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Article de revue

Éthique et démence

Pages 143 à 152

Notes

  • [1]
    N. Rigaud, « Le pari du sens », Collection Les empêcheurs de penser en rond, 1998.
  • [2]
    N. Rigaud, « Le pari du sens ».
  • [3]
    B. Vergely « Sens ou non sens de la souffrance ? » Etudes, Juin 1993.
  • [4]
    B. Vergely « Sens ou non sens de la souffrance ? » Etudes, Juin 1993.
  • [5]
    B. Vergely « La souffrance » Gallimard, 1999, p. 39-40.

QUELS REGARDS PORTONS-NOUS SUR LA DÉMENCE ?

1Qui regarde qui ? Qui regarde quoi ? Regards subjectifs de la personne sur ses propres troubles, regards de la famille, des soignants, de chacun de nous comme membres de la société; regards objectifs de ceux qui ont à établir un diagnostic, proposer un traitement ou conseiller une orientation... Là où le regard privilégie le plus souvent une position d’extériorité et tend à englober « ce qui est regardé » pour mieux l’observer – le comprendre – le classer – l’expliquer, l’éthique rappelle à chacun que le regard ne saurait suffire à rendre compte de la réalité vécue. Elle invite à soutenir une vigilance de chaque instant pour « éviter à la vision d’être aveuglée par le vu » (E. Lévinas).

2Entrer dans la proximité d’un face à face pour se tenir en présence d’autrui, fut-il malade de démence, demande que nous articulions le regard à la parole : parole adressée à la personne démente reconnue comme sujet, paroles échangées à propos de la personne démente pour l’entretenir dans le lien qui relie à la communauté humaine. Sans cette articulation, nous risquons sans cesse de réduire l’autre à ce qu’il donne à voir. Prisonniers de l’image et de la manifestation, nous ne pourrions alors que constater les défaillances et tenir à distance celui qui éprouve la précarité de sa condition en n’étant plus en mesure d’initier lui-même ce dont il a besoin. Au-delà ou en deçà des troubles exprimés, autrui requiert une présence capable d’accueillir ce qui n’est pas visible, de croire à ce qui n’est pas montré, une présence capable d’écouter et de recueillir ce qui est livré par bribes énigmatiques, propos fragmentaires en attente de symbolisation pour celui dont la vie est aux prises avec l’angoisse de mort et la peur d’être abandonné. Lui faire face n’est pas sans péril.

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« Pour venir à toi, j’écarte tous les noms de maladie, d’âge, de métier (…) jusqu’à te retrouver dans la fraîcheur de ce seul nom qui ne ment pas :Père. »
(C. Bobin, op.cit. p. 61)

4Dans le rapport entre vérité et mensonge, nous sommes chacun en attente d’une parole qui vienne donner poids à notre vie et renforcer notre centre de gravité. Au-delà du savoir ou du non-savoir, la parole nous ouvre à un espace de résonance dont les effets pour nos vies ne se limitent pas à une première compréhension ou incompréhension immédiate. La parole nous traverse. Elle va de l’un à l’autre. Elle est mouvement entre l’un et l’autre, elle nous relie. «Ce qui fait... le prix d’une parole n’est pas la certitude, qu’en imposant, elle marque mais bien au contraire, le manque, le gouffre, l’incertitude contre lesquels elle se débat» (E. Jabès). Cette expérience vraie pour chacun est rendue particulièrement sensible avec les personnes dont la parole ne présente plus les caractéristiques d’un discours maîtrisé, cohérent, mais révèle des fulgurances par énoncés entrecoupés.

5Nous adresser les uns aux autres nous expose comme sujets vulnérables. L’acte de confiance manifesté par la parole demande à être reconnu comme tel. C’est toujours un risque pris, car il signifie une écoute espérée et atteste de la foi accordée à la médiation offerte. Et quand il arrive que quelqu’un ne parle pas parce qu’il n’en a pas les capacités langagières, il nous incombe alors de le reconnaître comme parole parmi nous, de nous adresser à lui comme sujet et de nous entretenir ensemble à son sujet. Ce sont là les gestes concrets d’une solidarité mise en œuvre qui atteste que chacun a sa place dans la communauté humaine, quoiqu’il en soit de la disgrâce de sa différence. La dissemblance dans l’éprouvé douloureux auquel elle confronte, ne saurait faire oublier la ressemblance qui nous lie. C’est dans la venue en présence que se révèle le visage de chacun, lieu d’inscription d’un appel infini de l’éthique.

QUELLES DÉFINITIONS ET OPTIONS THÉRAPEUTIQUES ?

6Selon l’approche classique, la démence évoque un ensemble de troubles mentaux graves aux multiples manifestations dont la conjugaison va de manière progressive entraîner une déchéance. Le processus de négativité et de déliaison à l’œuvre a pour caractéristique, dans l’état actuel des connaissances, d’être irréversible. Il évoque un aller sans retour. Il entraîne une détérioration d’abord des fonctions intellectuelles (troubles de la mémoire, désorientation spatio-temporelle), puis des fonctions langagières, des fonctions praxiques (troubles de la marche, perte d’autonomie dans les gestes ordinaires de la vie) et des fonctions comportementales.

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Madame E. :
« Je deviens de plus en plus folle… Je ne comprends plus ce qui se passe. L’agenda, je ne sais plus comment ça marche. Il y manque des jours. »

8Un tel tableau clinique évoque la complexité d’un soin adapté, attentif d’une part à s’ajuster aux possibilités du patient et d’autre part à décrypter les écueils possibles que sont les attitudes de dévalorisation de la part de l’entourage : soignants qui font les gestes de nursing sur un corps chosifié qu’on lave, qu’on habille, qu’on installe mais auquel on ne s’adresse plus, familles qui rendent visite au patient et se mettent à parler entre eux laissant à l’écart celui qui se sent déjà délié, voire attitudes de lassitude des uns et des autres qui infantilisent le patient en négligeant de rechercher l’expression de sa volonté au motif qu’il connaît des troubles de comportement. Entre risque de dévalorisation et nécessité de restauration se déploie l’espace possible de la construction.

9Le relais entre les proches de la personne démente et les soignants ouvre la perspective d’un lien à construire entre hier et aujourd’hui. La considération accordée au patient ne puise pas sa raison d’être seulement dans ce qu’il a été dans le passé mais aussi dans la reconnaissance de qui il est actuellement. L’étayage des soignants capables d’une aide dans la réalité présente vécue par le patient ouvre une brèche dans la souffrance des familles souvent prises dans le regret de ce que leur proche était au regard de ce qu’il est devenu.

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« Je lui pose une question qu’il ne comprend pas. Il fronce les sourcils, cherche une réponse, ne trouve pas, trouve :“Il y a une tombe en moi”. Puis, il se tait. Il a oublié ce qu’il vient de dire. Il regarde la porte de l’ascenseur. »
(C. Bobin, La présence pure, Le temps qu’il fait, 1999 p 49).

11Sans entrer dans la description détaillée des différents courants thérapeutiques, on peut noter les nombreux efforts qui sont faits pour stimuler les patients déments, tenter de compenser certains déficits cognitifs, stabiliser leurs performances, retarder la détérioration de leurs facultés, limiter les attitudes dérangeantes, proposer des comportements sociaux adaptés. Ces différents objectifs tentent d’agir sur les symptômes pour en retarder l’aggravation ou les contenir. Mais ces soins suffisent-ils à rencontrer la personne démente ? N’y aurait-il pas lieu d’explorer une approche alternative pour envisager un autre positionnement, à partir duquel le patient dément serait considéré comme un partenaire ? Un certain nombre de travaux menés (Dr Ploton) témoignent de cette prise de position [1] : le patient perçoit son environnement, il est affecté par lui; quels que soient ses moyens d’expression, il communique avec lui. Ses conduites ont un sens à propos duquel nous devons nous interroger, nous mettre en recherche. La démence est envisagée comme une médiation significative entre le patient et nous. La question alors est moins de vouloir à tout prix optimiser les performances que de chercher à promouvoir les conditions d’une qualité du vivre-ensemble en s’intéressant aux gestes posés, aux mots prononcés, aux rites instaurés, à la tonalité ressentie… Si la démence est un compromis entre les forces de vie et les forces de mort qui dit quelque chose du sujet et tente de faire signe en direction d’autrui, cela suppose que nous accordions toute notre attention à la réalité du lien intersubjectif établi entre la personne démente et nous. L’attention à la façon dont le patient se présente, aux signes de détresse qu’il exprime ou qu’il manifeste, la reconnaissance accordée à son nom, sa place, ses affaires, la recherche de ce qui lui fait plaisir, les échanges simples à partir de la vie quotidienne sont autant de moyens pour aider le patient à réinvestir le monde dont sa maladie l’a amené à se retirer. Quand le lieu de soin contribue à restaurer la paix là où l’angoisse dominait, il atteste que le monde est habitable.

QU’EN EST-IL DE LA QUALITÉ DES LIENS QUI NOUS RELIENT ?

12Entrer en relation est une réalité si quotidienne que nous risquons parfois d’oublier que la rencontre est un événement. La demande de soins caractérise l’espace de la rencontre car la relation s’établit à partir de l’évocation du mal-être, de la douleur, de la maladie crainte ou confirmée, de la mort appréhendée. La maladie vient faire effraction dans l’image que chacun a de son corps. A un moment, elle oblige le sujet ou un proche de son entourage à venir s’enquérir auprès d’un autre de ce qui arrive, car ce corps malade est un inconnu. La maladie confronte sans ménagement avec le manque à être : nous ne sommes pas ce que nous voulons, nous ne sommes pas ce que nous croyons, nous ne pouvons pas tout ce que nous voulons. L’angoisse surgit quand nous ne pouvons plus éviter la question du manque. Rencontrer autrui dans ce contexte suppose la médiation d’un savoir professionnel et le dépassement de ce savoir. Autrui, dans sa singularité, sollicite notre attention. Ainsi qu’avec chaque être humain l’humanité recommence, avec chaque malade le chemin est à refaire, quoi qu’il en soit de nos connaissances quant à la pathologie en question et aux différentes conduites à tenir possibles. A chaque fois, le soignant face au malade se trouve en situation d’avoir à assumer une double tâche : d’une part intervenir en faisant les gestes de soin, de médication, de restauration, … d’autre part, interpréter ce qui arrive en se risquant à mettre des mots sur cette expérience nouvelle, ces sensations inhabituelles, l’inquiétude ressentie, cette vie en train de se transformer. Si le savoir est une sécurité, il ne protège cependant pas le soignant de l’angoisse d’avoir à rencontrer quelqu’un dont le diagnostic évoque la gravité et l’irréversibilité. Les mots ne s’imposent pas, ils sont à chercher. Ils sont à risquer. Etre compétent ne signifie pas toujours tout maîtriser. Les soignants ne sont pas tout-puissants, pas plus que les autres. Les métiers de soin et d’accompagnement nous renseignent sur la condition d’humanité en ce qu’elle est marquée par l’expérience de la finitude, inscrite entre l’illusion de la toute puissance et le découragement de l’impuissance. Marqués par le réalisme de nos limites devant l’écart constaté entre savoir / pouvoir / vouloir, nous avons cependant à élargir les champs de compétences (pour mieux connaître, mieux comprendre, mieux soigner…). Toutefois, ceci n’épuisera jamais ce dont il est question dans l’ordre de la rencontre. La relation avec autrui dépend et de soi et de l’autre, et en partie nous échappe.

13Si les soins répondent à des besoins, soigner c’est prendre souci d’un autre quand il ne peut plus le faire lui-même. Etre dans le besoin, c’est être dans un statut précaire, faire l’expérience de ne plus pouvoir « se débrouiller tout seul » et se trouver dans la nécessité d’être étayé, soutenu dans ses fondements, réorienté dans le rapport espace-temps. Dans ces situations où la maladie s’assortit d’une invalidité croissante, l’image de soi est attaquée. Comment rester soi-même en n’étant plus le même ? Comment sauvegarder son identité, au-delà de ce que les conditions d’existence ont imposé comme modifications à contre-courant de ce qui était espéré ? Celui qui fait l’expérience de cette précarité éprouve qu’il ne peut pas par lui-même retrouver la sécurité intérieure dont il aurait besoin. Cette expérience le met dans l’obligation, consentie ou non, d’en appeler à un autre pour vivre. Le soignant supplée momentanément ou durablement à ses capacités défaillantes. Cette relation asymétrique, au sein de laquelle le soignant peut davantage que le patient, souligne de fait une inégalité de pouvoir entre l’un et l’autre. Là où l’un peut plus que l’autre, il y a un risque de pouvoir exercé l’un sur l’autre, un risque de réification possible et donc le danger potentiel d’abus de pouvoir mais aussi de soumission de l’un à l’autre. Dans ce contexte relationnel où les pouvoirs sont différents, l’enjeu éthique est que nous soyons « traités d’égal à égal ». L’humanité que nous avons en partage nous amène à reconnaître chacun, comme sujet à part entière, quelles que soient ses compétences et défaillances.

ÊTRE DES VIVANTS MORTELS, QU’EST-CE À DIRE ?

14Les troubles manifestés par les personnes atteintes de démence témoignent d’une omniprésence de l’angoisse de mort souvent assortie de la crainte d’être abandonné par ses proches. Ces symptômes se déploient dans nos sociétés prises dans une oscillation entre le déni de la mort ou sa revendication. La mort est-elle un événement dont l’altérité radicale excède notre emprise ou est-elle l’ultime maîtrise de notre vie exprimée par l’acte de pouvoir décider d’en finir ? C’est dans ce contexte de débat social relativement confus que nous avons à éclaircir notre compréhension de la position d’humanité. Que signifie être des vivants mortels ayant à nouer un rapport original entre vie et mort au fur et à mesure du parcours de vie ?

15Bichat rappelait que « la vie c’est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort ». Cependant, résister à la mort ne suffit pas à faire de nous des vivants vraiment. On ne peut pas vivre seulement pour ne pas mourir car ce serait là déjà être prisonnier d’une crispation mortifère.

16Si vivre c’est courir le risque de la mort, c’est cependant ne pas mourir avant la mort. Etre des vivants mortels et non pas des morts-vivants suppose de tisser les liens de nos vies d’un sujet à un autre, conscient d’être inscrit dans la temporalité, c’est-à-dire n’ayant pas l’éternité devant nous. Dans le rapport que nous entretenons entre la vie et la mort, advient le temps d’une histoire pour un sujet. C’est par notre capacité à venir et tenir en présence les uns des autres que nous devenons qui nous sommes : sujets de désir, éprouvés par le manque, ouverts à la parole, ayant à faire le chemin qui permet à chacun de «naître mortel et de mourir vivant » . Ce devenir représente un trajet pour chaque sujet, qui, dans la singularité de son expérience, éprouve l’universel de notre condition. Il peut s’avérer dans cette trajectoire que les crises parfois durement vécues à l’occasion de l’adolescence, des choix de la maturité soient réactualisées dans le temps du vieillissement ou à l’approche de la mort et viennent révéler des difficultés majeures de structuration psychique du sujet, se trouvant brusquement confronté à son incapacité d’élaborer par lui-même ce qui lui arrive et tributaire de l’aide qui pourra ou non lui être apportée.

17Quand la vulnérabilité est ainsi rencontrée, elle interroge chacun sur sa capacité à se sentir concerné par ce qui arrive à l’un d’entre nous… au point de se préoccuper de lui et de venir à sa rencontre pour prendre soin. Se risquer à assumer une présence auprès de l’autre en détresse, veiller plutôt que fuir, assurer avec compétence et technicité les actes nécessaires, signifier une disponibilité qui atteste que l’on accepte d’être quelqu’un pour quelqu’un sont autant de manières de rendre perceptible que « soigner, c’est soutenir l’espoir »… espoir d’une stabilisation quand l’amélioration n’est plus un objectif accessible, espoir d’une présence qui relie jusqu’au temps de l’ultime passage.

S’INTÉRESSER AU SUJET ET « FAIRE LE PARI DU SENS » [2]

18«Rencontrer autrui, c’est être tenu en éveil par une énigme» (E. Lévinas) Si ceci est vrai pour tout un chacun, a fortiori avec les personnes démentes. Le caractère énigmatique de l’altérité se trouve renforcé par le fait que nous ne disposons pas des moyens habituels d’expression, de communication, d’appréciation. Il y a parfois une telle différence de capacités que certains en viennent à se demander si ce sont encore des êtres humains... Comme si être homme se déduisait d’une liste d’aptitudes ! Le trouble suscité, le désarroi éprouvé nous amènent à reconsidérer ce qui fait vraiment notre humanité : à savoir la reconnaissance de notre inscription dans une filiation qui signe l’appartenance de chacun à la communauté humaine. Ici se fonde la dignité de tout être. Que nous ayons à croiser la mise à l’épreuve que représentent la souffrance et la démence nous conduit à réinterroger la position même de chacun comme sujet. « L’individualisme moderne semble avoir oublié le sens de celui-ci en faisant du sujet un simple individu. Cet individu aujourd’hui est malade - malade de ne plus porter d’autres sens que celui de se bien porter...» [3]. Et quand ce n’est plus le cas, les impasses se multiplient. La souffrance dans son potentiel de destruction peut nous faire éprouver la vie comme absence de refuge, mais elle touche aussi en chacun au fondamental qui le structure. Elle nous amène à explorer le sujet comme sub-jectum, c’est-à-dire «ce qui est jeté au-dessous et qui sert de support à tout le reste de l’édifice» [4], instance où se manifeste la vie comme ressource irréductible aux conditions et aléas de l’existence. C’est de cette irréductibilité du sujet en chacun dont nous avons à témoigner. Les modalités du vivre ensemble se découvrent à la condition de ne pas renoncer au sujet en nous et en autrui. Seule cette position choisie et rechoisie peut nous éviter de basculer dans l’inhumanité.

19Faire le pari du sens suppose que celui-ci ne se décrète pas a priori mais s’éprouve dans la qualité des liens établis. Ainsi, une même activité proposée peut être dérisoire ou significative selon l’intention de celui qui la propose, la manière dont il en accompagne la réalisation et la façon dont l’autre l’investit. L’exemple des activités proposées dans les institutions de soins peut être dérisoire si nous considérons l’écart existant entre l’âge et l’activité, si nous évaluons l’intérêt de cette activité au regard du seul critère de l’utilité sociale ou si cette activité n’est proposée que pour « occuper le temps » sans que personne ne s’intéresse à ce qui est fait... Le même exercice peut devenir significatif s’il est considéré comme un moyen d’entretenir la maîtrise d’un geste de la vie ordinaire ou de soutenir l’ouverture d’un intérêt en soi pour un autre, le goût de donner et de recevoir, la joie de l’échange.

20Là où le destin impose des contraintes jusqu’au malheur, il demeure cependant une marge pour donner sens aux jours que nous avons à vivre ou pour témoigner de ce sens auprès de ceux que nous accompagnons, fussent-ils déments. Mais vouloir donner sens n’est pas sans danger non plus. En effet, là où les personnes parlent peu ou ne parlent plus, le risque existe que nous soyons dans une sur-interprétation de leurs comportements pour injecter du sens au prix d’excès volontaristes. Autant d’attitudes qui viennent illustrer le danger de vouloir fermer le sens sur une signification, qui tel un diagnostic viendrait clore l’expérience sur une catégorie alors que la recherche du sens vise à maintenir l’ouverture sur l’altérité.

21Il peut aussi se faire que du non-sens soit à assumer. Soyons alors attentifs à ne pas le déclarer trop vite, ou de manière trop définitive « absurde ». Ce qui nous apparaît comme non-sens actuel peut aussi indiquer en creux une part de l’expérience humaine où du sens est attendu. Encore faut-il pouvoir signifier cet espoir.

22Buter sur des situations limites nous fait éprouver que nous ne sommes pas créateurs du sens. Il ne nous suffit pas de déclarer, de décider ou d’agir pour que le sens advienne. Il ne suffit pas non plus de se mettre d’accord sur des procédures liées à des protocoles thérapeutiques. Le sens surgit de la venue en présence et s’affirme ou s’efface selon qu’il y a ou non ouverture à la rencontre. Nous sommes témoins de ce surgissement ou de cet effacement qui dépasse nos résolutions d’actions et nous réinterroge sur ce qui fonde notre propre positionnement. La préoccupation du sens nous tient en éveil et sollicite jour après jour notre créativité dans la construction des rapports entre identité et altérité. C’est de cela dont il nous faut continuer inlassablement à parler. Sujets et institutions dans leur étayage réciproque ont à assumer la responsabilité de cette ouverture qui rend possible le vivre-ensemble.

23Un tel parcours nous amène à considérer la démence comme une expérience au sein de laquelle la proximité humaine sera moins orientée sur la volonté de résoudre le problème posé que de soutenir la question qui se pose et qui demande à chacun, personne malade, entourage et soignants, de faire ensemble le chemin du « portage ». Cet accompagnement interroge en chacun sa capacité de prendre patience tout le temps nécessaire, jusqu’à pouvoir éprouver que «dans la patience, la vie nous montre qu’il y a encore une force là où l’on pouvait penser qu’il n’y a rien… A travers la souffrance entendue comme patience, c’est à la force irréductible de la vie même que l’on touche. La vie à l’état nu est patience de la vie pour la vie » [5]. Dans cette patience, l’éthique fait de nous des répondants.


Date de mise en ligne : 01/04/2009.

https://doi.org/10.3917/gs.101.0143

Notes

  • [1]
    N. Rigaud, « Le pari du sens », Collection Les empêcheurs de penser en rond, 1998.
  • [2]
    N. Rigaud, « Le pari du sens ».
  • [3]
    B. Vergely « Sens ou non sens de la souffrance ? » Etudes, Juin 1993.
  • [4]
    B. Vergely « Sens ou non sens de la souffrance ? » Etudes, Juin 1993.
  • [5]
    B. Vergely « La souffrance » Gallimard, 1999, p. 39-40.
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