Couverture de GS1_161

Article de revue

Vieillir en couple, rôle du conjoint aidant et (non-)recours aux professionnels

Pages 117 à 132

Notes

  • [1]
    Loi n° 97-60 du 24 janvier 1997, première prestation accordée sous condition d’âge : avoir au moins 60 ans.
  • [2]
    « Le bénéficiaire de l’allocation personnalisée d’autonomie peut employer un ou plusieurs membres de sa famille, à l’exception de son conjoint ou de son concubin ou de la personne avec laquelle il a conclu un pacte civil de solidarité » (Article L. 232-7 du Code de l’action sociale et des familles).
  • [3]
    Les documents relatifs à l’enquête CARE, notamment les questionnaires et les publications de la Drees et l’Insee, sont accessibles en ligne : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/etudes-et-statistiques/open-data/personnes-agees/article/les-enquetes-capacites-aides-et-ressources-des-seniors-care.
  • [4]
    Cette post-enquête prend sa source dans une réponse à un appel à projet de la Drees. Les entretiens enregistrés, d’une durée d’environ 1h15, ont été anonymisés et intégralement retranscrits. Le corpus détaillé et le guide d’entretien sont consultables en ligne dans le rapport de recherche à la Drees (Renaut et al., 2018).
  • [5]
    Pour chaque couple, le parcours conjugal, familial, résidentiel, professionnel et de santé est consultable directement dans le rapport (cf. infra). Les entretiens ont été réalisés dans trois régions (6 dans les Hauts de France, 11 en Île-de-France et 8 dans les Pays de la Loire) mais cette dimension n’est pas explorée dans l’article car les données de l’enquête quantitative CARE ne sont pas représentatives au niveau régional.
  • [6]
    Cette norme se fonde sur une obligation légale : « Les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours, assistance » (article 212 du Code civil). « Les partenaires liés par un pacte civil de solidarité s’engagent à une vie commune, ainsi qu’à une aide matérielle et une assistance réciproques » (article 514-4 du Code civil).
  • [7]
    Lire : (âge de l’homme et âge de la femme, profession de l’homme, profession de la femme).

Introduction

1L’attention généralement portée à la situation des personnes seules, notamment au moment du veuvage ou d’une hospitalisation, est justifiée par la vulnérabilité à laquelle les expose le fait de se retrouver seules dans leur logement. L’entourage familial est fortement sollicité face aux restrictions d’activités dans la vie quotidienne, principalement à travers l’investissement des femmes, celui des filles et des brus auprès des parents et beaux-parents, celui des épouses auprès de leurs époux (Attias-Donfut, 1995 ; Le Borgne-Uguen et Rebourg, 2012 ; Pennec, Le Borgne-Uguen et Douguet, 2014). Aujourd’hui en France, les gains d’espérance de vie qui s’accompagnent d’une réduction de l’écart entre les hommes et les femmes et la diminution du risque de veuvage qui compense l’augmentation de la fréquence des divorces et séparations de couples ne laissent aucun doute sur la prolongation de la vie à deux au temps de la retraite. La vie en couple progresse, en particulier pour les femmes : en 1999, 44 % des femmes vivaient en couple entre 70 et 79 ans, elles étaient 51 % en 2013 ; entre 80 et 89 ans, elles étaient respectivement 16 % et 25 % (Blanpain et Buisson, 2016). À l’horizon 2030, les projections de l’Institut national des études démographiques prévoient, pour les personnes dépendantes de 75 ans et plus, une survie plus fréquente en couple, toujours plus d’aidants conjugaux et d’hommes impliqués dans l’aide (Gaymu, 2008 ; Bonnet, Cambois et Cases, 2011).

2L’aide dans le couple questionne le rôle de l’aidant, particulièrement celui du conjoint. Dès 1997, la loi sur l’institution de la prestation spécifique dépendance (PSD) [1] reconnaît le rôle de l’aidant qui peut être employé par la personne aidée, sauf s’il s’agit de son conjoint. Cette disposition est confirmée en 2002 lors de la mise en œuvre de l’Allocation personnalisée d’autonomie (APA) [2]. Il faut attendre la Loi de 2015 sur l’adaptation de la société au vieillissement (ASV – Loi n° 2015-1776) pour que la notion de proche aidant soit précisée : « Est considéré comme proche aidant d’une personne âgée, son conjoint, le partenaire avec qui elle a conclu un pacte civil de solidarité ou son concubin, un parent ou un allié, définis comme aidants familiaux, ou une personne résidant avec elle ou entretenant avec elle des liens étroits et stables, qui lui vient en aide, de manière régulière et fréquente, à titre non professionnel, pour accomplir tout ou partie des actes ou des activités de la vie quotidienne » (Article L. 113-1-3 du Code de l’action sociale et des familles).

3Seuls ou en couple, les hommes et les femmes sont confrontés aux effets du temps sur l’organisme mais ils s’y confrontent de manière différente et, comme aux autres âges de la vie, les hommes et les femmes ont une conception du couple et des attentes différentes (Stokes, 2017), leur perception du soutien conjugal et du bien-être dans le couple peut diverger (Acitelli et Antonucci, 1994), la capacité d’empathie ou de résilience peut également se traduire différemment (Banens et Marcellini, 2015 ; Billaud et Gramain, 2014 ; Henz, 2009). Aider un proche âgé ne constitue pas nécessairement une tâche pénible à supporter (Caradec, 2009) mais le « fardeau », au sens de la charge ressentie par l’aidant, peut devenir considérable et difficile à assumer (Bocquet et Andrieu, 1999 ; Fromage et Goutany, 2007 ; Soullier, 2012 ; Davin et Paraponaris, 2014). Lorsque le handicap vient heurter l’équilibre conjugal développé depuis la retraite, les pertes subies par l’un des membres du couple ou ses défaillances ont des répercussions sur l’autre et sur leur relation (Ducharme, 1993 ; Serpolay, 2010) dont l’ampleur dépend de la capacité à négocier des aides et des soins ou la réticence à recourir à l’extérieur (Paquet, 1997 ; Coudin, 2004 ; Campéon et Rothé, 2017).

4Nous proposons dans cet article d’étudier les stratégies d’adaptation au besoin d’aide dans le couple, l’articulation des aides professionnelles avec celles de l’entourage, le rôle du conjoint aidant dans le (non-)recours aux professionnels. Deux parties composent le texte après une présentation de la méthodologie basée sur l’utilisation de l’enquête CARE-Ménages 2015 (Capacités, Aides et REssources des seniors) [3]. La première partie s’attache à étudier l’association entre le mode de vie et la configuration des aides pour les personnes de 60 ans ou plus et le recours aux professionnels dans les couples. Dans un second temps, des entretiens semi-directifs en couple permettent de restituer la réalité du (non-)recours aux professionnels. On attend de cette double analyse quantitative et qualitative qu’elle nous éclaire sur la capacité du couple à renforcer ou restreindre la disposition à se faire aider.

Méthodologie

5Les données de l’enquête CARE-Ménages 2015 portent sur 10 628 personnes de 60 ans ou plus ayant répondu à un entretien en face-à-face à leur domicile en France métropolitaine. Elles s’intéressent aux conditions de vie des personnes âgées, à leurs difficultés à réaliser les activités de la vie quotidienne et aux aides qu’elles reçoivent. L’analyse cible le recours aux aides des professionnels et de l’entourage (conjoint, famille, amis) pour les activités essentielles de la vie quotidienne (se laver, s’habiller, manger, boire, se lever, s’asseoir, etc.) et les activités instrumentales (tâches ménagères, préparer les repas, tâches administratives courantes, faire les courses) à condition que les difficultés rencontrées soient spécifiquement liées à des raisons d’âge ou de santé. Les aides relatives au soutien moral ou financier ne sont pas explorées dans l’analyse proposée.

6Afin d’observer les aides et l’entraide dans le couple vieillissant, une post-enquête [4] a été réalisée en 2017 auprès d’un échantillon extrait de l’enquête CARE-Ménages 2015. Il est composé exclusivement de personnes de 60 ans ou plus vivant à deux en couple (quelles que soient leur pathologie, la sévérité du handicap ou de la dépendance), ayant déclaré dans le volet « Seniors » être aidées par leur conjoint, ce dernier (quel que soit son âge) ayant répondu en face-à-face ou par téléphone au volet « Aidants ». 25 entretiens semi-directifs se sont déroulés au domicile du couple, en présence des deux conjoints pour 13 entretiens, 7 uniquement avec la femme et 5 avec l’homme. La durée moyenne de vie en couple est supérieure à 45 ans : une seule union pour 21 couples (dont 20 sont mariés) ; la durée de l’union est inférieure à 20 ans pour un seul couple remarié [5]. Au sens de l’enquête CARE, 12 femmes et 13 hommes seniors sont aidés par leur conjoint(e), 11 couples ont une aide professionnelle (7 femmes et 4 hommes seniors).

Mode de vie et aides dans la vie quotidienne après 60 ans

7En 2015, 14,5 millions de personnes âgées de 60 ans ou plus résident à domicile et environ six sur dix vivent à deux en couple (48 % des femmes et 71 % des hommes), la moitié jusqu’à 84 ans, plus d’un tiers entre 85 et 89 ans et près d’un quart parmi les nonagénaires (tableau 1). En raison de difficultés liées à leur âge ou à leur santé, un cinquième des personnes de 60 ans ou plus (3 millions de personnes) déclarent l’aide d’une personne de leur entourage ou de professionnels pour les activités de la vie quotidienne (Brunel, Latourelle et Zakri, 2019), parmi lesquelles deux sur cinq vivent à deux en couple (38,7 %).

Tableau 1

Caractéristiques par âge et sexe de la population de 60 ans ou plus selon le type de ménage

EnsembleHabite seul(e)Vit à deux en coupleEn corésidence
% col% ligne% ligne% ligne
Tous100 %31,258,410,4
Sexe
Femmes55,541,948,49,7
Hommes44,517,970,811,3
100 %
Âge
60-74 ans63,925,063,911,1
75-79 ans14,031,061,77,3
80-84 ans10,942,050,17,9
85-89 ans7,151,435,013,6
90 ans et plus4,065,223,211,7
100 %
Aide de l’entourage ou d’un professionnel pour les activités de la vie quotidienne
Oui20,748,438,712,9
Non79,326,763,59,4
100 %

Caractéristiques par âge et sexe de la population de 60 ans ou plus selon le type de ménage

Champ : Individus de 60 ans ou plus, résidant à domicile, France métropolitaine (N=10628).
Source : Drees, enquête Capacités, Aides et REssources des seniors (CARE) – volet Ménages, 2015. Lecture : 31,2 % des individus habitent seuls dans leur logement, 41,9 % des femmes habitent seules.

La configuration des aides, reflet du mode de vie et du genre

8Selon la configuration des aides, l’aide exclusive de l’entourage est la forme de soutien la plus fréquente (47 %), surtout pour les hommes : 57 % mobilisent uniquement leur entourage contre 43 % des femmes. Le mode de vie est un facteur explicatif important de l’accès différencié des hommes et des femmes aux aides de l’entourage et/ou des professionnels : 30 % des hommes et des femmes habitant seuls mobilisent exclusivement des professionnels pour les aider dans leur vie quotidienne et seulement 6 % des hommes et des femmes en corésidence (graphique 1). Lorsqu’ils vivent à deux en couple, l’aide professionnelle sans le soutien de l’entourage concerne beaucoup moins souvent les hommes (9 %) que les femmes (16 %).

Graphique 1

Configuration de l’aide selon le type de ménage pour les hommes et les femmes

Graphique 1

Configuration de l’aide selon le type de ménage pour les hommes et les femmes

Champ : Individus de 60 ans ou plus aidés par leur entourage ou un professionnel pour les activités de la vie quotidienne, résidant à domicile, France métropolitaine (N=10628).
Source : Drees, enquête Capacités, Aides et REssources des seniors (CARE) – volet Ménages, 2015.

9La configuration détaillée des aides dans le couple montre que, trois fois sur quatre, le senior aidé désigne son conjoint comme aidant pour les activités quotidiennes : 76 % des hommes et 71 % des femmes (tableau 2). L’aide repose uniquement sur l’entourage dans la moitié des cas, presque exclusivement sur le conjoint (47 % des hommes et 42 % des femmes) et de façon plus marginale avec l’aide complémentaire d’un autre proche (9 % des hommes et 4 % des femmes). Enfin, 14 % des hommes et 19 % des femmes articulent l’aide professionnelle avec celle du conjoint.

10Cet arbitrage pour les hommes et les femmes, entre conjoints, proches et professionnels au sein des couples, est-il influencé par des caractéristiques spécifiques des individus et de leur conjoint ou bien le genre du senior aidé suffit-il à expliquer le recours différentiel aux professionnels ?

Tableau 2

Configuration des aides pour les femmes et les hommes vivant à deux en couple

%HommeFemme
Conjoint uniquement44,146,741,9
Conjoint et autre personne de l’entourage6,18,73,9
Conjoint et autre personne de l’entourage et professionnel6,46,66,1
Conjoint et aidant professionnel16,513,918,7
Professionnel uniquement12,78,616,2
Autre personne de l’entourage uniquement8,49,17,8
Autre personne de l’entourage et professionnel5,96,45,4
100 %100 %100 %

Configuration des aides pour les femmes et les hommes vivant à deux en couple

Champ : Individus de 60 ans ou plus, vivant à deux en couple, aidés par leur entourage ou un professionnel pour les activités de la vie quotidienne, résidant à domicile, France métropolitaine (N=1960).
Source : Drees, enquête Capacités, Aides et REssources des seniors (CARE) – volet Ménages, 2015. Lecture : 41,9 % des femmes déclarent être aidées uniquement par leur conjoint.

Le recours aux professionnels en présence du conjoint aidant

11Afin de mieux appréhender les caractéristiques des hommes et des femmes qui vivent à deux en couple avec l’aide de leur conjoint, nous proposons d’observer leur âge et celui du conjoint, l’aide d’un proche complémentaire à celle du conjoint, le niveau de dépendance estimé par la Drees (groupes iso-ressources, du plus dépendant au plus autonome, Gir 1 à 3, Gir 4 et Gir 5/6), la configuration familiale (présence d’enfants et de petits-enfants), le niveau de revenu du ménage en quartiles et la profession du senior (tableau 3, colonnes (a) et (b)). Les hommes et les femmes se distinguent par leur niveau de dépendance : 24 % des hommes et 16 % des femmes sont classés en Gir 1 à 3 ; 49 % des hommes et 59 % des femmes sont classés en Gir 5/6. Selon le niveau de revenus, les hommes vivent dans des foyers plus modestes que les femmes (respectivement, 31 % et 24 % dans le premier quartile) et, comme en population générale, les femmes sont plus souvent employées (43 %) et les hommes ouvriers (37 %) ou dans les professions supérieures (14 %) et intermédiaires (21 %).

12Du point de vue de l’aide professionnelle, environ un quart des hommes (27 %) et un tiers des femmes (35 %) aidés par leur conjoint en bénéficient (tableau 3, colonnes (c) et (d)). Globalement, quelles que soient les caractéristiques individuelles, le taux de recours des femmes aux aidants professionnels est supérieur à celui des hommes, sauf pour les indépendants (artisan, commerçant, chef d’entreprise) parmi lesquels, 37 % des hommes déclarent une aide professionnelle pour 24 % des femmes. Comme attendu, le niveau de dépendance est tout à fait déterminant : 61 % des hommes et 71 % des femmes classées en Gir 1 à 3 peuvent compter sur l’aide de professionnels.

13Une régression logistique mesurant la probabilité d’être aidé par un professionnel confirme que le besoin d’aide identifié à travers le niveau de dépendance est le tout premier facteur explicatif, devant toutes les autres caractéristiques individuelles (tableau 3, colonnes (e) et (f)).

Tableau 3

Caractéristiques des femmes et des hommes vivant à deux en couple aidés par leur conjoint ; part de l’aide professionnelle et probabilité du recours à l’aide professionnelle

Tableau 3
Aide professionnelle Régression logistique (27 %) (35,1 %) Recours professionnel Homme Femme Homme Femme Homme Femme (a) (b) (c) (d) (e) (f) Âge du senior 75,9 ans 74,9 ans 82,3 ans 77,2 ans 1,074*** 1,029 Âge du conjoint 71,8 ans 76,2 ans 78,2 ans 78,4 ans 1,041* 1,032 Aide de l’entourage (en plus du conjoint) Oui 20,1 14,2 43,4 61,0 1,741* 2,801*** Non 79,9 85,8 22,9 30,8 réf. réf. 100 % 100 % Équivalent groupe iso-ressources Gir 1 à 3 23,7 16,3 61,0 71,4 4,223*** 3,244*** Gir 4 27,6 24,2 22,8 43,8 réf. réf. Gir 5/6 48,7 59,5 13,0 21,6 0,473** 0,308*** 100 % 100 % Composition de la famille Pas d’enfant 9,1 12,6 23,4 27,3 0,462 0,507* Enfant (sans petit-enfant) 9,7 6,9 12,9 22,1 1,109 0,494 Enfant et petit-enfant 81,2 80,5 29,1 37,4 réf. réf. 100 % 100 % Revenus du foyer 1er quartile 30,5 24,6 25,0 35,8 1,232 0,494** 2e quartile 29,2 27,2 27,8 41,4 réf. réf. 3e quartile 22,7 28,3 30,6 33,1 1,220 0,684 4e quartile 17,6 19,9 24,9 28,5 1,394 0,642 100 % 100 % Catégorie socio-professionnelle du senior Agriculteur exploitant 7,3 5,1 23,7 71,0 0,354 4,753*** Artisan, commerçant, chef d’entreprise 11,0 10,7 37,3 24,2 1,243 0,478* Cadre, profession intellectuelle supérieure 13,8 6,0 23,6 42,3 0,491 4,056*** Profession Intermédiaire 21,1 12,9 28,0 29,5 0,940 0,931 Employé 7,4 43,4 31,8 31,4 réf. réf. Ouvrier 37,2 11,8 23,4 36,8 0,625 0,783 Autre, sans activité professionnelle 2,2 10,1 45,4 45,0 0,440 0,964 100 % 100 %

Caractéristiques des femmes et des hommes vivant à deux en couple aidés par leur conjoint ; part de l’aide professionnelle et probabilité du recours à l’aide professionnelle

Champ : Individus de 60 ans ou plus, vivant à deux en couple, aidés par leur conjoint pour les activités de la vie quotidienne, résidant à domicile, France métropolitaine (N=1 547, 767 hommes et 780 femmes).
Note de lecture : colonnes (a), (b) : 20 % des hommes bénéficient d’une aide de leur entourage, complémentaire à celle du conjoint (14,2 % des femmes) ; colonnes (c), (d) : parmi les hommes ayant une aide de l’entourage, 43,4 % ont aussi de l’aide professionnelle (61 % des femmes) ; colonnes (e), (f) : les chances d’un homme, qui a une aide de l’entourage (en plus de son conjoint), d’être aidé par un professionnel plutôt que de ne pas l’être, sont 1,741 fois plus élevées que celui qui n’a pas d’aide de l’entourage, toutes les autres variables étant contrôlées) ; seuil de significativité : *** prob < 0,001 ; ** prob. < 0,01 ; * prob. < 0,05
Source : Drees, enquête Capacités, Aides et REssources des seniors (CARE) – volet Ménages, 2015.

14Les chances pour un homme, classé en Gir 1 à 3, d’être aidé par un professionnel plutôt que de ne pas l’être, sont 4 fois plus élevées (4,32) que celui classé en Gir 4, toutes les autres caractéristiques étant contrôlées ; pour les femmes, les chances sont trois plus élevées (3,297). Le recours au professionnel augmente pour les hommes avec leur âge et celui de leur conjointe, mais ce n’est pas le cas des femmes. Les hommes aidés par leur épouse et un professionnel sont, en moyenne, beaucoup plus âgés que ne le sont les femmes dans la même situation, respectivement 82,3 ans et 77,2 ans, et en même temps, l’âge moyen du conjoint aidant est très proche, 78,2 ans pour la femme aidante et 78,4 ans pour l’homme aidant. L’aide de l’entourage favorise l’accès aux professionnels, en particulier pour les femmes (le rapport de chance est de 1,8 pour un homme et de 3 pour une femme). La probabilité de recours professionnel est plus faible pour les couples sans enfant par rapport aux couples ayant des enfants et des petits-enfants, l’effet étant significatif seulement pour les femmes. Le niveau de revenu et la profession des hommes ne permettent pas d’expliquer le (non-)recours. En revanche, pour les femmes, la probabilité de recours est plus faible lorsque le foyer dispose des revenus les plus modestes (1er quartile). Du point de vue des professions, par rapport à une femme employée, les chances de faire appel à l’extérieur sont significativement plus élevées, d’une part pour celle qui relève du secteur agricole, d’autre part pour celle qui a connu des fonctions d’encadrement.

15Finalement, au-delà de son niveau de dépendance et de l’aide de son entourage, le recours à l’aide professionnelle d’un homme est conditionné par son âge et celui de sa conjointe alors que le recours d’une femme est aussi déterminé par ses caractéristiques socio-économiques et familiales. Cette différenciation entre les hommes et les femmes dans leur rapport à l’aide professionnelle nous renseigne sur les comportements individuels des hommes et des femmes en couple, mais dit peu de choses sur les interactions des caractéristiques des deux conjoints. Notamment, on ne connaît pas l’état de santé du conjoint, a fortiori celui du conjoint aidant, et si le senior aidé apporte lui-même une aide à son conjoint. À cet égard, les entretiens en couple constituent un réel enrichissement.

16Rencontrés chez eux dans leur univers quotidien, les hommes et les femmes parlent de leur cheminement en couple, de la manière de vieillir à deux, de vieillir seul face à l’autre, de ne pas vieillir au même rythme (Charazac, 2010). Ils parlent de leur expérience et des conditions d’acceptation d’une aide extérieure dans l’espace intime du couple, le vécu et le discours sur le rôle et la place de chacun pouvant conduire à des représentations divergentes (Béliard et al., 2012 ; Chamahian et Caradec, 2014) sur le besoin de reconnaissance pour l’aide donnée, le degré d’acceptation pour l’aide reçue.

Dans l’intimité du couple, l’expérience du conjoint aidant face aux professionnels

17Le travail de soutien au sein des couples dépend de la capacité des conjoints à s’engager dans des niveaux de soins et d’accompagnement variés, à internaliser ou externaliser certaines activités, en éprouvant diverses satisfactions ou insatisfactions (Clément, Membrado et Mantovani, 1996). Les données CARE ne permettent pas d’identifier ex ante les situations dans lesquelles le conjoint aidant (désigné comme tel dans le volet « Seniors ») est lui-même aidé pour les activités quotidiennes par son entourage (y compris son conjoint) et/ou un professionnel, ce qui ressort clairement dans la moitié des entretiens. Les personnes rencontrées consacrent la norme de solidarité entre les conjoints [6], elles estiment qu’il est moins facile de vieillir seul que de vieillir en couple. Les couples s’accordent également sur la nécessité de maintenir le plus possible les enfants en dehors de l’obligation de prendre soin de leurs parents pour privilégier l’aide professionnelle si la situation l’exige. Il n’est pas raisonnable de solliciter les enfants qui ont leur propre vie familiale et professionnelle, comme il n’est pas acceptable que les enfants s’immiscent eux-mêmes dans la vie de leurs parents. L’indépendance des générations doit garantir l’autonomie de chacun, dans le respect des choix individuels pour organiser sa vie, accepter ou refuser le recours aux professionnels.

18L’aide professionnelle est généralement associée à des pathologies plus invalidantes sur le plan fonctionnel ou cognitif mais d’autres facteurs interviennent dans la réticence ou la résistance au recours à l’aide extérieure. La capacité pour le senior aidé de nommer son conjoint comme aidant, celle du conjoint aidant de se reconnaître ou se revendiquer comme tel, dévoile les logiques internes au couple pour expliquer le (non-)recours aux professionnels. En nous appuyant sur les discours du senior aidé et du conjoint aidant, nous distinguons quatre formes d’adaptation au besoin d’aide : la valorisation de l’entraide dans le couple comme rempart vis-à-vis de l’extérieur ; le refus de déléguer des activités assumées par les femmes ; le (non-)recours comme enjeu de pouvoir dans les relations de couple conflictuelles ; le recours des hommes aidants face à leur implication reconnue par les professionnels.

L’entraide, rempart face à l’extérieur

19La confrontation aux problèmes de santé et aux restrictions d’activités peut être progressive, le processus de fragilisation laissant plus ou moins de temps aux deux conjoints de s’adapter l’un à l’autre. Certains couples, plus résilients, trouvent en eux les ressources de faire front commun face aux difficultés affectant les deux conjoints. La représentation d’une aide conjugale dans laquelle l’épouse est le soutien de son époux, évolue après la retraite, certaines activités deviennent plus acceptables et mieux partagées. Ainsi, pour décrire leur organisation les couples emploient fréquemment le pronom indéfini, « On ».

20

Quand on est en couple, quand même, on s’entraide, donc on fait un petit peu et puis, on arrête et puis on recommence.
(74 et 72 ans, ouvrier d’entretien, agent d’entretien) [7]

21L’entraide dans les activités domestiques et l’attention l’un à l’autre pour les soins personnels permettent d’affronter ensemble les difficultés, en évitant le recours à l’aide professionnelle, tant que la situation le permet.

22

On est handicapés mais on a la chance d’être à deux… La pire des choses… dépendre de quelqu’un, ça me rend malade ! […] Après, plus tard, quand ma femme ne pourra plus assumer, on fera peut-être appel à une aide à domicile.
(66 et 60 ans, ouvrier, agent hospitalier)

23Installés parfois de longue date dans une dépendance l’un à l’autre, si le couple apparaît vulnérable pour l’extérieur, l’expérience commune, les compétences acquises, sont le moyen de préserver et garantir l’intimité du couple et son indépendance, allant jusqu’à renoncer aux soins infirmiers pour pouvoir décider du moment opportun des soins, sans nuire à leurs activités (Harrefors, Sävenstedt et Axelsson, 2009).

24

On se coordonne bien question de soins, y’a aucun problème pour nous (M.) Bon, tant qu’on est encore à deux et puis qu’on peut s’aider. On s’aide mutuellement, on s’aide, on fait, disons, comme on peut, comme on veut (Mme).
(78 et 76 ans, ouvrier d’entretien, femme de service)

25La retraite laisse du temps et la volonté de durer dans cette organisation peut être confortée par la proximité des enfants, sollicités parfois pour les courses, notamment lorsque les deux conjoints ont dû abandonner la conduite automobile. En même temps, l’aide éventuelle des enfants ne saurait s’imposer au couple tant que l’entraide, valorisée notamment par les femmes, garantit que les décisions puissent être partagées et prises à deux.

26La négociation des aides, transférée au conjoint aidant, apparaît lorsque la santé de l’un décline plus tôt et plus vite que pour l’autre.

Le refus de déléguer

27Indépendamment de leur participation antérieure au marché du travail ou des ressources économiques du ménage, certaines femmes, confrontées aux difficultés de santé de leur époux, justifient leur refus de déléguer leurs activités en contestant la disponibilité des professionnels et leurs compétences pour répondre aussi bien qu’elles aux besoins intimes de leur époux.

28

Une aide à domicile, c’est-à-dire pour s’occuper de lui ? Pour aider mon mari, je n’ai besoin de personne : je suis là ! […] Et puis, les aides à domicile changent beaucoup, ce ne sont pas toujours les mêmes… et puis, ça ne se trouve pas. Ça ne se trouve pas, c’est tout !
(84 et 78 ans, militaire, institutrice puis au foyer)

29La permanence de l’investissement dans le travail de soutien s’inscrit dans la continuité du parcours conjugal et d’une organisation traditionnelle du ménage. Engagées dans les activités de soin, ces femmes persistent dans leur décision, même lorsque leur entourage, et notamment leur époux, reconnaissent qu’elles auraient intérêt à se laisser aider :

30

Franchement, s’il y avait des gens de temps à autre, ça la soulagerait un petit peu. C’est surtout pour ma toilette (M). Moi, je veux pas. Non, je suis là. Pour le moment, ça va (Mme).
(72 et 69 ans, agent PTT, au foyer)

31

Non, non, j’ai pas voulu, malgré sa maladie, malgré tout ce qu’il a… Je sais lui faire ses soins, y’a pas de problème, aucun problème, pour sa toilette. Voilà, je suis là, je l’aide. Tant que je peux le faire, moi, ça m’occupe, qu’est-ce que je vais faire alors après ? Moi, je suis active, je ne peux pas rester à rien faire !
(75 et 70 ans, cadre commercial, gardienne d’immeuble)

32La résistance à se faire aider et la volonté de tout assumer n’est pas sans conséquence sur le plan personnel, avec des risques d’épuisement et de repli sur soi (pendant huit ans, j’ai été en stand-by), de retard de soins (je devais me faire opérer mais j’attends, je reporte), d’isolement et de dépression (je ne sors pas du tout).

33Les femmes aidant leur conjoint revendiquent pour elles-mêmes le refus de déléguer mais, dans le cas contraire, lorsque les femmes fragilisées doivent se faire aider par leur conjoint, les hommes peuvent prendre en main la négociation des aides.

Non-recours, enjeu de pouvoir

34La disponibilité ou l’accessibilité aux dispositifs d’aide peuvent être mal connues ou méconnues :

35

Mon mari avait très peu de moyens, donc je ne pouvais pas payer et puis je n’ai pas pensé que j’avais le choix de faire autrement.
(78 et 69 ans, au foyer)

36Mais, le non-recours pour des considérations financières peut aussi révéler la crainte que les aides formelles ne bouleversent l’équilibre des relations de pouvoir (Martel et Légaré, 2001). Les femmes aidées par leur mari apparaissent plus accessibles aux aides extérieures pour soulager leur mari, notamment dans la gestion du ménage. Cependant, les différends conjugaux qui se manifestent dans l’organisation quotidienne et les activités domestiques limitent le recours aux professionnels. Par exemple, Monsieur juge inutile d’engager des dépenses pour l’entretien du ménage qu’il assume, ce que reconnaît Madame, tout en contestant l’aptitude du mari à s’en occuper correctement :

37

Oh, mais non, ça va coûter cher… Je vais le faire (M).
Je ne peux pas repasser, je ne peux pas faire le lit, je ne peux pas passer l’aspirateur, donc voilà, c’est lui qui m’aide pratiquement pour tout… c’est pas facile ! Et mon mari est très… très fatigué et puis, il a eu des problèmes aussi de santé donc on n’y arrive pas ! (Mme)
(68 et 64 ans, directeur territorial, employée de banque)

38L’argument pécunier, opposé par le conjoint aidant, cristallise le rapport de force et le délitement du lien conjugal. La diminution des capacités du conjoint aidant ajoutée à celle du senior aidé exacerbent les conflits :

39

C’est mon mari qui s’occupe de tout pour moi. Maintenant, il est retraité, pour ça, c’est lui qui fait tout pour la maison, faire les courses mais c’est moi qui fais à manger. […] Mon mari, il a changé avec la maladie, maintenant j’ai du mal à supporter, lui, il a un fort caractère, il est dur. […] Je dois payer [pour l’aide], pas grand-chose mais mon mari, il veut pas… comme on paye des impôts, donc pour ça, mon mari veut pas.
(58 et 72 ans, agent RATP, employée de commerce)

40En réalité, l’enjeu financier n’est pas, fondamentalement, le nœud du non-recours, le refus de payer une aide professionnelle est surtout, pour le conjoint aidant, une façon de conserver le pouvoir de décision individuelle, tout en mettant à distance ses propres difficultés de santé apparues après celles de l’épouse.

41Le premier conjoint fragilisé dans le couple risque de se voir imposer le refus ou la mise en place des aides extérieures, sans être toujours associé à la négociation : les problèmes de santé ou de restrictions d’activités du senior transfèrent au conjoint aidant le pouvoir de décider pour deux.

Recours aux professionnels, implication du conjoint aidant

42Comme en population générale, le recours aux professionnels concerne davantage de femmes. Les aides au répit sont encore mal connues, en dehors des structures qui les proposent. Un seul cas dans notre échantillon témoigne de la difficulté pour le conjoint aidant de se résoudre à ce que son épouse aille une fois par semaine en accueil de jour :

43

On nous l’a proposé, depuis plusieurs années, on en parlait, et puis faisant surtout valoir que ce serait bien pour moi aussi… Oui, bon ben, bien sûr, c’est un peu une libération…
(82 et 86 ans, fonctionnaire territorial, au foyer)

44Cette « libération » est empreinte d’un sentiment de démission et d’abandon qui contraste avec d’autres situations dans lesquelles le conjoint aidant justifie le recours aux professionnels (pour l’entretien du ménage, les repas ou les soins du corps) par les conséquences de son implication et la reconnaissance de son rôle d’aidant par les professionnels de santé :

45

Tout faire, on peut pas, c’est pas possible de tout faire… c’est là qu’il [médecin] m’a fait le certificat [pour l’APA]. Je passe beaucoup de temps de travail que tu ne fais pas et que je fais… À part essuyer la vaisselle, qu’est-ce que tu fais autrement ? […] Jusqu’à 2014, je courais, je faisais de la culture physique et maintenant, je fais plus rien.
(85 et 88 ans, mécanicien navigant, au foyer)

46Interpellant son épouse, le conjoint aidant fait valoir l’ampleur des tâches auxquelles il est désormais contraint, ce qu’elles induisent pour lui-même, négligeant parfois les capacités résiduelles de son épouse. La difficulté à faire le deuil de la vie d’avant, des activités communes, empêchées par les incapacités de l’autre, alimente un ressentiment du conjoint aidant, pris au piège d’une aide qui l’étouffe et l’isole socialement :

47

On a une aide à domicile… c’est moi qui fais la cuisine, les courses, la lessive tout ça… je suis obligé de les faire parce que toi, tu peux plus les faire (M) … Parce que tu veux bien le faire ! Il y a encore des choses que je peux faire ! Moi, j’ai une femme de ménage et puis mon mari est là pour m’aider (Mme) […] Nous, on a toujours été habitués à faire les mêmes activités. Oui, mais les activités qu’on faisait, on les a toutes arrêtées… On part plus parce que Madame veut pas ! C’est fini ! C’est fini parce que tu peux pas marcher !
(77 et 80 ans, agents de service hospitalier)

48La prise en charge de nouvelles tâches génère des situations conflictuelles, une perte d’identité pour l’aidant ou l’aidé (par exemple, en cas d’incontinence, pour les soins du corps) justifiant la mise en place d’un accompagnement social qui interroge les pratiques professionnelles et les prises de décision (Dallera, Palazzo-Crettol et Anchisi, 2015). La dépendance de l’épouse crée de l’impatience chez le conjoint qui se retrouve écartelé entre le dévouement, voire le sacrifice, et la nécessité de s’en protéger pour se préserver :

49

C’est vrai que j’ai accompagné énormément et je crois que ça a été reconnu. […] Bon, je ne lui laisse peut-être pas assez de place maintenant dans ce qu’elle faisait avant et qu’elle est capable de faire… C’est toujours un jeu d’équilibre. […] Elle considère que si je ne suis pas là, elle est perdue… On a de la difficulté par rapport à ça, sur plein de choses on reste très proches, mais là, il y a quelque chose, je trouve, qui me met une grosse charge… et puis, c’est tous les jours !
(78 et 79 ans, directeur d’un institut de santé, au foyer)

50Face aux restrictions de capacités du senior aidé, le conjoint aidant devient le seul interlocuteur compétent dans l’organisation et la mise en place d’un accompagnement professionnel avec le risque associé de ne plus percevoir les ressources résiduelles du senior aidé.

51Globalement, les stratégies d’adaptation au vieillissement montrent la prééminence des rapports de genre dans l’expression et la réponse au besoin d’aide : la vie à deux restreint la disposition à se faire aider par l’extérieur dans le binôme « femme aidante, homme aidé » et renforce la capacité de négociation pour solliciter une aide dans le binôme « homme aidant, femme aidée ».

Conclusion

52Après 60 ans en 2015, six personnes sur dix, résident à deux en couple, à domicile en France métropolitaine. Parmi celles-ci, trois personnes sur quatre, aidées par leur entourage ou des professionnels pour les activités de la vie quotidienne, désignent leur conjoint comme aidant. L’engagement solidaire des conjoints demeure largement consensuel, tout en consacrant le recours légitime aux professionnels et sa prise en charge collective, pour épargner les enfants. L’aide d’un proche, complémentaire à celle du conjoint, concerne 20 % des hommes et 14 % des femmes et l’aide complémentaire des professionnels concerne 27 % des hommes et 35 % des femmes. L’enrichissement des observations en population générale par le témoignage des couples rencontrés dans l’intimité de leur logement permet d’examiner la capacité du couple à renforcer ou restreindre la disposition à se faire aider par l’extérieur. Les configurations d’aide évoluent différemment selon que les difficultés de santé affectent d’abord l’homme ou la femme dans le couple, ou les deux conjoints. Confrontés ensemble aux effets du vieillissement, les hommes et les femmes valorisent l’entraide et le partage des tâches pour différer le recours aux professionnels. Pour le conjoint aidant, accepter de déléguer certaines activités renvoie à son propre vieillissement. Dans le prolongement de leur implication antérieure, les femmes aidant leur conjoint entendent conserver la maîtrise de l’espace domestique, attendu que des professionnels ne sauraient remplacer leur expertise face aux besoins de leur époux. En revanche, les femmes aidées par leur conjoint apparaissent plus accessibles à la négociation des aides extérieures pour soulager leur mari. Pourtant, parmi ceux-là, certains résistent à l’intervention de professionnels sur la base de considérations financières qui peuvent masquer une relation de couple compliquée et la difficile acceptation de la diminution de leurs propres capacités. Enfin, les hommes aidants reconnaissent dans le soutien des professionnels le moyen de soulager leur quotidien, sans culpabiliser de cette prise en charge, notamment pour les activités domestiques que les épouses ne peuvent plus assumer.

53L’amélioration des conditions de vie et de travail dans la seconde moitié du XXe siècle a permis un allongement considérable de la vie, laissant espérer une longue période de vie après la retraite. En 2015, la loi sur l’adaptation de la société au vieillissement reconnaît explicitement le rôle du conjoint parmi les proches aidants. Sans ignorer la situation des personnes âgées habitant seules dans leur logement, la représentation d’une vieillesse dépendante, faite d’isolement et de veuvage, ne doit plus masquer la réalité du vieillissement ordinaire, en couple et jusqu’au grand âge, dont l’ampleur, en valeur absolue et relative, est inédite. Les enquêtes en population permettent d’évaluer le travail des proches et celui des professionnels auprès des plus fragiles, d’alerter les politiques publiques sur les évolutions observées et attendues, d’inciter à une meilleure adaptation des dispositifs d’offre à la demande de services. Elles renseignent sur le rôle central du conjoint aidant dans le couple vieillissant et le recours des hommes et des femmes aux aides professionnelles. À travers le témoignage des couples sur leur expérience partagée entre conjoints, on comprend comment les effets du vieillissement différentiel transforment le lien conjugal, renforcent le rôle et la capacité du conjoint aidant à négocier seul l’acceptation ou non d’une aide extérieure.

54La dynamique des couples et des décisions individuelles dans le (non-)recours aux professionnels reste à approfondir selon la nature des aides pour les activités essentielles et instrumentales de la vie quotidienne et les conséquences sur la qualité des relations aidant/aidé et avec l’extérieur. Pour autant, un tel approfondissement devra, au préalable, interroger l’effet des limitations fonctionnelles et des restrictions d’activités sur la déclaration de l’aide du conjoint selon qu’elle émane de l’homme ou de la femme, dans la mesure où les hommes déclarant l’aide de leur conjointe sont significativement plus dépendants que ne le sont les femmes déclarant l’aide de leur conjoint.

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Mots-clés éditeurs : aide professionnelle, conjoint aidant, couple vieillissant, genre

Date de mise en ligne : 24/03/2020

https://doi.org/10.3917/gs1.161.0117

Notes

  • [1]
    Loi n° 97-60 du 24 janvier 1997, première prestation accordée sous condition d’âge : avoir au moins 60 ans.
  • [2]
    « Le bénéficiaire de l’allocation personnalisée d’autonomie peut employer un ou plusieurs membres de sa famille, à l’exception de son conjoint ou de son concubin ou de la personne avec laquelle il a conclu un pacte civil de solidarité » (Article L. 232-7 du Code de l’action sociale et des familles).
  • [3]
    Les documents relatifs à l’enquête CARE, notamment les questionnaires et les publications de la Drees et l’Insee, sont accessibles en ligne : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/etudes-et-statistiques/open-data/personnes-agees/article/les-enquetes-capacites-aides-et-ressources-des-seniors-care.
  • [4]
    Cette post-enquête prend sa source dans une réponse à un appel à projet de la Drees. Les entretiens enregistrés, d’une durée d’environ 1h15, ont été anonymisés et intégralement retranscrits. Le corpus détaillé et le guide d’entretien sont consultables en ligne dans le rapport de recherche à la Drees (Renaut et al., 2018).
  • [5]
    Pour chaque couple, le parcours conjugal, familial, résidentiel, professionnel et de santé est consultable directement dans le rapport (cf. infra). Les entretiens ont été réalisés dans trois régions (6 dans les Hauts de France, 11 en Île-de-France et 8 dans les Pays de la Loire) mais cette dimension n’est pas explorée dans l’article car les données de l’enquête quantitative CARE ne sont pas représentatives au niveau régional.
  • [6]
    Cette norme se fonde sur une obligation légale : « Les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours, assistance » (article 212 du Code civil). « Les partenaires liés par un pacte civil de solidarité s’engagent à une vie commune, ainsi qu’à une aide matérielle et une assistance réciproques » (article 514-4 du Code civil).
  • [7]
    Lire : (âge de l’homme et âge de la femme, profession de l’homme, profession de la femme).

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