Notes
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[1]
Weil P. (2006) « Tels pères... quels fils », édit Eyrolles.
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[2]
Maurice Lévy est Président du directoire Publicis Groupe SA.
-
[3]
« Où ils retrouvent leur système naturel de fonctionnement : bottom up, peer to peer, individualisation des opinions, rapidité des questions/ réponses via un média privilégié, le net », p. 146.
-
[4]
Le réseau corporate du groupe de communication mondial Publicis.
1 Et si les 25-35 ans avaient eux aussi, tué leur père… mais à leur manière, en développant notamment des modes de pensée, des valeurs et des comportements radicalement différents de ceux des baby boomers.
2A l’heure où les baby boomers vont massivement prendre leur retraite, il nous a semblé utile d’identifier les valeurs respectives de ces deux générations [1] afin de mieux cerner ce qui les rassemble ou les sépare et donner ainsi à chacune la possibilité de mieux se comprendre. Car prévient Maurice Lévy [2] dans la préface «la société, la famille, l’individu et les relations interindividuelles, le rapport à la société, à l’autre, à la famille, ont vécu un tsunami qui n’a pas fini son œuvre de bouleversement de l’intérieur de la société française ».
3Commençons par une précaution et un postulat.
4La précaution : soyons clairs, si les baby-boomers et leurs enfants ne partagent pas la même vision, cela ne nie pas la force et la qualité des sentiments qui les unissent. Les baby-boomers aiment leurs enfants qui le leur rendent bien : la voix du cœur n’est pas ici en cause. Mais c’est la voix de la raison qui nous a invités à mettre en évidence leurs différences de points de vue.
5Le postulat : nous n’avons pas comparé la vision moderne des années 70 et la vision post-moderne actuelle, mais nous avons décidé, devant la perplexité qu’engendraient ces termes abscons, de comparer ces deux visions à travers les générations qui les incarnent : les baby-boomers et leurs enfants.
6Comment ? En établissant une grille de lecture qui éclaire leurs rapports respectifs à une dizaine de thèmes, que ce soit au politique/économique, à l’autorité/ autonomie, au collectif/ individuel, ou encore à l’assimilation/communautarisme, ou à la République/démocratie…
DES DIFFÉRENCES MAJEURES DE GÉNÉRATION
7La première différence est d’ordre politique. Les baby boomers qui, dans la droite ligne de la modernité, ont cru en un idéal politique de progrès, se vivaient comme une génération de libération en lutte contre le colonialisme, le machisme ou les mandarins. Les pères étaient guidés par des combats politiques, idéologiques et collectifs qui orchestraient leurs choix individuels et leurs engagements dans leur profession ou leurs réseaux amicaux.
8Leurs enfants, eux, sont davantage orientés par leurs choix économiques et personnels. C’est désormais en clients plus qu’en électeurs qu’ils vivent leur pouvoir, leur « pouvoir d’acheter », de se faire désirer par les marques, de négocier au prix fort leur fidélité, de donner leur avis sur le net.
9Aussi la différence est-elle frappante entre les pères dont l’appartenance politique structurait la vision du monde et les fils, dont les attitudes plus consuméristes, sont tournées, souvent légitimement, vers leurs préoccupations économiques immédiates : l’emploi, le logement, le futur.
10Entre les pères qui se constituaient collectivement en « génération 68 » et les fils qui se veulent individus singuliers. Entre les pères qui, élevés dans le souci du collectif, ont du éviter le « je », arrogant, partiel, partial et égoïste, et les fils qui, hostiles à toute étiquette, revendiquent de ne parler qu’en leur nom personnel.
SANS AUCUN DOUTE, CECI EST DÛ À UNE DIFFÉRENCE DE CONTEXTE
11Les premiers ont connu une éducation dure mais une vie douce, les seconds, une éducation douce mais une vie plus dure. Les pères ont bénéficié des trente glorieuses, de la croissance économique, de la libération sexuelle, de l’essor de la société de consommation, alors que leurs enfants affrontent chômage, sida, menaces terroristes, sanitaires et écologiques.
DIFFÉRENCE DE RAPPORT À L’AUTORITÉ AUSSI : DES PÈRES AUX PAIRS
12Les baby-boomers ont été élevés dans une société hiérarchique et respectueuse de l’autorité du père (du chef de famille, de l’Etat, des institutions), dans un modèle pyramidal qu’ils ont certes destitué, mais qui les a structurés. Et ils ont promu pour leurs fils, un modèle horizontal, de plus grande parité dans le couple et d’autonomie au foyer, qui procure plus de libertés mais moins de repères.
13Le déclin progressif de l’autorité patriarcale et pyramidale s’est traduit aussi bien dans la maison, qui a pris des allures de ruche alvéolaire où chacun vit à son rythme, que dans la consommation qui, de masse, s’est peu à peu diversifiée et personnalisée. Dans les médias enfin qui, dans le même mouvement, sont devenus privatifs, « one to one » et interactifs : ce n’est plus la télévision qui trône au milieu du salon et qui orchestre le rythme familial, mais les multiples écrans, consoles ou mobiles qui, de manière éclatée et nomade, organisent des univers multipolaires et personnalisés.
14On pourrait même dire que le net est devenu la métaphore de notre société avec son modèle décentralisé, son accès direct, dans l’instant, son rythme à la vitesse ADSL, son aptitude à courtcircuiter les corps intermédiaires.
15En une génération, les logiques centralisées, descendantes et autoritaires des pères, ont fait place aux échanges horizontaux, interactifs, entre Pairs.
CECI N’EST PAS SANS EFFET SUR LES FORMES DE CRÉDIBILITÉ RESPECTIVES
16Pour les baby-boomers qui croyaient aux élites, aux avant-gardes, la vérité s’étalonnait à la médiation des experts et des journalistes alors qu’elle semble, pour les 25-35 ans, plus accessible par la confrontation directe des points de vue, sans filtre, comme sur les blogs. Les pères regardent le journal télévisé de 20 h ou la presse comme une parole, sinon officielle, du moins crédible, quand les fils se fient davantage à la vérité du vécu et à la liberté de ton des blogs et des forums.
ONT-ILS UNE MÊME CULTURE DE LA RAISON ET DE L’ÉMOTION ?
17Dans leur éducation classique, les baby-boomers ont appris à se méfier des passions et à privilégier la rationalité du « je pense donc je suis » (du moins en parole) quand leurs enfants, au contraire, ont réhabilité les émotions et mis à équivalence le QI et le QE. Eux jugent de plus en plus au « je ressens donc je suis »… et ne s’offusquent pas de voir la vie publique devenir un champ de confessions intimes, la vie privée le parangon de la vérité, le corps dire le « vrai » plus que l’esprit, et les sportifs être plus valorisés que les prix Nobel.
PÈRES ET FILS PARTAGENT-ILS LES MÊMES MODES DE PENSÉE ?
18On peut aller plus loin et s’interroger sur les différences de leurs modes de pensée. Formés à la culture écrite, les baby-boomers armaient leur capacité à dérouler une logique linéaire, à ordonner les causalités, à structurer et hiérarchiser les arguments, alors que leurs enfants, nourris d’une culture multi-média, sont plus sensibles à une expression impressionniste qui juxtapose mots-clés et images. Les aînés se repèrent mieux à l’articulation séquentielle et à l’ordre chronologique quand les 25-35 ans préfèrent ressentir et s’imprégner d’incrustations synchroniques.
19Les premiers pensent ainsi davantage en « sablier » dans un raisonnement qui part d’une vision générale pour aboutir à l’idée maitresse, ensuite elle-même redéployée.
20Les seconds privilégient le « patchwork », par la suggestion combinée de touches suggérées, de superpositions et mixités d’informations qui s’entrecroisent.
CES DEUX GÉNÉRATIONS VIVENT-ELLES À LA MÊME ÉCHELLE DANS L’ESPACE ET LE TEMPS ?
21On constate d’emblée leur différence de rapport à l’espace : pour les uns; celui de la nation, de la langue, de l’assimilation républicaine, pour les autres, celui plus complexe de la décentralisation, de l’Europe et de la mondialisation où la nation peine à redéfinir sa place.
22Différence de temporalité aussi : les baby-boomers rêvaient à l’an 2000, à un futur synonyme de progrès alors que leurs enfants leur renvoient un « demain ne sera pas meilleur ». Ils profitent de l’instant mais sans oser se projeter dans l’avenir. Génération de l’arrêt sur image, ils conjuguent le présent, l’instant et l’instinct : mais comment s’en étonner quand on leur répète que le centre du monde se déplace vers l’Asie, la Chine, l’Inde, ou vers le Brésil et que leur « espace » s’en modifie ? Comment s’en étonner quand leurs parents leur demandent conseil sur les nouvelles technologies et que le « temps » devient celui d’une inversion de la transmission ?
DIFFÉRENCE ENCORE SUR LES DROITS ET DEVOIRS
23Les pères aiment à rappeler que, dans leur éducation d’aprèsguerre, ils ont appris à privilégier les « devoirs d’effort » alors que leurs enfants, nourris au lait de la société de consommation, ont la chance de s’adonner au « droit au plaisir ». Certes, le plaisir n’est plus un péché et est même devenu un droit affranchi de toute culpabilité, mais ce serait en conclure trop vite que l’effort est absent chez la nouvelle génération. Il est seulement passé au crible d’un nouveau calcul : « en vaut-il la peine ? Est-il un investissement rentable ?» se demande cette génération qui attend un « retour sur investissement » dans sa formation, au travail, ou même dans sa vie privée.
24Mais les baby-boomers sont-ils les « hommes de devoirs » qu’ils se plaisent à décrire : ont-ils épuré la dette, anticipé les retraites et les systèmes de santé et préparé la société pour la génération future ?
25On pourrait parler aussi de leurs différences sur l’universalisme et le communautarisme, l’idéalisme ou le pragmatisme, l’enracinement ou la mobilité…ou sur le jeunisme et en tirer les implications sur les stratégies des acteurs, sur le marketing des entreprises, ou les choix des individus... Mais ceci est l’objet, thème par thème, de ce livre «Tels pères, … quels fils ?».
AUSSI, POUR CONCLURE, NOUS REVIENDRONS À LA POLITIQUE DONT LES DEUX GÉNÉRATIONS N’ONT PAS LA MÊME VISION
26Les baby-boomers l’envisagent plutôt comme un « menu » auquel adhérer globalement et continuent d’attendre un grand projet, une vision d’ensemble; leurs enfants l’envisagent plutôt comme une démocratie « à la carte » et directe [3].
27Les premiers jugent en priorité la nature et la qualité du projet. Les seconds la transparence et l’honnêteté des acteurs, leur désir ou non de pouvoir, leur personnalité, leur sincérité.
28Les premiers étudient la cohérence des positions et promesses et jaugent à la hauteur des intentions, les seconds attendent des mesures et des actes et jaugent à l’utilité des réalisations, quitte à se montrer impitoyables face à l’hypocrisie ou au décalage entre les promesses et les actes.
29Enfin, les pères, soucieux de l’unité de la République, sont plus enclins à accepter l’autorité des institutions représentatives et la discipline des partis, alors que les fils, désireux surtout qu’on entende leur voix et celle de chacun, sont plus attirés par la vivacité de la Démocratie, parfois même jusqu’à la désobéissance civile. Ici, priorité au respect de la majorité, là à l’expression des minorités.
NOTRE SOCIÉTÉ EST AINSI TRAVERSÉE PAR DEUX GÉNÉRATIONS AUX VALEURS INVERSÉES
30Aussi, le défi posé aux dirigeants est-il de tenter d’éviter la juxtaposition de populations dont les attentes et besoins divergent et d’échapper à la tentation d’un catalogue de mesures « corporatistes ».
31Cette élection présidentielle marque, non seulement un changement de génération, mais aussi une redéfinition du rapport au politique. C’est pourquoi les candidats tentent d’échapper aux lignes de fractures traditionnelles : ici, en redonnant la parole à tous, dans une logique ascendante qui court-circuite les partis avec la démocratie participative; là en dénonçant les clivages gauche/droite; là encore, en réunissant dans une histoire partagée l’héritage de gauche et de droite…
32Ces candidats sont devant un nouveau paradoxe : devoir, dans un pays qui vieillit, convaincre à la fois les baby-boomers qui attendent un projet d’ensemble et les plus jeunes qui attendent légitimement des réponses sur l’emploi, le logement… Ils doivent à la fois faire suffisamment rêver pour redonner une impulsion, mais sans promettre des lendemains qui chantent à l’heure où la dette est abyssale. Etre crédibles pour chaque segment de population, mais sans sombrer dans le clientélisme. Redonner confiance dans l’efficacité d’une politique nationale mais tenir compte des défis européens et mondiaux de plus en plus prégnants. Répondre aux enjeux économiques immédiats mais dans le cadre d’un développement durable pour les générations futures.
33En somme, il leur faut redéfinir le sens pour le XXIe siècle de cette alchimie qui conjugue à la fois liberté, égalité et fraternité. Autant de sujets sur lesquels le fossé générationnel peut être une clé de compréhension utile faute de quoi, il risque, de devenir, aussi, un conflit d’intérêts.
34La démarche méthodologique : comment est née cette réflexion ?
35Plus notre société se fragmente, plus elle est centrifuge, plus les modes de vie se ramifient et plus cette complexité risque d’être déroutante. Aussi, le défi de notre société n’est-il plus le défi de l’information, mais celui de son traitement. A commencer par l’identification des grandes tendances.
36C’est pourquoi il nous a paru utile de tenter de discerner, au-delà de chaque secteur et de chaque catégorie de population, un canevas général des évolutions. Nous avons élaboré une « grille » de lecture, je n’aime pas le mot qui enferme, disons une interprétation des principales évolutions sur deux générations : les baby boomers et leurs enfants.
37Comment ?
38J’ai la chance comme associée de Publicis Consultants [4] d’aider, depuis une dizaine d’années, les entreprises et les marques à élaborer leurs stratégies pour répondre au mieux aux mutations de société et aux nouvelles aspirations.
39Pour cela, notre expertise réunit des compétences en stratégie, en management et en sciences humaines. Notre rôle est d’accompagner les décideurs dans le discernement du sens de ces évolutions et de décoder les perceptions de leurs divers destinataires, clients, citoyens, presse, ou autres parties prenantes.
40Cette activité suppose d’identifier les motivations et les référents des jeunes comme des moins jeunes, des femmes comme des hommes, des amateurs comme des réfractaires, aussi bien dans le domaine de la grande consommation, (alimentation, cosmétique, services...) que dans le luxe, le secteur industriel ou pharmaceutique.
41Grâce à l’expérience acquise par la diversité de ces secteurs, j’ai pu détecter les mouvements transversaux plus profonds qui affectent notre société et notamment les nouvelles formes que prend la différence générationnelle.
42« Tels pères, … quels fils ?» est le fruit d’une double démarche : d’une part d’un intérêt personnel pour l’analyse théorique sur nos sociétés moderne et post-moderne, et d’autre part de la confrontation de cette théorie avec ma pratique quotidienne en consulting.
43Cet ouvrage est aussi le fruit d’un croisement pluridisciplinaire qui, grâce à la sociologie, la psychologie et l’anthropologie, m’a permis d’identifier les imaginaires à l’œuvre de ces deux générations et les comportements conséquents.
44C’est enfin le témoignage d’une approche qui ne peut se contenter de comprendre l’existant, mais qui doit profiler les solutions pour demain et les faire partager. C’est pourquoi chaque chapitre se conclut sur la manière dont les évolutions de société ont conduit le marketing à s’adapter.
45C’est en cernant les référents, les aspirations, les modes de pensée, les valeurs de chaque génération que l’on peut en effet sculpter les offres et proposer les services comme les messages les plus adaptés. En tenant compte, évidemment, de l’environnement notamment médiatique qui colore les perceptions. D’où les nombreux exemples de cette réflexion issus des medias.
46En définitive, « Tels pères, … quels fils ?» a été élaboré en sept ans, en parallèle de cette activité professionnelle de consulting. Sa trame, conduite dès 1999, a pu ainsi subir l’épreuve du temps pour valider et affiner la pertinence de l’approche et la nourrir d’expériences.
Notes
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[1]
Weil P. (2006) « Tels pères... quels fils », édit Eyrolles.
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[2]
Maurice Lévy est Président du directoire Publicis Groupe SA.
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[3]
« Où ils retrouvent leur système naturel de fonctionnement : bottom up, peer to peer, individualisation des opinions, rapidité des questions/ réponses via un média privilégié, le net », p. 146.
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[4]
Le réseau corporate du groupe de communication mondial Publicis.