Notes
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[1]
Pharmacodépendance : ensemble des phénomènes comportementaux, cognitifs et physiologiques d’intensité variable, dans lesquels l’utilisation d’une ou plusieurs substances devient hautement prioritaire et dont les caractéristiques essentielles sont le désir obsessionnel de se procurer et de prendre la ou les substances en cause et leur recherche permanente ; l’état de dépendance peut aboutir à l’auto-administration de ces substances à des doses produisant des modifications physiques ou comportementales qui constituent des problèmes de santé publique.
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[2]
Drogue : substance psycho-active, naturelle ou synthétique, utilisée par une personne en vue de modifier son état de conscience ou d’améliorer ses performances, ayant un potentiel d’usage nocif, d’abus ou de dépendance et dont l’usage peut être légal ou non.
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[3]
Consommation : utilisation ponctuelle, périodique ou chronique, d’une ou plusieurs substances, sans préjuger des conséquences éventuelles médicales ou sociales.
-
[4]
Abus : utilisation excessive et volontaire, permanente ou intermittente, d’une ou plusieurs substances, ayant des conséquences préjudiciables à la santé physique ou psychique.
1La notion de dépendance et, plus encore, celle de toxicomanie, est généralement associée à l’idée de sujets jeunes (adolescents ou adultes jeunes), souvent perçus comme marginalisés, voire délinquants. L’héroïne n’est sans aucun doute pas étrangère à ce cliché archi-classique de la pharmacodépendance [1] et de l’addiction. Pendant des décennies et jusque vers la fin des années 80 et le début des années 90, l’héroïne a été considérée comme LA drogue [2] à abattre et l’ensemble de la politique de « lutte contre la drogue » en France a été conçue pour l’héroïne. C’était faire l’impasse sur l’émergence de nouvelles consommations [3] à grande échelle (cannabis), de l’apparition de nouvelles substances (drogues de synthèse), du développement exponentiel en France de la consommation de certains médicaments psychotropes tels que les benzodiazépines.
2Il a fallu attendre le début des années 90 pour que la vision politique du champ de la dépendance s’élargisse, incluant les drogues dans leur ensemble, naturelles ou de synthèse, les médicaments, l’alcool, le tabac, autour du concept plus large d’addictologie (même si ce concept large de l’addiction est aujourd’hui remis en cause). Les psychiatres spécialisés dans la prise en charge des toxicomanies ont parallèlement fait face aux nouveaux besoins apparaissant dans la population.
3Restreindre la dépendance aux jeunes et à un phénomène apparu il y a quelques 50 ou 60 ans est une vision probablement très réductrice. C’est oublier que l’histoire de l’abus [4] et de la dépendance ne commence pas dans les années 60 avec le mouvement hippie. Citons la recherche des « paradis artificiels » aux XIXe et XXe siècles par des artistes tels que Théophile Gautier, Charles Baudelaire, Henri Michaux et bien d’autres. Il est également impossible de ne pas penser à certaines « thérapeutiques » de la fin du XIXe siècle et du début du XXe telles que la cocaïne utilisée par Freud pour le traitement de la dépendance aux opiacés, le vin Mariani® (vin de Bordeaux, relevé de feuilles de coca !) utilisé comme « tonique » et « fortifiant » ou l’héroïne Vicario® (en comprimés) utilisée pour « toutes les affections des voies respiratoires ». Le colonialisme, le développement des modes de transport, ont sûrement joué un rôle important dans la diffusion de pratiques ayant cours dans d’autres pays et leur introduction en Europe. Sans remonter jusqu’aux croisades, plus près de nous, l’opiomanie des anciens d’Indochine ou des vétérans américains du Vietnam est bien connue. N’oublions pas non plus les Régies des kifs et des tabacs de l’époque des colonies et protectorats français en Afrique du Nord, qui ont perduré jusque vers le milieu du XXe siècle.
POSSIBLE SOUS-ESTIMATION DU PROBLÈME
4La dépendance chez les sujets âgés, surtout s’ils ont commencé tardivement leur consommation, est difficilement identifiable. Le mode de vie des sujets âgés diffère de celui des plus jeunes : souvent retraités et/ou vivants seuls (Jinks), un abus ou une dépendance a moins de chance d’interférer avec leur vie professionnelle ou sociale et est donc moins facilement détectable. Il existe par ailleurs une différence entre ceux qui poursuivent une dépendance commencée dans leur jeunesse et ceux qui débutent une dépendance sur le tard (Kaush).
5Le diagnostic médical d’une dépendance chez le sujet âgé est difficile, les méthodes de détection validées et utilisées chez des sujets plus jeunes semblent inadéquates chez le sujet âgé (Fingerhood, 2000). De plus, les médecins ne posent pas toujours les questions pour rechercher une consommation abusive de médicaments ou d’autres substances (Kaush, 2002; Dunne, 1994; Beckett et al., 2002), qu’il s’agisse d’ailleurs de sujets âgés ou plus jeunes, comme s’il y avait une sorte de tabou à demander à un sujet : «Fumez-vous du shit ? Vous arrive-t-il de prendre un rail de cocaïne ? Prenez-vous beaucoup de médicaments pour l’anxiété ou pour dormir ?» comme ils demanderaient fumez-vous du tabac ? (le verbe fumer ayant aujourd’hui un sens très large, la question « fumez-vous » ne correspond pas forcément à fumer du tabac, ce qui mérite d’être précisé, sachant que le cannabis est de plus en plus répandu et que tout, y compris des médicaments écrasés, peut être fumé !).
6Plus simplement, les questions sur la consommation abusive ou la dépendance peuvent être amenées logiquement au cours de l’interrogatoire médical, en demandant si le sujet consomme du café, du thé, de l’alcool, du tabac, des médicaments, des drogues. La recherche de prise de médicaments ou d’autres substances par l’interrogatoire n’est pas toujours possible, en particulier en cas de confusion (Dunne, 1994). De plus, les malades ne parlent pas toujours de tous les médicaments qu’ils prennent, notamment ceux prescrits par d’autres médecins, dont le médecin traitant ne connaît pas toujours l’existence.
7La peur du sujet âgé de perdre son indépendance pourrait l’inciter à cacher le problème. Ce déni peut être renforcé par l’attitude de l’entourage ou des médecins, souvent peu enclins à modifier des habitudes chez le sujet âgé. (Dunne, 1994; Jinks & Raschko, 1990; McInnes & Powell, 1994).
8Les signes d’abus ou de dépendance se manifestent par des signes peu spécifiques (Jinks & Raschko, 1990): insomnie, signes digestifs, etc., ou peuvent prendre l’allure d’une dépression, parfois d’une démence.
SUBSTANCES CONCERNÉES
9Le problème de la pharmacodépendance chez le sujet âgé se traduit le plus souvent par une consommation excessive de médicaments, psychotropes en particulier, la consommation de substances illicites étant beaucoup plus rare.
MÉDICAMENTS
10Avec l’âge, les grandes fonctions métaboliques et homéostasiques perdent de leur efficacité et l’on observe des modifications de la pharmacocinétique de nombreux médicaments (diminution de l’élimination et risque d’accumulation) rendant l’homme plus sensible aux effets des médicaments, des drogues ou de l’alcool, entraînant la prolongation de leurs effets et potentiellement une augmentation du risque d’effets indésirables (Nambudiri & Young, 1991).
11Le vieillissement peut être associé à une poly-pathologie touchant préférentiellement les grandes fonctions vitales (système cardiovasculaire, système nerveux central, rein, etc.). Certaines maladies chroniques, notamment celles pouvant être douloureuses, par exemple l’arthrose, l’ostéoporose, une neuropathie, un cancer, etc. ou une pathologie psychiatrique, auront un risque plus important de dépendance (Widlitz & Marin, 2002).
12La consommation de médicaments est importante chez le sujet âgé : un tiers des sujets âgés vivant à domicile consomme quatre médicaments par jour ou plus (Kaush, 2002; Dunne, 1994). Vingt-cinq pour cent des sujets âgés vivant à domicile consomment des psychotropes de façon régulière (Beckett et al., 2002). La France est un des pays européens où la consommation de psychotropes est la plus élevée, trois à quatre fois supérieure à celle du Royaume Uni, de l’Italie ou de l’Allemagne (Lechevallier et al.).
13Les problèmes psychiatriques et médicaux sont les conséquences principales de la dépendance. Les signes d’un abus médicamenteux chez le sujet âgé peuvent être une démotivation, une perte de mémoire, des disputes avec l’entourage, l’apparition de difficultés dans les activités habituelles, des troubles du sommeil. Un désir de consommer de plus en plus de médicaments s’installe et, de ce fait, une augmentation des consultations médicales, parfois chez de nombreux médecins. Par ailleurs, la dépendance peut être à l’origine de diverses complications somatiques ou psychiques, pouvant nécessiter une hospitalisation (Fernandez & Cassagne-Pinel, 201; Widlitz & Marin, 2002; Ebly et al., 1997).
MÉDICAMENTS DE L’ANXIÉTÉ ET DES TROUBLES DU SOMMEIL
• Benzodiazépines
14Les benzodiazépines constituent une famille de médicaments très homogène avec des propriétés pharmacologiques communes : elles sont sédatives, anxiolytiques, myorelaxantes, anticonvulsivantes, amnésiantes. La prise quotidienne à long terme, dans un but thérapeutique, comporte un risque non négligeable de dépendance physique et psychique. Les sujets ayant des antécédents d’abus de psychotropes, d’alcool ou de drogues présenteraient un risque plus important de développer une dépendance. C’est parfois lors d’un arrêt brutal de traitement qu’un syndrome de sevrage va survenir, révélant l’existence d’une dépendance physique. Ce syndrome de sevrage, dans les cas les plus graves – mais non exceptionnels – peut comporter des convulsions.
15La France est un des pays où la consommation de benzodiazépines est la plus élevée. Ce sont des médicaments fréquemment utilisés dans la population âgée et donc souvent impliqués dans une dépendance médicamenteuse (Wildlitz & Marin, 2002; Lagnaoui et al., 2002).
16Quarante pour cent des benzodiazépines vendues seraient destinés à des sujets de plus de 60 ans et utilisés de façon quotidienne et prolongée, avec un risque de dépendance qui augmente en fonction de la durée d’exposition (King et al., 1994). Une étude récente montre que 23% des sujets de 60 à 70 ans consommeraient des benzodiazépines depuis au moins deux ans (Lechevallier et al.). L’utilisation des benzodiazépines augmente avec l’âge : elle est trois fois plus importante chez les personnes âgées de plus de 65 ans que chez les moins de 65 ans (Fingerhood, 2000) et plus importante chez la femme que chez l’homme (King et al., 1994; Fingerhood, 2000; Dunne, 1994).
17Les benzodiazépines, relativement bien tolérées chez l’adulte jeune, le sont moins chez le sujet âgé chez qui elles provoquent globalement plus d’effets indésirables centraux : sédation, altération des fonctions cognitives et motrices, confusion, amnésie antérograde, ces divers effets pouvant avoir des conséquences plus ou moins importantes.
18La dépendance aux benzodiazépines est suffisamment forte pour pousser certains sujets âgés à faire des « faux en écriture », sous forme de falsification d’ordonnance, généralement en ajoutant un médicament à la fin d’une ordonnance rédigée par leur médecin (Baumevieille et al., 1997; Lapeyre-Mestre et al., 1997). Plus rarement, cette falsification d’ordonnance correspond à une « vraie fausse » ordonnance, entièrement fabriquée et rédigée par le consommateur. Le vol d’ordonnance est plutôt exceptionnel chez le sujet âgé, si tant est qu’il existe.
• Autres sédatifs et anxiolytiques
19En dehors des benzodiazépines, d’autres médicaments ayant les mêmes indications peuvent entraîner des cas d’abus ou de dépendance.
20Deux molécules, la zopiclone et le zolpidem, très proches des benzodiazépines, ayant pour indication l’insomnie, peuvent être à l’origine de dépendance, dont les caractéristiques sont très similaires à celles dues aux benzodiazépines.
21Les carbamates peuvent également entraîner une dépendance, proche de celle des barbituriques. Cette famille de médicaments, particulièrement banalisée en France, entraîne des risques importants en cas d’intoxication aiguë. La dépendance est forte, le syndrome de sevrage potentiellement grave avec, comme pour les barbituriques ou l’alcool, une possible évolution fatale en l’absence de prise en charge médicale.
22Les barbituriques, qui ne sont plus commercialisés aujourd’hui dans des indications telles que l’anxiété ou l’insomnie, ont longtemps été à l’origine de cas de pharmacodépendance. Certaines spécialités contenaient même un barbiturique associé à quelques plantes considérées comme inoffensives (aubépine, passiflore, etc.), ce qui pouvait laisser supposer au consommateur qu’il s’agissait d’une phytothérapie anodine. La plupart des sujets qui consommaient ces barbituriques dans ces indications étaient des sujets âgés, voire très âgés, prenant ces médicaments tous les jours, souvent depuis 20,30 ans ou plus.
23D’autres médicaments, dont certains ayant une structure chimique proche de celle des neuroleptiques, tels que les antihistaminiques H1, essentiellement utilisés dans le traitement de l’allergie mais, pour certains d’entre eux également dans le traitement de l’anxiété ou de l’insomnie, ne donnent guère lieu à des abus ou détournements, même s’ils posent souvent d’autres problèmes chez le sujet âgé.
OPIACÉS
24Après les benzodiazépines, les opiacés sont les médicaments les plus fréquemment impliqués dans la dépendance médicamenteuse du sujet âgé (Kouyanou et al., 1997). Cette famille comprend des substances naturelles, comme la morphine, la codéine, contenues dans le suc ou opium recueilli à partir du pavot (Papaver somniferum) et des substances d’hémi-synthèse, produites à partir de certains alcaloïdes du pavot, comme l’héroïne (voir plus loin), le dextropropoxyphène, le tramadol, la buprénorphine, le fentanyl, etc. La plupart des opiacés utilisés en thérapeutique a pour indication le traitement de la douleur. Les divers médicaments opiacés disponibles, plus ou moins puissants, seront prescrits en fonction de l’intensité de la douleur. Tous les opiacés peuvent induire une dépendance psychique, un phénomène de tolérance ainsi qu’une dépendance physique, objectivée par un syndrome de sevrage.
25Les douleurs chroniques dues, entre autres, à l’arthrose, sont fréquentes chez le sujet âgé. L’utilisation du paracétamol, antalgique de choix en première intention, est souvent insuffisante. L’utilisation d’autres médicaments tels que les anti-inflammatoires non stéroïdiens est souvent contre-indiquée du fait de maladies concomitantes (ulcère, insuffisance rénale ou cardiaque,…) et toujours à risque chez le sujet âgé en raison d’un risque d’hémorragie digestive plus important que chez l’adulte. Des opiacés vont être utilisés, parfois associés au paracétamol : codéine, dextropropoxyphène, tramadol, etc. dans les douleurs chroniques.
26Chez le sujet âgé, l’abus de suppositoires antalgiques peut exister, même s’il s’agit bien sur de cas exceptionnels. Par exemple, certains suppositoires contiennent du paracétamol (en quantité assez faible, 300 mg, ce qui est peut être insuffisant pour calmer des douleurs et peut donc potentiellement inciter à augmenter les prises) associé à d’autres molécules, parfois bien connues pour pouvoir entraîner une dépendance, telle que la caféine et/ou l’opium. Certains sujets, âgés le plus souvent, vont développer une véritable toxicomanie, avec des prises de 20,30 suppositoires par jour !Cependant, les antalgiques opiacés sont, dans la majorité des cas, prescrits avec une bonne efficacité, et sans problème d’addiction. Le développement d’une dépendance aux opiacés est en grande partie fonction du contexte d’utilisation. Parmi les patients exposés de façon prolongée aux opiacés dans un contexte médical, il est rare qu’une dépendance se développe, sans que l’on dispose de chiffres précis.
27L’utilisation fréquente d’opiacés peut induire assez rapidement une tolérance et une posologie de plus en plus forte sera nécessaire pour obtenir une efficacité égale. Les symptômes de sevrage apparaissent après une période de consommation régulière. L’abus est principalement retrouvé en cas d’antécédents de toxicomanie ou chez des patients alcooliques (King et al., 1994; Fingerhood, 2000). Les sujets ayant des douleurs chroniques sous-estimeraient leur consommation d’analgésiques et nombre d’entre eux utiliseraient des doses fortement supérieures aux doses recommandées (Kouyanou et al., 1997). Il est à noter que la codéine peut également être contenue dans certains antitussifs dont l’association avec des antalgiques opiacés est à surveiller attentivement.
28L’élixir parégorique, préparation magistrale contenant, entre autres, poudre d’opium et alcool, utilisé comme anti-diarrhéique, a longtemps été détourné par les héroïnomanes. Très peu utilisé aujourd’hui, il ne semble plus guère être l’objet d’abus.
AUTRES MÉDICAMENTS
29L’abus de psycho-stimulants de type amphétaminique est relativement peu fréquent chez le sujet âgé (King et al., 1994). Il n’est cependant pas exceptionnel de voir, encore aujourd’hui, des femmes ayant utilisé (abusé) pendant des années des anorexigènes (« coupe-faims »), molécules amphétaminiques. Ces médicaments ont été retirés du marché mondial en 1999 mais semblent toujours disponibles sur un marché parallèle (vente par correspondance ou par internet).
30De nombreux sujets âgés sont dépendants aux antimigraineux. En effet, la consommation excessive de ces médicaments ou d’antalgiques non spécifiques peut entraîner un syndrome de « céphalées médicamenteuses ». Il s’agit de céphalées violentes et quotidiennes, caractérisées par une dépendance aux médicaments, soulagées, au moins partiellement, par la reprise du traitement, ce qui génère un cercle vicieux. Les principaux médicaments pouvant induire des céphalées médicamenteuses sont l’ergotamine et ses dérivés, les antalgiques, opiacés ou non (aspirine, paracétamol, anti-inflammatoires non stéroïdiens), la caféine, souvent associée aux médicaments précédents.
31Les antidépresseurs sont peu détournés et généralement utilisés dans les conditions normales en thérapeutique. Un antidépresseur faisait exception, l’amineptine. De profil pharmacologique plutôt stimulant, l’amineptine a été détournée en France par quelques centaines de personnes : la consommation quotidienne était parfois énorme (30,40,50 comprimés par jour, voire beaucoup plus), avec des prises répétées à brefs intervalles, de façon très compulsive, avec une dépendance ressemblant tout à fait à celle induite par les amphétaminiques (Castot et al., 1990). Son arrêt de commercialisation, en 1999 (programmé six mois à l’avance pour ne pas mettre dans l’impasse les sujets dépendants), a permis la quasi-disparition de ce problème en France : l’amineptine étant détournée par trop peu de sujets pour qu’un marché parallèle s’installe, les sujets dépendants menaient une vraie vie de « galère » pour voir plusieurs médecins par jour, seule façon de se procurer le médicament.
32D’autres médicaments de classes thérapeutiques diverses sont également retrouvés de façon plus sporadique : les ß-bloquants, parfois recherchés pour leur effet anxiolytique, les ß-stimulants pour leur effet confuso-onirique aux fortes doses et les corticoïdes pour leur effet stimulant. Toutes ces substances, fréquemment prescrites chez le sujet âgé du fait de la fréquence des pathologies auxquelles elles sont destinées, sont susceptibles d’entraîner des abus.
DROGUES
33Il existe peu d’études permettant de connaître la prévalence de la dépendance aux substances illicites chez le sujet âgé (Fingerhood, 2000). D’après les chiffres du National Institute of Drug Abuse en 2000, l’usage de substances illégales semble diminuer avec l’âge. En 2001, l’usage de substances illégales concernait 0,6% des personnes de plus de 60 ans (contre 1,4% des personnes entre 55 et 59 ans) (Kaush, 2002).
34Bien que le pourcentage de consommateurs âgés soit actuellement faible, il pourrait augmenter avec le vieillissement des baby boomers, connus pour avoir ou avoir eu des expériences avec des substances illégales. En 1979, lorsque les baby boomers avaient 21 à 33 ans, 27% déclaraient avoir consommé au moins une substance illégale, le mois précédant l’interrogatoire (Patterson et al., 1999). Ainsi, les sujets âgés pourraient devenir un groupe à risque pour l’abus, notamment de drogues (Kaush, 2002; Nambudiri & Young, 1991).
35Par ailleurs, il y a également peu de données sur la modification de la pharmacocinétique des drogues chez le sujet âgé. S’il en est des drogues comme des médicaments, ce qui est a prioriprobable, les modifications pourraient être importantes. Cela semble être le cas avec la cocaïne, pour laquelle il y aurait une diminution de son élimination d’où une prolongation de sa durée d’action chez le sujet âgé (Nambudiri & Young, 1991).
COCAÏNE, CRACK
36Il n’y a pas de données de prévalence sur la prise de cocaïne ou de crack chez le sujet âgé. Quelques cas sont occasionnellement publiés ou signalés; on retrouve deux types de profils : des consommateurs de longue date, ayant ou non interrompu leur consommation au cours de certaines périodes de leur vie, ayant ou non consommé d’autres substances, qui poursuivent ou reprennent une consommation de cocaïne au-delà de 60 ans et des sujets sans antécédents particuliers d’abus qui commencent une consommation tardivement.
37Deux observations publiées sont assez démonstratives de ces types
de consommation chez le sujet âgé :
Le premier est le cas d’un homme de 66 ans, à la retraite, divorcé
et vivant seul. C’est un buveur occasionnel depuis l’âge de 10 ans,
fumeur de cannabis depuis l’âge de 19 ans mais qui n’en
consomme a priori plus actuellement. Il a commencé à consommer de la cocaïne vers l’âge de trente ans, puis est passé au crack,
à raison d’une à deux fois par semaine. Après une opération à
52 ans, il présente des douleurs du dos qui l’obligent à marcher
avec une canne. Depuis, il prend de la cocaïne «pour oublier ses
douleurs». Il ne se sent pas dépendant à la cocaïne et avoue que
s’il avait plus d’argent, il s’achèterait plus de cocaïne afin de soulager sa douleur (une prise de cocaïne lui coûte environ 20$).
Arrêté pour trafic de drogue, il ne pense pas avoir besoin de traitement, mais doit se soumettre à une « injonction thérapeutique ».
(Kaush, 2002).
38Le deuxième cas est celui d’un homme de 68 ans, maire d’une petite ville des Etats-Unis durant huit ans avant de prendre sa retraite et dont l’épouse est décédée. Pendant les deux ans qui suivent, il se sent de plus en plus seul, s’ennuie et, de surcroît, perd son chien. Il se plaint «d’avoir trop de temps et personne avec qui le partager» et de ne pas être intéressé par des compagnons de son âge car «il ne se sent pas vieux». À la recherche d’une compagne mais craignant le rejet, il décide de contacter un « service d’escorte ». Il rencontre donc une femme de 33 ans, ayant des antécédents de consommation de drogue et de prostitution, qui l’initie au crack et devient bientôt sa compagne. Ses enfants, s’apercevant rapidement du changement dans les habitudes de leur père, parviennent à le faire quitter la jeune femme. Néanmoins, deux mois après, il retrouve une autre compagne aux antécédents identiques. Peu après, il est arrêté pour détention de drogue; il estime avoir dépensé plus de 500000 dollars, essentiellement en cocaïne. Il a, depuis, arrêté toute consommation (Kaush, 2002).
39Ces deux observations ont bien sur des caractéristiques très nord-américaines, notamment en ce qui concerne la substance elle-même. Si la cocaïne n’est plus d’utilisation exceptionnelle en France, elle n’est quand même pas une des substances les plus répandues; quant au crack, il reste d’un usage très confidentiel. (Il est très peu disponible en dehors des Antilles, du fait de la proximité de l’Amérique du Sud, lieu de production et de distribution, et de certains quartiers dans Paris.)... Enfin, il est fréquent de rencontrer des consommateurs de cocaïne de tout âge dans les milieux de la jet set ou du show biz «Mais la cocaïne, oui, j’en ai pris longtemps en tombant de mon lit le matin. Maintenant, c’est fini. J’en prends pour travailler, pour relancer la machine, pour tenir le coup. (...) Mais il faut bien savoir que nos chansons, on ne les sort pas d’une pochette-surprise.» Johnny Hallyday (qui fête en 2003 ses 60 ans) « Le Monde », janvier 1998.
OPIACÉS, HÉROÏNE
40Les héroïnomanes âgés que l’on rencontre encore sont souvent des toxicomanes depuis de longues années ayant survécu. Avec les épidémies de SIDA et d’hépatite C parmi les consommateurs de drogues illicites, le nombre d’héroïnomanes qui survivront au-delà de 60 ans risque d’être de plus en plus faible. Quelques rares patients sont sous traitement de substitution, mais il est difficile de savoir s’il ne s’agit pas d’un biais (par exemple, les héroïnomanes âgés sont moins susceptibles d’être arrêtés et donc d’avoir un traitement de substitution imposé). De plus, chez certains sujets, l’addiction diminuant avec l’âge, le besoin d’un traitement de substitution est moins important (Fingerhood, 2000).
41Des études réalisées auprès de vétérans du Vietnam ayant eu une exposition prolongée à l’opium ou à l’héroïne pendant la guerre indiquent que seule une minorité présentait une dépendance à leur retour (Robins et al., 1975; Stanton, 1976).
CANNABIS
42Aux Etats-Unis, des sujets âgés fument du cannabis pour faire face au stress associé au vieillissement (Kaush, 2002). Il n’y a pas de données chiffrées en France ou en Europe, même si l’on sait que quelques sujets âgés, voire très âgés, fument occasionnellement ou régulièrement du cannabis.
43Avec le vieillissement de la population, la dépendance chez le sujet âgé pourrait devenir un vrai problème de santé publique au cours des prochaines années. La première étape est d’identifier l’abus ou la dépendance, pouvant être à l’origine de pathologies graves. Le médecin généraliste joue un rôle important dans la prévention, l’identification et la prise en charge de la dépendance dans la population gériatrique.
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Notes
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[1]
Pharmacodépendance : ensemble des phénomènes comportementaux, cognitifs et physiologiques d’intensité variable, dans lesquels l’utilisation d’une ou plusieurs substances devient hautement prioritaire et dont les caractéristiques essentielles sont le désir obsessionnel de se procurer et de prendre la ou les substances en cause et leur recherche permanente ; l’état de dépendance peut aboutir à l’auto-administration de ces substances à des doses produisant des modifications physiques ou comportementales qui constituent des problèmes de santé publique.
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[2]
Drogue : substance psycho-active, naturelle ou synthétique, utilisée par une personne en vue de modifier son état de conscience ou d’améliorer ses performances, ayant un potentiel d’usage nocif, d’abus ou de dépendance et dont l’usage peut être légal ou non.
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[3]
Consommation : utilisation ponctuelle, périodique ou chronique, d’une ou plusieurs substances, sans préjuger des conséquences éventuelles médicales ou sociales.
-
[4]
Abus : utilisation excessive et volontaire, permanente ou intermittente, d’une ou plusieurs substances, ayant des conséquences préjudiciables à la santé physique ou psychique.