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Article de revue

Un voyage au travers des pensées les plus variées sur la démence

Pages 193 à 210

1 Le vieillissement continu de la population génère plus de risques pour la santé et pour l’autonomie des personnes âgées, plus de maladies chroniques, surtout neuropsychologiques, qui chez ces patients, se manifestent souvent par des troubles du comportement sous différentes formes (Balier, 1979; Simeone & Abraham, 1984; Simeone, 1988; Rufini & Gaillard, 1996; Cesa-Bianchi & Vecchi, 1998; Finkel & Burns, 2000; Ploton, 2001; Cesa-Bianchi, 2002; Cesa-Bianchi & Albanese, 2004; Cesa-Bianchi, 2006).

2La démence, qui présente un déclin progressif des fonctions cognitives, est la maladie neuropsychologique qui a la plus grande importance clinique dans l’âge avancé.

3La démence était déjà connue dans l’Antiquité. Giovenale disait dans la Xe de ses Satyres : «Mais de tout dommage physique, le pire est la démence, à cause de laquelle la personne âgée ne se rappelle pas le nom de ses domestiques, ne reconnaît pas le visage de son ami avec qui elle a dîné la veille, ni celui des enfants qu’elle a mis au monde et élevés». W. Shakespeare en parle aussi dans le Roi Lear: «Mais tu n’aurais pas dû devenir vieux avant de devenir sage», dit le bouffon au roi Lear et « Vous pouvez me voir, oh dieux ! Vous voyez ce pauvre vieux, plein et d’années et de peines : et malheureux à cause de toutes les deux !», dit le roi Lear, et encore : « Je te prie, ne te joue pas de moi : je ne suis qu’un pauvre vieux, bête et divaguant, et j’ai déjà dépassé les quatre-vingts ans, ni une heure de plus, ni une heure de moins. Et, pour dire les choses comme elles sont, je crains de ne plus relier parfaitement les idées. Je pense, moi aussi, que je devrais te reconnaître et cet homme-ci : et pourtant je ne sais me débarrasser du doute; parce que j’ignore vraiment quel est ce lieu, et malgré tous les efforts que je fais, je n’arrive pas à me rappeler ces vêtements, ni le lieu où j’ai logé la nuit passée. Veuillez ne pas vous moquer de moi». Dans ce passage, Shakespeare met en évidence la corrélation entre âge, angoisse et déclin mental. Souvent, dans la démence les lésions neurologiques, les troubles mentaux et comportementaux s’entremêlent, se confondent, se conditionnent.

DÉMENCE ET SCHIZOPHRÉNIE

4Dans l’histoire récente nous avons un binôme clinique : démence et schizophrénie. Deux maladies qui semblent avoir le même destin. La première raison de ce destin commun est dans le mot. En 1860, Morel appelait une maladie mentale avec certains symptômes et troubles du comportement : Dementia precox, et en 1898, Kraepelin parlait aussi de Dementia precox; Bleuler en 1911 a défini Schizophrénie, la Dementia precox.

5Mais la raison la plus importante est que les déments et les schizophrènes sont considérés comme des femmes et des hommes condamnés à un destin vide de sens (Ploton, 2001). Pour les gens communs et aussi pour la plupart des soignants, l’état d’un malade schizophrène ne peut pas s’améliorer, le malade ne peut pas guérir.

6Quand l’état d’un schizophrène s’améliore ou guérit, nous disons qu’il n’était pas schizophrène, que le diagnostic était faux; il n’est pas possible d’avoir une amélioration ou de guérir de la schizophrénie.

7Si le malade mental guérit, nous parlons de bons traitements et de mauvais diagnostics et plus difficilement nous disons qu’il s’agit d’un bon traitement et d’un bon diagnostic. Si la schizophrénie a reçu un bon traitement on peut voir une amélioration; mais les gens, les soignants soutiennent que ce n’est pas possible, les médecins se sont trompés. Le même destin est réservé à la démence. Le dément ne peut pas montrer des signes d’amélioration, il ne peut pas guérir. Si l’état du dément s’améliore, nous nous sommes trompés, le diagnostic était mauvais.

8Freeman, responsable d’un service de maladie mentale, a décrit une de ses expériences (1958). Il a observé que la relation des soignants avec les malades schizophrènes n’était pas bonne. Il a pris deux personnes et il leur a dit de ne rien faire d’autre que d’observer un petit groupe de malades, de noter les comportements de ces malades et leurs impressions sur ces malades.

9Les premiers jours les soignants écrivaient peu. Les jours suivants les soignants observaient et écrivaient plus de choses. Plus ils observaient et plus ils écrivaient et plus leur attitude et leur relation avec les malades changeaient et les relations des malades avec eux changeaient aussi. De jour en jour les malades gagnaient un nom, un visage, une âme, une autre identité, ils devenaient un homme, une femme et pas seulement un malade. Nous pourrions faire la même expérience avec les déments.

10Ce sont des expériences qui soulignent l’importance et la nécessité de cours de formation pour les soignants, surtout en ce qui concerne la relation, la rencontre avec la personne malade, leur sens.

11La compréhension du problème est indispensable pour commencer une nouvelle histoire de soin et d’assistance.

DÉVELOPPEMENT ET DÉCLIN COGNITIF : HISTOIRE DE LA MALADIE ET DU MALADE

12L’histoire d’une personne est toujours unique, composée d’expériences, d’une trame narrative, de mémoires, d’une image intérieure.

13Grossi et Orsini (1979) disaient qu’il faut recueillir l’histoire des premiers symptômes de la maladie, mais spécialement toute l’histoire de la personne : familiale, sociale, culturelle, affective, relationnelle, de la naissance à la vieillesse. Souvent l’histoire d’une personne parle mieux que ses mots. Grossi et Orsini ont écrit : «Bien souvent avant le début de la maladie nous voyons des événements particulièrement riches en résonance émotive (…) il faut bien approfondir la personnalité avant la maladie». Ce qui vient après, nous pouvons le comprendre au travers de ce qui est venu avant.

14D’habitude on pense que le dément donne des réponses anormales aux stimulations de l’environnement, mais ses réponses représentent des réadaptations continues aux nouveaux niveaux de son organisation mentale. Il y a un phénomène dans la démence qui s’appelle rétro-genèse; Reisberg (1999,2002) en a parlé. Il y a des analogies entre les phases initiales du développement et celles terminales de la démence. Selon la rétro-genèse les déments parcourent les mêmes étapes du développement cognitif que l’enfant, mais dans le sens inverse.

15Dans la démence on peut observer le phénomène du «closing in»: un soignant fait un dessin et il dit au dément de le recopier. Le dément ne recopie pas le dessin, mais il dessine sur le dessin, comme le petit enfant. En outre, la démence présente une désorganisation de la psychomotricité, alors que le petit enfant va organiser son schéma du corps et du mouvement.

16Un autre aspect intéressant est la simplification (Grossi et Orsini, 1978). On a deux colonnes sur un papier, une à droite et une à gauche. Dans la colonne de gauche le soignant trace une ligne qui relie des cubes et il dit au dément de refaire la même chose à droite. Le dément commence là où a commencé le soignant et il finit là où a fini le soignant, mais il dessine un parcours différent, un parcours simplifié; plus ou moins créatif ? Le dément simplifie le tracé; il traduit les stimuli en réponses essentielles. Le dément comprend à sa façon, comme il peut, au travers d’une organisation mentale différente, mais il comprend.

17L’école anglo-saxonne étudie la démence à partir des déficits fonctionnels relevés par différents tests neuropsychologiques. L’école de Genève (Piaget) examine la démence comme un processus régressif pendant lequel on perd les organisations les plus différenciées de la pensée et où émergent de nouveaux niveaux d’organisation qui se retrouvent dans les phases du développement de l’enfant. M. Cesa-Bianchi disait en 1977 : «Les phénomènes qui caractérisent le développement et le vieillissement sont si étroitement liés que les séparer serait artificieux».

FACTEURS DE RISQUE ET CARACTÉRISTIQUES CLINIQUES

18Nous connaissons plusieurs facteurs de risque ou d’aggravement de la démence. Les recherches soutiennent que les variables psychologiques et sociales qui conditionnent la démence sont nombreuses (Fratiglioni et al., 2000; Berkman L., 2000; Wilson et al., 2002; Verghese et al., 2003; Coyle, 2003; Colcombe et al., 2004; Fratiglioni, Paillard-Borg & Winblad, 2004; Karp et al., 2006; Scarmeas et al., 2006; Monastero et al., 2007).

19Mais il y a d’autres facteurs de risque ou d’aggravement de la démence. Nous accordons moins d’importance à l’impact que peuvent avoir les situations de changement sur la maladie comme : retraite, séparations ou deuils, nouvelle maison, nouvelle place de travail, émigration, mariage du seul enfant, maladie d’une personne chère, perte des références importantes, graves problèmes économiques; invalidité ou maladie de la personne; autres causes de stress. Ce sont les mêmes raisons qui provoquent souvent la dépression (Simeone, 2001).

20Les caractéristiques cliniques de la démence : mimique peu expressive, triste; négligence; rabâchement des mots, gestes et comportements; amnésie, aphasie, agnosie, apraxie, adynamie (fatigue, lenteur); désorientation, confusion; perte d’identité; dyslexie, dysgraphie, dyscalculie; labilité, fragilité émotive; disparition des règles morales; comportement sans but (wandering); sundown syndrome; rummaging; modifications de la personnalité; perte d’aptitudes et d’intérêts; perte d’autonomie globale; danger (surtout pour le malade s’il est seul).

21Un patient qui répond à certains de ces symptômes est défini comme dément. Le diagnostic enferme la personne et souvent il met un point final à la vie du dément. Mais malgré ce diagnostic nous pouvons quand même comprendre, construire quelque chose avec le dément. Transformer ce point final en points de suspension et remplir ces points avec de nouvelles pages écrites par la vie, avec une nouvelle histoire.

22La compréhension du dément est fondamentale pour le soin et la réhabilitation, elle représente un moyen de surmonter les schémas rigides, préconstitués. Si nous réussissons à comprendre le dément et nous essayons de faire en sorte que le dément nous comprenne, nous pouvons construire et conserver une relation significative, affective, vitale, indispensable à chaque processus de thérapie ou de réhabilitation.

23Nous devons faire aussi très attention à la communication non-ver-bale, à celle du dément et à la nôtre. Nous communiquons toujours, aussi au travers du silence, même quand nous ne nous en rendons pas compte.

24Quelles images évoque le corps d’un vieux, d’un dément ? L’image évoquée reste en nous et elle influence notre relation, notre comportement avec le dément. Ce que nous pensons se traduit en ce que nous faisons. Le problème est que, souvent, nous ne nous rendons pas compte de ce que nous pensons et de ce que nous faisons, dans la relation avec le dément. Nous devons chercher le sens dans la relation avec le dément. Il est souvent difficile de le trouver, de le comprendre, mais il y a toujours un sens. Nous devons écouter les mots, mais aussi les sentiments et les émotions; nous devons écouter, sentir le sens et la signification de la relation. Nous devons chercher, regarder au-delà des symptômes; au-delà du masque, nous devons chercher le visage, le visage intérieur de la personne malade.

AU-DELÀ DES SYMPTÔMES : RELATION ET CULTURE

25La communication et la relation avec le dément sont très importantes pour le comprendre, l’aider, le soutenir pendant le cours de la maladie, de son destin. Les soignants doivent surtout comprendre que les déments comprennent. Ils ne comprennent pas tous les mots, toutes les phrases, toute la logique d’un discours, d’un dialogue, mais ils comprennent le sens d’une relation. Il faut surmonter le schéma, l’évidence des symptômes. Quelques exemples.

AMNÉSIE

26La perte de mémoire est très souvent le premier symptôme de la démence. La mémoire commence très tôt, déjà avec la vie dans le ventre de la mère. Nous ne nous rappelons pas, mais la mémoire est déjà là, en nous, c’est nous. Et le dément sans mémoire, qui est-il ? Shakespeare disait, dans Macbeth: «(…) au point que la mémoire, gardienne du cerveau, sera seulement un brouillard », comme souvent dans la démence.

27La mémoire est liée aux expériences, aux affects, à leurs significations; elle est négativement influencée par la douleur. Freud soutenait que nous avons tendance à oublier les événements douloureux. Dante disait : «Aucune douleur plus grande que de se rappeler du temps heureux dans la misère», et M. Proust : «Aux intermittences du cœur sont liés les troubles de la mémoire». Et encore Shakespeare dans Macbeth: “Donnez à la douleur le mot; la douleur qui ne parle pas, susurre au cœur opprimé et lui dit de se rompre”. Nous devons donner la possibilité aux malades de parler de leurs problèmes. Une personne qui parle de sa douleur, se sent déjà mieux, elle s’enlève une épine du pied.

28On peut se rappeler ou oublier la douleur. Une grave malade de Alzheimer, en phase avancée de la maladie, a dit un jour à son docteur : «Mais les douleurs font perdre la mémoire?», une grave malade avec un bas niveau de scolarité, qui a élaboré un concept de Freud, de psychologie dynamique (le refoulement). Mémoire et douleur est un binôme qui raconte l’histoire et la vie des personnes. Le dément peut encore raconter sa vie.

PERTE DE LA CONSCIENCE DE SOI

29Un jour, dans une maison de retraite, un psychologue parlait avec un de ses collègues qui avait sa mère hospitalisée dans cette même maison. La mère, une grave démente en phase avancée de la maladie, assistait à la conversation; à un certain moment son fils lui pose une question : «Maman tu sais qui est ce monsieur, en montrant du doigt le psychologue», sa mère lève la tête et ne répond pas, ils parlent d’autre chose, quelques minutes après le fils répète la question et sa mère cette fois baisse la tête et répond : «Bien sûr, je sais qui il est, mais c’est moi qui ne sais plus qui je suis». Elle était consciente de son identité perdue.

PROSOPOAGNOSIE

30Le dément présente très souvent un symptôme caractéristique : la prosopoagnosie; le malade ne reconnaît plus le visage des personnes, mais il reconnaît leurs attitudes et leurs comportements.

31Une grave démente attendait sa fille et elle disait qu’elle attendait sa mère et souvent elle appelait sa mère à haute voix. Elle répétait : «Ma mère arrive, ma mère arrive». Sa fille est arrivée, elle a salué sa mère, l’a caressée, l’a habillée, l’a aidée à se laver, a peigné ses cheveux, l’a aidée à s’alimenter, elle s’est comportée comme une mère. La malade ne reconnaissait plus la fille, mais elle reconnaissait le rôle maternel, le sens de la relation. Elle comprenait ce que la fille-mère faisait pour elle, et elle l’attendait, elle se rappelait qui était en train d’arriver.

WANDERING ET MANQUE DE RÉFÉRENCES

32Une démente, grave, présentait le symptôme de wandering. Toute la journée elle était agitée, elle vagabondait, marchait dans le service, toujours en transpiration, souvent sa fille se mettait à sa poursuite.

33La situation était vraiment difficile. Les soignants, la fille, la direction de la maison de retraite, la malade étaient très fatigués, exas-pérés. Que faire ? Tout le monde le demandait au psychologue. Le psychologue a réfléchi et il lui est venu à l’esprit l’image d’un petit enfant qui perd sa mère au supermarché : il s’angoisse, il se sent perdu, égaré, il cherche désespérément, il n’a plus son point de repère. Alors le psychologue a décidé de suivre et de parler avec la malade pendant son vagabondage, son wandering, pendant plusieurs jours. Quelques semaines après, la malade l’attendait, elle venait vers lui, le regardait et elle le croisait sans s’arrêter. Une fois, elle s’est arrêtée un moment et elle est passée plus loin. Un jour, elle s’est arrêtée et a posé son visage sur l’épaule du psychologue et elle a pleuré comme une fontaine. Les semaines suivantes la malade venait vers lui, lui prenait le bras et elle allait avec lui, maintenant c’était elle qui le suivait, et pas lui, les rôles étaient inversés. Six mois après, la malade passait l’après-midi à regarder la télévision et à jouer avec d’autres malades. Elle ne souffrait plus de vagabondage. Les mois suivants le psychologue et les soignants ont découvert sa voix. Avant, elle marchait toujours sans parler. Maintenant elle restait assise et elle parlait.

34Un jour la fille a dit en pleurant au psychologue qu’elle devait transférer sa mère dans une autre maison de retraite, parce qu’elle ne pouvait plus payer. Le jour du départ la malade était tranquille, un peu triste, mais résignée. Elle a salué le psychologue d’un signe de tête et après elle lui a donné sa main. Mais l’histoire n’est pas encore finie. Le psychologue donnait des cours dans différents quartiers de la ville; un jour, en regardant par la fenêtre, il demande à ses étudiants qu’il rencontrait depuis deux mois, savez-vous ce qu’est ce bâtiment-là ? Ils lui répondent que c’est une maison de retraite. Depuis deux mois il passait devant la grille de ce bâtiment-là. Le psychologue finit sa leçon, il passe devant la grille, il entend résonner des pas, il tourne la tête et il voit cette dame qui prend les barres de la grille dans ses mains et crie : docteur ! docteur ! Après six mois, elle l’a reconnu dans la rue, sans blouse. Et nous disons souvent que les déments n’ont plus de mémoire, de capacité de reconnaissance. Après six mois, elle a reconnu son docteur, elle lui a parlé.

SUNDOWN SYNDROME ET CONFUSION

35Des malades, au coucher du soleil, s’angoissent, s’agitent, se brouillent. Pendant la nuit il y a moins de soignants, de personnes dans le service, il y a le silence, il y a l’obscurité, il n’y a plus de points de repère.

RUMMAGING ET RECHERCHE CONFUSE

36Des malades cherchent quelque chose de manière confuse; c’est peut-être une tentative de chercher quelque chose au dehors ou en eux-mêmes. La confusion est quelquefois associée à des comportements, des événements, des changements ou des souvenirs qui évoquent incertitude, perte, angoisse. Parfois le dément est confus et angoissé parce qu’il désire incessamment retourner chez lui. La maison rappelle les affects, les certitudes, l’histoire. Peut-être que le malade désire se sentir plus tranquille et protégé dans l’environnement où il se trouve maintenant, comme il l’était dans sa maison, avec sa famille.

RABÂCHEMENTS DES MOTS, GESTES ET COMPORTEMENTS

37Le dément rabâche souvent ses mots et ses gestes; peut-être qu’il cherche des références stables, quelques certitudes, quelqu’un pour communiquer, pour calmer le sens de solitude et de vide qu’il peut éprouver.

38Henderson, un malade d’Alzheimer, a écrit dans son journal : «Une des pires choses de l’Alzheimer, je pense, c’est que le malade se sent très seul. Aucune des personnes qui sont près de moi ne se rend vraiment compte de ce qui nous arrive. La plupart du temps, ou presque toujours, nous-mêmes, nous ne savons pas ce qui nous arrive. J’aimerais échanger des opinions, mes expériences, qui, au moins pour moi, sont une partie très importante de la vie… » Le dément comprend, se rappelle, éprouve des émotions, des sentiments, il reconnaît la relation, le sens et l’empathie dans la relation. Il n’a plus un esprit cognitif, mais il a encore un esprit émotif, un fort esprit émotif. La structure cognitive défend, protège l’émotivité de la personne, sans architecture cognitive l’émotivité est à découvert, plus fragile, sans défense.

39Alors c’est correct de dire : de-mence comme de-esprit, comme sans esprit. D’accord, l’esprit émotif est plus découvert, mais il est aussi plus fort, plus présent, plus sensible. Un malade d’Alzheimer, très grave, disait à ses enfants qui étaient préoccupés et qui parlaient entre eux : «Je ne comprends pas ce que vous dites, mais j’éprouve ce que vous éprouvez». C’est la condition existentielle du dément. S.A. Kierkegaard disait : «Comprendre et comprendre, donc, sont deux choses différentes»; comprendre avec l’esprit et comprendre à travers le cœur. Le dément comprend à travers le cœur, l’émotivité est le premier outil de compréhension, la première mémoire, quand l’esprit n’est pas encore formé, mais le cœur a déjà une histoire, il est déjà une histoire.

DÉMENCE : EXPRESSION D’UN MINUS OU D’UN PLUS

40Nous pouvons nous demander si la démence est un moins ou un plus. Dans la démence le cerveau n’est plus celui d’avant, il présente plusieurs signes de dégénération neuranatomiques et neurophysiologiques; la personne n’est plus celle d’avant, elle oublie les choses, les lieux, les noms, les visages; la relation n’est plus celle d’avant, on observe facilement des changements d’humeur, de comportement, de langage, de communication et de compréhension.

41Mais l’histoire d’une personne est-elle celle du passé ? Ou celle qui va commencer ? L’histoire est celle du passé, mais aussi celle qui va commencer. Une nouvelle relation et une nouvelle expérience commencent et créent ainsi une nouvelle histoire. L’histoire de demain peut être différente si aujourd’hui on vit une expérience différente.

42Chaque relation construit une nouvelle expérience et une nouvelle histoire. Pour le dément – et sa famille aussi – la relation avec les soignants commence une nouvelle histoire qui peut porter un regard différent sur l’histoire des personnes. Nous ne pouvons pas changer le passé, mais nous pouvons le comprendre et le regarder avec de nouveaux yeux.

43Le dément a besoin d’une préparation sensible et adéquate, d’un majeur engagement de travail, un « plus » professionnel de la part des soignants. Son histoire dépendra des personnes qu’il rencontrera, des expériences qu’il vivra et qu’il réussira à construire et à réaliser. Pour le dément l’histoire recommence au travers de sa maladie, et peut être un nouveau récit biographique créatif.

44Créativité et démence peuvent sembler une contradiction, mais plusieurs observations et témoignages montrent leur coexistence et leur influence réciproque. Peut-être que le processus du vieillissement oscille entre déclin et créativité, fragilité et renouvellement de la vie, sur un parcours continu. La prédisposition génétique, l’histoire personnelle, les expériences, les événements, les relations feront pencher d’un côté ou de l’autre. Henderson écrivait dans son journal : «Nous voulons que les choses soient comme avant. C’est justement ça que nous ne réussissons pas à supporter, ne pas réussir à être ce que nous étions. Ça fait mal à mourir (…) Tout ce que tu peux faire est incomplet – peut-être que tu ne réussiras jamais à composer une phrase – une belle phrase correcte qui exprime tout ce que tu veux dire – de telles phrases sont très rares. Mais de temps en temps elles viennent à l’esprit. (…) Nous continuons à croire que l’avenir a encore quelque chose pour nous ». L’espoir et l’image du futur restent dans le dément; les émotions, les pensées, leurs significations restent jusqu’à la fin de la vie de chaque personne, saine ou malade.

45W. Utermohlen, représente un témoignage d’expression créative dans la démence. C’est un peintre qui a composé des autoportraits avant et après la maladie d’Alzheimer. Les autoportraits suivent les différentes phases de l’aggravement de la maladie, ils illustrent la perception de soi pendant le déclin de la maladie. C’est un témoignage, un document exceptionnel. Un peintre connu qui tombe malade de démence et qui continue à se représenter (Crutch, Isaacs & Rossor, 2001). Au début de la maladie les autoportraits montrent le visage reconnaissable du peintre; après, pendant les années du déclin, les autoportraits perdent leur figure, mais restent, jusqu’au dernier autoportrait, le caractère essentiel de l’artiste et de l’art. Le dernier autoportrait semble décrire la perte d’identité et représente l’image d’un fantôme.

46Utermohlen suit comme un artiste sa dramatique aventure humaine, existentielle de dément, sa perception de soi, à travers ses autoportraits. Il semble conscient – au moins en termes émotifs – de ce qui lui arrive. La désorganisation cognitive n’élimine pas la possibilité d’exprimer sa créativité.

47Ramachandran (2003) propose dix lois universelles de l’art, parmi lesquelles : hyperbole, isolement modulaire et métaphore.

48A travers l’hyperbole on peut relever les caractéristiques d’une figure, d’un visage. Picasso, Monet, Van Gogh appliquaient l’hyperbole, comme Utermohlen, dans leurs autoportraits; les caricaturistes utilisent l’hyperbole. Un détail donne la forme, l’essentiel d’une représentation, d’une situation, d’une figure. Le dément peut être une hyperbole lui-même et il peut voir la réalité comme une hyperbole.

49L’isolement modulaire permet d’attribuer plus de valeur à un stimulus ou à une compétence. Le dessin d’un cheval, dessiné par un enfant autiste de cinq ans ressemble beaucoup plus au cheval de Leonardo da Vinci qu’au dessin d’un enfant normal de huit ans. L’isolement modulaire est présent aussi dans la démence frontotemporelle. Le cerveau compense ses manques. Dans l’autisme ou dans la démence la personne ne disparaît pas, mais elle trouve des ressources créatives impensables et quelquefois plus élevées.

50Dans la métaphore on rapproche deux conceptions différentes pour relever des aspects de l’une et de l’autre. Nous trouvons des exemples de métaphore dans l’art, come les double bras de Shiva qui dansent. Un autoportrait de Utermohlen, pendant sa démence, présente une figure humaine avec les deux bras en mouvement, détachés de la figure même; c’est peut-être une métaphore entre l’expression artistique d’une désorganisation et la recherche créative d’une nouvelle organisation.

51Une recherche (Cristini & Cesa-Bianchi, 2001) a comparé différents groupes de personne âgées : celles qui vivent chez elles, celles qui vivent dans une maison de retraite, des vieux musiciens, des déments. Ces personnes ont écouté des musiques lyriques, des chansons de leur époque, et elles ont observé des peintures. Chaque musique, chanson et peinture évoquait surtout une émotion : joie, tristesse, amour.

52En général, le groupe de déments a donné moins de réponses par rapport aux autres groupes. A l’écoute individuelle des musiques lyriques et des chansons, chaque groupe a attribué une valeur plus élevée à la joie. Pour les peintures le résultat était surprenant : le groupe des déments a attribué une valeur plus élevée à l’amour, représenté par la peinture Le baiserde Hayez (1859). A l’écoute des musiques lyriques les déments ont eu un autre résultat curieux : ils se sont mieux rappelé leurs parents, leurs grands-parents et leur enfance que les autres personnes âgées. Le dément connaît la représentation de l’amour, il peut aimer.

SOIGNANTS ET FAMILLE

53Il est indispensable, essentiel d’avoir une bonne préparation ainsi qu’un soutien pour les soignants et pour la famille de dément. Nous pouvons mieux comprendre la démence à travers les attitudes et les réactions émotives des soignants et des personnes de la famille. La relation continue avec le dément est très absorbante, fatigante. Les réactions émotives de la folie, de la démence sont difficiles à comprendre et à contenir.

54C.S. Henderson a écrit dans son journal : « Une autre chose qui m’affole, c’est que personne ne veut vraiment parler avec nous. Peut-être qu’ils ont peur de nous, je ne suis pas trop sûr que c’est exactement comme ça, je pense que oui, mais je peux rassurer tout le monde : la maladie d’Alzheimer n’est certainement pas contagieuse».

55Les soignants, les personnes de la famille peuvent avoir différentes réactions devant la maladie, parmi lesquelles : négation; angoisse, égarement; rage; impotence; sentiment de culpabilité; désespoir; tristesse; honte; vide; inadéquation; deuil blanc (le dément est présent, mais il n’est plus la personne d’avant qui a disparu).

56La démence peut provoquer une rupture de l’organisation de la famille. La démence d’un membre de la famille peut réactiver des problèmes, des conflits pas résolus qui étaient restés cachés, sous-silence pendant longtemps. C’est souvent la fille qui s’occupe de l’assistance (Simeone, 1989). Ce sont les femmes qui donnent la vie et ce sont les femmes qui accompagnent à la fin de la vie.

57La démence interroge la famille, l’équipe de travail, chaque personne de la famille et chaque soignant. Elle peut provoquer une rupture, mais une nouvelle réorganisation aussi, souvent plus adéquate et capable de soutenir et de comprendre le dément. La famille et les soignants ne doivent pas rester seuls, isolés. Ils doivent avoir la possibilité de parler de leurs émotions, de leurs difficultés, de leurs pensées sur la démence et sur ce dément. Ils ont besoin de se confronter avec les autres membres de la famille, avec les autres soignants. S’ils parlent de ce qu’ils pensent et de ce qu’ils éprouvent sur la démence, ils peuvent mieux comprendre et aider le dément.

CONTRIBUTIONS DES NEUROSCIENCES

58Le cerveau a des capacités d’adaptation à chaque âge. C’est un grand espoir pour les personnes âgées et surtout pour les personnes démentes. Le cerveau peut refaire, reconstruire ses cellules malades.

59Plasticité, redondance, sprouting, synapsigenèse, circuits rentrants, NGF (nerve growth factor), protéines régénératrices, neurogenèse, neurones miroir sont les capacités d’adaptation du cerveau (Levi Montalcini, 1998; Gross, 2000; LeDoux, 2002; Edelman, 2004; Gallese, Keysers & Rizzolatti, 2004).

60La découverte de neurones miroir dit que le cerveau apprend beaucoup par imitation. C’est une découverte qui renforce l’importance de la relation, de l’environnement. Dans un milieu négatif, pas favorable qui produit l’isolement, la marginalisation, l’abandon, les capacités du cerveau ne s’expriment pas, elles restent inactives. Dans un milieu positif, favorable qui produit la stimulation, la socialisation, la créativité, les capacités du cerveau peuvent s’exprimer de la meilleure façon et s’ouvrir à la curiosité, à l’expérience, à la connaissance, au futur.

61L’intuition de Leonardo da Vinci : « Comme le fer se rouille sans usage et l’eau dans le froid se gèle, ainsi l’esprit sans exercice se gâche» trouve confirmation.

62La démence représente encore, sous différents aspects, une énigme clinique, culturelle, relationnelle. Elle est composée de l’histoire d’une personne. Il y a beaucoup de démence, nombreux sont les déments. Chaque dément a besoin d’un traitement personnel, adéquat à sa biographie.

63Les fonctions psychiques se désorganisent et se réorganisent continuellement au cours de la maladie. Il y a un parallélisme neuropsychologique entre le développement de l’enfant et la régression de la démence. Mais chaque histoire raconte le rapport entre esprit et cerveau, esprit et cœur, personne et environnement, soi-même et la vie. Le dément comprend, à sa façon, mais il comprend, il éprouve des sentiments, il pense, il se rappelle, il est créatif; nous devons penser, comprendre, être créatifs quand nous avons une relation avec le dément. Ce n’est pas toujours facile de comprendre le dément, mais c’est possible.

64Henderson a écrit : «En effet, les personnes souffrant d’Alzheimer pensent – peut-être qu’elles ne pensent pas les mêmes choses que les personnes normales, mais elles pensent. Elles se demandent comment les choses arrivent, pourquoi elles arrivent d’une certaine façon. Et c’est un mystère». Mais quelle idée avons-nous de la démence et du dément ? A. Einstein disait : «Il est plus facile de rompre un atome qu’un préjugé». Les idées orientent, définissent les attitudes, les comportements. Et si le dément se nourrit de nos idées, des idées de l’environnement ?

65Nous devons chercher au-delà du masque. Nous devons rencontrer la personne et son histoire à travers le masque de sa démence. Nous pouvons recommencer une nouvelle histoire, composée des pensées et des sentiments. Nous pouvons éprouver les mêmes émotions, négatives et positives que le dément. Nous comprendrons mieux la démence et le dément pourra mieux vivre son histoire, jusqu’à la fin.

66Pour M. Proust : «Le vrai voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouvelles terres, mais à avoir de nouveaux yeux». Et ça, c’est un petit voyage dans la démence.

Bibliographie

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Mise en ligne 01/12/2008

https://doi.org/10.3917/gs.122.0193

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