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Article de revue

Vieillissement et précarité : Des inégalités au regard des représentations

Pages 71 à 82

Notes

  • [1]
    CMDR, 2019.
  • [2]
    À titre d’exemple : SIAO 75, 2018, p. 87.
  • [3]
    Cet article n’est qu’un extrait d’une enquête, voir Doubovetzky, 2016.
  • [4]
    Une Pension de Famille est un dispositif de logement adapté pour les personnes en grande exclusion. Appartenant au logement et non plus à l’hébergement, les Pensions de Famille proposent des places pérennes, sans durées prédéfinies.
  • [5]
    Afin de garantir l’anonymat des personnes interrogées, le nom de la structure ainsi que celui des personnes ont été modifiés.

Introduction

1En 2018, le Collectif des Morts de Rue annonce [1] que l’âge moyen des personnes « SDF » décédées et signalées cette année-là est de 48,7 ans. Malgré cet âge relativement jeune, les dispositifs du secteur AHI (accueil, hébergement et insertion) constatent un vieillissement du public accueilli [2]. Si cette question commence à être entendue dans le champ du handicap, elle ne l’est pas encore dans celui de la précarité.

2N’ayant pas vocation ici d’aborder cette problématique nouvelle dans sa globalité, nous avons fait le choix de centrer notre propos sur la question des représentations.

3Ces dernières sont en effet nombreuses quand il s’agit de la vieillesse et du vieillissement. Selon Vincent Caradec, elles s’organisent en deux pôles. « Le premier présente l’image du retraité actif, qui profite de l’existence tout en se montrant utile à ses proches et à la société. Le second est occupé par la “personne âgée dépendante”, rivée à son fauteuil, souffrant de solitude et n’attendant que la mort » (Caradec, 2012, p. 29).

4Bien que largement partagées, ces représentations n’englobent pas la population vieillissante dans son ensemble. Elles renvoient à une certaine norme et correspondent au vieillissement des individus ayant connu ou connaissant une trajectoire de vie en accord avec cette norme (sur les plans professionnel, social…). Se pose alors la question des personnes à la marge. Comment se représentent-elles le vieillissement, et plus particulièrement le leur ?

5Au cours de notre enquête [3], nous avons pu constater que les enquêtés étaient en accord avec les deux pôles de représentations décrits par V. Caradec quand il s’agissait du vieillissement « des autres », mais qu’ils s’en éloignaient quand il s’agissait d’eux. Cet éloignement s’explique par les parcours de vie extraordinaires qu’ils ont vécus. En effet, si V. Caradec parle de la « continuité de la trajectoire antérieure » et des « ressources accumulées », que peut-il en être pour des individus dont le parcours est parsemé de ruptures et qui sont souvent qualifiés de « sans » (sans-domicile, sans-travail, sans-ressources…) ?

6Pour essayer de répondre à cela, nous avons enquêté pendant 3 mois à la Pension de Famille V [4] (PDF V [5]) et en avons interrogé les résidents. L’accès quasi quotidien au terrain tout au long de cette période, comme stagiaire, nous a permis de réaliser des observations. Ayant « l’avantage d’aider les sociologues à se familiariser avec un univers social qui est étranger à la plupart d’entre eux » (Grignon et Passeron, 1989, p. 53), cette méthode nous paraissait en effet pertinente. Les moments observés étaient les temps collectifs formalisés (comme les repas, les sorties ou les conseils de vie sociale), les interactions entre résidents et professionnels, ainsi qu’entre les résidents. Nous avons alterné entre des observations participantes et des observations non participantes. En plus de récolter des données, cette méthode nous a permis de laisser le temps aux résidents pour s’habituer à notre présence, nous intégrer comme membre de l’équipe et créer une relation de confiance afin de majorer les chances que les entretiens se passent bien. Les verbatim contenus dans cet article sont issus des 10 entretiens individuels semi-directifs que nous avons menés et d’un atelier collectif sur le vieillissement que nous avons animé pendant ce laps de temps.

7Dès les premiers échanges, nous avons pu entendre des phrases comme « nous ça peut pas être pareil ». Il est bien vite apparu que la vision du vieillissement par étapes (comme peut l’être le passage à la retraite par exemple) s’appliquait difficilement pour ce public qui semble s’être constitué un autre référentiel. C’est ce que détaillera la première partie de cet article. Nous verrons ensuite comment le vieillissement est perçu par les personnes interrogées. Les deux principales tendances seront présentées dans une seconde partie.

8Consciente des limites de notre étude et de la taille réduite de notre échantillon, nous n’avons pas l’ambition ici de dresser des typologies, mais de voir qu’il se détache, des types de représentations bien distincts, propres à ce public.

Un autre référentiel

L’âge comme critère secondaire au vieillissement

9Dans le langage courant, le vieillissement se définit bien souvent par l’âge. Soixante ans est par exemple le seuil permettant de bénéficier de certaines prestations « réservées aux seniors ».

10Il est intéressant de noter, dans le discours des enquêtés, que l’âge chronologique n’est pas la caractéristique unique pour définir leur vieillissement. Si les vieux « de l’extérieur » justifient leur statut par les années accumulées, les vieux de la PDF ne sont pas forcément les plus âgés mais les plus « médicalisés ».

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Paul c’est un vieux… Tu vois, déjà Paul, il a des aides pour le ménage et la toilette. Coco, pourtant il a pas l’âge mais c’est pareil, c’est un vieux, en pire, regarde avec sa canne et son lit électrique…

12La notion d’âge va davantage se retrouver avec l’expression de « doyen », à la PDF V, le doyen c’est Édouard. Si dans certaines institutions (comme en EHPA ou Ehpad) le doyen a une place particulière, ici il n’en est rien. Il est nommé et reconnu comme tel mais le paramètre de l’âge ne semble pas être entouré de représentations particulières au sein du groupe des résidents.

13Au vieux et au doyen s’ajoute à la Pension de Famille la figure de l’ancien. L’appellation de l’ancien n’est pas due à l’âge, mais se rattache ici au nombre d’années passées à la rue. Cette caractéristique s’accompagne d’un vieillissement prématuré. Dans la PDF V, Afonso est « l’ancien », alcoolique avéré et reconnu de tous, il paraît 20 à 30 ans plus âgé qu’il ne l’est réellement. Son nom est cité à plusieurs reprises dans chaque entretien que nous avons pu faire. Des comportements différents sont adoptés à son égard, une sorte de respect l’entoure :

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Extrait de l’entretien n° 7 – Marc 56 ans
Marc m’explique qu’il n’apprécie pas tous les résidents, qu’avec certains d’entre eux il a beaucoup de mal. Il ne se sent pas du « même monde » que les autres. Certains l’énervent, il les appelle les « faibles », ce sont ceux qui boivent, se droguent, ceux « qui ne se gèrent pas ». Parmi eux un résident se détache :
– Non mais l’autre épave là… comment il s’appelle déjà, euh… Charles… J’le supporte pas celui-là… Afonso aussi il piave beaucoup, encore plus même j’pense, j’sais pas comment il fait, il crie, mais c’est pas pareil… j’sais pas moi, lui, lui c’est un ancien… Il est pas vieux pourtant, mais avec c’qu’il a vécu…
– Ce qu’il a vécu, c’est-à-dire ?
– C’est un ancien j’te dis, 2 ans et quelques de rue, puis pas d’la rue de luxe comme moi… la vraie… Demande aux autres, tout l’monde te dira pareil.. un ancien.

15L’ancien a une sorte de sagesse comme celle de la personne vieillissante, mais dans d’autres domaines il est « hors normes » nous a-t-on dit :

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Il ne respecte rien, mais il… j’sais pas, il survit, il a survécu à tout ce mec… Par contre, encore plus que nous autres ici… Le jour où il devra partir, ça va le tuer… il peut pas vivre ailleurs Afonso, c’est clair !

17À la différence du vieux, l’ancien ne vieillit pas.

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Afonso, il a toujours été comme ça, vieux, et ça changera pas, il mourra avant… Tu me diras c’est peut-être pas plus mal…

19C’est « l’ancien » qui se rapproche le plus de la représentation du « vieillard » que les participants avaient décrit en première partie de l’atelier. Il est, aux yeux des autres résidents, une référence en matière de vieillissement :

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Extrait de l’entretien n° 4 – Édouard 62 ans
– Quand vous discutez, tu dis souvent que ça y est t’es vieux, qu’il est pas bon de vieillir…
– … Oui j’suis un vieux con maintenant.
– Tu te situes comment par rapport à tout ça ?
– … Bah euh… Tu te rends compte, ou tu te rends pas compte d’ailleurs que ça, bah, euh que ça a passé vachement vite. Je me rends compte que je suis devenu le doyen ici. Georges il a que 59, avant il y avait Hector qui est parti en maison de repos, il avait 61, il doit avoir 62 ou 63 maintenant… Et du coup, c’est moi le plus vieux… Mais par rapport à certains, par rapport à Afonso, je me sens pas vieux, bouh ça va.

21Les images du « vieux » du « doyen » et de « l’ancien » viennent souligner le fait que l’âge n’est pas, pour ce public, un élément de définition prédominant du vieillissement. Nous allons maintenant voir si la succession d’étapes qui caractérise ce dernier amène des repères pertinents pour ce public spécifique.

Un décalage dans les étapes

22Dans son article « L’expérience sociale du vieillissement », V. Caradec développe trois moments de transition biographique : le passage à la retraite, le décès du conjoint et l’entrée en maison de retraite (Caradec, 2009). Nous allons reprendre chacune de ces épreuves en essayant de faire écho avec celles vécues par les résidents de la Pension de Famille V.

Une retraite en quelque sorte anticipée

23La première transition observée à la vieillesse est celle du statut d’actif à celui d’inactif, qui vient recomposer le quotidien et le réseau de sociabilités. Christian Lalive d’Épinay a montré que selon leur appartenance sociale les individus se situaient différemment par rapport à la retraite : « Ceux qui sont le plus impliqués dans la profession, les cadres supérieurs, adhèrent le plus à la définition de la retraite comme “mort sociale”, au moment où elle arrive ; ce sont les mêmes qui sont les plus proches de l’historicité. Par contre, il n’en est pas de même des retraités des classes populaires qui expriment le sentiment d’une usure physique et opèrent leur reclassement autour de quelques objectifs simples : “profiter un peu de la vie”, “se reposer” » (Lalive d’Épinay, 1983, cité par Barthe et al., 1990, p. 46).

24En ce qui concerne les résidents de la PDF V avec lesquels nous nous sommes entretenus pour cette enquête, seul un avait encore une activité professionnelle au moment de l’enquête. Et à l’heure qu’il est, les démarches doivent être finies pour qu’il soit arrêté définitivement à cause de problèmes de santé. Tous les autres ont dû arrêter de travailler et sont ainsi passés du statut d’« actifs » à celui d’« inactifs » bien avant l’âge de la retraite. Aussi, la « mort sociale » qui peut être ressentie à ce moment-là du parcours n’est aucunement liée au vieillissement et a été ressentie il y a des années.

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Extrait de l’entretien n° 3 – Paul 58 ans
Au cours de son entretien, Paul est souvent revenu sur le fait qu’il a arrêté de travailler plus tôt que l’âge de la retraite et que cette étape n’a pas été facile pour lui :
– Souvent quand vous discutez, tu dis qu’il fait pas bon de vieillir, tu te situes où toi par rapport à ça ?
– Ah je dis des fois qu’il fait pas bon de vieillir ? Ah ben oui parce que je me rends compte qu’on perd des, comment dire, on perd de l’adresse, de la mobilité, mais bon c’est surtout parce que j’ai été malade, jusqu’à 55 ans, j’avais une double activité donc ça n’a rien à voir avec maintenant. Ça ça fait, ça f’ra 3 ans demain que j’ai pris mon AVC, c’est sûr qu’ça change de pas travailler, ça m’a vraiment euh, bousculé quoi, ça m’a plus fait du mal que du bien, si y en a qui aiment pas travailler, moi c’est pas mon cas. Voilà quoi.
Un peu après il ajoutera :
– Passé un temps, je voulais vraiment retravailler, mais malheureusement comme je suis adulte handicapé, je peux travailler qu’en CAT, mais des postes en CAT il faut… si y en a un pas loin, et y a le car qui y va… ça m’aurait fait du bien quoi… Mais bon. En CAT, c’est des trucs simples quoi, mais je peux même pas faire des trucs simples, j’y vois rien… Et puis ça m’est passé, aujourd’hui, j’ai plus envie de travailler… ça ça ça m’est passé, non…

26Il dira un peu après au cours de l’entretien qu’il n’a pas eu « la chance de travailler jusqu’à la retraite ». Le discours de Paul sur l’arrêt de son activité professionnelle imposé par la maladie se retrouve dans de nombreux entretiens, pour ne pas dire dans tous. Ce genre de réflexion a été également rencontré lors des discussions informelles. Cette cessation d’activité que certains qualifient d’une « retraite en quelque sorte anticipée » était toujours accompagnée d’un « flottement » et d’un « sentiment d’inutilité ».

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J’me levais l’matin, j’marchais, j’marchais et j’savais pas pour faire quoi, pour aller où, et j’savais qu’ça allait être comme ça, c’était pas pareil que quand j’étais au chômage tu vois, là on s’dit qu’on va r’monter la pente, là j’savais que non… J’me sentais con, j’servais à rien… nous a par exemple expliqué un résident au détour d’un repas.

La question des liens sociaux

28Le veuvage est une autre étape emblématique du vieillissement. Dans les représentations de ce dernier, citées par les résidents, l’isolement social prenait une place importante. À leurs dires, le vieillissement engendrait un affaiblissement des liens sociaux jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus. Les personnes dont il est question dans ces représentations ont donc avant leur avancée en âge un entourage amical et familial. Les résidents de la pension de famille sont qualifiés par l’association gestionnaire de « personnes isolées », c’est d’ailleurs le principal critère d’entrée dans ce type de dispositif. Lorsque nous les avons questionnés sur leurs relations sociales, il est apparu que la plupart avaient peu de contacts amicaux hors des murs de la PDF et que les relations familiales étaient soit inexistantes soit conflictuelles. À cela s’ajoute le fait que tous ont déjà vécu la mort de proches, et certains ont traversé l’épreuve du veuvage. Ici encore, cet état des choses ne dépend en rien, pour les enquêtés, du vieillissement.

La mise en institution

29L’entrée en maison de retraite est le troisième point que nous développerons dans cette partie. Cette étape implique un changement de lieu, d’habitude, pour certains il s’agit de quitter le domicile familial dans lequel ils sont nés… L’adaptation étant plus difficile avec les années, cela constitue une véritable épreuve pour les individus.

30En ce qui concerne les résidents de la pension de famille, tous ont déjà dû quitter leur domicile pour des raisons variables. Pour certains, le temps entre ce départ et l’arrivée en pension de famille a duré plusieurs années pendant lesquelles ils ont navigué entre les différentes structures. Comme le souligne Édouard Gardella, « Une personne peut, en principe, bénéficier autant de fois qu’elle en a besoin d’un hébergement d’urgence ; son besoin se heurte “simplement” à la décision de ceux qui attribuent les places ou font respecter le règlement intérieur de l’établissement. Le séjour peut donc être réitéré, à condition que la personne se mobilise pour trouver une place en sollicitant à nouveau les services d’urgence (le 115, des accueils de jour). La règle générale est donc bien l’absence de continuité de l’hébergement » (Gardella, 2014). Aussi, les résidents sont habitués, pour la plupart, « au temps des horloges institutionnelles ». Ainsi, la transition d’une institution à une autre n’est pas perçue de la même façon. Plutôt que d’être qualifiée comme une énième rupture dans le parcours, elle serait vécue avec une sorte de lassitude :

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J’aimerais bien pouvoir rester ici, maintenant que je m’y sens chez moi, ne pas avoir encore à refaire mes sacs.

32D’autres la perçoivent comme un échec :

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Extrait du journal de terrain – Atelier sur le vieillissement
Je demande aux participants de dire quelles seraient les raisons pour lesquelles ils pourraient aller en maison de retraite.
La question est difficile, et un des participants s’exclame de manière virulente :
– Non mais moi, j’irais pas en maison de retraite ! Jamais !…
– Mais si jamais il te faut être dans un milieu plus médicalisé ?
– J’m’en fous, j’irais pas… C’est pas la peine… Ça voudra dire que même ici on voudra plus de moi ! C’est pas possible ! T’imagines ?! Même ici !

34Cette vision défaitiste de la mise en institution est couplée d’une vision fataliste. En effet, nombreux sont les participants à avoir soulevé l’interrogation suivante :

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Extrait du journal de terrain – Atelier sur le vieillissement
– Non, moi j’te dis, en soi, aller en Ehpad, pourquoi pas, s’il le faut, j’te dis, moi j’m’étais mis dans le coin c’est un lieu de vie comme un autre… Là n’est pas la question. Non, là où ça pose problème, c’est plutôt où veux-tu qu’on aille avec ce qu’on touche, et surtout, qui veux-tu qui veuille bien de nous ? Regarde-nous, tu nous vois avec des petits vieux normaux…
– Ah ça c’est vrai qu’on a tous nos tocs… et puis on aura sans doute besoin trop tôt !

36À ces aspects de la mise en institution s’ajoute un élément non négligeable : le financement. Les résidents ayant de faibles ressources, tous doutent de la possibilité financière d’une éventuelle mise en institution et redoutent la prise de contact avec leur descendance pour échanger sur l’obligation alimentaire.

37Ce que nous venons de développer permet d’expliquer le fait que si les enquêtés partagent les représentations collectives du vieillissement, ils ne peuvent ni s’y projeter ni s’y référer pour leur cas individuel. Aussi, bien que certains éléments soient communs, notamment les questions de pertes de capacités et de mobilité, les enquêtés ont construit d’autres représentations.

Les représentations du vieillissement

Le vieillissement : une étape bien particulière

38Si la représentation que les enquêtés ont de leur vieillissement s’écarte de celle du vieillissement des autres, cette période de leur vie n’en demeure pas moins une étape particulière. Comme les représentations collectives sus-décrites, ces représentations sont elles aussi construites sur deux pôles opposés, avec d’un côté une image plutôt optimiste du vieillissement et de l’autre une vision négative. Pour certains, le vieillissement va représenter une étape importante parce qu’après un long parcours à la marge il est l’occasion, sans être une rupture, de rentrer dans les normes et d’être « normal ». Une autre représentation va également envisager le vieillissement comme une continuité mais avec l’idée d’une exclusion supplémentaire, « une double peine ». Enfin, d’autres ont une représentation du vieillissement non pas dans la continuité de leur vie, mais comme un « ajout » à leur vie antérieure. Nous allons dans cette partie présenter ces trois grandes représentations.

L’occasion d’être enfin normal

39Sophie Rouay-Lambert explique que « sortir de la rue ne va pas de soi. Deux raisons majeures motivent pourtant les personnes à entreprendre, auprès des services sociaux caritatifs publics ou privés, une telle démarche : la crainte de mourir à la rue et l’envie de retrouver un statut social reconnu » (Rouay-Lambert, 2006, p. 137). Bien qu’ils ne soient pas à la rue, les enquêtés ont cette même motivation de retrouver un statut social reconnu, « de passer inaperçu », et d’être « comme tout le monde ».

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Extrait du journal de terrain
À la suite d’un séjour culinaire à Préfailles organisé par la FAP, une salariée de l’association vient interroger les résidents qui y ont participé afin de faire un article pour le bulletin mensuel.
– Qu’est-ce qui vous a plu dans ce séjour ?
– L’ambiance, et l’accueil surtout… Oui, surtout l’accueil, c’est… c’était super. Là-bas tu vois on représentait une région, on était comme tout le monde, on était plus des… des … des précaires là.
– Oui c’est vrai.
– Et même, c’était pas que ceux de la FAP qui nous parlaient. Les locaux, ils étaient supergentils avec nous. Vraiment c’était super… On était normal là-bas.
– Ouais, comme tout le monde… Ça, ça fait du bien.

41Avec le vieillissement et l’arrivée à la retraite, les résidents de la Pension de Famille changent de statut et peuvent avoir accès au droit commun avec les différentes allocations vieillesse. En d’autres termes, ils ont l’occasion d’avoir un statut commun avec les « autres ». C’est la possibilité « d’un dernier rattachement à la société » (Rouay-Lambert, 2006, p. 137), avec l’avantage de ne demander aucune justification autre que l’âge. Le vieillissement et l’arrivée à l’âge de la retraite représentent donc la possibilité de « rentrer dans les rangs » et de pouvoir avoir des ressources sans avoir à parler de sa situation antérieure marginale et souvent stigmatisante.

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Extrait du journal de terrain
Édouard arrive dans le bureau, un peu énervé et gêné, un magazine sous le bras. Il s’agit d’un numéro de Vos droits avec un dossier spécial sur la retraite :
– Ooh, j’ai acheté ça, et puis c’est de l’arnaque, et on n’y comprend rien… On pourra regarder ensemble ?
– Oui, si tu veux, qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ?
– J’sais pas, d’habitude les papiers j’aime pas, c’est pas moi qui gère. Là, c’est pour la retraite. C’est pas pareil.
– Pourquoi c’est pas pareil ?
– … Bah, j’sais pas… ils demandent pas les mêmes choses… Des fois, on a l’impression qu’on doit rendre des comptes, faire comme les enfants qui font des conneries et dire qu’on fera mieux la prochaine fois… C’est un peu comme ça… Et puis y a des trucs qu’on nous refuse… Là ils peuvent pas… … On peut faire ça ? (Il me montre le journal où est indiqué un site internet pour faire une simulation).
On fait la simulation, Édouard, qui touche actuellement le RSA pourrait toucher presque le double :
– Oh t’imagines avec tout ça… J’pourrais… J’pourrais t’amener au resto tiens si t’es encore là… Non mais, t’as vu… Peut-être même que j’vais pouvoir faire une demande pour avoir plus à la curatelle… Ou même pour arrêter complètement la curatelle !

Une double peine

43Une autre partie des enquêtés n’envisage pas du tout leur vieillissement et leur passage à la retraite avec le même regard. En effet, à cette représentation enjouée du vieillissement s’oppose celle du vieillissement comme étant un argument supplémentaire d’exclusion. L’image du « vieux inutile » très ancrée dans nos sociétés occidentales est ici projetée sur soi.

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Extrait du journal de terrain – Atelier sur le vieillissement
Suite à la remarque de Paul, sur le fait que pour eux ce n’était pas pareil, Louise prend la parole :
– Non, nous c’est vrai que ça peut pas être pareil… Parce que se sentir inutile, et plus avoir de travail, c’est déjà le cas, ça fait longtemps… Nous ça va être pire, en plus d’être précaire, comme on dit, on va être vieux. Vieux et précaire… Tu parles d’un beau tableau… Avec ça on, on on a deux excuses pour être regardés, pointés du doigt et exclus quoi !… J’sais pas si l’espérance de vie c’est bien qu’elle augmente pour tout l’monde. J’te jure, des fois j’me pose la question.

Un ajout dans le temps

45V. Caradec aborde à propos du vieillissement la « conscience accrue de sa finitude » qui peut se répercuter sur les activités pratiquées et s’énoncer avec des expressions signifiant que « le temps manque » ou qu’il « n’est plus temps ». Cette conscience de la finitude peut pousser l’individu à renoncer à certains engagements qui apparaissent vains.

46Dans le discours des enquêtés, le vieillissement est invariablement rapporté à la mort et au fait de s’en rapprocher. Cependant, ce rapport entre le vieillissement et la mort est paradoxal dans le discours des enquêtés. La plupart d’entre eux ayant frôlé la mort (à cause de conditions de vie difficiles, problèmes de santé divers, tentative de suicide), le vieillissement est également ce qui les en éloigne.

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Extrait du journal de terrain – Atelier sur le vieillissement
La conversation tourne autour de la mort. Quelqu’un dit « que la mort est une maladie qui s’attrape dès la naissance ». Richard intervient alors :
– Oui, c’est vrai ce que tu dis. Mais regarde, tu vois, moi, et puis toi aussi d’ailleurs, j’sais qu’t’as eu des soucis de santé… Les années c’est aussi ce qui nous éloigne de la mort. Toi de ton AVC et moi de mes trucs… C’est comme si… Le vieillissement, j’sais pas, c’est comme si c’était un truc qu’on nous avait rajouté tu vois ? On croit que c’est fini, et non… Un peu tu sais des fois sur les CD y a des chansons cachées, eh ben c’est ça. Y a le silence, et ça reprend, on comprend pas pourquoi, on comprend pas ce que ça fait là. Mais c’est là. Moi j’le vois comme ça mon vieillissement. Des années ajoutées à ma vie, en séparé.

48Cette idée de temps ajouté est partagée par plusieurs résidents. Cela laisse certains perplexes : « Depuis mon infarctus, tous les matins j’suis étonné d’être encore là, alors j’essaie de me rendre utile, mais au début, j’errais, je comprenais pas ce temps qui m’était encore accordé, j’savais pas vraiment quoi en faire tu vois », nous expliquait par exemple Édouard.

49Pour d’autres, comme pour Afonso, c’est un challenge :

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Extrait de l’entretien n° 10 – Afonso 48 ans
Afonso vient de me parler de sa vie à la rue :
– Chaque jour, chaque soir en m’couchant sur mes cartons, j’me disais : toute façon, c’est maintenant qu’j’vais mourir… je m’disais… jamais j’serai vieux… Ça va s’arrêter là. Et tous les matins, je me réveillais quand même.
– Et vieux, c’est quoi pour toi ?
– Moi vieux, ben tu peux attendre encore longtemps hein ! Je suis pas vieux, eh non, faudra attendre encore au moins allez 20, 20 ans ! Et je me sentirai comme maintenant, parce que c’est ce que j’ai dans ma tête et euh c’est ancré, c’est c’est c’est c’est c’est, je me battrai toujours pour que, pour que ça reste. Et c’que j’ai dans ma tête, c’est c’est une promesse, tu vois, je veux devenir vieux comme on dit mais euh, j’veux avoir mes 80 ans, c’est ce que je me suis promis dans ma tête, sur mes cartons, dans ma tête hein, mes 80 ans minimum alors tu vois. J’vais tenir, elle va tenir encore un moment, ma, ma carcasse.

51Les enquêtés ont donc, pour une partie d’entre eux, une représentation du vieillissement comme quelque chose de distinct du reste de leur existence. Que ce soit vu positivement ou négativement, il s’agit d’une étape bien particulière. Ce n’est pas le cas pour tous. C’est ce que va développer la dernière partie de cet article.

Le vieillissement : une étape inexistante

52Pour un certain nombre d’enquêtés, le vieillissement est quelque chose qu’ils ne connaîtront pas, soit parce qu’ils sont persuadés de mourir avant, soit parce que celui-ci se fond dans un tout et qu’il ne peut en être dissocié. Dans les deux cas, la construction d’une représentation est difficile.

Mourir avant de vieillir

53Le rapprochement entre le vieillissement et la mort peut permettre une représentation particulière du vieillissement comme une sorte de sursis, un ajout. Pour d’autres en revanche, la mort est indépendante du vieillissement et cela empêche toute représentation. La « conscience accrue de leur finitude » n’étant pas liée au cumul des années, mais à leur parcours de vie, le vieillissement est pour eux quelque chose qu’ils ne vivront pas et qui leur est donc très difficile de se représenter :

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Extrait du journal de terrain
Comme tous les matins, dans la salle commune, je prends le café avec quelques résidents. Certains fument leurs cigarettes dehors, d’autres ont descendu leur petit-déjeuner, et d’autres encore lisent le journal. Ginette, une ancienne résidente qui vient tous les jours, me dit à propos d’un article qu’elle vient de lire :
– T’imagines quand même, la Mamie ils l’ont retrouvée morte 4 mois après… Ça fait peur quand même. Elle devait être très très seule… C’est absurde de laisser une vieille seule comme ça…
D’autres résidents se mêlent à la conversation et donnent leur avis sur la solitude des personnes âgées, le sujet étant venu de lui-même, j’en profite pour orienter la conversation :
– Et vous, quand vous serez vieux, vous vous voyez comment ? C’est quoi votre vieillissement à vous ?
– Nous ?! Oh ben… l’avantage c’est que la question ne se pose pas… On peut pas savoir, on vieillira pas…
– Ah ça, avec tous les cachetons qu’on prend, y a quand même des chances pour qu’on y passe avant.
– Mais vous vous représentez pas du tout comment vous serez vieux ?
– … J’sais pas, non, comment… enfin pourquoi essayer de se représenter… de se projeter dans quelque chose qui n’existera pas. Tu vois c’est un peu comme si on essayait de s’imaginer dans une autre vie… Ça a pas de sens…

P’t’être qu’en fait, on a toujours été vieux

55La représentation du vieillissement est difficile pour certains enquêtés non pas parce qu’il s’agit pour eux d’une étape qu’ils ne vivront pas, mais plutôt parce qu’il ne s’agit pas d’une étape.

Extrait du journal de terrain – Atelier sur le vieillissement
L’atelier touche à sa fin, nous demandons aux participants s’ils ont des questions à poser à l’infirmière intervenante, s’ils ont des remarques dont ils souhaitent nous faire part. Louise qui avait au milieu de l’atelier évoqué l’idée que le vieillissement ajouté à la précarité c’était subir une double peine reste un moment alors que les autres commencent à partir, puis me dit :
– Avec ce que tout le monde a dit, j’me disais, tu vois peut-être qu’en fait c’est dur d’avoir une représentation de notre vieillissement à nous comme vous dites, parce que regarde, on a déjà la fragilité, la fatigue tout ça, tout ce qui représente le vieillissement on l’a. On peut pas trop se représenter quelque chose que l’on vit, après une fois qu’on connaît… C’est comme si toi maintenant je te demandais c’est quoi ta représentation d’ici, fallait le demander avant, maintenant tu connais. Ça marche plus… J’sais pas, peut-être qu’en fait vieux et précaire ça s’additionne pas comme j’disais tout à l’heure. Peut-être qu’en fait on a toujours été vieux…
Nous pouvons voir à travers cet exemple que, pour certains, le vieillissement est quelque chose qu’ils ne vivront pas, qui n’existe pas, quelque chose d’insaisissable qui se confond avec le reste. Par conséquent, il leur est très difficile de se le représenter.

Conclusion

56Nous avons voulu, à travers ces pages, donner la parole aux résidents de la Pension de Famille V. Si tous n’ont pas participé, un tiers d’entre eux a témoigné pour cette enquête, à travers des entretiens formels ou des discussions informelles. Ces témoignages ont permis d’apporter une autre grille de lecture du vieillissement et ainsi de l’appréhender au travers d’un nouveau prisme. Ils soulignent le fait que les représentations du vieillissement, séparées en deux pôles distincts, décrites par V. Caradec sont intériorisées par ces personnes en situation de précarité, mais qu’elles ne parviennent pas à s’y projeter et font une distinction entre « eux » et les « autres ». Cette impossibilité pour certains de s’identifier à ce vieillissement s’explique par le fait que les étapes caractéristiques du vieillissement que sont le passage à la retraite, le veuvage, la mise en institution ou l’affaiblissement des liens sociaux sont des étapes qui ont déjà été vécues. Pour le dire autrement, qu’il s’agisse de l’âge ou des étapes du vieillissement, il semble que ces éléments de cadrage ne permettent pas de comprendre le vieillissement du public.

57Le vieillissement prématuré physique et physiologique visible chez les personnes en situation de précarité ne doit donc pas être dissocié de ce que nous pourrons nommer le vieillissement social prématuré. Qu’il soit physique ou social, ce vieillissement prématuré renvoie les personnes concernées à ce que Julien Damon nomme un « no man’s land administratif » (Damon, 2008, p. 94).

58Alors que dans son rapport « Réussir la transition démographique et lutter contre l’âgisme » Audrey Dufeu-Schubert avance que « le vieillissement est universel » (Dufeu-Schubert, 2019, p. 24), ce vide institutionnel auquel s’additionnent les non-représentations décrites précédemment peut s’apparenter à une « confiscation symbolique » du droit de vieillir des personnes en situation de précarité et être ainsi perçu comme une forme ultime d’exclusion.

Références

  • Barthe, J.-F., Clément, S. et Drulhe, M. (1990). Vieillesse ou vieillissement ? Les processus d’organisation des modes de vie chez les personnes âgées. Revue internationale d’action communautaire, 23(63), 35-46. doi:10.7202/1033992ar
  • Caradec, V. (2009). L’expérience sociale du vieillissement. Idées économiques et sociales, 157(3), 38-45. doi:10.3917/idee.157.0038
  • Caradec, V. (2012). Sociologie de la vieillesse et du vieillissement. Paris, France : Armand Colin.
  • Collectif Les Morts de la Rue. (CMDR) (2019). Mortalité des personnes sans domicile 2018. L’enquête dénombrer et décrire. Repéré à : http://www.mortsdelarue.org/IMG/pdf/RAPPORT_A5_2018_WEB.pdf, consulté le 7 janvier 2020.
  • Damon, J. (2008). L’exclusion. Paris, France : PUF.
  • Doubovetzky, C. (2016). Vieillissement et précarité : représentations du vieillissement des personnes en situation de précarité et tactiques mises en place dans le quotidien. L’exemple des résidants d’une pension de famille, Mémoire de Master 2 de sociologie, Université Grenoble Alpes, Grenoble.
  • Dufeu-Schubert, A. (2019). Réussir la transition démographique et lutter contre l’âgisme. https://sfgg.org/media/2019/12/re%CC%81ussir-la-transition-de%CC%81mographique-et-lutter-contre-l-a%CC%82gisme.pdf, consulté le 24 janvier 2020.
  • Gardella, E. (2014). L’urgence comme chronopolitique. Temporalités, [En ligne] 19. doi:10.4000/temporalites.2764
  • Grignon, C. et Passeron, J.-C. (1989). Le savant et le populaire. Paris, France : Gallimard.
  • Rouay-Lambert, S. (2006). La retraite des anciens SDF – Trop vieux pour la rue, trop jeunes pour la maison de retraite. Les Annales de la recherche urbaine : recherches et débats, (100), 137-144.
  • Service Intégré d’Accueil et d’Orientation 75. (SIAO 75). (2018). Rapport d’activité et d’observation. Repéré à : https://siao75.fr/uploads/Rapport-dActivit%C3%A9-dObservation-2017.pdf, consulté le 7 janvier 2020.

Mots-clés éditeurs : représentations sociales, vieillissement prématuré, précarité

Date de mise en ligne : 10/08/2020

https://doi.org/10.3917/gs1.162.0071

Notes

  • [1]
    CMDR, 2019.
  • [2]
    À titre d’exemple : SIAO 75, 2018, p. 87.
  • [3]
    Cet article n’est qu’un extrait d’une enquête, voir Doubovetzky, 2016.
  • [4]
    Une Pension de Famille est un dispositif de logement adapté pour les personnes en grande exclusion. Appartenant au logement et non plus à l’hébergement, les Pensions de Famille proposent des places pérennes, sans durées prédéfinies.
  • [5]
    Afin de garantir l’anonymat des personnes interrogées, le nom de la structure ainsi que celui des personnes ont été modifiés.

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