Notes
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[1]
Borneman E. (1978). Psychanalyse de l’argent. Paris : P.U.F. 450 p.
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[2]
Forrester V. (1996). L’horreur économique. Paris : Fayard, 216 p.
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[3]
Lazarus A., Strohl H. (1995). Une souffrance qu’on ne peut plus cacher. Rapprot du groupe de travail DIV, DIRMI «Ville, Santé mentale, Précarité et Exclusion Sociale», 120 p.
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[4]
Jankélévitch V. (1986). Traité des vertus. Paris : Champs-Flammarion, 320 p.
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[5]
Maisondieu J. (2001). Le crépuscule de la raison. Paris : Bayard éditions, 310 p.
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[6]
Forrester V. (1996). L’horreur économique. Paris : Fayard, 216 p.
DU COMPLEXE DE MIDAS À LA COURSE À L’ARGENT
1On doit à Ernest Borneman la notion de « complexe de Midas » en référence à la légende classique selon laquelle le roi Midas ayant reçu Dionysos à sa table avait obtenu en remerciement la promesse de celui-ci qu’il exaucerait le vœu qu’il ferait, quel qu’il soit. Malheureusement pour lui, Midas fit le vœu que tout ce qu’il toucherait se transformerait en or et il mourut sur son tas d’or car désormais : « il ne pouvait ni boire ni manger, ni aimer ni se réchauffer, car les aliments, la boisson, les femmes et les vêtements se transformaient à son toucher en or, métal froid et dur » [1].
2Borneman voit dans cette légende l’illustration parfaite du mercantilisme de notre culture et de ses conséquences mortifères. Dans son ouvrage Psychanalyse de l’argent édité pour la première fois en 1973, il rappelle en effet que, hormis les cas pathologiques, «celui qui a assez mangé est rassasié. Celui qui a assez bu n’a plus soif» et que «la satisfaction en matière de désir sexuel connaît également des limites corporelles». Mais il ajoute cette précision importante : «seule l’envie d’argent est illimitée». Et en plus, selon lui, elle l’est d’emblée. C’est donc avec une certaine logique, qu’il appelle complexe de Midas «le sédiment psychique de ce phénomène social».
3Il est difficile de contester le bien fondé de sa description d’autant plus que la situation s’est aggravée au cours des dernières décennies : le monde dans lequel nous vivons est à l’évidence tenaillé par la « soif des richesses » et dangereusement atteint par la fièvre de l’or.
4Certes, la course à l’argent n’est pas une nouveauté, mais elle s’est généralisée et, en même temps, elle s’est emballée. Désormais une évidence s’impose : l’Economie n’est plus au service des individus, ce sont les individus qui sont au service de l’Economie. Et comme le phénomène se joue à l’échelle mondiale, personne ne peut échapper à ses conséquences.
5L’inversion complète et généralisée des rapports entre l’intérêt pour l’homme et l’intérêt pour l’argent qui engendre ce phénomène et que ce phénomène entretient à son tour en rétroaction nous conduit à vivre et nous oblige à nous adapter à cette situation que Viviane Forrester a décrite il y a quelque années comme «l’horreur économique» [2].
6Désormais, chaque individu n’est plus seulement obligé de gagner de quoi vivre et faire vivre les siens, on attend de lui qu’il apporte du profit au Capital. Dans les faits, c’est plus qu’une attente, c’est une exigence dès lors que le marché du travail est soumis au même impératif de rentabilité que les individus. Les emplois qu’il procure ne sont plus essentiellement destinés à permettre à ces individus de vivre mieux en utilisant leurs différentes compétences et en se partageant le fruit de leur labeur. Ils sont créés ou détruits en fonction de leur rentabilité pour le Capital. Advienne que pourra de ceux qui se retrouveront au chômage. Quant aux retraités, gare à eux s’ils n’ont pas assez économisé pour leurs vieux jours. Devenus vieux et dépendants, ils devront se faire à l’idée qu’ils sont inutiles et encombrants au risque d’y laisser la raison faute d’avoir encore des raisons de vivre. À moins que, poussant la logique à son terme, ils ne se résolvent au suicide.
7Il nous faut le reconnaître, mais nous devrions refuser de l’admettre : l’homme moderne n’est plus un être à la valeur inestimable. Il vaut de l’or s’il rapporte beaucoup. C’est un moins que rien s’il ne rapporte rien et qu’en plus il faut dépenser pour lui. En raison du relatif non-dit qui règne à son sujet, ce primat de l’argent s’impose comme allant de soi. Entré dans les mœurs après s’être insinué dans les façons de penser, il oriente plus ou moins inconsciemment nos comportements et influence plus ou moins à notre insu nos rapports avec les autres. Il est préjudiciable à tous dès lors qu’il privilégie l’avoir sur l’être.
8Il faut un contexte particulier pour que ses effets pathogènes se démasquent. Et encore ! Seulement si on veut bien être attentif et qu’on est prêt à affronter pour le corriger ce scandale que dissimule l’attrait excessif de la course au profit : donner la première place non pas à l’homme mais à l’argent conduit inexorablement certains hommes à perdre leur place parmi les autres hommes. Maintenus en vie un certain temps, ils sont victimes d’un processus d’exclusion discriminante qui les déshumanisent jusqu’à ce que leur mort s’en suive.
9Ces effets pathogènes du primat de l’argent n’acquièrent une certaine visibilité que chez ceux dont la pauvreté des moyens économiques ou psychiques est assez marquée pour constituer un handicap insurmontable les empêchant de suivre le train de la course au profit comme consommateurs ou comme producteurs.
10Pour vivre dans nos opulentes démocraties occidentales, l’argent est devenu presque aussi indispensable que l’air. Comme en ce qui concerne ce dernier, on ne s’aperçoit qu’on a un besoin vital d’argent seulement lorsqu’il vient à manquer. Mais alors que celui qui est en danger d’asphyxie est à peu près assuré que les autres feront tout leur possible pour lui venir en aide, celui qui ne parvient plus à joindre les deux bouts est rapidement amené à constater qu’il ne vaut rien ou en tout cas pas grand chose aux yeux des autres puisque ces derniers ne sont pas trop désireux de l’aider financièrement. Si sa vie n’est pas immédiatement en danger, en revanche ce constat le mène rapidement à mourir de honte. Cela se produit dès qu’il comprend qu’il n’est pas assez précieux à leurs yeux pour que les autres envisagent sérieusement de le sauver de la misère plutôt que de continuer à accumuler des richesses comme si de rien n’était.
11Disqualifiés de ne rien rapporter et d’être à charge de la collectivité parce qu’ils sont en trop sur le marché du travail ou, pour ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, parce qu’ils sont devenus trop vieux et trop dépendants pour pouvoir vivre alors que leurs économies sont devenues insuffisantes, ceux qui manquent de moyens sont mis sur la touche. Ils y vivotent chichement en marge de la société à l’aide de maigres allocations censées leur assurer des moyens convenables d’existence.
12Que les exclus du marché du travail puissent souffrir de leur situation est admis depuis une quarantaine d’années. Leur souffrance est facilement rattachable à la pauvreté et à la précarité qui en font le lit. C’est «cette souffrance qu’on ne peut plus cacher» dont le rapport Lazarus-Strohl avait précisé quelques aspects en 1995 [3]. Concernant tout autant des bien portants que des malades, elle est évidemment plus facilement isolable et rattachable à sa cause chez ceux qui étaient en bonne santé physique et psychique avant d’être exclus du marché du travail. Et c’est donc chez eux qu’on peut la décrire dans sa forme la plus pure.
13Devenus pauvres, n’ayant plus les moyens matériels d’assurer leur place dans la société, ces exclus qui allaient bien jusque là peuvent toujours respirer et arrivent le plus souvent à trouver de quoi manger, mais ils ne savent plus où se mettre. En outre, parce qu’ils sont dévalorisés d’être pauvres, ces Sans-place deviennent honteux de se sentir en trop, méprisés et inutiles. C’est pourquoi, à peine ont-ils perdu leurs moyens matériels, qu’ils perdent également leurs moyens psychologiques. Complexés par leur manque d’aisance matérielle (a fortioris’ils étaient déjà vulnérables au jugement d’autrui avant de devenir pauvres), ils manquent d’aisance sur le plan comportemental. Ils n’osent plus s’affirmer en même temps qu’on cesse de les reconnaître comme des interlocuteurs dignes d’intérêt. De ce fait leur exclusion des circuits économiques se complète de leur exclusion du champ symbolique. Leurs contacts avec les autres, ceux qui sont encore dans l’aisance se raréfient. Un cercle vicieux s’instaure : plus ils s’enfoncent dans la désinsertion, plus ils doutent d’eux; plus ils doutent d’eux, plus ils s’enfoncent dans la désinsertion. Pire, plus ils s’enfoncent dans la désinsertion plus ils paraissent loin de l’humanité car ils n’ont plus ni les moyens matériels ni le ressort suffisant pour garder une apparence humaine et les autres qui prennent leurs distances avec eux n’arrivent plus à les reconnaître comme des semblables à respecter coûte que coûte.
14D’abord inutilisés, parce que sans emploi, ils se sentent devenir inutiles. Ensuite, manquant de tout, et rejetés de partout, ils se démoralisent et s’effondrent jusqu’à devenir inutilisables. Pour finir ils deviennent des indésirables condamnés à mendier leur survie dans la rue qui réduit sauvagement leur espérance de vie !
15Dans leur cas l’exclusion est le premier temps d’un processus de déshumanisation qui se parachève secondairement par une discrimination mortifère.
16En ce qui concerne les personnes âgées, le processus de déshumanisation se met également en branle quand elles ne peuvent plus suivre le train de la course à l’argent, mais à l’inverse, c’est une discrimination qui ne dit pas son nom qui précède l’exclusion. Laquelle parachèvera le processus. Cependant cette discrimination – l’âgisme – ne se révèle et ne révèle pleinement son redoutable potentiel de déshumanisation que lorsque le manque d’argent la met complètement à nu.
17Les souhaits mortifères qui président au processus de déshumanisation se manifeste à propos du vieillard désargenté et dépendant quand vient se poser crûment la question de l‘intérêt de la poursuite de sa vie par rapport à son coût, alors qu’il n’y a plus aucun profit à en attendre.
18Cette question, qui pourtant est révoltante, est paradoxalement posée souvent avec une certaine innocence car elle n’est pas vraiment cynique, elle s’inscrit dans la logique du primat de l’argent qui est la logique la plus commune aujourd’hui.
19D’ailleurs, beaucoup de personnes âgées percevant qu’elles sont moins désirées/désirables en même temps qu’elles vieillissent et ayant admis comme tout le monde que l’argent prime sur l’homme essayent plus ou moins inconsciemment de racheter leur manque d’attraît personnel en achetant les autres quels que soient leurs âges (bonbons pour les plus petits, chèques pour les plus grands etc...). C’est pourquoi lorsqu’elles n’ont plus les moyens de compenser financièrement leur manque à être appréciées, les choses se gâtent sérieusement pour elles.
20Même celles ou ceux dont elles croyaient être appréciées, commencent à moins les fréquenter voire à les éviter. Les apparences d’une authentique cordialité ne sont plus sauves. Plus souvent à raison qu’à tort, elles comprennent qu’on ne venait pas les voir pour elles, puisqu’on ne vient plus les voir maintenant qu’elles n’ont plus rien d’autre à offrir que leur misérable solitude.
21C’est un lieu commun que de dire qu’on ne connaît ses vrais amis que dans la détresse. Mais en ce qui concerne la personne âgée, la chose est poussée à l’extrême. Elle n’est pas seulement confrontée à la perte d’amitiés, elle constate qu’elle perd sa place au sein de l’humanité puisque si elle continue à vivre au milieu d’humains, ceux-ci ne la reconnaissent plus comme quelqu’un de fréquentable. Elle est d’un autre monde, celui des vieux qui n’ont rien à faire, qui ne servent à rien, dont on se demande et qui finissent par se demander qu’est-ce qu’ils font encore là ?
22Maintenant qu’elles sont pauvres, elles se voient plus ou moins discrètement reprocher d’être toujours en vie, alors qu’elles n’inspirent pas de désir et que, non seulement elles ne rapportent rien, mais en plus que leurs retraites coûtent cher, quand ce n’est pas leur mauvaise santé et leur dépendance qui mettent en péril la Sécurité sociale ou les finances du Département...
23Elles ne valent rien et elles coûtent cher, tel est le message peu amène qu’elles doivent encaisser sans broncher puisqu’on ne parle pas de ces choses là. Non pas vraiment, hélas ! en raison d’une censure exercée au nom de la bienséance. Mais parce que c’est désormais comme cela que l’on pense si on est vraiment un homme de son temps : la valeur d’une vie humaine n’est pas inestimable, elle se mesure à son utilité.
24L’indicateur de l’utilité d’un individu, c’est ce qu’il rapporte au Capital. Quand quelqu’un coûte et qu’en plus il est à peu près certain qu’il ne rapportera plus jamais rien, ce qui est le cas du vieillard désargenté et dépendant, c’est un inutile dont la vie n’a plus de raisons d’être puisqu’il est un bon à rien encombrant voire coûteux...
25À la différence du rejet des exclus du monde du travail qui peut paraître accidentel, lié aux aléas de l’Économie, et qui a un relatif potentiel de réversibilité pendant un certain temps, celui des personnes âgées est irréversible et son camouflage derrière l’alibi économique ne tient pas. Dans leur cas, dès qu’elle s’ouvre, la plaie d’argent dévoile abruptement la profondeur du mal du siècle : l’être humain n’a aucune valeur propre. Quand il n’a rien pour lui, quand il n’a rien à vendre et qu’il ne peut acheter personne, et surtout quand il n’apporte pas sa contribution au Capital, il n’a plus rien à faire sur terre et la légitimité de sa survie se discute.
26Certes, le principe que chaque être humain est une personne unique en son genre à la valeur totalement inestimable et à respecter coûte que coûte demeure d’actualité dans les discours. Mais en réalité du fait de la survalorisation de l’argent et du pouvoir d’achat, l’individu n’est plus une personne digne de ce nom. Consommateur ou producteur, il se trouve réduit à la dimension d’une entité bio-psycho-sociale dont l’opportunité de la survie est directement subordonnée à son rapport qualité-prix ! Parce qu’il n’est plus inestimable, l’homme moderne voit sa vie mise à prix. Parce que sa vie est mise à prix, l’acquisition d’argent devient sa seule raison d’être et son souhait le plus cher rejoint celui de Midas : que tout ce qu’il touche se transforme sinon en or, du moins en argent.
27Nolens volens, chaque individu est entraîné dans cette course à l’argent. Et, comme pour pouvoir conserver l’illusion rassurante d’être une personne d’une valeur inestimable, il faudrait qu’il ait une fortune elle-même inestimable, sa « soif des richesses » est forcément inextinguible, ce qui donne également raison à Borneman. Complexe de Midas et course à l’argent sont étroitement réunis pour faire le malheur de l’homme moderne. Il ne s’en aperçoit vraiment que quand il devient vieux et qu’on vient lui reprocher le prix de sa survie prolongée.
DE LA COURSE À L’ARGENT À L’INUTILITÉ DES VIEUX
28La dure réalité du monde contemporain est donc la suivante : pour exister aux yeux des autres et pouvoir se procurer les moyens de vivre décemment tout individu doit rapporter au Capital. De ce fait l’exclusion et la discrimination de ceux qui ne rapportent rien au Capital sont inéluctables, comme devient inéluctable leur mauvaise santé mentale puisqu’ils se retrouvent dans l’incapacité d’accéder à un «état de bien être dans laquelle la personne peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un travail productif et fructueux, et contribuer à la vie en communauté». État censé représenter la santé mentale si l’on en croit l’OMS.
29Malheureusement pour eux, dans la mesure où la désacralisation de l’être qui va de pair avec la sacralisation de l’avoir est un phénomène qui s’est universalisé, leur mal-être ne peut pas être perçu comme tel et repéré et isolé comme une souffrance particulière. Ses symptômes se retrouvent noyés parmi «les tensions normales de la vie» ou bien, s’ils deviennent trop marqués, ils sont assimilés à des effets du stress. On évoque alors le caractère trépidant de la vie moderne et la difficulté, tout à fait réelle, notamment pour les personnes âgées, de s’y adapter. Mais y voir le rôle des effets délétères de la préséance de l’argent sur l’humain, c’est une autre histoire.... à moins toutefois d’accepter de s’interroger sur une plainte qui revient souvent, surtout chez les personnes âgées, celle d’un sentiment d’inutilité.
30Ce sentiment d’inutilité me paraît devoir être considéré comme le symptôme typique du mal-être engendré par le primat de l’avoir sur l’être lorsqu’il a quelques particularités : il ne s’inscrit pas dans le cadre d’un mouvement dépressif franc qui l’expliquerait. Il ne renvoie pas plus au sentiment d’abandon de qui se sent délaissé ou mal aimé. Il n’est pas non plus directement en rapport avec l’angoisse existentielle, même s’il peut arriver à la mobiliser. Enfin il est paradoxalement assez atone de n’être pas mis en corrélation avec une tristesse, mais plutôt avec un ennui plus ou moins pesant.
31Ceci posé, ce sentiment d’inutilité fait naître assez facilement la question passablement suicidogène : est-il utile de continuer à vivre quand on se sent inutile ? Question qui fait écho, il ne faut pas se le cacher, à un questionnement de plus en plus pressant de la société dans son ensemble sur l’utilité de la survie de certains et notamment de celle des vieillards dépendants et désargentés.
32Ce questionnement n’est pas que le fait des générations montantes peu enthousiasmées à l’idée de payer durablement des sommes importantes pour entretenir les habitants du quatrième âge. Il est, et peut-être davantage, celui de personnes vieillissantes encore assez lucides pour se rendre compte que le sort de vieillard dépendant et désargenté qui pourrait bien être le leur n’est pas enviable du tout parce qu’il ne présente aucun intérêt.
33Prises comme tout le monde et toute leur vie durant dans l’idéologie du primat de l’argent qui est vectrice du besoin de se sentir utiles pour pouvoir faire du profit, ces personnes se demandent s’il ne serait pas temps de mettre fin à leur vie avant d’être vraiment inutiles et laissées pour compte. Sans trop le comprendre, car c’est trop différent de leur mode de pensée habituel, elles découvrent que ce n’est pas la même chose que de passer sa vie à faire du profit et de profiter de la vie autant que faire se peut... Comme elles n’ont pas les mots pour dire cela dont on ne parle pas, elles se retrouvent toutes bêtes et toutes seules avec leur ennui de ne rien faire et leur sentiment d’inutilité.
34Si l’on admet le principe de la dignité de la personne humaine et que l’on pense que chaque individu a une valeur inestimable pour la seule raison qu’il est un sujet unique en son genre digne de respect à ce seul titre, la notion d’utilité appliquée à l’être humain est totalement immorale et en plus elle est pathogène.
35Elle entraîne inexorablement un clivage calamiteux de l’humanité en deux catégories distinctes : les utiles et les inutiles. Ceux qui auraient le droit de vivre et les autres. Ancienne ou récente, l’Histoire abonde d’exemples dans lesquels un tel clivage a conduit à des pratiques criminelles de grande envergure.
36Quand elle n’est pas immédiatement et directement au service des uns contre les autres, mais qu’elle reste d’un usage « politiquement correct » parce qu’elle a été intériorisée par chacun, la notion d’utilité sert de pivot pour faire basculer de l’aliénation sociale à l’aliénation mentale par le biais du sentiment pathologique, forcément pathologique, d’inutilité. Cela permet de faire passer une conduite collective malsaine pour une conduite normale grâce à la transformation de la plainte individuelle et légitime d’être mis sur la touche en souffrance pathologique.
37Dans cette perspective, se sentir inutile c’est avoir intériorisé à peu près à son insu que c’est une faute que de ne rien rapporter au Capital et un crime que de coûter de l’argent à la société. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que ceux qui n’ont pas les moyens d’être utiles, se sentent mal voire très mal d’autant, encore une fois, qu’il est posé comme allant de soi qu’un être humain se doit avant tout d’être utile.
38Possible à tous les âges de la vie, le sentiment d’inutilité est omniprésent chez les personnes âgées. Après avoir souhaité être riches toute leur vie durant, elles réalisent qu’elles n’ont plus rien à attendre de la vie que la mort et qu’on ne tient pas trop à elles.
39Elles connaissaient de longue date l’histoire de l’amour et de l’eau fraîche et elles savaient que l’argent ne faisait pas le bonheur. Elles n’y avaient pas attaché plus d’importance que celle qu’on attache à des fables. Et comme elles avaient aussi entendu dire et vite compris que cet argent bien concret qui ne le faisait pas, contribuait au bonheur insaisissable auquel elles aspiraient, elles ont fait comme tout le monde, elles ont couru après lui dans l’espoir d’avoir la vie belle. Maintenant qu’elles sont vieilles, elles découvrent qu’elles sont inutiles et que la course à l’argent les a totalement démonétisées.
40C’est pour cette raison que lorsqu’elles n’ont pas d’argent, les personnes âgées n’ont pas d’autre solution que de se faire assez pitoyables pour émouvoir leur entourage. Tant il est vrai que si on ne peut pas faire envie, il ne reste plus qu’à faire pitié. Désargentées, elles doivent en plus se rabaisser à pratiquer la mendicité affective afin qu’on veuille bien subvenir à leurs besoins fondamentaux.
41Puisqu’on ne veut voir que leurs déficits et leur misère, elles les donnent à voir. Au lieu de cultiver les atouts de l’avance en âge, elles soulignent les défauts du vieillissement et pleurent sur un passé qui n’est plus, sans oser demander si on tient encore à elles de peur de s’entendre dire que non. Discrètement, mais avec la complicité de tous, leur plainte qui est plainte contre le sort qui leur est réservé se transforme en plainte maladive.
42Malheureusement la transmutation de leur infortune pathétique en trouble pathologique ne peut que les amener à rester chroniquement dans le champ de la maladie dans la mesure où «la pitié est à la remorque du malheur» [4] comme l’écrivait Vladimir Jankélévitch. Elle a besoin que l’autre indésiré reste pitoyable pour pouvoir s’exercer. C’est comme cela – mais c’est une autre histoire dont j’ai tracé les lignes de force dans «le crépuscule de la raison» [5] – que se développe le marché florissant de l’Alzheimer et des troubles apparentés... Grâce à lui, le vieux désargenté et dépendant n’est pas totalement réduit au statut ignoble de « bouche inutile ». La discrimination entre les utiles et les inutiles ne va pas jusqu’à son terme. La maladie est là pour faire rempart au processus relationnel mortifère en imposant la neutralité bienveillante à des soignants paradoxalement chargés de maintenir en vie autant que faire se peut les inutiles du grand âge par une société entichée d’argent et de profit mais qui n’a pas encore osé aller jusqu’au bout de sa logique.
43Découvrir qu’étant vieux, n’étant plus ni désirable ni utilisable, on ne vaut pas un clou, est passablement pénible et affolant. Beaucoup ne le supportent pas. Certains décident de se tuer pour ne pas affronter cette situation, on dit alors qu’ils meurent dans la dignité. D’autres en perdent la raison, on dit alors qu’ils deviennent déments. Mais suicidés ou alzheimérisés, qu’ils se soient tiré une balle dans la tête ou qu’ils se brûlent la cervelle au petit feu de la démence, les uns et les autres portent témoignage du fait qu’aujourd’hui, dans notre société, c’est un manque complet de savoir vivre que d’être toujours vivant si on ne sait pas se débrouiller tout seul et qu’on n’a pas les moyens d’acheter des services que personne ne veut rendre sans argent comptant.
44Mais leur témoignage est nul et non avenu car, obnubliés par le primat de l’argent et convaincus qu’il faut être utile pour être quelqu’un d’assez valable pour avoir le droit de vivre nous demeurons sourds à leur souffrance. C’est pourquoi la valise pour la maison de retraite ou le cercueil d’une mort dans la dignité, reste la belle alternative offerte à ceux qui ont l’impudeur de continuer à imposer leur présence de vieux sans pouvoir démontrer l’utilité de leur survie.
45Pauvre homme, il a longtemps aimé à croire qu’il valait plus que tout l’or du monde et, aujourd’hui encore quand il est amoureux, il arrive parfois à être convaincu que l’autre, l’aimé(e) vaut bien plus que tout l’or du monde. Mais au quotidien, quand il n’a pas de travail et surtout quand il avance en âge et qu’il n’a pas d’argent, qu’on ne lui parle plus d’amour, mais qu’on lui reproche d’exister faute de servir à quelque chose, il n’a plus guère qu’une question à se poser s’il a encore la possibilité et le courage de réfléchir : «est-il “utile” de vivre si l’on n’est pas profitable au profit» [6]. Question pernicieuse qu’il ne peut pas esquiver car elle lui est suggérée de toute part, elle attend si manifestement une réponse négative qu’elle n’est pas de nature à lui apporter la sérénité insdispensable à une bonne santé. Même si elle ne le rend pas nécessairement malade, elle est tellement lourde de reproche qu’elle lui interdit définitivement de goûter au simple bonheur d’être vivant. Un vieux reste d’élégance humaniste interdit de dire trop franchement que l’homme moderne ne vaut que par ce qu’il rapporte. Néanmoins on y vient tout doucettement à en juger par les orientations des nouvelles gouvernances en matière de santé et par la promotion de la mort dans la dignité comme nouvel art d’être grand-père...
46Courir après l’argent plutôt que de libérer l’homme grâce à l’argent, tel est l’art de vivre contemporain Il est douteux que l’évocation de la légende de Midas suffise à le modifier, mais cela valait le coup d’essayer.
Notes
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[1]
Borneman E. (1978). Psychanalyse de l’argent. Paris : P.U.F. 450 p.
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[2]
Forrester V. (1996). L’horreur économique. Paris : Fayard, 216 p.
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[3]
Lazarus A., Strohl H. (1995). Une souffrance qu’on ne peut plus cacher. Rapprot du groupe de travail DIV, DIRMI «Ville, Santé mentale, Précarité et Exclusion Sociale», 120 p.
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[4]
Jankélévitch V. (1986). Traité des vertus. Paris : Champs-Flammarion, 320 p.
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[5]
Maisondieu J. (2001). Le crépuscule de la raison. Paris : Bayard éditions, 310 p.
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[6]
Forrester V. (1996). L’horreur économique. Paris : Fayard, 216 p.