-coup, inévitable avec l’avance en âge des réserves physiologiques et sensorimotrices (...) ; l’état de fragilité apparaît lorsque le processus de fragilisation atteint un seuil d’insuffisance. Cet état de fragilité affecte la résilience de la personne – sa capacité à préserver un équilibre avec son environnement ou à la rétablir à la suite d’événements perturbateurs – ». Il implique une élévation du risque d’aggravation de l’état de santé et, plus généralement, des risques associés à l’accomplissement de la vie quotidienne (Lalive d’Epinay & Spini, dir., 2008, p. 110 ; cf. aussi Spini, Ghisletta, Guilley & Lalive d’Epinay, 2007). La recherche SWILSOO (cf. note 1) a permis d’établir que la dépendance chronique (définie par l’incapacité d’accomplir de manière autonome une ou plusieurs des activités de base de la vie quotidienne pendant une période supérieure à quatre mois) ne constitue pas inévitablement l’étape ultime de longues vies (plus de la moitié des vieillards de l’étude sont décédés sans s’y être installés) ; en revanche la fragilisation est le prix inéluctable de longues vies (cf. Lalive d’Epinay & Spini, dir., 2008, chap. 5-6).
11 Prolongeant la pensée de Ricœur selon laquelle la vulnérabilité constitutive de l’être humain menace en permanence son autonomie, nous avons conclu que, dans le grand âge, cette vulnérabilité prend la forme de la fragilité. Une fragilité qui est associée, venons-nous de voir, à un risque croissant de dégradation de la santé. Les données suivantes illustrent de manière dramatique la perception et le vécu que les vieillards eux-mêmes ont de ce risque. Lors du passage annuel auprès des vieillards, l’entretien démarrait avec la question suivante : « Depuis notre dernière rencontre, est-ce qu’il y a eu des changements importants dans votre vie ? » Les deux-tiers des changements mentionnés concernent la santé ; dans quatre cas sur cinq il s’agit de celle de la personne interviewée, dans le cinquième cas, sauf exception, de celle de son conjoint. A cela s’ajoutent les mentions de décès d’un être cher (10 %). Ainsi, au grand âge, la vie biologique est la source essentielle de l’événement et du changement ; c’est ma propre vie qui devient de plus en plus précaire, celle de ceux que j’aime qui se dégrade ou qui s’éteint (Lalive d’Epinay, Cavalli & Guillet, 2008).
12 Alors que le lien vital se fragilise et qu’en même temps le lien social s’effiloche, signalant au vieillard, avec de plus en plus d’insistance, que la « présence de l’avenir », c’est la mort, comment peut-il, dans un tel contexte, préserver son intégrité, son identité ? A ce stade, évoquons E. H. Erikson qui a introduit la notion d’identité dans les sciences sociales (Mucchielli, 2002, repris par Kaufmann, 2004, p. 26). Pour cet auteur, l’identité est le principe subjectif qui permet à la personne d’entretenir une perception de continuité au cours de sa vie (cf. la « mêmité » de Ricœur), cela malgré les crises qu’inévitablement elle traversera, avec les défis qu’elles engendrent. C’est tout particulièrement dans ses travaux sur l’adolescence qu’il développe sa théorie de l’identité (Erikson, 1968), mais il travailla sa vie durant à une élaboration du cycle de vie dont chacune des étapes est selon lui associée à une crise et donc à des défis majeurs. La huitième et ultime étape de son schéma est celle de la vieillesse ; son dilemme est de parvenir à préserver un sentiment d’intégrité au risque, en cas d’échec, de sombrer dans le désespoir. Erikson le résume en trois mots : integrity versus despair (Erikson, 1959).
13 Au cours de l’étude SWILSOO, en plus de la passation annuelle du questionnaire standardisé, nous avons réalisé une cinquantaine d’entretiens en profondeur où l’on a pris pour déclencheur le récit de la vie quotidienne (Pouvez-vous nous raconter votre journée de hier ? ) une narration qui peu à peu embrasse une durée plus large et se laisse guider en rétrospective vers un récit des étapes du vieillissement et en prospective sur une considération à propos de l’avenir). Toutes les personnes qui se sont prêtées à cet exercice avaient plus de 85 ans lors de l’entretien, une bonne vingtaine ayant même franchi le cap des 90 ans. Tous ces récits sont en quelque sorte tramés par le sentiment de la mort proche, la plupart – mais il y a quelques exceptions – relatent une crise identitaire et la tentative d’y faire face, de reconstruire sa vie quotidienne en se reconstruisant. Certains récits entraînent l’évocation du mythe de Sisyphe, tant il est vrai qu’à peine un nouvel équilibre est-il rétabli qu’il se voit chanceler sous l’effet du travail insidieux de la fragilisation. Pour cet article, j’ai retenu trois récits, chacun exprimant une variante de la tension, sous l’effet de la fragilisation, entre crise et résilience, entre volonté de préserver son sentiment identitaire ou abandon, résignation, voire désespoir. J’en propose ici non pas la retranscription brute, mais une synthèse, dont on dira, avec raison, qu’elle est déjà une interprétation [2].
DU TRAVAIL IDENTITAIRE AU GRAND ÂGE (TROIS RÉCITS)
PREMIER RÉCIT : MA PETITE MUSIQUE (LA FAILLE)
14 Par une journée d’hiver froide et ensoleillée, M. Bretton (91 ans) nous reçoit dans le bureau de son appartement, au dernier étage d’un bel immeuble dont il est le propriétaire. Entouré de terrasses, cet appartement offre une splendide vue sur les Alpes. L’entretien démarre avec la question rituelle sur la journée de hier.
« Ce que j’ai fait hier ? Bon, comme c’est enregistré, je vous dirai que j’ai été ramassé des cerises -.... Mais au Venezuela ! (Il rit) Allez, on reprend sérieusement. Simplement ce que j’ai fait hier ? Eh bien, j’ai pas fait grand-chose, je suis sorti un moment et puis je ne supporte plus le froid. J’ai les yeux, comme vous le voyez, dans un..., avec le froid, je ne vois plus clair, c’est tout bloqué ».
16 A peine le récit de hier est-il entamé que M. Bretton ouvre une parenthèse pour rendre compte de son problème de vue survenu quelques mois plus tôt, qui a exigé plusieurs interventions médicales mais l’a laissé handicapé au point d’avoir dû renoncer à conduire. Il ferme cette parenthèse ainsi : « C’est pas ce que j’ai fait hier, mais je vous raconte ma petite musique. Alors hier, je me suis occupé de mon épouse, comme d’habitude [on apprendra plus tard qu’elle est gravement malade et très affaiblie]. (Silence). Je réfléchis à ce que j’ai fait ; j’ai beaucoup lu, ce que je ne devrais pas faire, parce qu’après je ne vois plus clair (...) ».
17 En quelques minutes, M. Bretton donne une série de clés pour l’interprétation de son récit. Tout d’abord le décor. La qualité du logement, le fait de nous recevoir dans son bureau signalent que notre hôte n’est pas n’importe qui et qu’à sa manière il est encore « aux affaires ». Le rappel de son passé interviendra à plusieurs reprises, et parfois son évocation vise à échapper à un présent sombre.
18 Alors qu’il parle de sa femme et de la manière dont il s’en occupe, il s’interrompt, ouvre les portes d’une bibliothèque : « Vous savez, j’ai envie de vous faire voir des choses (il rit), c’est stupide mais dites-moi... ». Et il en sort divers bibelots et trophées de chasses, qu’il décrit. « C’est simplement pour vous donner une idée que ma vie a été bien remplie. C’est pour ça que je suis satisfait maintenant (...). Et puis, on a plaisir quelquefois d’avoir quelqu’un en face de soi pour parler ! [Il rit, et signalera à plusieurs reprises que tous ses amis sont aujourd’hui disparus].
19 Deuxième clé : l’allusion initiale à l’enregistreur : la présence de l’appareil le trouble ; il en comprend la nécessité, peut-être même en apprécie-t-il l’usage, car cela souligne le sérieux du travail donc l’importance accordée à sa parole, mais le voici troublé. En fait, M. Bretton a des choses sur le cœur, des choses qu’il aimerait exprimer, en particulier en ce qui concerne ses enfants, mais dont il n’aimerait pas qu’elles soient connues des intéressés.
20 Pourtant le désir de parler le conduit à oublier périodiquement l’enregistrement : « C’est curieux, je vous parle comme si ce n’était pas enregistré. C’est bizarre, c’est-à-dire que je suis très ouvert ». Il n’empêche qu’à plusieurs reprises il faudra le rassurer, confirmer l’engagement d’anonymat.
21 Troisième clé : le recours à la plaisanterie, les rires qui ponctuent certaines de ces phrases masquent mal la tristesse de sa voix, et une certaine angoisse qui sourd de son récit, dont il nous faudra rechercher la raison.
22 Ces stratégies de mise en scène enveloppent la parole de M. Bretton qui en quelques minutes dit trois choses importantes : « ma petite musique », à savoir que son problème de vue a considérablement porté atteinte à son mode de vie ; qu’il ne fait « pas grand chose » ; et enfin qu’il s’occupe « de [son] épouse, comme d’habitude ! »
23 La fragilisation fait son œuvre. Les troubles visuels dont souffrent M. Bretton ( « j’ai les yeux qui se mélangent ! »), qui l’ont contraint de renoncer à conduire, ont entraîné une rupture dans sa vie. Les grands voyages, il n’y songe plus ; il n’est même plus question de se rendre au chalet (à ses chalets puisque, souligne-t-il, il en a plusieurs qu’il a confiés aujourd’hui à ses enfants), ni même de sortir seul de chez lui, puisque le froid l’aveugle, ou que ses jambes se dérobent. Et dans son appartement, la lecture qu’il aime tant pratiquer doit être mesurée.
« J’ai plus d’activité. J’ai plus d’activité, si ce n’est le contrôle de mes affaires ; je contrôle ce que mon fils fait pour moi, j’ai les moyens de le faire ».
25 Il n’a plus d’activités, ou du moins ce que lui considère être des activités. Pourtant, il s’occupe de son épouse qu’il nous invitera à rejoindre au terme de l’entretien, le temps de partager un café. Celle-ci ne se déplace qu’avec peine et souffre d’une maladie létale. Les soins, de même que les repas, sont confiés à du personnel, mais M. Bretton prend soin d’elle, l’entoure, change la pile de son appareil auditif, veille à ce qu’elle s’alimente, à la faire marcher, à son confort. C’est à elle, et à elle seule, qu’il réserve sa tendresse, et il s’arrêtera longtemps sur son hospitalisation, dans un récit un peu confus dont il ressort qu’il a tout fait pour la ramener à la maison. Prendre soin d’elle – dont il dit qu’il a dû s’occuper tout au long de leur soixante-dix ans de mariage – voilà ce qui structure ses journées et leur donne un sens.
26 Quand ce self-made man ( « je suis né pauvre ») évoque sa vie, il est content de ce qu’il a accompli, mais pourtant : « Oui, il y a des choses pénibles mais on n’en parle pas, chacun a les siennes. C’est… c’est les soucis de ma famille ».
« On n’en parle pas » ; cet entretien lui donne l’occasion d’en parler, de se libérer de ce qu’il a sur le cœur auprès de ces inconnus qui lui garantissent la confidentialité. Voilà son crève-cœur : il avait associé l’un de ses fils à la direction de l’usine qu’il avait montée ; plus tard, alors qu’il préparait sa retraite, il s’était laissé convaincre d’y associer aussi son petit-fils. L’usine est partie à vau-l’eau ; il a fallu la liquider.
« J’ai cherché du travail par moi-même dans les bâtiments et tout, puis je suis devenu contremaître, je suis devenu gérant, puis après je suis devenu patron, puis après j’ai monté une affaire (...). C’était ma vie, j’ai fait une petite fortune et j’en suis très heureux, c’était ma satisfaction. C’est pour ça que je voudrais que mes enfants, mes petits-enfants fassent la même chose mais... ils n’ont pas le caractère pour créer quelque chose. Ils, ils subissent. (...) Le dernier problème c’est quand mon fils a liquidé l’entreprise. Ca, ça m’a fait mal, ça faisait soixante ans que j’étais à la tête de ça. Pendant cinquante ans j’étais seul, après j’étais seulement le financier. Et puis il a fallu liquider. Alors il avait pris mon petit-fils, c’est ça, et lui [le petit-fils] qui en est devenu à ne plus pouvoir travailler. Qui est, disons, presque un malheureux ! (Silence). Et j’aurais voulu en faire, en faire des chefs ... des, des gens valables, quoi ! Tout le monde peut pas, chacun est fait d’après sa nature, hein ? Il y a de ça. »
29 Monsieur Bretton est, au sens propre comme au figuré, un bâtisseur. De sa réussite professionnelle et sociale, il est fier ; contempler sa vie passée professionnelle et conjugale l’aide à affronter la fin de sa vie : « je suis satisfait ! ». Mais il y a cet échec, de n’avoir pas su transmettre ce qu’il a construit. Il est riche d’enfants et de petits-enfants mais il n’a pas d’héritier. Dans sa tristesse pointe parfois du mépris, par exemple quand il souligne que ses petits-enfants occupent ses chalets, que son fils est son employé dont il contrôle de près le travail, que son petit-fils est « presque un malheureux » (ici la pitié se mêle au mépris), et que tous dépendent de lui financièrement. Dès lors, son bilan de vie est mitigé ; satisfait de ce qu’il a réalisé, de sa très longue complicité avec son épouse, mais malheureux de la manière dont elle se termine, malheureux de l’échec de la transmission, de ne pouvoir se prolonger dans sa descendance.
« Quand on voit mes petits-enfants et tout, que j’ai aidés et que j’aide encore, qui arrivent pas à prendre le dessus (…). C’est pas facile pour lui [son petit-fils] et puis ça me fait mal au coeur. Alors voilà, tout va bien ! »
31 La plaisanterie l’aide à mettre de la distance face à une réalité qui le déprime ; voici par exemple comment il relate un échange avec sa femme :
« Même à midi, il faut toujours que j’insiste pour qu’elle mange. Alors comme aujourd’hui, elle m’a dit : “mais tu insistes, tu insistes, j’en ai assez ! ”, je lui ai répondu : “mais ça fait rien, tu iras te promener cet après-midi” ; “mais je veux pas aller me promener ! ” (Il rit et commente) : c’est notre vie ! »
33 Et de déclarer : « J’ai bien de la chance d’être comme ça. Voilà, je suis heureux… Disons ! » A un autre moment : « Voilà, on arrive vers la fin ». Sa conscience est forte d’approcher du bout du chemin ; mais il lutte.
« Ma vie, elle durera encore six mois, une année, trois mois, deux ans. C’est la ..., c’est la fin d’une vie. On vient de la terre et on retourne à la terre. (...) J’ai pas besoin d’un réconfort. Je suis heureux, je suis content. Je suis content d’aider ceux que je peux aider. Puis voilà. Alors, ça peut venir demain ; j’évite de tomber par terre ».
35 On retournera à cette terre dont on vient, c’est la loi. Mais pour le moment, M. Bretton se garde de s’y laisser tomber. Car il y a sa femme, qui est sa raison de vivre. Alors qu’il en évoque la mort, qu’il estime proche, il médite à haute voix :
« Voyez, je pense, si je réfléchis à..., je ne pense pas souvent à la mort mais si je réfléchis à ça, je me dis une chose : si ma femme vient à partir, je crois que je vais la suivre ».
DEUXIÈME RÉCIT : LA « PLANITUDE » (LA CASSURE)
37 C’est un homme frêle mais élancé qui nous ouvre la porte de son appartement situé à Carouge, la ville sarde [3] qui jouxte Genève sur la rive gauche de l’Arve. A 87 ans, M. Morand se déplace lentement, comme s’il prenait garde à chacun de ses mouvements. Veuf, il racontera la maladie de sa femme, le traitement lourd qu’elle a subi, un traitement qui lui a donné une rémission de dix ans tout en la laissant diminuée. Il évoque sa mort qui eut lieu voici trente ans. Ils ont eu un fils et il a adopté la fille qu’avait sa femme d’une première union.
« Ma fille, … ma femme avait une petite fille quand on s’est marié. Mais je dis que c’est ma fille parce qu’elle, elle me dit : “mon père c’est toi ! ”. C’est moi qui l’ai élevée, elle n’avait que trois-quatre ans ».
39 De cette fille, il dit : « Elle est adorable cette fille. Elle est, elle est… parfaite ! » Ses enfants, ses trois petits-enfants déjà adultes et ses deux arrière-petits-enfants vivent tous dans la région.
40 Avec la question rituelle (Voulez-vous nous raconter ce que vous avez fait hier ? ), l’entretien démarre sur le mode descriptif :
« Eh bien, hier, hier matin, je me suis levé, j’ai fait ma toilette, j’ai déjeuné. Et puis j’ai commencé à lire le journal. Et… j’ai lu un petit peu deux-trois journaux que j’ai par là, jusqu’à midi. A midi j’ai mangé ». Il raconte que son fils l’a abonné au journal qu’il va chercher tous les matins dans la boîte aux lettres ; d’ailleurs, nous dit-il : « j’ai commencé à le lire maintenant, en vous attendant » ; « mais alors, lui demandons-nous, je vous ai dérangé ? » et lui de répondre : « pas du tout, j’ai tout le temps ! » A partir de ce moment, le récit de sa vie quotidienne sera ponctué d’exclamations qui en souligne la trivialité, la monotonie, l’ennui. Le café qu’il prend un jeudi sur deux avec sa nièce et des amis à elle à la cafétéria du supermarché : « ça fait passer un moment ! » Ce qu’il fait le matin ? « Pas grand-chose ! ». Quand on lui demande s’il y a des journées un peu différentes de la description qu’il a donné de la journée d’hier :
– « Non, non. C’est plat chez moi. (silence). Il n’y a rien de différent ». – C’est plat ?
– « C’est plat. C’est la routine, il n’y a rien, rien de spécial ».
Au cours de l’entretien, ces interjections vont crescendo :
« Vous savez, c’est la “planitude” (sic), c’est tout plat. Oui, alors je me dis (silence) il ne fait pas bon de devenir vieux. On devient trop vieux [sa voix est très émue, à peine audible ; il garde le silence, puis répète] On devient trop vieux. J’ai toujours le moral, je vous dirai. ».
42 Plus tard, le verdict tombe : « Ici, c’est la mort ! » Comment comprendre le jugement qu’il porte sur sa vie présente « toute plate », à laquelle s’associe un sentiment dolent de solitude ( « c’est la “planitude”, c’est la solitude ! ») ? Ses frères et sœurs sont décédés, ses amis ont disparu, mais ses enfants et ses petits-enfants l’entourent, marquant sa semaine de nombreuses scansions. Outre les deux jeudis mensuels où il rejoint le groupe de sa nièce au café, dans sa semaine s’intercalent le samedi « à 11 h 15 » la venue de son fils et de sa bru qui l’emmènent faire ses courses, et qui partagent avec lui un repas ; sa fille qui vient passer la fin du dimanche après-midi avec lui et qui souvent l’emmène à quelque spectacle.
« Elle vient vers moi, elle m’apporte mes quatre-heures. Mais c’est une fille, vous savez… elle est très généreuse. C’est-à-dire que, elle a le souci de tout, de tout le monde, vous savez. De tout son monde. Elle veut que tout aille bien, elle a le souci. Des fois elle passe : ” comment tu vas ? ” “Ca va ? ”. On boit un café tous les deux. Le dimanche matin, habituellement, elle allait à l’Eglise. Mais, elle n’y va plus. Je lui dis : “tu ne vas plus à la messe ? ”. Elle me dit : “je viens vers toi… c’est ma messe ! ” [Un rire éclaire son visage].
44 Le lundi, c’est le tour de sa petite-fille, pour qui il mitonne les petits plats qu’elle aime, lui qui dit n’avoir plus goût à se faire à manger et qui se fait livrer des repas trois fois par semaine.
45 Il a une amie – il y eut des projets de mariage, mais il n’a pas fait le pas, « pour les enfants » dit-il. Celle-ci habite Nice et vient périodiquement passer quelques jours chez lui. Et pourtant, malgré cet entourage de qualité et quoiqu’il s’en défende, la monotonie de son quotidien, l’ennui et la solitude l’étreignent.
« Je ne suis… , je ne suis pas cafardeux. Pas du tout, non. Mais des fois quand même, on sent la solitude. Ma fille, comme je vous dis, à tout bout de champ elle vient, elle téléphone. Mais, elle vient vers moi et quand elle est partie, c’est le silence. C’est le silence après ! ».
47 M. Morand se remémore. Jusqu’à voici quatre ans, il se sentait bien vieillir, mais la vieillesse venait « Tranquillement, oui, tout tranquillement parce que, avant de tomber, j’avais passablement d’activités, je rencontrais beaucoup de monde. Je marchais beaucoup, j’allais en ville (…), j’allais à Nice. C’est depuis que j’ai eu cet accident ; je suis réduit ».
48 Voici presque quatre ans, la nuit aux toilettes, M. Morand a perdu l’équilibre ; tombant en arrière, il a heurté violemment le mur puis le sol et s’est retrouvé incapable de se relever. Il était cinq heures du matin, il n’a commencé à frapper le sol que vers sept heures ( « je n’ai pas voulu déranger » sa voisine du dessous est montée et a appelé son fils. Le fémur était fissuré, une opération s’imposait. Mais les séquelles sont là : il est souvent pris de vertige et souffre de perte d’équilibre.
« Je m'encouble [4] facilement, je n’ose plus aller tout seul maintenant ; cet automne, à la place de l’Eglise, je me suis ‘encoublé’ après les rails [du tram] et j’ai atterri sur le trottoir. Et quand ça tombe, ça n’arrange pas mon dos ».
50 Au sentiment d’insécurité qui découle de sa perte d’équilibre s’ajoute des douleurs continues dans le bassin que les médicaments ne calment que très partiellement. Mais le plus grave, le plus difficile à accepter est l’impact de la chute sur sa vie quotidienne. La chute a tracé dans sa vie une ligne de démarcation entre un avant et un après. Jusque-là, il vieillissait « tranquillement » ; « j’étais en pleine forme » dit-il ; maintenant, « je ne peux plus faire comme je veux ; je suis réduit ! ».
51 Dans son récit, Nice symbolise la transformation de sa vie. C’est là qu’au début de sa retraite, alors qu’il passait des vacances, il rencontra à un bal musette celle qui deviendra son amie. Depuis, ils se rendaient réciproquement de longues visites.
« Je suis beaucoup allé à Nice. Et c’était un bienfait pour moi, parce que j’avais de l’asthme, passablement, et la mer m’a guéri. La mer m’a guéri ». Mais Nice était plus que cela : « A Nice, j’ai connu tout l’entourage. A Nice, je faisais partie d’un club avec ma copine. Alors là il y avait quelque chose. On jouait aux cartes, il y avait… ça bougeait là-dedans. Ici, c’est mort. Elle est toujours du club. Elle y va le lundi et le jeudi, elle… [silence]. Nice, ça bougeait, c’était la vie ! ».
53 Après son accident, il s’est laissé convaincre d’y retourner, mais ce fut un échec. « Mais c’est, ... là-bas je ne suis pas [il bégaie]. Je ne suis pas dans mes meubles, je ne suis pas chez moi. Je ne suis pas perdu, mais… Avant ça ne me gênait pas. […] Non, je ne me sens plus. Je ne suis plus tranquille. Je ne suis pas… je ne suis pas serein, vous savez, quand je pars comme ça. » Un peu plus tard, il répète, comme pour conclure sur ce point : « je ne suis pas serein. La vie à Nice, ce n’est pas marrant, on n’est pas tranquille ».
54 Avant la chute, Nice, « c’était la vie » ; après, « la vie à Nice, c’est pas marrant ». De Nice, et même de son amie qui pourtant va lui rendre visite prochainement, il parle au passé : « J’avais une amie à Nice ».
« Je ne projette plus rien. Parce que dans l’état où je suis, c’est toujours une petite déception. C’est raté, bon, tant pis ! ». Est-ce là une allusion à sa tentative de retourner à Nice ? Mais alors, comment voit-il l’avenir ?
- « Je suis serein. Vous savez ce que veut dire serein ? Calme, tranquille. J’ai fait mon tour, moi. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse maintenant ? Je marche avec une canne. Je risque toujours de me ficher par terre si je m’encouble. Je fais attention où je mets les pieds parce qu’on dit qu’à mon âge, ‘on s’encouble dans un crachat’ ! […] Je suis là, j’attends. J’ai, comment dire, aucune peur de rien du tout. Si je dois mourir demain, et bien je meurs demain, c’est fini. J’ai fait mon tour, mais je n’ai aucune anxiété. Le matin, je me lève, je pourrais dire : ‘un jour de plus, ou une nuit de plus’ mais, même pas.
- Qu’est-ce que la mort, pour vous ?
- « La mort, c’est la fin de tout – dit cet homme qui prie chaque soir mais, précise-t-il – c’est une habitude, parce que ma mère priait avec moi chaque soir ». Il ajoute : « j’ai mis mes choses en ordre, ma mort est réglée ».
57 Aujourd’hui, M. Morand recherche la sérénité. Les mots « serein », « calme », « tranquille » reviennent de manière répétée dans son récit. Mais la sérénité, il ne l’obtient qu’en acceptant, comme il dit, d’être réduit, de renoncer à la vie qu’il aimait, cette vie qui bougeait, car depuis sa chute, ce qui bouge est devenu menace. Dès lors, le prix de la sérénité, sa face d’ombre, c’est une vie qu’il qualifie de « planitude ». Sa vie d’hier le met en danger, mais sa vie ici, aujourd’hui à Genève, « c’est la mort ! ». Quand en fin d’entretien nous lui demandons s’il a des conseils à donner aux plus jeunes pour affronter leur vieillesse, il répond : « Qu’est-ce que vous voulez ? Il faut subir. Il faut subir, ou alors vous vous suicidez ! ».
TROISIÈME RÉCIT : L’ANGE GARDIEN (L’ACCOMPLISSEMENT)
58 Alors que nous demandons à Mme Jacot (90 ans) de nous rappeler son nom et sa date de naissance, c’est l’histoire de sa vie qu’elle commence à nous raconter, d’une petite voix tranquille aux intonations suisse-alémaniques : « Je m’appelle Hilda Jacot, née à Berne le 14 juin 1915 et élevée dans un orphelinat (...) ».
59 Manifestement, Mme Jacot a pensé à cet entretien, elle l’a préparé et investit d’un projet : raconter sa vie, d’où elle vient et ce qu’elle est devenue.
« Oui, je pourrais faire un livre, mais je..., je ne veux pas dire des noms, des gens haut placés ! Je veux vous dire une seule chose, ça me brasse encore quand j’y pense ! »
61 Il y a beaucoup d’émotion dans sa voix, mais elle se lance, bien décidée à raconter. Et c’est un récit de l’injustice ( « quand on pense à son enfance, à l’injustice ») que Mme Jacot veut nous confier ; à chaque fois que nous la ramenons au présent, toute occasion est bonne pour prendre la tangente du passé. Nous le comprendrons peu à peu au cours de l’entretien, il ne s’agit là ni d’une fuite dans le passé, ni d’une plainte sur la vie passée. Mme Jacot nous livre le récit de sa vie à partir de la lecture qu’elle en fait aujourd’hui, de ce corps à corps dont elle est sortie vivante et dont aujourd’hui elle veut témoigner : « Je n’aurais pas pu arriver où je suis arrivée, donc, que je sois arrivée à mon âge… ! » Le sourire qui accompagne ces derniers mots dit à la fois son étonnement et son plaisir d’avoir ainsi survécu à tant d’épreuves.
« Là, après [son accident ; fracture du col du fémur survenu deux ans plus tôt], alors j’ai dit : “oui, je suis vieille maintenant, je suis vieille ! ” Je me déformais, je me disais : “je suis vieille maintenant ! ”. [Mme Jacot part dans une méditation] Il y a des choses..., aussi en moi, je sens les choses d’une autre façon, plus réfléchie (...) ; maintenant, tout cela [son passé, sa vie], je le vois d’une autre façon, alors je vois que j’ai changé complètement, en pensée, en pensée ! »
63 Tel est le paradoxe de ce récit ; alors que maintenant elle se sait vieille, nous dit attendre le bout du chemin, elle contemple sa vie de manière apaisée, elle se regarde même avec une certaine fierté car aujourd’hui elle assume cette vie, quand bien même certaines blessures se rouvrent et saignent de temps à autre. Le soir, quand elle se met au lit, elle qui jouait de l’accordéon et de l’harmonica écoute des cassettes de musique populaire, « Alors j’écoute un moment comme ça, je pense à toute la vie que j’ai passée, que j’ai été, à mon enfance, tout ça. Et puis après je fais ma prière, j’éteins la lumière, et puis voilà, je dors. C’est ma vie, ça ! ».
« C’est ma vie que je vous raconte, c’est ma vie sur laquelle je médite le soir avant de m’endormir ». Sa prière, nous livrera-t-elle un peu plus tard, n’est pas conventionnelle : « Je prie mon ange gardien ! » Elle hésitait à le dire, car dès l’orphelinat, on s’est beaucoup ri d’elle quand elle en parlait. Mais maintenant qu’elle l’a convoqué pour notre entretien, il en participera jusqu’à sa fin, car c’est à lui qu’elle doit d’avoir survécu, d’avoir sur le tard connu le bonheur et aujourd’hui, à quatre-vingt-dix ans passés, de se sentir en paix.
65 Mme Jacot est l’une des six enfants d’une famille d’ouvriers agricoles. Dans ces premières décennies du XXe siècle, la pauvreté régnait dans les campagnes suisses. Les parents s’étaient séparés, les enfants furent placés, les deux derniers dans un orphelinat dont la mère-directrice pratiquait les châtiments corporels : « Elle avait une chaise comme ça, exprès, puis suivant ce qu’on avait fait, alors il fallait se coucher, se mettre sur cette chaise, puis elle avait un pneu de vélo et avec ça elle nous tapait, comme ça sur les fesses, pas sur la tête, sur les fesses naturellement. (...) Des fois on avait des marques, il y a des gosses qui s’étaient réfugiés ..., je crois que c’est là-dessus que pour finir ils ont fermé l’orphelinat ».
66 Elle y était entrée à l’âge de trois ans, elle n’en est sortie qu’à l’âge de quatorze, travaillée par un fort sentiment d’injustice et dégoûtée de la religion. Elle nous dira n’être pas croyante, mais croire dans la beauté de la nature. Et elle a son ange gardien. Après la fermeture de l’orphelinat, elle va de place en place. Chez un paysan d’abord ; un matin où elle portait le lait à la laiterie, elle croise un garçon : « Comment tu t’appelles, en schwyzerdütsch [suisse alémanique] naturellement, et il me dit : Ruedi Grüner, und du wie heissest du ? [et toi, comment t’appelles-tu ? ] Et je lui ai dit : Huederli Grüner, et il m’a dit : mais on pourrait être frère et sœur, c’est drôle ça ! ».
67 C’était bien son frère… Puis elle est placée dans la famille d’un peintre près de Berne, où elle retrouve une sœur aînée qui lui recommande d’aller en Suisse romande comme jeune-fille au pair [5], pour apprendre le français. Son tuteur lui trouve une place dans une famille de restaurateurs où elle s’occupe de la mère invalide. Au décès de cette dernière, on lui offre de rester comme sommelière, mais son tuteur le lui déconseille ; elle trouve une place dans une famille bourgeoise, où elle a tout le temps faim : « Elle ne donnait pas assez à manger, j’avais jamais assez à manger, je devais toujours avec mes petits sous acheter à manger ; elle, elle fermait le frigidaire à clé pour pas que je puisse y aller ».
68 Sur ces différentes places, son jugement varie ; chez le paysan, elle était « la petite réfugiée ! » ; chez le peintre et le restaurateur, elle était « presque comme une fille » ; de la bourgeoise avare, elle va se plaindre un jour auprès des responsables locaux de l’institution de placement, ceux-ci lui conseillent de donner son congé et s’engagent à lui trouver une autre famille. Au retour, elle a la naïveté de dire à sa patronne la raison de son départ ; celle-ci se fâche et la chasse sur l’heure. Elle se revoit seule sur le banc d’un parc, ne sachant où passer la nuit, en pleurs.
« J’en avais tellement.... Et puis il y a un monsieur qui est venu s’asseoir à côté de moi et il m’a dit : “mon petit, pourquoi tu pleures ? ” Alors je lui ai tout raconté... Alors vraiment, moi je crois que c’était un ange qui est venu. C’était pas un homme qui voulait profiter de cette pauvre gamine ».
70 C’était, bien sûr, une manifestation de son ange gardien ! Qui lui indique un lieu où elle pourra passer la nuit en sécurité, avant de retourner le lendemain au centre de placement.
71 De son premier mariage, elle parle d’abord par allusions, puis la digue cèdera. Elle était enceinte ( « je ne savais pas grand chose de la vie... ») et ne voulait pas avorter. Alors il lui dit : « Bon, je te marie, je te marierai mais tu en supporteras toute ta vie les conséquences ». Et ce fut un long voyage aux enfers : « il était tellement horrible ! C’était un... [long silence] un monstre ! ». Des projets de suicide se sont fait jour, mais elle a supporté.
« Je ne voulais pas divorcer avant que ma fille ait connu quelqu’un de son côté, qu’elle ait un ami ; puis en effet j’ai demandé le divorce et deux ans après, elle s’était mariée, alors j’étais contente ! ».
73 Puis, mais il a fallu patienter, supporter pendant de longues années, le chemin s’éclaircit. Elle se sépare du « monstre », trouve emploi et logement, et voici que son ange prend le visage de ses voisins, un couple.
« Ils étaient tellement gentils pour garder la petite, quand j’avais la gosse ; sa femme n’avait pas d’enfant, elle était gentille, c’était une amie à moi, elle gardait la petite quand j’allais travailler. Puis elle est morte aussi, à la longue, elle souffrait aussi d’un cancer, mais je crois que c’était dans la poitrine (...). Puis il est resté veuf, on habitait l’un à côté de l’autre, sur le même palier. Un jour... moi j’étais divorcée, il m’a dit : “moi, je suis seul maintenant, si on se mettait ensemble ? ” Comme ça ! J’ai dit : “oh, non ! Moi, je ne veux pas me remarier, je ne veux pas me remarier”... »
75 Et pourtant, ce mariage : « oui, oui, c’est un cadeau. C’est un cadeau, le mariage avec mon mari (...). J’ai eu beaucoup de plaisir, beaucoup de joie, de bonté de cœur de sa part, c’était merveilleux. Là, a commencé mon..., mon bonheur, ma vie. »
76 Ce mariage marque la grande césure de sa vie. Jusque-là, c’est le temps de l’injustice, de la violence, de la lutte quotidienne pour la survie, pour sa fille qui lui donne la force de s’accrocher, avec les quelques épiphanies de l’ange gardien qui la sauve dans les moments les plus critiques. Depuis, c’est une autre vie : « Monsieur Jacot, c’est mon deuxième mari, c’était une adoration entre les deux, alors là ! Et c’était ma retraite ! ». Sa retraite, expliquera-t-elle, parce qu’elle n’avait plus à lutter et à souffrir pour survivre, parce qu’enfin elle vivait.
77 Quand on demande à Mme Jacot quel a été le dernier grand tournant de sa vie, elle répond sans hésiter : « La mort de mon mari », un décès qui s’est produit voici plus de vingt ans. Elle raconte son cancer, cinq années de traitements : « Ça faisait mal au cœur de le voir quand il rentrait à la maison. On avait le grand lit dans la chambre à coucher, et puis il est mort à côté de moi. Il ne voulait plus retourner à l’hôpital, il me disait : “je veux rester avec toi ! ”, puis on se donnait la main, il est mort comme ça dans la nuit. (...). Une belle mort, j’ai remercié mon ange gardien pour ça. Vous savez, le voir souffrir comme il a souffert, il ne pouvait plus parler, il chuchotait, c’était terrible cette maladie, vous savez ! ».
78 S’il lui apparaît comme le dernier grand tournant, le décès de son mari ne l’a pas replongée dans les affres du passé, ni non plus précipitée dans la vieillesse. « J’étais plutôt soulagée, il me faisait trop de peine, on s’aimait beaucoup ». Bien sûr, sa vie quotidienne s’en est trouvée chamboulée, mais le sentiment de vieillir est venu beaucoup plus récemment. Voici deux ans, elle fait une première chute dans un autobus à la suite d’un freinage ; quelques mois plus tard, dans sa cuisine, elle se retrouve par terre, le col du fémur fracturé, sans pouvoir plus bouger. Il lui a fallu quelques heures pour pouvoir ramper jusqu’au téléphone et appeler sa fille. Depuis lors, « je suis une vieille maintenant, je suis vieille ! ». Elle vit confinée chez elle, mais il y a d’aimables voisins qui passent, et sa fille qui lui consacre les lundis, l’emmène promener, faire les courses.
79 Comme tous les contemporains de Mme Jacot qui ont subi un accident dont les séquelles affectent fortement et définitivement leur vie quotidienne, elle définit le changement par la perte, par ce qu’on ne peut plus faire, ce qui est fini : « [avant], j’allais aux magasins, j’allais voir quelque chose qui me plaisait, je m’achetais des petites choses comme ça. J’étais... vivante ! (souligné de la voix) tandis que maintenant, je sais que je suis là, j’attends... le bout du chemin ».
80 Mais à la différence de la plupart, aujourd’hui Mme Jacot n’a pas de plainte, ne manifeste ni regrets du passé, ni crainte de la mort. Elle sait que l’heure approche, et c’est bien ainsi. Ses journées ? « Elles se ressemblent, j’aime être chez moi ». Y a t-il des jours un peu spéciaux dans la semaine ? « Chez moi ? [elle réfléchit] tous les jours sont bien ! » (mais elle précisera que le lundi, quand sa fille vient et la sort, c’est spécial ! ). « J’ai mon petit chez moi ; peut-être il y en a qui croient que c’est de l’égoïsme, mais c’est pas de l’égoïsme, j’aime être chez moi, c’est mon petit chez moi, voilà ! ».
81 Depuis la mort de son mari, « c’est la solitude, mais la solitude contente », dit-elle en soulignant de la voix le qualificatif. Une solitude qui est loin d’être vide ; elle se sait protégée, par la présence de sa fille, par la disponibilité de voisins qui l’entourent, et par son mari qui est toujours avec elle car il a maintenant la figure de l’ange gardien, et c’est avec lui qu’elle parle le soir, et à qui elle demande conseil.
- « Je veux rester là chez moi. Avoir tout le plaisir de mes petites affaires, mes petits souvenirs, attendre que la mort vienne. Parce que vous savez, je n’ai pas peur de la mort ; (...) je la vois au bout du chemin, une longue avenue, et puis là, au bout du chemin, et bien c’est fini ! ».
- Vous pensez qu’il y a quelque chose après la mort ?
- « Non ; la mort, c’est la fin ».
- Et vous la regardez en face ?
- « En face ! Et j’ai toujours mon ange gardien qui me conseille pour beaucoup de choses ».
83 Quand, pour clore l’entretien, nous lui demandons si elle a un conseil à donner aux plus jeunes, un conseil qui aide à vivre et à vieillir, elle prend son temps avant de répondre : « Etre..., montrer qu’on est quelqu’un, qu’on est pas, qu’on ne vient pas de là-bas au fond, qu’on est… qu’on est quelqu’un. Il faut montrer qu’on s’appelle Hilda Grüner ».
84 Alors que le terme est proche, elle sait que la petite fille abandonnée a conquis sa vie et gagné son identité : elle est Hilda Grüner, épouse Jacot.
MÉMOIRE ET TRAVAIL IDENTITAIRE
85 Les auteurs ces récits sont tous les trois engagés dans un bras de fer avec la fragilisation propre à leur âge, un processus qui les transforme et qui transforme leur vie. L’enjeu correspond bien à ce qu’a suggéré Erikson : soit réussir à préserver ce qui peut l’être de leur intégrité psychique (autonomie) et physique (indépendance), réaménager une vie quotidienne qui fasse sens, reconstruire une identité qui intègre la nouvelle – et dramatique – donne tout en préservant un sentiment de continuité soit, en cas d’échec, s’abandonner au désespoir.
86 Les stigmates de la fragilisation sont présents. Mme Jacot et M. Morand ont subi cet accident trop fréquent au grand âge ; une chute, le bassin fracturé, des séquelles irréversibles qui les confinent à leur appartement. M. Bretton souffre d’une vue déficiente et ses yeux sont devenus très sensibles au froid. Les deux derniers sont veufs ; M. Morand a bien une amie mais il en parle au passé tant sa chute a compromis leur relation faite de va-et-vient entre Nice et Genève. M. Bretton est dévoué à son épouse, sa compagne de soixante-dix années de vie, aujourd’hui malade et dépendante. Elle est, dit-il, sa raison de vivre. Les trois héros de ces récits ont plus encore en commun. Certes, leur situation financière diffère largement ; M. Bretton a construit une fortune, M. Morand reçoit une pension confortable, en revanche Mme Jacot ne dispose que de sa rente vieillesse et de l’assurance complémentaire [6], pourtant tous les trois affirment ne pas avoir de problème matériel. Sur le plan spirituel, chacun d’entre eux exprime une forte conscience d’être proche de la fin : « c’est la fin d’une vie ! » (M. Bretton) ; « j’ai fait mon tour ! » (M. Morand) ; « j’attends le bout du chemin ! » (Mme Jacot). Le sentiment de ne plus appartenir tout à fait au monde des vivants est exprimé tant par cette dernière ( « j’étais vivante ») que par M. Morand ( « ici, c’est la mort »). Tous les trois partagent la même conception de la mort : « la mort, c’est la fin de tout » (M. Morand) ; aucun ne fait intervenir des croyances sur un après-la-mort, un au-delà. M. Morand n’a pas de vie religieuse ; si M. Bretton prie chaque soir, il précise que c’est une habitude, un rituel ; depuis l’orphelinat, Mme Jacot a rejeté le catholicisme de son enfance, ce qui ne l’empêche pas de témoigner une spiritualité profonde mais hétérodoxe, dans son dialogue quotidien avec son ange gardien.
87 Au-delà de ces idiosyncrasies, chacun développe une vie méditative intense pendant ces temps, diurnes et nocturnes, consacrés au souvenir : remémoration des êtres chéris disparus de plus ou moins longue date, entreprise de mémoire qui fait que tous ne sont pas vraiment morts et certains très présents comme le mari-conseiller-ange gardien de Mme Jacot. Remémoration de la vie passée, avec ses drames (l’enfance puis son premier mariage avec le « démon » pour Mme Jacot ; la maladie et le décès de son épouse, pour M. Morand) ; avec ses moments épiques (la « Mobilisation » [7] lors de la Seconde guerre mondiale selon M. Morand) ; avec les épisodes de réussite professionnelle (M. Bretton) ; avec les temps de bonheur (pour M. Morand, sa vie de retraité, son amie et les va-et-vient entre Nice et Genève jusqu’à sa chute ; pour Mme Jacot, sa vie conjugale avec son second mari).
88 Ce travail de mémoire est le travail quotidien, continu, dans un chantier toujours inachevé de reconstruction identitaire. Pour chacun de ces témoins, l’entretien proposé a été l’occasion de livrer à voie haute des fragments de leur méditation silencieuse, ces pensées qui les habitent en même temps qu’elles les travaillent et les façonnent afin de pouvoir, une fois encore, s’approprier leur vie alors que la mort rode. Pour les trois – comme pour tous les vieillards que nous avons ainsi rencontrés au cours de cette étude – le temps présent est le temps de la remémoration, et l’entretien l’occasion de mettre leurs pensées en mots. A n’en pas douter, la démarche de Mme Jacot était consciente, préparée ; M. Bretton nous a livré ce dont « on ne parle pas », le récit de M. Morand, en son début proche du degré zéro de la narration (pour reprendre l’expression de Roland Barthes), a peu à peu tissé de manière toujours plus serrée description et évaluation, narration et jugement.
89 Dans le récit qu’ils nous en livrent s’observe également ce qui les distingue les uns des autres à ce même stade de leur vie. Tous les trois font face au même défi et sont engagés dans la même entreprise, mais le résultat auquel ils sont parvenus au moment de notre rencontre diffère de l’un à l’autre.
90 M. Bretton est fier de sa vie, de ce qu’il a construit grâce à sa volonté, son intelligence et son travail, lui qui n’avait ni héritage, ni éducation. Alors, dit-il, « je suis heureux… disons ! ». « Disons ! », car il souffre de la blessure provoquée par ce fils et ce petit-fils qui n’ont pas assuré la relève, qui ont détruit ce qu’il voulait leur transmettre, qui, selon lui, végètent et ne survivent que de la charité d’autrui, la sienne et celle de l’Etat. Quand on lui demande quel conseil à transmettre aux plus jeunes il pourrait tirer de son expérience, il se met à balbutier, et ne peut que mentionner une fois de plus l’échec de ce qu’il a voulu transmettre aux siens. « Disons ! … » parce que son dévouement et sa tendresse pour sa femme ne l’empêche pas de souffrir de la voir dans cet état. Mais il puise sa force dans le soin qu’il prend d’elle, de l’entourer, de l’aimer. Elle est sa raison de vivre, sa dernière raison peut-être puisque, a-t-il confié, il envisage de l’accompagner dans la mort.
91 Mme Jacot et M. Morand parlent tous deux de la solitude à laquelle les a confinés leur accident. Mais elle n’a pas la même qualité pour l’une et l’autre. La solitude pèse à M. Morand car elle rime avec la « planitude » de son quotidien, une platitude dont il dessine le contraste avec le dynamisme ( « ça bougeait ») de sa vie antérieure. Et lui, pourtant bien entouré par sa nombreuse descendance, souffre du silence qui s’installe au départ de ceux qu’il aime. La reconstruction symbolique que tente M. Morand butte sur la ligne rouge qui pour lui sépare un avant qui était la vie et un après qui est déjà la mort, car il ne parvient pas à reconstruire – sur le plan pratique cette fois – un quotidien qui fasse sens et lui redonne le goût de le vivre : « je suis réduit ». Dans ce contexte, ses dernières paroles prennent un accent dramatique : nous lui demandons le conseil qu’il voudrait communiquer aux plus jeunes, il répond : « il faut subir, ou alors vous vous suicidez ! ».
92 La chute a autant altéré la vie de Mme Jacot que celle de M. Morand. Mais cette transformation est d’une autre qualité, tant dans le domaine pratique que dans le domaine mental. Certes, la solitude s’est installée dans sa vie, mais c’est « une solitude contente ! », une solitude peuplée de musique, de petites activités, de la présence de son ange gardien : « J’aime être chez moi. (…) J’ai mon petit chez moi, avec tout le plaisir de mes petites affaires, mes petits souvenirs, [à] attendre que la mort vienne ». Son accident lui a fait prendre conscience de son grand âge, mais en même temps lui a permis de porter un regard neuf sur sa vie. « J’ai dit : “je suis vieille maintenant ! [… depuis] je sens les choses d’une autre façon, plus réfléchie : alors je vois que j’ai changé complètement, en pensée, en pensée ! ».
93 Les blessures provoquées par l’abandon familial, l’orphelinat, l’inhumanité de certains de ses patrons, la vie maritale avec le monstre, sont maintenant cicatrisées. Du souvenir de la petite orpheline des campagnes fribourgeoises, hier source d’amertume, Mme Jacot puise aujourd’hui de la fierté. Fierté d’avoir pu tenir, malgré les idées de mort qui la taraudaient alors, jusqu’à ce que sa fille devienne adulte et fasse un mariage heureux ; fierté d’avoir ensuite pu accompagner son mari durant sa maladie, et lui tenir la main la nuit de sa mort. De la gratitude aussi, gratitude pour la protection que depuis l’enfance lui a apporté son ange gardien dont se gaussaient les sœurs de l’orphelinat, gratitude envers son mari qui lui a apporté le bonheur.
94 C’est de ce sentiment d’une revanche sur ce qui semblait être son destin, de ce sentiment d’une vie accomplie dont elle voulait témoigner à l’occasion de notre entretien. Comme M. Morand, elle a dû beaucoup subir dans sa vie, Mais subir n’est pour elle ni un précepte moral ni une fin en soi. Subir, accepter, « quand on vient de là-bas au fond », c’est la condition pour pouvoir un jour « montrer qu’on est quelqu’un ». Et surtout pour pouvoir se le montrer à soi-même. Maintenant qu’elle a conquis son identité, elle peut regarder la mort en face. « Je la vois au bout du chemin, une longue avenue, et puis là (…) et bien c’est fini ».
95 Au grand âge, quand la fragilisation affaiblit et transforme le corps et l’esprit, quand la vie impose un combat quotidien pour préserver son intégrité (E. Erikson), quand le « présent du futur » (Saint Augustin) n’est plus espérance de vie mais attente de la mort, la remémoration autobiographique est lourde d’un enjeu spécifique : celui de parvenir à insérer sa vie passée au coeur de sa condition présente, et ainsi de préserver son identité, en marquer la continuité en dépit de son altération (au sens fort : devenir autre). Loin de manifester un abandon désœuvré et nostalgique aux souvenirs du passé, ce travail de mémoire (P. Ricœur) exprime la tentative d’assumer sa propre vie, de se donner le droit de dire : « j’ai vécu ! » alors que la mort se fait imminente.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Notes
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[1]
L’usage du « nous » renvoie ici aux membres de l’équipe de recherche que j’ai eu le privilège d’animer et qui a réalisé entre 1993 et 2008 l’étude longitudinale sur deux cohortes d’octogénaires connue sous le signe SWILSOO – The Swiss Interdisciplinary Longitudinal Study on the Oldest Old.
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[2]
Le premier entretien (M. Bretton) a été conduit par Stefano Cavalli et Karine Henchoz, le second (M. Morand) par Stefano Cavalli et le troisième (Mme Jacot) par le signataire de ce texte, qui est également l’auteur des synthèses présentées ici. Les noms des locuteurs, ainsi que certaines données, ont été modifiés afin de préserver leur anonymat. Avec Stefano Cavalli et Karine Henchoz nous préparons actuellement un ouvrage basé sur l’analyse de ces entretiens qualitatifs, dont le titre provisoire est : Des vies en sursis.
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[3]
Créée en 1754, Carouge faisait alors partie du Royaume de Sardaigne. Elle est séparée de la ville de Genève par l’Arve qui prend sa source dans le Massif du Mont Blanc et rejoint le Rhône peut après sa sortie du Lac Léman. Carouge a été rattachée au Canton de Genève en 1816.
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[4]
Régionalisme, pour trébucher.
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[5]
Séjour dans une famille à laquelle la jeune fille fournit un certain travail domestique contre logement, couvert et une modeste rétribution, cela dans un cadre légal garantissant en principe du temps libre et le fait de suivre des cours de langue.
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[6]
l’AVS – Assurance Vieillesse et Survivants – est une rente universelle dont bénéficient tous les hommes de plus de 65 ans et toutes les femmes de plus de 64 ans, rente basée sur un principe de redistribution entre actifs et retraités. Dans la théorie, elle est censée couvrir les besoins de base ; tel n’est pas le cas et pour ceux qui n’ont pas d’autre revenu, s’y ajoutent des Allocations complémentaires. Mme Jacot n’a pas bénéficié de la rente professionnelle de son mari, celui-ci étant décédé avant que la loi suisse sur les caisses de retraite ne soit modifiée.
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[7]
Désigne en Suisse les années passées sous les drapeaux. A ce propos, voir dans ce même numéro de Gérontologie et Société l’article de Christian Lalive d’Epinay et Stefano Cavalli.