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Article de revue

Paroles de déments parole aux déments

Pages 111 à 128

1 La maladie d’Alzheimer, de par l’existence d’un syndrome aphasoapraxoagnosique, est communément définie comme une maladie de la relation, où l’amnésie qui en est à l’origine entrave la communication avec le patient jusqu’à l’enfermer dans la solitude du déni.

2On dira alors « qu’il est dans son monde, qu’il ne réalise pas, qu’il ne comprend plus rien, ne reconnaît pas ou dit n’importe quoi». C’est sans doute aller bien vite à définir une pathologie en termes de pertes (avec tous ces-a- privatifs) et faire l’impasse sur les capacités restantes de la mémoire affective et de la mémoire émotionnelle pour lesquelles la parole garde tout son sens.

3La réflexion que je vous livre prend sa source dans ma pratique quotidienne, auprès des patients du service, atteints d’une démence et d’une dépendance sévère.

4Trois aspects différents, par rapport à la parole, m’ont semblé nécessaires :

  • Ce que dit le malade, comment et à qui ?
  • Ce que lui disent les soignants et comment ils utilisent la parole ?
  • Ce qu’on dit de lui et de sa maladie, dans la famille, l’institution et la société.

CE QUE DIT LE MALADE, COMMENT ET À QUI ?

5Les malades déments nous parlent, pour peu qu’il existe quelqu’un pour prendre le temps nécessaire à les entendre; et les éclairs de lucidité qu’on leur prête sont peut-être liés à ceux des soignants qui, à un moment donné, se mettent en situation de disponibilité pour les rejoindre et les écouter.

6Ils nous disent leur souffrance passée :

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«Dans la vie, il y a aussi des morts, on peut pas tout effacer».
«Je ne veux pas recommencer ma vie à sauter».
«J’ai passé toute ma vie à essayer de les oublier (ses petites filles mortes à la naissance), maintenant je me souviens plus que ça».
«Il faudrait pouvoir effacer ce qui est trop dérangeant de l’avant».
«J’ai été révulsé et ils ont mis un âne à la place».

8Ils nous disent leur maladie et la conscience qu’ils en ont :

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«Il y a trop de choses à calmer !».
«J’ai plus d’idées dans la tête; on dirait que je viens de naître».
«Je n’ai plus envie d’être le patron, on est passé d’un truc à un autre, j’ai déconnecté».
«Quand on a trop mal à sa vie ça peut faire mal au ventre».
«Je m’économise; ça fait peur la vie».
«Je suis un zéro majuscule».
«Il m’arrive un bien qui n’est pas un bien; je ne sais plus où j’en suis». «Maintenant je ne veux plus vouloir !».
«Je suis devenus folle, quelque chose m’est tombé dans la tête et ça se culbute».
«Faut penser à rien, pour pas savoir ce qu’on a; mais mon pareil il est calme pour l’instant».
«Comme je change d’intérieur, je paie le prix de l’asthme».
«Avant c’était chaud, maintenant je suis froide».
«C’est plein de gravier dans ma tête; j’ai mal à la tête, j’ai une idée et elle s’en va, je ne peux pas la rattraper, c’est de la marmelade».
«Je suis toute pourrie».
«Je suis une cloche, c’est ce qui cloche».
«Je m’ennuie de moi, je suis perdu, je déménage».
«J’ai envie de vivre sans m’occuper de rien».
«Je ne suis qu’une petite roue de voiture; ça marche pas trop loin !». «Je vais comme une petite; ma mémoire, elle ne dérange plus».

10Ils nous disent leur peur de l’avenir :

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«J’attends des trains pour m’emmener mais j’ai pas trop envie d’y aller».
«Je veux pas y aller, dans le noir».
«Il faut pas croire qu’on a envie de mourir; si tu pouvais me proposer de la vie ?».
«J’ai peur de paumer mon influx si j’arrête» (d’empiler les coussins de tous les fauteuils).
«On va bientôt tuer la lampe».
«Par où je sors ? par où je m’en sors ?».

12Ou nous parlent de l’équipe et de l’institution :

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«Vous m’avez fait grandir d’au moins vingt centimètres; sinon je serais restée naine; c’est laid les nains».
«Toi, tu me regardes à l’endroit; les autres, ils me voient à l’envers !». «Ici il vaut mieux être le cadre que l’employé !».
«On joue tout le monde la même musique; ça traverse aussi le béton». «Pourquoi tout le monde est personne, ici ?».
«Je m’inquiète des rumeurs sur le malade».
«Elles passent leur temps à courir, c’est mal organisé !».

14Un mot pour un autre, telle est la formule de la métaphore, comme un rapprochement entre deux réalités voisines non seulement par les signifiés mais par les signifiants dans une similitude sensorielle, émotionnelle et affective; la métaphore se place au point précis où le sens se produit dans le non-sens.

15Peut-on alors parler d’un langage métaphorique dans la démence ? Le sujet est tissé par la trame du langage, source de communication vitale, animation réciproque de sa sensibilité. Toute parole appelle réponse; même si elle ne rencontre que le silence, pourvu qu’elle ait un auditeur. «L’homme ne se nourrit pas seulement de pain mais de parole aussi». Auprès du patient dément, le soignant écoute, traduit parfois, reste toujours le témoin qui garantit, qui authentifie sa parole vivante. Il en est la mémoire et peut représenter tous les interlocuteurs du passé.

16Avec leur famille, les patients peuvent redécouvrir « les mots pour le dire »comme une parole libérée de toute pudeur passée, ultime cadeau, message riche de sens, qui les bouleverse, eux, les enfants ou les conjoints dans cette qualité d’une rencontre à nouveau possible bien que fugitive :
Tout en déambulant, l’air apparemment absent Mme J. semble voir son époux «tu es beau».

17Mme C. regarde sa fille «je t’aime ma grande».

18M. M. ouvre les yeux, regarde son fils «j’ai la trouille de mourir, pardi !».

19Ces trois patients ne nous semblaient plus avoir accès à un langage compréhensible, communicant dans un jargon le plus souvent marmonné. Ces phrases ont jeté le trouble dans l’esprit de leurs proches qui les ont reçues comme une première marque de confiance et d’amour après des années d’éloignement voire de rupture avant la maladie.

20M. T. n’a jamais véritablement communiqué avec son fils; à un stade encore modéré de sa maladie il me demande «si vous pouviez lui dire qu’il compte pour moi».

21Et si la démence parce qu’elle libère des carcans de la convenance, permettait une communication retrouvée, une authenticité de la relation humaine dans « ce cœur à cœur » qui se passe aussi de mots ?

22Mais le langage du malade dément n’est pas seulement fait de mots. Bien sur les regards, les sourires, les larmes, les cris sont autant de moyens d’échange avec l’entourage qui y lit les émotions, la tristesse comme la joie ou la colère. D’autres conduites peuvent paraître troublées; on les nomme d’ailleurs « les troubles du comportement ». Sans relâche, dans un souci de rejoindre le patient il nous faut tenter de comprendre, de mettre du sens, de faire sens à ce qui paraît insensé, gênant, angoissant pour les autres autant que pour le malade.

23Les vocalises qui lui permettent d’entendre par leur voix qu’ils existent bien encore, les cris « madame, madame, madame » qui demandent la présence rassurante, le coussin serré dans les bras et promené au gré des déambulations comme un « moi auxiliaire », la serviette de table comme monnaie d’échange nous disent la nécessité du regard bienveillant qui rassure autant qu’il contient l’angoisse.

24La déambulation, les conduites de persévération ou de compulsion, l’hyperactivité, les manifestations d’incorporation orale sous toutes ses formes, les troubles de la sexualité, ont sans doute quelque chose à voir avec la recherche d’un plaisir à combler le vide de la pensée qui s’installe.

25«Je marche pour pas penser» me disait cette dame, au bord de l’épuisement.

26La problématique des chutes mériterait qu’on s’attarde sur le sens à leur donner et l’analyse de leur survenue; bien entendu de nombreuses explications iatrogènes ou organiques en sont souvent responsables; ce n’est pas de celles-là que je veux parler.

27Le fait de tomber ou de se retrouver à terre reste parfois le seul moyen à disposition du patient pour exister au regard d’une équipe « débordée » par les soins techniques. Le patient se met dans le champ du soignant; que se passe-t-il quand un malade tombe ? On s’affaire autour de lui, on appelle le médecin; comme il pose un problème, il existe en tant que malade. Et il vérifie ainsi le prix qu’il a à nos yeux, mettant en scène, de manière anticipée et réversible cette chute finale, cet aboutissement de la descente vertigineuse qui l’angoisse et va, il en est certain, le conduire à la mort.

28«Comment cela se passerait-il si j’allais mourir ?». On peut évidemment se poser la question de savoir si le sujet a accès à une telle métabolisation de ses affects; il me semble pourtant qu’il est nécessaire non seulement de le reconnaître comme un sujet, mais au-delà, comme un sujet qui souffre, dont le comportement nous dit ce qu’il ne peut plus mettre en mots.

29C’est ce qui fait également sens dans les attitudes de refus de soins; certaines trouvent leur explication dans l’impossibilité du patient à comprendre ce qu’on attend de lui, dans la panique que peut générer une invitation, une consigne qui nous paraît pourtant simple ou la douleur que risque d’engendrer une telle mise en action. Très souvent pourtant, le refus s’inscrit, comme la colère, dans une tentative désespérée pour s’affirmer en tant que personne, personne en révolte, personne qui voudrait contre tout « bon sens » affirmer des choix ou des non-choix, rester maître de sa propre existence; en cela il est un langage symbolique : «je refuse, donc j’existe».

30Pour en finir avec ce que nous dit le dément, deux situations qui nous ont permis de rejoindre deux patientes dans la mise en scène d’une histoire passée douloureuse.

31Mme L. est très en colère après son époux, manifeste à son égard une agressivité verbale et physique quand il vient la voir l’accusant de «l’abandonner pour aller au bal, jouer de la musique, danser et rencontrer une autre fille». Monsieur, âgé de plus de quatre-vingt ans, supporte difficilement ces propos qui semblent aux yeux de tous fort délirants. Les différentes thérapeutiques médicamenteuses (antidépresseurs, anxiolytiques, puis neuroleptiques) se sont révélées aussi inefficaces que délétères sur l’humeur de Mme L. et sur ses « délires ». La rencontre de leur fille et la recherche de ce qui avait émaillé leur vie nous a permis de comprendre les peurs de Mme L. et, l’a autorisée, elle, à exprimer ces phrases enfouies depuis plus de soixante ans que la maladie rendait enfin accessibles, devant le risque d’un autre abandon : M. L. a rencontré Mme L. en 1939; ils se plaisaient et se voyaient régulièrement; un soir, M. est arrivé en retard à un de leur rendez-vous. Mme a attendu, puis est repartie à la fois blessée et furieuse; envahie par la jalousie elle a décidé de rompre et n’a plus revu ce garçon rencontré dans un bal où il était musicien. La guerre, quelques mois après, a mobilisé M. qui n’est revenu dans le village que plus d’un an après, blessé. Comme il l’exprime «j’ai repris contact et nous nous sommes mariés». Jamais l’épisode de ce rendez-vous manqué n’a été même évoqué entre eux; M. vient de le raconter à sa fille. Pendant ce récit Mme L. hoche la tête et sourit visiblement apaisée «c’est bien ça».

32Ainsi la parole libérée sous notre regard a permis de valider ces reproches qui n’étaient plus perçus comme délirants; la rencontre est redevenue possible sans agressivité dans le couple. Les semaines suivantes, seule une anxiolyse modérée a été maintenue et il n’a plus été question de ces reproches.

33Mme D. tombe plusieurs fois dans la journée, ou plutôt se met à terre et rampe vers les murs. Lorsque les soignants la relèvent, elle évoque «des coups de pied dans le ventre»et des maltraitances; les troubles se majorent quand, à la faveur d’une déshydratation, l’équipe insiste pour «la faire boire». Là encore, la prise en charge médicamenteuse et rassurante des soignants s’avère inefficace sur les comportements.

34Nous avons compris les conduites de cette patiente grâce au récit d’une petite-fille sur les circonstances traumatiques d’un épisode de sa vie inconnu de ses propres enfants : Mme D. a été capturée pendant la guerre, enivrée de force et abusée après avoir été retenue prisonnière. Elle rejoue sous nos yeux ses tentatives de libération face à un autre enfermement celui de la maladie et de l’hospitalisation; il nous a fallu lui verbaliser et lui redire à plusieurs reprises que nous savions les images terribles qu’elle avait dans la tête et qu’elle tentait d’oublier depuis si longtemps. Elle est actuellement plus apaisée, ne se met plus par terre, a retrouvé une autonomie pour l’alimentation et des mots pour la relation. Il nous a semblé préférable de ne pas l’envahir à nouveau avec ces souvenirs. Le traitement est inchangé.

35Ces deux cas illustrent le plongeon mnésique rétrograde qui pose la question de savoir si la maladie fait qu’on ne se souvient plus, qu’on se souvient mal ou qu’on se souvient trop ? Malgré l’altération des fonctions cognitives la mémoire émotionnelle et affective est efficiente.

36C’est alors qu’intervient la nécessaire médiation pour tenter de redonner du sens à la parole et aux conduites du malade.

37«L’homme a besoin d’autrui pour arriver à la conscience de luimême». Dans la sensation de vide psychique qui l’envahit le patient peut se poser la question de son existence. Suis-je encore moi si je ne pense plus ?C’est alors que les autres, leurs attitudes et leur regard lui permettent d’exister comme autant de moyens d’étayage de sa pensée mais aussi de son moi défaillant. Pour qu’il y ait un « je », qui permette au malade de se vivre, il est nécessaire d’être un « tu » bien identifié au regard de l’autre, seul chemin pour se réapproprier un « soi-même », dans une identité « autre » mais non pas moindre.

38Il existe pour cela des outils, des stratégies de communication audelà des mots nécessaires, dans un désir constant de rejoindre le patient, à travers un engagement du soignant et de l’aidant.

CE QUE LUI DISENT LES SOIGNANTS ET COMMENT ILS UTILISENT LA PAROLE ?

39Dans la rencontre avec le patient dément, comment lui parler, que lui dire et sur quel ton, quels sont les moyens qui peuvent faciliter la relation ? Que perçoit-il de la parole de l’autre ?

40La communication avec le malade suppose en préalable de tenir compte de ses difficultés de langage et donc de l’incompréhension source de réactions de colère parfois, de catastrophe, de refus et d’évitement souvent, témoins de cette intense réactivité émotionnelle face aux difficultés.

41Si le registre verbal construit est celui qui est le plus atteint, on peut imaginer que les échanges d’information doivent s’appuyer alors de plus en plus sur l’expression analogique à travers le ton de la voix, la mimique, la posture, l’incitation gestuelle, autant que sur le choix des mots et la construction grammaticale de la phrase. L’expression para-verbale conserve très longtemps sa cohérence et sa richesse, et le dialogue entre deux déments en est l’illustration; il nous faut donc impérativement trouver les chemins de cette parole partagée.

42Il paraît tout d’abord indispensable de créer un « espace de communication » privilégié. C’est-à-dire de s’adresser directement à lui en le reconnaissant dans sa qualité d’interlocuteur et en soutenant en permanence son attention (se mettre en face de lui, à sa hauteur, le regarder et chercher son regard, poser la main sur la sienne, etc.).

43Il nous faut aussi prendre le temps nécessaire pour s’assurer de la compréhension du message en respectant les périodes de latence des réponses. Préférez le questionnement direct : «Avez-vous mal ? Avez-vous peur ? vous dormez bien ?» à l’interrogation systématique de l’aidant ou du soignant «il a bien dormi ? elle souffre ?». En l’absence de réponse du malade un tiers peut prendre la parole mais simplement comme médiateur de la communication quand les mots n’existent plus.

44La responsabilité du maintien de l’attention incombe au soignant (ou à l’aidant familial) car le malade ne peut faire qu’une seule chose à la fois : marcher en parlant ou en écoutant une autre consigne lui est difficile ne pouvant mettre en œuvre ses facultés d’attention divisée.

45Il est donc judicieux de contrôler l’atmosphère sonore des lieux de vie, d’éviter les bruits inutiles qui peuvent devenir distrayants, effrayants ou source de thèmes délirants interprétatifs : musique ou émission de télévision en fond trop sonore, conversations à plusieurs ou interpellations entre les personnels, bruits de pas, de chariots, de portes claquées.

46Dans la manière de parler avec le malade le ton de la voix est important : il n’est pas forcément besoin de crier quand on s’adresse à un patient dément; tous ne sont pas sourds mais certains peuvent être hypoacousiques. On s’attachera donc à privilégier l’articulation des mots alors que le timbre de la voix doit rester clair sans être trop fort; la musique même des mots est une information qui peut être perçue comme rassurante.

47L’expression lue sur le visage, signe de tension, de fatigue, d’énervement, de peur, de colère, de moquerie, de mépris parfois ou au contraire de profond respect, d’une authentique empathie, d’un enthousiasme communicatif, d’un sourire tranquille, d’un désir de rejoindre le malade sont des outils facilitateurs de communication sur le mode analogique. Ils sont précieux et seront associés à des gestes.

48La qualité du toucher encourageant et la pratique de l’incitation gestuelle permettent la mise en action du malade en renforçant le message verbal.

49Afin de faciliter la compréhension, il semble bénéfique d’utiliser des phrases courtes et incitatives et des phrases approbatives et de soutien tout en ayant le souci de repérer l’effet de nos questions, de nos informations et de nos sollicitations. «Voilà, c’est bien», «venez», «je vous accompagne», «on se connaît !», «oui, comme ça», «tout va bien», «je vous aide», «avec la fourchette c’est mieux !», «vous avez l’air triste» en sont des exemples.

50Par ailleurs il est important de ne donner qu’une information à la fois, et d’essayer de ne pas annoncer l’acte souhaité à l’avance en évitant les verbes d’action. Toute notion abstraite va obliger le malade à planifier, à imaginer la mise en œuvre du projet que l’on veut pour lui. C’est l’exemple de cette phrase adressée à un patient assis dans sa chambre en fin de matinée : «Venez, M. X. c’est l’heure du repas, on va manger, vous avez faim sûrement ! Je ne sais pas le menu !».

51Devant la peur d’un échec à la mise en action, l’incompréhension d’une phrase trop longue, la difficulté à réaliser comment et où aller manger (puisqu’il ne voit pas de repas servi) le patient peut répondre simplement «je n’ai pas faim» ou«fichez-moi la paix» et s’opposer à l’accompagnement, refuser de se lever ou au contraire partir déambuler. Les équipes ou les familles peuvent alors valider ce refus : «il n’a pas faim» et être surprises de voir le patient s’attabler par la suite comme si de rien n’était.

52Cette interprétation est souvent à l’origine de la paralysie soignante qui fait porter à tort des jugements sur les malades et des intentionnalités là où il y a plutôt incompréhension et angoisse.

53C’est encore l’exemple de cette phrase lancée un soir en salle à manger, après le repas par une jeune soignante à un vieux monsieur ne présentant jusque là aucun trouble des conduites : «Allez ! On va au lit !».

54Nul besoin d’insister sur les comportements induits par ces mots inconséquents, la mise en échec du malade qui s’en est suivi lorsqu’il a voulu déshabiller la jeune fille comme elle venait de le faire pour lui, son trouble soudain, sa colère ensuite.

55Il paraît donc toujours judicieux d’utiliser des pronoms personnels définis : « je » (je vous accompagne, je vous lave) et « vous » (vous pouvez manger, vous vous coiffez) au lieu de ce « on » impersonnel (on va faire la toilette, on va aller goûter).

56Faut-il rappeler enfin la nécessité absolue de nommer les malades par leur nom et d’exclure le tutoiement, les diminutifs parfois blessants (madame non-non !) ou les papys-mamies délétères pour le maintien de leur identité et la mise à distance nécessaire avec le soignant.

57Pour permettre la relation, il est indispensable de recourir à certaines méthodes : la reformulation, le prêt de mots et l’aide au travail associatif.

58Chez ce patient aphasique on peut proposer des alternatives de réponses, d’autres choix de termes synonymes, montrer un objet, encourageant ainsi ses efforts de cheminement mental par association; son sourire et la gratitude qu’il exprime lorsqu’il perçoit qu’il est compris ou qu’on l’a compris témoignent de la valeur de cette quête incessante de la relation de part et d’autre. Que dire à M. P. qui refuse de venir au repas parce que «son père l’attend, ou vient le chercher»? Trois types de réponses :

  • «Mais non, c’est impossible votre père est mort depuis longtemps» le renvoie à la détresse de la solitude et de la souffrance de la séparation;
  • «Mais oui, il vous attend au repas, venez le voir» met le soignant mal à l’aise dans ce mensonge et pourra induire colère et violence quand le patient s’apercevra de la vérité;
  • «Vous devez avoir envie de me parler de lui» ou «il comptait beaucoup pour vous ?» ou «vous y pensez souvent» semble être la meilleure réponse;

59M. P. évoque son enfance avec ce père, sabotier de son état, d’abord au présent puis à l’imparfait «c’était un brave homme»; quelques minutes ont suffi pour que M. P. accepte de suivre ensuite le soignant au repas.

60La même attitude est adoptée dans un langage d’équipe commun face aux questionnements sur la mort. Nul besoin de répondre «mais non, vous n’allez pas mourir» ou bien «et oui, moi aussi un jour» mais plutôt «et cela vous fait peur ?» ou bien «vous voulez me dire ?». Peut-être qu’alors la mise en mots si nécessaire délivrera un moment le malade de son angoisse, peut-être aussi nous saura-t-il gré d’avoir pris ce temps d’écoute silencieuse là où il n’y a pas de réponse.

61C’est ainsi qu’il nous faut accéder à des pratiques objectives reposant sur des hypothèses sur ce que la patient tente d’exprimer (hypothèses que l’on peur remettre en question ) et par-là valoriser la spécificité de la relation en psychogériatrie.

62On peut parler à un malade de sa colère sans pour autant se mettre en colère, entendre son angoisse sans se sentir envahi par la sienne propre, lui dire «vous comptez pour moi» «je ne peux pas vous laisser souffrir», prendre la mesure de ses doutes ou de son refus sans se sentir dévalorisé, on peut s’autoriser aussi à lui dire «je ne comprends pas».

63Mais il faut aussi évoquer ces habitudes de langage perpétrées dans les équipes et qui, à y réfléchir, sont bien dépourvues de sens pour celui qui n’a peut-être pas accès à un langage symbolique. Que veut dire «aller aux toilettes» plusieurs fois dans la journée quand déjà la toilette du matin n’est pas un moment de plaisir et que c’est un autre mot qui a toujours désigné ce lieu ? Que peut entendre ce malade à qui on répète qu’il peut «faire sur le commode» ou qu’on «le met sur le commode»? Le ou La ? Ou encore qu’on le « passe au mixé »! (pour lui signifier la texture du repas).

64Sans parler de ces phrases que nous employons tous : «je vous change»«je vous pique»«je vous aspire»«je vous retourne». Ou des ordres répétés sans cesse «avalez, ouvrez la bouche, restez assis, arrêtez», qui épuisent autant le soignant que le malade qui n’ob-tempère pas.

65Que signifie encore dans notre discours cet ajout systématique de l’adjectif « petit » pour décrire les soins : une petite piqûre, un petit comprimé, un petit malaise, un petit pansement, une petite toilette, pour une petite maladie sans doute ? Et s’il s’agissait pourtant de vrais malades souffrant d’une vraie maladie et nécessitant de vrais, de grands soins, dispensés par de vrais soignants très professionnels, très motivés et surtout très enthousiastes !

CE QU’ON DIT DE LUI ET DE SA MALADIE, DANS LA FAMILLE, L’INSTITUTION ET LA SOCIÉTÉ

66Comment parle-t-on de ces patients ? Que dit-on d’eux en famille et dans l’entourage, au sein des services et des établissements d’hébergement ?

67Il est simplement question dans ce texte d’être à l’écoute des mots pour nommer, pour dire la maladie et l’angoisse qu’elle génère, des mots pour définir les hommes et les femmes atteints de cette maladie, des mots qui témoignent de la pensée profonde, du regard, de l’appréhension des non déments.

68Curieux paradoxe que celui offert par notre société : la possibilité pour chacun de prolonger ses jours et la définition d’un « problème » autour du vieillissement jusqu’à le définir comme une « peste grise »!

69On parle plus des personnes âgées qu’elles-mêmes ne parlent d’elles. Réduits à des corps déchus, handicapés et dépendants, ne pouvant avoir accès à l’information ou à une décision les Vieux sont enfermés dans un rôle de bénéficiaires, qui les obligent à recevoir, ce dont ils sont censés manquer. Leur parole même est canalisée et codifiée avec des schémas de représentation repris dans les discours et les images publicitaires : tempes blanches et sourires en forme de râtelier, la pub est marchande de bonheur et la vieillesse, surtout démente, traîne avec elle une image de malheur : invendable ! Même lorsqu’il s’agit d’une marque de protection contre l’incontinence, on reste pour le moins surpris devant cette jeune femme heureuse sur le bord de la mer, en pleine santé, dynamique, illustrant le problème des « fuites urinaires »!

70Ainsi donc, déjà en amont des mots, bien des images sournoises nous disent cette angoisse cette insolence du vieillir; on imagine que lorsque s’y ajoute la maladie démentielle sous toutes ses formes la représentation individuelle et collective met en jeu bien d’autres images encore plus insoutenables. Il n’y a qu’à entendre les mots de compassion et les encouragements mêlés de pitié lorsqu’on « avoue » travailler dans un service de gériatrie : mimiques et soupirs s’associent à ces mots «ma pauvre, et vous tenez le coup ! ce doit être terrible ou tellement éprouvant ! Et quelle patience !». Comme s’il était impensable qu’on puisse trouver un quelconque épanouissement professionnel à soigner – que dis je – à « garder » ces « pauvres personnes âgées »?

71On aura sans doute remarqué que le terme de vieux ou de vieillard en cours jusqu’au milieu du siècle est disparu de notre vocabulaire pour être remplacé par celui plus « pudique » de « personnes âgées ». Au-delà de soixante ou soixante-dix ans on accède subitement à un age comme si avant cette date fatidique les adultes dits jeunes n’avaient pas d’age. Se pourrait-il aussi que l’âgé pose la question de son authenticité en tant que personne au point qu’il faille rajouter ce mot devant « âgé ».

72On a parfois été surpris d’entendre parler de « la personne-z âgée », espèce d’humain à contenir, image d’un devenir dangereux, vaguement contagieux peut être si de surcroît la démence complique le vieillissement Est-ce la raison pour laquelle, s’il n’y a pas de doute sur l’appellation de « malades »des services hospitaliers pour désigner ceux qui s’y trouvent on a beaucoup d’hésitation pour désigner les personnes atteintes d’une démence en institution pour « personnes âgées » (encore elles !).

73Une des manières d’en parler peut être alors d’utiliser le terme de « résidents » ou de « pensionnaires » comme les enfants des collèges ou les vacanciers des « pensions de familles ». Certes ils payent leur pension, eux ou leur enfants, ils n’en finissent pas de payer le tribut de la maladie qui les rend dépendants. Et là encore les mots sont trompeurs, témoins d’un certain regard, d’une politique de la santé qui veut qu’après l’âge (encore lui) de soixante ans la maladie qui rend dépendant donne droit à une allocation d’autonomie plus qu’à une prise en charge essentiellement sanitaire.

74Les établissements qui accueillent ces malades, après avoir été des hospices sont devenus des pavillons de « long séjour » des pavillons de « chroniques » ou encore des « V120 ou V240 » selon le nombre de Vieux : 120 ou 240 !

75Les maisons de retraite, les « cures médicales » puis plus récemment les EHPAD (Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) en passant par les MAPAD (maisons d’accueil pour personnes âgées dépendantes) ont en charge un nombre croissant de malades déments à qui on aimerait bien prodiguer les soins auxquels ils peuvent prétendre comme tout autre patient.

76Malheur à ceux qui s’égarent dans certains services hospitaliers où ils risquent fort de s’entendre dire (ou à leur proche) qu’« ici on est là pour les vrais malades, pas pour faire du social ». Effectivement face au dément qui arrive aux urgences avec une lettre ainsi libellée, un vendredi soir :

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«Je vous adresse Mme X pour placement»,

78on imagine le peu d’enthousiasme qui anime les soignants de garde pour « trouver un lit », puis une place à cette femme, âgée certes, mais surtout malade qui demanderait un diagnostic, des soins appropriés et un environnement adaptés avant de décider d’un avenir qui va se programmer en fonction de ses revenus pour le choix d’un établissement.

79Nous évoquons le diagnostic et c’est là un souci majeur qui détermine le projet de soins. Le problème est capital quoiqu’il tende à être mieux pris en compte ces derniers temps. On nous dit même que «la démence est un enjeu majeur de santé publique !». Mais combien de malades sont authentiquement diagnostiqués et traités ? Vingt ou trente pour cent ?

80Il y a encore peu de temps la question était de savoir si le patient était dans la catégorie : « valide, semi-valide ou invalide ».

81Plus récemment, avec la réforme il s’agit de « girer » les mêmes patients selon l’établissement d’une grille AGGIR; en fonction de l’état de dépendance du malade, ou parfois de la perspicacité des évaluateurs, le patient est :

  • GIR3, GIR4 : c’est un malade au stade précoce à modéré;
  • GIR2 : c’est un « dément déambulant » avant de devenir
  • GIR1 : « grabataire lucide ».

82Tels sont les termes que l’on peut lire sur certaines grilles éditées et validées !

83Ainsi donc dans le cas de la démence il est coutume de définir les patients selon leurs symptômes ou la charge de travail qu’ils occasionnent.

84On est étonné souvent du petit nombre de « déments » présentés comme tels en interrogeant les équipes dans les établissements face à la population de « confus »de « désorientés », « d’agressifs ou d’agités » ou encore de « perturbés et de perturbateurs ». C’est un peu comme si dans les services de cardiologie il y avait des essoufflés, des oedématiés, et des tachycardes !

85Cette confusion entre les mots de vieillesse, dépendance, et démence me paraît toujours préjudiciable au soin donné; car il s’agit authentiquement d’une « prise en soins » qui remplacerait judicieusement le terme de « prise en charge » si souvent utilisé, qui contribue à nier le dément dans sa dimension de sujet malade.

86Qui le remplacerait dans le vocabulaire mais aussi dans le regard posé et dans la mobilisation de toute une équipe « soignante ». Alors les questionnements pour savoir si les « longs séjours » doivent « rester dans le sanitaire ou tomber dans le médico-social » perdraient leur raison d’être !

87C’est à nous de trouver les mots justes non seulement par fidélité à une éthique mais parce que le moment du diagnostic, le moment d’une hospitalisation temporaire ou définitive sont toujours l’occasion de parole signifiée entendue puis métabolisée par le malade et son entourage.

88Le patient a besoin de savoir qu’il est malade et non pas simplement vieux et que son état de santé nécessite une prise en soins de tous les instants; que c’est le sens de ce séjour, de ce « déménagement » qui lui est proposé « parce qu’il compte pour sa famille » que ce n’est pas parce qu’il « a épuisé tout le monde » ou bien que « il faut que je place ma mère ».

89Prise en charge induit inévitablement la notion de « fardeau » (et l’échelle de Zaritt mesure l’indice de fardeau de l’aidant d’un patient dément !) alors que la prise en compte, la prise en soins implique une notion d’engagement, de soulagement d’une souffrance et du traitement d’une maladie.

90Mais on se heurte vite à cette notion d’incurabilité si répandue dès que l’on évoque la démence malgré l’avancée des recherches et l’efficacité des médicaments. Où se trouve le mépris de cette maladie ?

91

– «Docteur ma femme a des problèmes de mémoire».
– «C’est normal, c’est l’âge !».

92Faut-il le chercher dans le refus de la vieillesse, dans la peur de la folie, dans le regard posé sur l’homme à travers ses seules performances intellectuelles ?Quel mal à diagnostiquer une maladie que nous avons peu étudiée, certes, mais pas moins que d’autres pour lesquelles on a acquis les connaissances nécessaires ? Quel est le sens de ce déni ? Sans doute cette question mériterait de s’y attarder….

93Pour les familles les mots pour dire la maladie et parler de leur proche donnent une image de la méconnaissance et de la souffrance dans laquelle ils sont en permanence. Dans les réunions de famille se pose sans cesse la question de la lucidité, de la permanence d’une vie psychique, de la culpabilité et d’un possible droit à être enfin « heureux » puisqu’ils ne se « rendent plus compte ».

94

«Il est dans son monde».
«Elle retombe en enfance».
«Il ne réalise plus rien, il n’imprime plus !».
«Elle rabâche, elle dit n’importe quoi».
«A quoi ça sert que je vienne, elle ne se rend plus compte de rien».

95Car si mon malade est lucide c’est trop de souffrance pour lui mais aussi pour moi ! Alors on parle « d’éclairs de lucidité » quand il s’agit peut-être de moments où je suis plus disponible pour l’entendre et le rejoindre.

96L’image de la dépendance, d’une possible « dégradation » trop souvent décrite comme le parcours inévitable auquel il faut se préparer :

97

« Il n’est pas encore incontinent ou agressif… mais il paraît qu’ils le deviennent tous ?».
«Et que ferai-je quand il ne marchera plus ?».
«Pour l’instant il me reconnaît, jusqu’à quand ?».
«Je ne veux surtout pas devenir ça !».
«Et s’il ne mange plus ?».

98Sans parler des termes plus ou moins heureux de « légume, ou de plantes vertes » qui ont eu cours pendant combien d’années dans nos services.

99Un autre mot mériterait qu’on s’y attarde : celui de grabataire précédant de peu le statut de mourant, « le grabataire » n’étant pas allongé sur un grabat, comme son nom ne l’indique pas il est « confiné au lit », très fatigué ou « ne fait plus que lit-fauteuil ». Prochain sur la liste des morts à venir on se demande souvent ce qu’il lui reste à vivre et «A quoi cela peut bien servir, docteur il faudrait faire quelque chose… ».

100Dans l’image d’un autre qui n’est plus celui qu’on a connu et aimé, la famille est dans le deuil anticipé. Alors ce fils qui ne vient plus voir son père «pour garder une bonne image de lui» est déjà dans la mort à venir déniant toute capacité à vivre encore, à être encore,

101

«Autre mais pas forcément moindre».
«C’est un mort vivant».
«Pour moi, quand il est entré en institution je l’ai perdu, il est déjà un peu mort».
«Ce n’est plus ma mère».
«C’est comme un veuvage, plutôt un divorce, nous ne vivons plus ensemble».
«Et l’histoire s’arrête là !».

102Ainsi donc, enfermés qu’ils sont dans nos représentations de vieux fous, de morts vivants, de mourants en puissance, comment vont ils parvenir à faire entendre leur voix; une voix de détresse parfois mais aussi de confiance, de tendresse, d’humour souvent.

103L’entourage peut se retrouver dans une telle dénégation des capacités relationnelles du dément qu’il n’arrive même plus à entendre ce petit mot, cette phrase lourde de sens longtemps cherché qui vient enfin de traverser la barrière des mots.

104C’est sûrement aussi une manière de se protéger de cette trop grande douleur, de cette peur de la différence et du devenir.

105Et c’est dans ce temps que la mise en mots, le travail sur la parole, l’écoute respectueuse du silence permettent d’affronter de manière créatrice le mystère de la démence.


Mise en ligne 01/04/2009

https://doi.org/10.3917/gs.106.0111

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