« Le mal biologique est signifiant de notre rapport insatisfait à la société, à travers lui nous exprimons un mal de vivre ou une crise des valeurs, mais la représentation que nous en produisons prend d’abord la forme d’une théorie causale : le mode de vie moderne engendre des maladies. Le sens ici se dissimule sous la cause, ou plutôt ce n’est que par la mise en cause qu’il peut s’exprimer ».
1La consommation de médicaments par les personnes âgées est un thème d’étude relativement classique en gérontologie. Le nombre de lignes sur les ordonnances croissant avec l’âge – au moins jusqu’à 90 ans – (Aguzzoli F., Sermet C., 1993) conduit à s’interroger à la fois sur les problèmes d’observance mais aussi sur les effets iatrogènes. Plus rarement la consommation de médicaments est abordée sous l’angle du bénéfice et surtout du bénéfice social.
2Cet article est consécutif à une étude pluridisciplinaire qui avait pour objectif d’observer l’impact de la consommation des médicaments psychotropes sur les relations sociales et familiales du domicile à l’institution (Dupré-Lévêque D. et al., 1995). Pour mener à bien cette recherche, deux établissements d’accueil pour personnes âgées ont été observés : une maison de retraite et un long séjour. Les deux établissements se situent en milieu rural dans le Sud-Ouest, en Dordogne.
3Pour observer les consommations médicales, un questionnaire médical avait été élaboré par notre équipe ( un pharmacien, un gérontologue et deux anthropologues) et transmis aux différents médecins intervenant dans ces structures. 90% des personnes accueillies consommaient au moins un médicament. Cette approche médicale composait la première partie de notre recherche.
4La seconde partie a suivi une démarche tout à fait différente, puisqu’elle a été menée par une anthropologue. Selon les modes d’investigation caractéristiques de cette discipline, l’anthropologue a pris des contacts plus directs auprès des résidants, mais aussi auprès de membres de leur famille, de tous les types de personnels travaillant dans ces deux structures et, enfin, auprès des médecins intervenants. Environ 80 personnes ont accepté de participer à ces entretiens semi-dirigés, dont 30 résidants de la maison de retraite. Les entretiens, dans la structure médicalisée, et au vu de l’état psychique des personnes accueillies, ont surtout été menés auprès des membres de la famille et du personnel.
5Au-delà de ces entretiens semi-directifs, l’anthropologue s’est investie de manière continue dans les deux structures. Elle a assisté à toute la quotidienneté des résidants et des personnels, de la distribution des petits-déjeuners au partage des repas, de la messe à la séance de coiffure.
6Le médicament comme outil de communication en maison de retraite est l’angle de réflexion que nous avons décidé d’aborder dans cette présentation. Dans cette mesure, seuls les résultats observés dans la maison de retraite seront présentés (le long séjour ayant davantage d’intérêt pour les médicaments psychoactifs).
PRÉSENTATION DE LA MAISON DE RETRAITE
7Cette maison de retraite est située au Nord-Ouest du département de la Dordogne. Elle est en plein cœur d’un village de 500 habitants et héberge 90 personnes. Cette bâtisse est une structure d’accueil depuis plus d’un siècle. Son histoire est donc inscrite dans celle du village. C’est une institution privée à but non lucratif tenue originellement par une confrérie religieuse. A l’intérieur de l’établissement, en dehors des chambres, il existe des espaces communs : une salle pour le club 3e âge, un salon de coiffure, une bibliothèque, une chapelle et des salles à manger équipées de téléviseurs.
8Les activités ludiques, sociales et culturelles proposées sont peu nombreuses. Elles sont essentiellement en lien avec la pratique religieuse. Néanmoins, même si cette maison de retraite propose une petite palette d’activités, elles sont toutes ouvertes à l’ensemble des habitants de la commune. Cette institution apparaît comme un lieu très ouvert où les rencontres entre résidants et villageois sont possibles.
LES PERSONNES ACCUEILLIES
9En 1995, les personnes accueillies sont âgées de 49 à 96 ans. La moyenne d’âge est de 84,5 ans. Plus de 70% des résidants ont plus de 80 ans. Les hommes représentent 23% des résidants.
10Quarante pour cent des personnes vivent dans cette institution depuis plus de six ans (on trouve des données similaires dans l’étude HID, Mormiche P., 2001). La durée actuelle de séjour est à peu près la même pour les hommes que pour les femmes. Elle est d’environ six ans.
11Pour une grande majorité des personnes, ce sont les problèmes de santé et la perte d’autonomie qui les conduisent le plus souvent à venir finir leurs jours dans cette institution. Peu d’entre elles entrent suite au décès de leur conjoint. Le veuvage n’est donc pas en lui-même une raison d’entrée dans ce type d’institution. On peut aussi souligner la faible proportion de personnes qui entrent dans cette maison de retraite suite à un conflit familial. S’éloigne avec ces données l’image de l’hospice où le vieillard, abandonné de tous, est institutionnalisé.
12Nous précisons aussi que 25 résidants sur les 90 (27,8%), soit presque un tiers, vivaient en cohabitation avant de venir en institution. Le fort taux de personnes qui arrivent du domicile de leur famille est lié sans conteste, aux modes de prise en charge caractéristiques de la structure familiale du Sud-Ouest (famille-souche, cf. les ouvrages en anthropologie de la parenté, notamment ceux de M. Ségalen). Cette proportion n’est que de 6% en 1993 dans une étude réalisée en Meurthe et Moselle (Martinet, 1995; 97)
13Selon les échelles d’autonomie de la vie courante, la moitié des personnes accueillies ont besoin d’une aide importante pour la toilette et l’habillage. Quinze pour cent sont confinées au lit ou au fauteuil. Un pensionnaire sur trois souffre de troubles du comportement et 10% ont une dépendance psychique importante. Ainsi, bien que cette institution ne soit pas médicalisée, on observe des problèmes assez importants de santé et notamment de santé mentale (Henrard J.C., 2002).
14Enfin, les résidants ne peuvent se résumer à un ensemble de handicaps, c’est pourquoi, au-delà de l’état de santé, nous nous sommes intéressés aux origines sociales et géographiques de ces personnes ainsi qu’à l’environnement social et familial.
ORIGINES SOCIALES ET GÉOGRAPHIQUES DES RÉSIDANTS
15Une très grande majorité de ces personnes sont nées ou ont vécu dans les environs de cette institution. Leur arrivée dans cet établissement n’est donc pas un hasard mais un désir de finir leurs jours dans une commune où ils ont quelques connaissances préalables.
1660% des résidants sont veufs et 27% célibataires. Seulement six personnes vivent en couple. Les personnes seules sont donc très largement sur-représentées. (Ces données se retrouvent dans l’étude de Neiss et Alliaga, 1999). Ainsi, même si le veuvage n’est pas un motif d’entrée dans l’institution, c’est malgré tout l’état matrimonial le plus représenté.
17Enfin, compte tenu de la région où l’étude a été réalisée – se maintient la prise en charge par les enfants des parents âgés (Cribier F. et Kych F., 1989) – nous avons observé les données concernant les enfants des résidants. Cette observation a révélé que 40% des résidants n’ont pas d’enfant. Ces données sont plus élevées que chez les personnes du même âge. Parmi ceux qui ont des enfants, nous avons voulu observer la proximité de leur habitation comme la fréquence des visites.
18Plus de 50% des personnes hébergées qui ont des enfants les voient au moins une fois par semaine et plus de 35% au moins une fois par mois. Ces chiffres sont en lien avec la proximité puisque plus de 50% des enfants habitent à moins de 20 km de l’établissement d’accueil de leur parent. Quatre-vingt pour cent habitent en Dordogne. Ainsi, les liens familiaux ne sont pas rompus avec l’entrée en institution notamment avec la famille proche et les enfants. Pour finir, nous avons observé les visites des résidants qui n’ont pas d’enfant, et là aussi 50% des personnes reçoivent de la visite plusieurs fois par semaine. Malgré tout dans cette situation 20% n’ont aucune visite de l’extérieur.
19Cette présentation nous permet donc de mieux saisir le cadre de cette étude et de mettre en évidence que cette maison de retraite est un lieu où les contacts entre les résidants et le réseau social précédant l’institutionnalisation se maintiennent au moins en partie. Malgré tout, une nouvelle vie, dans un nouvel espace et surtout dans un espace collectif nécessite une adaptation. Le fait que de nombreux résidants aient des points communs (origines géographique et sociale notamment) accélère sans aucun doute l’intégration dans cet univers. Nonobstant, une maison de retraite reste un espace collectif dans lequel chacun des acteurs est amené à construire ou reconstruire en partie son rapport aux autres.
20Le processus de socialisation peut être observé dans toute la complexité des relations possibles en institution. Les interactions journalières entre les salariés, les visiteurs, les villageois, les résidants mettent en scène la richesse des échanges. Dans cet article, nous avons choisi de les observer à partir de la distribution des médicaments. La construction de cette relation permet une des observations les plus complexes puisqu’elle se situe à la frontière entre santé et maladie.
MÉDICAMENT ET IDENTITÉ
21Les résidants, nous l’avons observé, ont souvent intégré ce nouveau lieu de vie consécutivement à des problèmes de santé. Les personnes accueillies souffrent pour la plupart de maladies chroniques plus ou moins invalidantes. Afin de leur garantir une prise en charge de qualité, dès leur arrivée dans l’institution, elles sont immédiatement déchargées de leur traitements médicamenteux.
22L’histoire de vie de ces personnes, leur parcours, leurs aspirations, leurs angoisses sont des problématiques de second ordre. Ce qui importe vraiment (quelque part c’est d’ailleurs vital), c’est leur ordonnance, leurs médicaments, leur parcours médical, leur identité de malade : cardiaque, déprimé, diabétique ... ? L’individu, son nom, son identité se déclinent désormais après son « identifiant médical ». Le nouvel arrivant est abordé d’une certaine manière, non en tant qu’individu mais en tant que malade.
23Ce jour-là son identité de malade est officiellement reconnue mais simultanément, on le dépossède de ses papiers d’identité : ses boîtes de médicaments. Qu’advient-il des sans-papier ? Pour les personnes atteintes de maladies chroniques, le choc est brutal. L’individu et son traitement ne font qu’un. Leur relation résulte d’une organisation construite dans un environnement particulier.
«Cela m’a un peu choquée quand je suis arrivée ici et qu’on m’a pris mes cachets... Vous savez quand on n’a pas l’habitude» (une résidante).
«Chez moi je les prenais seule. J’ai toujours été méticuleuse avec mes médicaments, ce qu’il faut prendre, je le prends.» (une résidante).
«Ma mère connaissait bien ses médicaments. C’est moi qui appelait le docteur, mon mari allait chercher les médicaments et, après, elle déballait tout ça. Elle les rangeait dans sa boîte. Elle aimait bien regarder ses petits papiers et elle aimait beaucoup regarder ses médicaments. Elle disait toujours “Qu’est-ce que je ferais sans eux ?». Elle prenait ça avec plaisir, elle disait qu’elle en avait besoin.» (une fille de résidante).
«Avant, à la maison, je prenais les mêmes médicaments qu’ici, mais le dimanche je n’en prenais pas. Je ne voulais pas être malade le dimanche et mon Docteur était d’accord. Ici, je suis le traitement tous les jours.» (un résidant).
25Ces différents extraits d’entretiens montrent à quel point les médicaments ne sont pas des objets anodins. Entre un médicament et son consommateur quotidien se tisse une relation intime, ritualisée. Celle-ci est d’autant plus forte que ces personnes souffrent de maladies chroniques. Ces traitements font donc partie de leur vie depuis longtemps. Ils ont donc appris à les consommer et savent ce qu’ils peuvent attendre de cette consommation. «A la différence des autres outils existant dans le champ de la médecine, les médicaments ont ceci de particulier qu’ils sont disponibles, utilisables et utilisés directement par le patient.» (Fainzang S., 2001; 41-42) Chaque personne concoctait à sa manière l’organisation de la consommation, en fonction des conseils du médecin prescripteur, des habitudes de vie et des représentations de la maladie et des médicaments (Ankri, Le Disert, 1994).
«J’ai gardé des boîtes d’avant pour en discuter avec le médecin à chaque fois qu’il vient.» (une résidante).
«C’est qu’autrefois je prenais beaucoup de médicaments. Mais j’ai changé de Docteur quand l’autre est parti à la retraite. Celui-là il a tout supprimé pour me mettre à la médecine douce (il a changé le traitement). Alors je n’ai pas le même régime, mais j’ai gardé les autres boîtes en souvenir.» (une résidante).
27L’arrivée en institution est angoissante à plus d’un titre. En premier lieu, la personne change d’habitat, d’horaire, donc de mode de vie (la personne accueillie doit se soumettre aux heures des repas, aux heures du lever etc.), mais en plus elle est dépossédée de sa relation « intime » à ses médicaments, même si elle consomme les mêmes médicaments. Elle ne maîtrise plus – au moins au départ – la façon de les consommer. Quoiqu’il en soit, dans ces établissements, la personne âgée comme son entourage sont assurés de la distribution à dose et heure écrites sur l’ordonnance. Mais l’entrée en maison de retraite ne rimant pas avec entrée dans une mort identitaire et sociale, les résidants (les sans-papier) vont mettre en place des stratégies pour se réapproprier leur traitement et affirmer leur identité, même sous couvert de leur identité de malade. Comme ces extraits d’entretiens présentés le laissent entendre les résidants ne sont pas prêts à devenir passifs face à leur traitement du fait de leur institutionnalisation.
28En effet, si souvent «les résidants » sont observés de loin comme un groupe un peu à part de la société : plus vieux, plus malade, plus dépendant, plus coûteux que les autres, «le résidant » utilise toutes les stratégies possibles pour rester un individu à part entière. Le statut de malade participe sans conteste à cette construction puisqu’il s’agit du premier statut identifié par la structure et reconnu par elle. Si la maladie est destructrice, en institution, elle semble davantage, au moins jusqu’à un certain stade, libératrice. «Elle est libératrice, lorsque l’individu perçoit dans la maladie l’occasion d’échapper à un rôle social étouffant son individualité. Dans la maladie-métier, enfin, l’individu conserve son identité : la maladie correspond pour lui à une intégration sociale spécifique mais persistante : le “rôle de malade” est un rôle social.» (Herzlich C., in Augé M., Herzlich, 1983;203) C’est pourquoi l’observation de la consommation des médicaments en maison de retraite aborde les multiples niveaux de la représentation de la maladie et de son rapport aux autres.
JE CONSOMME DONC JE SUIS
29Par principe et selon notre système de soins, la maladie pour être constatée par l’autre comme telle doit être nommée. Cette identification passe par différentes étapes : la reconnaissance d’un mal plus ou moins perceptible, plus ou moins douloureux par l’individu touché dans son corps et/ou son âme, l’expression de ce mal aux autres (l’entourage en priorité), la décision du recours au médecin. Cette dernière donne lieu à une consultation puis à une reconnaissance du mal nommé et validé par une ordonnance. La prescription écrite certifie la maladie. Le traitement est alors cautionné par le pharmacien. Ce dernier calcule alors le nombre de boîtes et explicite l’organisation autour de la prise de chaque médicament. Enfin, l’ensemble du traitement et donc des boîtes en mains, la découverte des comprimés et autres gélules peut avoir lieu et leur consommation s’articuler. Lorsque le malade vit à domicile c’est lui qui balise ce parcours et il peut solliciter l’aide de ses proches à différentes étapes (accompagnement chez le médecin, envoi d’un aidant à la pharmacie, demande de vérification pour limiter les erreurs dans la prise des médicaments,...) (Dupré-Lévêque D., 2002)
30Ce parcours est un peu différent en institution puisque la plupart de ces étapes est organisée par l’institution et non par la personne. Cette dernière n’a pas plus accès à ses boîtes de médicaments qu’à la rédaction de son ordonnance : les contacts visuels et tactiles avec ces objets ont disparu alors qu’ils ont fait pendant si longtemps partie de sa vie (à domicile). La visualisation des boîtes (leur nombre ...) permet d’accepter plus facilement les modifications puisqu’elles sont matériellement observables. En maison de retraite, seul l’échange avec le médecin, lors de la consultation, permet, lorsque ce dernier le précise, de savoir s’il va ou non y avoir changement dans le traitement.
LES LIENS PRIVILÉGIÉS AVEC LE MÉDECIN...
31Différentes observations peuvent mettre en évidence la stratégie des personnes hébergées face aux soignants notamment. Le premier auprès de qui le résidant va tenter de maîtriser une partie de sa consommation est le médecin prescripteur. S’il est dit, écrit qu’il faut se conformer à l’organisation de la distribution des médicaments dans cet établissement, au moins pour le traitement habituel, c’est-à-dire de longue durée, il n’en reste pas moins que de nombreux résidants ont dans leur chambre des médicaments et même leur boîte (sirops, paracétamol, granule de calcium, homéopathie...). Posséder ces boîtes dans la chambre prouve la relation de confiance établie entre le médecin et la personne. Surtout, la présence des boîtes de médicaments dans la chambre indique aux personnels et aux visiteurs, les compétences restantes de la personne quant à sa capacité à gérer la consommation de médicaments. Enfin posséder des boîtes, c’est ne plus être « sans-papier ». Elles sont un support nécessaire à la reconstruction identitaire. Elles matérialisent, prouvent l’identité de l’individu et sa relation aux autres. Posséder et exposer à tous les individus pénétrant dans la chambre (univers intime) les boîtes de médicaments quelles qu’elles soient devient un enjeu capital et majeur pour le résidant. Cette stratégie impose au « patient » de préparer précisément la consultation. Il connaît son médecin et sait ce qu’il peut attendre de lui. Il sait sur quel médicament il peut négocier.
«Quand le Docteur vient, je fais la liste de ce que je veux, c’est-à-dire des sirops et des granules homéopathiques. J’ai repris mon sirop d’autrefois. Pour le reste je m’en fiche. Je me contente largement de ce qu’elle me donne.»
«Ici, je suis le traitement tous les jours, sauf les granulés que j’ai arrêtés. Le Docteur m’avait dit d’en prendre quand j’en avais besoin et je trouve que j’en ai plus besoin. On verra ce qu’il en pense quand il viendra.»
33Confiance et négociation sont au cœur de cette rencontre. Le résidant, par cette relation, ses questionnements, impose au médecin autre chose qu’un corps cumulant une somme plus ou moins impressionnante de maladies. «Si la dimension symbolique se retire du corps, il ne reste de lui en effet qu’un ensemble de rouages, un agencement technique de fonctions. (...) Dans la relation intime à soi, ou aux proches, le corps n’est pas une machine sophistiquée, il n’est pas une chose dénuée de valeur ou digne d’intérêt pour sa seule utilité pratique. Il est la chair du rapport au monde, indiscernable de l’homme à qui il donne son visage.» (Le Breton D., 1996; 129-130).
34Par conséquent, le résidant construit une relation personnelle avec son médecin traitant et l’utilise pour imposer une part de son identité aux personnels soignants qui interviennent quotidiennement. Pour comprendre cette stratégie d’acteurs et comment elle peut se manifester, il nous faut désormais présenter l’organisation de la distribution. Celle-ci fait partie intégrante de la vie quotidienne de cet établissement.
LE RITUEL DE LA PRISE MÉDICAMENTEUSE
35Chaque matin à la même heure, la même équipe pénètre dans la chambre d’un résidant. Pour chaque personne, l’organisation du réveil est précise en fonction des habitudes de vie que le personnel et le résidant ont bâti ensemble. En effet, si cette vie en collectivité impose ses horaires, le résidant peut, malgré tout, construire avec les salariés un ensemble de préférences. «L’intéressant est (..) de comprendre comment le sens de la vie individuelle naît de contraintes globales qui sont celles de toute vie sociale. A quelques détails culturels et quelques ajustements technologiques, chaque société (...) impose à chaque individu des itinéraires où il éprouve singulièrement le sens de sa relation aux autres.» (Augé M., 1991; 116).
36Ces constructions de relations sociales aboutissent à un ensemble de règles parfaitement codifiées, ritualisées. Les rituels qu’ils aient ou non un but utilitaire organisent les relations sociales et réduisent le sentiment d’anxiété. Par conséquent, au moment où un personnel frappe à la porte, le résidant sait par avance qui va entrer et le motif de sa venue. Ainsi tous les matins, il sait que deux salariés vont venir lui porter le petit-déjeûner. Chaque geste a un sens et doit être effectué différemment d’une chambre à l’autre. Ainsi, certains résidants sont déjà habillés avant de prendre leur petit-déjeûner, d’autres restent au lit le plus longtemps possible et ne se lèvent que lorsque les volets ont été ouverts et la couleur du ciel annoncée etc. L’ensemble de ces petits détails font la vie quotidienne et la rendent acceptable.
37Le petit-déjeûner est accompagné de « l’arsenal » médicamenteux. Les résidants, comme nous l’avons décrit plus haut, n’ont plus, au moins pour les traitements de longue durée, accès à leurs boîtes de médicaments. Malgré tout, ils n’ingurgitent pas les comprimés et autres gélules sans maîtrise aucune. Les consommateurs se créent des habitudes par rapport à leur prise. Même s’ils apparaissent, pour une majorité d’entre eux, dans cette institution, incapables de gérer leur traitement au quotidien, ils ont, la plupart du temps, leurs propres repères pour vérifier que les soignants n’ont pas fait d’erreur dans la préparation. Autour de la prise du médicament, les personnes âgées se construisent là aussi un rituel qui les aident à garder un certain contrôle ou un contrôle certain sur le traitement. D’ailleurs, tout changement de traitement (médicament ou posologie) bouleverse ces habitudes et peut désorienter les personnes pendant quelques jours, le temps d’adopter un nouveau rituel.
«Hier le docteur est venu et il m’a tout changé, si bien que ce matin je ne trouvais plus ma canne. » (une résidante).
39Les rituels de consommation des médicaments, compte tenu que les résidants sont dépossédés de leurs boîtes, ne peuvent plus se faire qu’en fonction du comprimé. L’ordre de la prise est désormais organisé selon la couleur, la forme et la texture des médicaments. C’est grâce à cette planification de la consommation que les personnes âgées ont les moyens de vérifier si l’infirmière ne s’est pas trompée et si, à la suite du passage du médecin, le traitement a été modifié.
«J’en prends un gros bleu et un petit blanc qui est mauvais comme tout. Tous, je les prenais à la maison mais, ici, on risque pas de les oublier. Je commence toujours par le petit et mauvais et je continue par les plus difficiles à avaler. Je les prends toujours lorsque j’ai commencé mon repas car si une fois j’ai du mal à faire passer ce tout petit, ça laisse un goût tellement mauvais, qu’il vaut mieux avoir autre chose dans la bouche pour faire passer.»
«Le midi, j’en ai trois, un jaune doré, un blanc, un rouge. J’en ai un pour le cœur, l’autre pour la constipation et le dernier pour les rhumatismes. Je sais à quoi ils servent car je demande toujours les notices. Ca m’aide à combattre ce que je ressens. C’est un travail d’entretien.» «Je les prends toujours dans le même ordre, c’est là qu’on voit les erreurs. Je mets les comprimés roses dans la biscotte, ça tient bien, alors que dans le pain, ça passe à travers.»
«Moi, on me les pose dans ma petite boîte près du lit et je les prends au hasard mais toujours au milieu du repas.»
«Le soir je mange dans ma chambre. Alors, quand on me porte le repas, je prends ceux que j’avale pendant le repas et le soir j’en ai deux. J’ai deux boîtes et elles sont de chaque côté du réveil. Celui pour les douleurs à droite et celui pour dormir je dois le prendre que quand je vais me coucher. Lui, il est dans la boîte de gauche. Mais celui-là je dois me méfier parce qu’il est rond et petit et parfois, il m’échappe des doigts : il est coquin celui-là !.»
41Par conséquent, chacun s’organise un rituel autour de la prise des médicaments. Les résidants gardent un rapport intime avec leur traitement et s’ils ne visualisent pas leur traitement dans leur entier, ils se construisent de nouveaux repères (formes, textures et couleurs). Ils ne connaissent pas toujours le nom et ne savent pas systématiquement les effets recherchés, mais les touchent, les regardent et leur donnent des caractéristiques personnelles. Ils peuvent créer des liens avec d’autres résidants s’ils consomment les mêmes puisqu’ils participent à la construction de leur identité. Enfin, les médicaments peuvent être utilisés pour solliciter une attention particulière, notamment en rejetant le traitement. Chaque refus de consommation médicamenteuse alors qu’elle fait suite à une prescription du médecin traitant fait l’objet de négociations. Le résidant en use d’ailleurs habilement.
LA NÉGOCIATION
42En suivant, le réveil, dans chacun des bâtiments, nous avons pu au cours de ces tournées entendre des échanges comme ceux-ci :
«Aujourd’hui, je ne veux pas en prendre. Ils me font mal à la tête. Je ne veux pas voir le Docteur.»
«Non, celui-là je le mets là et je le prendrai ce soir. »
44Lorsqu’un matin, un résidant n’est pas décidé à prendre son traitement, le personnel doit faire preuve de patience et parfois d’imagination pour que le traitement soit accepté. Le refus matinal de prise de médicament conduit souvent les soignants à revenir un peu plus tard. En aucun cas, ils ne doivent être en retard dans leur organisation de réveil sinon, c’est l’ensemble des résidants qui auront vu leur rituel bouleversé et qui refuseront à leur tour. Au retour dans la chambre, le personnel prend un peu plus de temps pour parler et cela suffit souvent pour que les médicaments soient acceptés. Ce refus aura permis au résidant non seulement d’avoir deux visites au moment où il l’a décidé mais en plus de garder les soignants plus longtemps auprès de lui. Si cette seconde visite ne suffit pas, un membre du personnel peut être sollicité pour une meilleure négociation. Si cela n‘est toujours pas efficace, alors le médecin est prévenu. Ainsi, dès le petit-déjeûner, le « patient » met en œuvre son droit d’accepter ou non un traitement, de solliciter plus ou moins d’attention. Dans tous les cas, le personnel doit répondre à la demande affective. Cela peut passer par une nouvelle visite du médecin ou, même, le recours à la famille ou aux amis.
45Enfin, même si la majorité des résidants ne connaît pas le nom des médicaments consommés, il n’en reste pas moins qu’ils aiment parler de leur traitement avec les soignants. Certains personnels, notamment les agents d’entretien, prennent le temps au moment du ménage dans la chambre de parler avec le résidant. Les personnels soignants souvent pressés ne peuvent pas s’attarder à des discussions autres que médicales. Les résidants connaissent donc la technique pour favoriser l’échange et s’imposer en tant qu’individu. Ils entament les discussions autour du médicament. Ils rappellent-si besoin est- par ces sujets qu’ils sont des malades et que ce statut leur autorise attention et réconfort, surtout cela engage la responsabilité de l’établissement puisqu’il a garanti la prise en charge médicale plus que tout autre.
«Souvent, ils me demandent à quoi ils (les médicaments) servent. Parfois tous les deux jours. Je leur explique toujours et, quand je ne sais pas, je vais demander à l’infirmière. Dès fois, j’ai l’impression qu’ils veulent tester mes connaissances, me mettre dans l’embarras.» (une aidesoignante).
«Pour chaque personne âgée, on a un rituel différent dans la manière de présenter les médicaments. Les médicaments sont un lien important avec le passé, chez les valides comme chez les autres. Y en a certains qui perdent la tête, mais leurs médicaments sont sacrés. Ils voient toujours quand il en manque un ou qu’il y en a de nouveaux. Je passe plus de temps en salle à manger qu’en chambre, parce que le repas c’est la convivialité. On chante toujours un peu avant de manger.( ...) Y’en a qui ne supportent pas qu’on leur disent qu’ils vont mieux. Plus ils ont de médicaments, plus ils ont l’impression d’exister. Si le docteur en enlève, c’est une vraie catastrophe au départ. La distribution des médicaments, c’est un moment privilégié, plus qu’une surveillance médicale, c’est une surveillance affective. S’ils disent qu’ils ont mal dormi, on en parle pour essayer de ne pas passer à côté de l’essentiel. » (une aide-soignante).
47Par conséquent, les relations entre les personnels et les résidants ne sont pas des relations dépourvues de sens. Elles sont construites, riches, conflictuelles ou amicales mais toutes codifiées selon des règles qui sont propres aux deux identités en présence et que chacun revendique. Il est d’ailleurs nécessaire de revendiquer pour toujours exister et se sentir exister. Le médicament participe pleinement à la construction des rapports sociaux en établissement. Leur consommation provoque plus que bien d’autres organisations des rencontres, échanges, négociations, attentions particulières.
48Les résidants, à leur arrivée dans cet établissement, sont avant tout perçus par les accueillants comme des malades. La maison de retraite voit donc sa fonction initiale qu’est l’accueil et l’hébergement passer au second plan pour mettre en avant sa fonction sanitaire. Finalement, il n’y pas des résidants mais un ensemble de patients dont l’histoire de vie passionne moins que le parcours médical. De vieille personne, le résidant devient un malade. Cette nouvelle identité ou en tout cas cette identité reconnue le conduit à développer des relations sociales axées sur le plan sanitaire.
49Ce travail ne propose qu’un regard à un moment donné dans une maison de retraite, mais il nous semble qu’il devrait nous pousser à réfléchir sur le rôle des institutions et sur la place et le statut des personnes accueillies. Si le résidant était accueilli en tant que personne, si son histoire de vie sollicitait plus d’enthousiasme que son dossier médical ne pose d’inquiétudes, peut-être alors, la consommation de médicaments perdrait un peu de son « indispensabilité »? Il serait un élément du soin et non le soin. Si plus une personne a de médicaments plus elle bénéficie d’attention, dans quelle mesure aurait-elle intérêt à voir son traitement diminuer ? Même les effets indésirables sont plus acceptables qu’un traitement seulement efficace au point de ne plus ressentir la maladie, puisque cette dernière autorise mieux que tout autre événement attention et réconfort.
50Finalement, alors que la consommation de médicaments par les personnes âgées est quasi-systématiquement abordée sur le thème de la surconsommation et de ses conséquences autant financières que iatrogéniques, l’une étant d’ailleurs la conséquence et/ou la cause de l’autre, rares sont les études qui ont cherché à observer la consommation du point de vue du consommateur. Pourtant l’ensemble de ces observations mériterait de se développer. Suite à l’étude réalisée dans cette maison de retraite, il est évident que les médicaments matérialisent nombre de rapports sociaux, voire même les favorisent. Les médicaments ont donc des effets tertiaires qui peuvent être analysés sous l’angle du bénéfice, le bénéfice social.
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