Notes
-
[1]
On peut prendre l’exemple des deux maximes opposées que sont : « tel père, tel fils » et « à père avare, fils prodigue ». Elles sont également crédibles et peuvent expliquer les actions, mais non les prédire ou les programmer de manière rigide (puisque chacune est une alternative crédible à l’autre).
-
[2]
Ce type d’enquête ne vise pas la représentativité, cela va sans dire. En revanche, on peut tout à fait admettre que les jeux de catégorisation qu’elles font apparaître sont issus de l’interaction sociale et ne sont pas assimilables à des idiosyncrasies. En ce sens, ils sont indicatifs des tendances sociales.
-
[3]
Cette prise en charge est d’autant plus nécessaire qu’il n’existe pas de système de retraite développé, que beaucoup d’habitants du monde rural n’en bénéficient pas et que ceux qui en bénéficient ne perçoivent qu’une très petite somme (voir Golaz, 2013). Jusqu’en 2012, il n’y avait pas non plus de système de prise en charge des soins ; depuis, un système a été mis en place, le RAMed, qui assure la gratuité des soins à l’hôpital, mais il est imparfait et continue d’occasionner des paiements de la part des patients ou de leur famille (Ferrié, Omary et Serhan, 2018).
-
[4]
Relations des faits et des dires du Prophète consignées dans des recueils.
-
[5]
Titre donné à un homme qui a fait le grand pèlerinage à la Mecque.
Introduction
1La catégorisation est une activité ordinaire consistant à attribuer à des personnes des caractéristiques typiques impliquant des droits et des devoirs inhérents à ces caractéristiques. Cette attribution est une activité pratique plutôt que réflexive, qui apparaît dans le cours des actions ou des échanges verbaux (voir notamment Jayyusi, 2010). Ces droits et ces devoirs créent des attentes et servent de critères aux descriptions ordinaires des comportements d’autrui, aux jugements qui les accompagnent et à la définition des lignes de conduite des acteurs. Par exemple, catégoriser une personne comme étant une « mère » entraîne qu’elle doit s’occuper de ses enfants, les nourrir, les protéger. Il en découle, par exemple, que, si l’on voit une jeune femme nourrir un enfant, on pense spontanément qu’il s’agit de « sa mère » (Sacks, 1995). Si elle s’énerve avec lui et le maltraite, on pensera probablement que c’est « une mauvaise mère », parce que la catégorie d’appartenance « mère » implique d’être (plus ou moins) gentille avec les enfants. Bref, les catégorisations servent de base à tout un ensemble d’inductions qui permettent de se repérer et de s’orienter dans le cours des actions quotidiennes et, surtout, d’évaluer les actes d’autrui et de promouvoir des normes. Cette promotion a ceci de particulier qu’elle est généralement non réflexive, c’est-à-dire que les normes affirmées par l’intermédiaire d’un jeu de catégorisation ne sont pas discutées. Elles circulent donc aisément dans le discours commun. On ne se demande pas, par exemple, si une mère doit aimer ses enfants ; on considère qu’il s’agit d’une évidence. En ce sens, elles révèlent le monde culturel dans lequel vivent les gens qui s’y réfèrent. Toutefois, ces évidences ne contiennent pas forcément le programme d’action des individus, même si elles peuvent en rendre compte [1]. Le sens commun produit, en effet, des évidences, qui ne sont pas logiquement mais socialement articulées. Il peut donc produire des évidences logiquement contradictoires mais, à tour de rôle et en fonction des circonstances, pertinentes pour les individus, des « registres de vérités », pour reprendre l’expression de Paul Veyne (1983), différents quoique pareillement crédibles, comme on le verra dans les entretiens et les situations citées.
2Une partie de ces évidences socialement (et historiquement) produites contribue à donner naissance à des institutions. Les institutions sociales sont ainsi nées de ce que l’on s’est accoutumé à considérer comme une obligation publique : l’aide apportée aux nécessiteux et aux malades (Rosanvallon, 1995). C’est ainsi que nous admettons a priori, aussi bien en France qu’au Maroc, que les personnes âgées disposent, en tant que telles, d’un droit à être aidées et, surtout, d’un droit à vivre décemment. Ce droit est strictement ouvert par leur âge ; il est impersonnel. Il fonde les institutions sociales qui leur sont dédiées et qui vont de la retraite aux services à la personne, en passant par les établissements d’accueil pour personnes âgées dépendantes. Cependant, cette conception n’est pas nécessairement partagée ou, tout au moins, n’est pas unique et son importance peut varier selon les contextes. Le droit des personnes âgées à être aidées peut, en effet, se trouver relativisé par d’autres critères. Il est possible, par exemple, de les tenir pour responsables de la situation dans laquelle elles se trouvent, si elles ne parviennent pas à subvenir à leurs besoins. C’était ce qu’on pensait des indigents au dix-huitième siècle et dans la première partie du dix-neuvième (Rosanvallon, 1995). On peut imputer aux personnes âgées dans le besoin un défaut de prévoyance, comme on peut les tenir pour responsables du fait que leurs enfants ne s’occupent pas d’elles, attribuant ce désintérêt anormal au fait qu’elles se seraient mal comportées avec eux. L’introduction de distinctions morales contredit, on le voit, l’existence d’un droit impersonnel et général. L’usage de ces distinctions morales dépend, toutefois, d’un certain état de la société et possède une historicité.
3Comme dans tout système d’interaction, les catégorisations morales portant sur les personnes âgées induisent d’autres catégorisations portant sur les membres de leur entourage. En effet, si les personnes âgées sont titulaires de droits et de devoirs, ce sont forcément des droits et des devoirs vis-à-vis d’autres acteurs. Ainsi, lorsqu’une personne âgée n’est pas soutenue par ses enfants, ceux-ci entrent dans le jeu de catégorisations au titre d’enfants qui ne font pas leur devoir. Cette caractéristique peut être plus ou moins forte ou plus ou moins faible, selon que les parents se conduisent impeccablement en fonction de leur propre jeu de droits et de devoirs ou ne le font pas. Ils peuvent, par exemple, se montrer particulièrement désagréables. Dans ce cas, un moindre respect de leurs devoirs par les enfants pourrait être admis. En revanche, il est probable qu’un non-respect absolu ne le serait pas.
4Ces différents jeux de droits et devoirs ne sont pas nécessairement compatibles. Autrement dit : ils ne relèvent pas nécessairement d’un même ordre normatif. Certains jeux de droits et de devoirs proviennent, notamment, d’un état antérieur de la société et d’autres, d’un état présent. C’est ainsi qu’on peut, au Maroc, considérer le devoir de vivre avec ses parents (les enfants vivant avec les parents ou les parents vivant avec les enfants) comme lié à la conception élargie de la famille, laquelle est en train de se résorber au profit d’une conception de la famille réduite au couple parental (Sajoux et Nowik, 2010). De même, les catégorisations courantes entrent en tension avec les catégorisations que commencent à promouvoir – à vrai dire mezzo voce – les institutions étatiques comme « bénéficiaires », « ayants droit » ou « citoyens ». Toutefois, le plus actif moteur de changement des jeux de catégorisation est très vraisemblablement l’urbanisation avec tous les phénomènes qui la caractérisent : le développement de l’individualisme ; l’inscription d’une même personne dans différents réseaux, notamment professionnels, ce qui réduit le temps accordé au réseau familial ; les contraintes logistiques, etc.
5En d’autres termes, nous avons affaire à trois types de catégorisations : (1) celui issu de la société marocaine des années 1950, qui n’était déjà plus une société traditionnelle et dont la dynamique se décidait déjà dans les villes (Montagne, 1950), mais qui continuait à promouvoir une conception relativement élargie et patriarcale de la famille ; (2) le type des catégorisations liées au développement effectif de l’État social à partir des années 1990 ; (3) le type des catégorisations découlant du mode de vie contemporain, largement urbain et individualiste. Ces trois types entretiennent des relations déséquilibrées. On aurait pu imaginer une rapide résorption de l’importance du premier type au net bénéfice du troisième et une montée en puissance simultanée du deuxième. Ce n’est pas ce qui est arrivé. La résilience du premier type est notable et le troisième a du mal à s’établir de manière apodictique, c’est-à-dire en droit en même temps qu’en fait. Ce phénomène est à mettre en rapport avec la résilience plus générale du conservatisme dans la société marocaine. Le deuxième type de catégorisation, quant à lui, se caractérise par son infra-développement s’agissant des personnes âgées.
6L’article se propose de décrire cette relation déséquilibrée à partir d’une étude de terrain, et d’en tirer certaines conséquences de portée un peu plus générale. Le terrain a été conduit à Khénifra (chef-lieu d’une province rurale du Moyen Atlas) et se fonde sur l’exploration des catégorisations ordinaires des droits et des devoirs des personnes âgées. Les enquêtés (N = 30) sont les parents et des enfants, au moins deux par fratrie. Chaque enquêté a accepté de participer à un entretien semi-directif d’une certaine durée (aux alentours de 1 heure). Par ailleurs, nous avons réalisé des entretiens supplémentaires avec le personnel de l’établissement d’accueil pour personnes âgées démunies de la ville, y compris le directeur (N = 5). La plupart des entretiens (N = 25) ont été recueillis entre janvier et mai 2015. Des entretiens supplémentaires (N = 10) ont eu lieu en mars et avril 2016. Les entretiens ont été retranscrits.
7Dans les entretiens, nous avons recherché deux types d’informations : (1) des informations strictement factuelles sur les relations des personnes âgées avec leurs enfants (« je vais voir ma mère trois fois par semaine », « je ne veux/peux pas vivre avec eux », « mes enfants ne viennent presque jamais me voir », etc.) et (2) des informations sur les jeux de catégorisation. De ce dernier point de vue, la forme de l’entretien semi-directif ne représente pas un biais (dire autre chose que les faits ou les reconstruire dans une certaine perspective), puisque les personnes avec qui l’enquêteur s’entretient entrent spontanément dans une entreprise d’explicitation des catégories, voire de justification (Boltanski et Thévenot, 1991) conduite dans le monde ordinaire. Il en a découlé, pour nous, une information appropriée à notre investigation, les récits comme les conversations étant typiques de cette moralité spontanée de la cognition mise en avant par l’approche ethnométhodologique (Heritage, 1984). Elles sont donc toujours riches en catégorisations. L’analyse a consisté à dérouler les conséquences normatives des jeux de catégorisation et à les comparer aux informations factuelles en notre possession. Dans la mesure où nous avons considéré trois types de catégorisations, il nous a semblé nécessaire de conduire des entretiens directement au cœur d’une institution liée aux catégories du deuxième type. De fait, ce type-là n’apparaît quasiment pas dans les entretiens conduits avec les enfants des personnes âgées.
8Dans une première partie, nous présenterons les catégorisations et les faits portant sur les personnes âgées qui vivent seules ou, par intermittence, avec leurs enfants. Dans la deuxième partie, nous décrirons les mêmes éléments s’agissant des personnes âgées pensionnaires de l’établissement d’accueil pour personnes âgées démunies. La troisième partie sera consacrée au commentaire et à une proposition d’explication du flottement entre les deux modèles se dessinant en amont des jeux de catégorisation, celui basé sur la résilience des valeurs de la société des années 1950 et celui émergeant du cours de la vie actuelle. Le propos sera alors plus général, mais il se fondera sur la capacité des situations localement observables à rendre sensibles les évolutions générales, celles-ci n’étant que la conséquence de l’agrégation de ces situations.
Les personnes âgées qui vivent seules
9Nous avons travaillé sur des personnes âgées de plus de soixante-dix ans, souvent des femmes et des veuves. Elles appartiennent à la classe moyenne et jouissent au moins d’une petite aisance [2]. Elles habitent dans la maison familiale que les enfants conservent toujours en indivision afin que leur mère puisse rester chez elle. Elles ont entre six ou sept enfants et elles ont toutes des problèmes de santé. Elles n’ont jamais été scolarisées et n’ont jamais travaillé. À quelques exceptions près leurs enfants, eux, ont fait des études et travaillent. Une partie de ces femmes vit avec une aide-ménagère et l’autre partie avec l’une de ses filles, généralement non mariée, ou l’un de ses fils auxquels s’ajoute une aide-ménagère. Il faut noter que, dans ces cas, les enfants qui vivent avec les parents sont les enfants qui ont le moins réussi leur vie, n’ayant pu s’installer ailleurs et devant continuer à vivre dans la maison familiale indivise – et donc, en quelque sorte, chez leurs frères et sœurs. Habiter dans la maison de sa mère n’est ainsi pas seulement un choix de devoir ; c’est aussi un arrangement économique.
10Une partie de ces femmes ne possèdent pas de ressources propres et sont prises en charge par leurs enfants [3]. Si l’on suit les jeux de catégorisation les plus utilisés par ces derniers – « nous devons nous occuper de nos parents », « c’est notre devoir » –, il semble que tout le monde puisse être satisfait : les enfants font leur devoir et les mères sont contentes. La situation est, pourtant, plus complexe qu’il n’y paraît. Les enfants ne se montrent pas dans une attitude de disponibilité totale vis-à-vis de leur mère, loin de là ; leur disponibilité comporte des limites : celles de leurs propres foyers. Ils aident matériellement, ils aident par leur présence physique ponctuelle, mais chacun reste chez soi. Les phrases comme « ils peuvent venir quand ils veulent » reviennent dans les entretiens. Plusieurs enfants disent aussi : « je téléphone à ma mère tous les soirs » ou « je vais chez elle pour toutes les fêtes ». Ces déclarations sont intéressantes, parce qu’elles normalisent le fait que les parents et les enfants aient des domiciles différents et que la piété filiale consiste en autre chose que la cohabitation. Ce sont, pour les personnes enquêtées, des preuves d’amour et non de distance, bien qu’elles indiquent d’abord une manière de s’organiser à distance.
11De fait, le rapprochement est problématique. Une femme raconte que sa belle-mère et sa belle-sœur viennent s’installer chez elle à Rabat pour d’assez longs séjours. Plus loin, dans son récit, elle raconte que, durant la période de leur séjour, elle a voyagé plusieurs fois, y compris avec son mari, ce qui indique bien que le prolongement du séjour est en soi problématique. « Je suis obligée de changer mes habitudes », « Je cuisine davantage », « Je ne choisis plus les programmes de télévision, elle [sa mère] n’écoute que des chaînes arabes ». Ces remarques ne sont pas que factuelles ; elles indiquent, néanmoins, un dérangement, une sortie de la normalité. « Obligée », « davantage », « ne… plus », « que » connotent négativement la présence de la mère ou de la belle-mère.
12Développons un cas. Rabia dispose de moyens financiers propres. Elle vivait chez elle avec celui de ses enfants, son fils aîné, qui avait le moins réussi. Ses autres enfants n’arrêtaient pas d’en dire du mal ainsi que de son épouse. Ils estimaient que la maison était à eux, de sorte qu’ils considéraient que leur frère, sa femme et ses enfants profitaient de leur bien. La mère était, cependant, contente de ce que son fils habitait avec elle. Un jour, pourtant, incitée par les commentaires incessants de ses autres enfants, elle l’accusa de l’avoir volée et le chassa avec sa famille. Elle se retrouva seule. Rabia est atteinte de plusieurs maladies chroniques. Ses autres enfants, qui affirmaient qu’ils ne venaient pas souvent la voir parce que leur frère et sa femme leur montraient qu’ils étaient de trop et qui assuraient que leur mère ne resterait jamais seule après le départ de leur frère, ne viennent pas lui rendre visite davantage qu’avant. La mère souffre d’être seule. Elle répète qu’elle ne mérite pas d’être seule après tous les sacrifices qu’elle a faits pour ses enfants, qu’elle a été une très bonne mère et que tout le monde peut en témoigner. Les enfants, eux, tiennent toujours le même langage qu’avant : « notre mère, on va toujours s’en occuper », « ma mère est ce qui compte le plus ». Ils disent aussi qu’elle n’est pas seule, qu’elle a une femme de ménage et que la voisine lui rend visite tous les matins. Ils discutent entre eux de la possibilité de la prendre à tour de rôle, ou de venir, à tour de rôle également, passer plus de temps avec elle, mais les discussions ne mènent à rien.
13D’une manière générale, nous nous sommes rendu compte, d’un entretien à l’autre, que, si les enfants ne cessaient d’exprimer leur piété filiale, faisant, notamment, référence aux hadiths [4] et au Coran, ces attitudes correspondaient surtout à ce qu’ils considéraient être leurs obligations par rapport à leur identité dans la paire catégorielle « parents » / « enfants ». De fait, les parties des entretiens où ils décrivent les modalités de mise en œuvre de cette piété apparaissent décalées, puisqu’elles organisent bien plus la distance que le rapprochement, sans que la distance puisse être considérée comme une organisation positive de la relation à l’instar de « l’intimité à distance », décrite par Léopold Rosenmayr (par ex., Rosenmayr et Kockeis, 1963) à propos des familles européennes. En même temps, la cohabitation avec les parents est conçue comme une situation transitoire, une visite plus ou moins longue des uns chez les autres. Toutefois, aucun des enfants ne soutenait que la vie avec les parents fût une charge et la tranquillité de leur vie familiale ce qui compte le plus. En même temps, tous se comportaient suivant cette idée, de sorte qu’ils décrivaient leurs interactions avec leurs parents comme en faisant toujours apparaître le dérangement. Cette attitude avait l’avantage de concilier la norme et les faits, puisqu’ils exprimaient, ce faisant, les efforts découlant de leur piété filiale et montraient ainsi la robustesse de celle-ci. Cependant, ce n’était pas la piété du modèle auquel ils faisaient mine de se conformer… Toutes ces remarques, ces restrictions, ces concessions exprimaient en fait que, dans la paire catégorielle « parents » / « enfants », les droits et devoirs avaient été réajustés pour correspondre au mode de vie réel qui était le leur. La normalité de ce réajustement n’a, cependant, jamais été affirmée dans aucun entretien, les enfants se présentant toujours comme faisant ce qu’ils devaient faire. Il est pourtant significatif qu’aucun des enfants, que nous avons rencontrés, n’ait jamais proposé à ses parents de vivre avec lui ou n’ait organisé sa maisonnée pour qu’il en soit ainsi.
14De fait, les seuls cas où les parents étaient pris en charge par les enfants, qui les faisaient venir chez eux, étaient deux cas de maladie d’Alzheimer, où une aide à domicile ne suffisait pas. Les parents en question, un père et une mère, circulaient entre les domiciles de leurs enfants, qui les prenaient en charge pour une période plus ou moins longue. Autrement dit, sans que l’affection des enfants soit en cause, ils se répartissaient la charge de l’accueil, de sorte que, même dans ce cas, la présence des parents chez chacun d’eux était une situation transitoire.
Les personnes âgées en établissement d’accueil
15La ville de Khénifra dispose d’un Centre de personnes âgées géré par une « Association musulmane de bienfaisance ». Il a été construit en 2008, dans le cadre d’un programme de lutte contre la vulnérabilité et la pauvreté relevant de l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH). Il remplace un asile qui recevait aussi les vagabonds. Le conseil d’administration de l’association regroupe des notables fortunés de la ville. L’établissement est dirigé par un assistant social, diplômé de l’École nationale de l’action sociale de Tanger et fonctionnaire du ministère de la Solidarité nationale. Il dirige aussi une institution d’hébergement destinée aux jeunes filles scolarisées à Khénifra et gérée par la même association de bienfaisance. L’établissement reçoit une subvention de l’État de 80 000 DH par an (soit un peu plus de 7 000 €), ce qui permet de payer une partie du fonctionnement (eau, électricité…), mais ne permet pas de payer tous les salaires. Il reçoit aussi le produit de la taxe communale d’« abattage ». Outre le directeur, huit personnes sont employées, pour un salaire moyen de 1 500 DH par mois (soit un peu moins de 140 €). Les salaires représentent donc 144 000 DH (soit un peu plus de 13 000 €). Cette situation budgétaire implique de devoir compter sur des dons, monétaires ou en nature, voire simplement sur des facilités – les débiteurs acceptant d’attendre pour être payés – et des réductions. Le centre ne dispose pas des moyens nécessaires pour employer une infirmière, comme la réglementation lui en fait l’obligation. Il n’a pu employer qu’une aide-soignante ayant reçu une formation de six mois ; elle lit les ordonnances, distribue les médicaments et fait les piqûres.
16Les entretiens avec le personnel laissent clairement apparaître l’importance des jeux de catégorisation des pensionnaires et à quel point ces catégorisations peuvent être éloignées des considérations propres à l’État social, notamment celles relatives aux « usagers » et aux « citoyens », qui apparaissent dans les propos du directeur. L’extrait, ci-dessous, de l’entretien avec une aide-soignante en donne une illustration précise :
Aucune histoire ne ressemble à une autre. C’est un ensemble d’histoires et chaque histoire est particulière et compliquée. […] Si les enfants ne veulent pas s’occuper de leur mère, c’est que celle-ci n’était pas une mère qui s’occupait de ses enfants, en gros pas une mère digne d’être mère. Il y a aussi des hommes qui ont de la fierté et qui ne veulent pas vivre chez leur belle-fille ou leur beau-fils. […] On avait un homme, un hajj [5], il fallait le voir, il ne méritait pas d’être dans le centre, il avait des biens, mais il avait donné une procuration à ses neveux… Il y a aussi ceux qui n’ont pas eu d’enfants et qui n’ont pas élevé d’enfants et, quand ils sont arrivés à cet âge, ils n’ont trouvé personne pour s’occuper d’eux. Il existe aussi des femmes qui n’ont pas élevé leurs enfants dans l’affection, donc les enfants ne veulent pas s’occuper d’elles, ils ne connaissent pas l’affection. Je dis cela, mais Dieu seul est savant. Dans l’ancien Centre [la maison d’accueil qui existait avant la construction de l’établissement actuel], on a eu une femme qui avait eu quatre enfants, à l’un des enfants qui venait lui rendre visite, j’ai demandé : « pour quelle raison tu ne veux pas t’occuper de ta mère ? » Il m’a répondu qu’il n’avait pas les moyens, que lui-même était malade et qu’il prenait un médicament pour les nerfs. Je lui ai dit : « Même si tu n’as pas de moyens, tu peux partager le peu que tu as avec ta mère, même une théière et du pain, c’est mieux qu’ici, le fait de s’occuper d’une seule personne est mieux que le fait de s’occuper de cinquante. Tu sais ils sont très difficiles. » Après il a fini par me dire : « Ma mère ne nous a pas élevés. » J’ai entendu une phrase que je ne pourrai jamais oublier : « Lorsque ma mère a demandé le divorce, le juge lui a dit que mon père lui demandait de nous garder et ma mère a dit cette phrase : “Prends-les et fais-les griller et donne-moi ma part pour la manger.” » Qu’est-ce que je peux dire ? La vie est ainsi.
18Comme on le voit, les catégories mobilisées sont des catégories lourdement morales fondées sur les obligations réciproques parents-enfants, généralement reconnues dans la société et valorisées, et non sur le statut individuel de personne âgée, de retraité, de citoyen ou encore d’ayant-droit. Il en découle, notamment, que l’établissement est conçu comme traitant l’exception, le dysfonctionnement du lien social normal. De fait, il ne reçoit, en principe, que les personnes âgées sans enfants pour s’occuper d’elles. Il peut, cependant, recevoir des parents dont les enfants vivent à l’étranger. Dans tous les cas, l’accueil est précédé d’une enquête impliquant les agents d’autorité locaux, afin de savoir si la personne âgée est effectivement sans enfants. De ce point de vue, la « solidarité nationale » apparaît comme subsidiaire par rapport à la solidarité familiale.
19L’entretien que nous venons de citer montre que le personnel rend compte de la situation des personnes âgées hébergées par le centre en fonction de la paire catégorielle « parents » / « enfants », relevant du premier groupe de catégorisations. Les droits et les devoirs afférents à celle-ci sont clairs : les enfants doivent pleinement prendre en charge les parents parce que ceux-ci leur ont donné la vie et ont pris soin d’eux ; et les parents ont le droit de s’attendre à ce que leurs enfants se comportent ainsi. Le non-respect de ces droits et devoirs entraîne l’inférence que les enfants sont indignes ou que les parents l’ont été. En d’autres termes, l’inférence de la cause est nécessairement une confirmation de la validité du premier groupe de catégorisation. Le jardinier-homme à tout faire du Centre dit que les enfants qui laissent leurs parents dans cette maison sont « maudits ». Il reconnaît toutefois que certains pensionnaires n’ont pas été de bons parents. Il raconte l’histoire de l’un d’eux, qui est parti très tôt après la naissance de ses enfants, qui est allé en France, qui est revenu avec un petit pécule et s’est remarié, ignorant sa première femme et sa progéniture ; puis il a perdu ce qu’il avait ; ses enfants sont toujours dans la ville, savent qu’il est dans le Centre de personnes âgées, mais ne viennent jamais le voir. Les histoires des pensionnaires, racontées par le personnel, se concluent toujours par le blâme du pensionnaire ou de ses enfants.
20Il est frappant de constater que le personnel de l’institution tient un discours uniquement fondé sur les catégorisations du premier type. Certes, le directeur, lors de l’entretien, a insisté sur les droits sociaux, la citoyenneté et l’inscription de son institution dans la dynamique de développement humain lancée par le roi en 2005. Ce sont des éléments de langage, car la logique du placement dans le Centre de personnes âgées est une logique d’intervention subsidiaire, dont ne bénéficient que les personnes âgées sans famille à même de les prendre en charge. En fait, c’est l’institution elle-même qui s’inscrit dans le premier type de catégorisation, même si son discours relève du premier type.
L’illusion que l’action publique peut attendre
21Le discours sur les pensionnaires du Centre des personnes âgées renforce le discours des enfants : des personnes normales et respectables ne peuvent que prendre en charge leurs parents. Il en découle que les parents doivent et peuvent attendre de leurs enfants qu’ils s’occupent d’eux lorsqu’ils seront vieux. Cette obligation, au-delà de la relation entre parents et enfants, fait peser sur ces derniers une obligation sociale difficile à éluder, puisque prendre soin de ses parents de manière plénière apparaît comme un marqueur important de respectabilité. Il n’y a pas d’alternative qui puisse être publiquement assumée. Le mode de vie moderne donne lieu, au Maroc, à un troisième type de catégorisations, qui fait qu’on demeure une personne respectable si l’on s’occupe de ses parents sans vivre avec eux, mais cette posture s’accompagne toujours d’hyperboles et d’excuses. Les enfants disent : « je ferais tout pour mes parents », « mes parents sont ce à quoi je tiens le plus », mais il est clair qu’ils ne font pas le « tout » possible, comme nous l’avons montré. C’est d’ailleurs pour cela que leurs propos s’accompagnent d’excuses mettant en cause le mauvais caractère des parents, la difficulté de les voir autant qu’ils le voudraient à cause du travail ou parce qu’ils habitent avec un frère ou une sœur désagréable. La posture liée au troisième type de catégorisations louvoie ainsi entre la contrainte de la réputation et celle du mode de vie. Il en découle la réaffirmation de l’obligation de prise en charge des parents par les enfants mais réaménagée. En d’autres termes, la prise en charge des personnes âgées n’est toujours pas, malgré les discours incorporant des catégorisations du troisième type, l’affaire de l’État social. C’est probablement, du moins provisoirement, une bonne chose pour le gouvernement marocain, qui devrait, pour y parvenir, revoir le régime des retraites, envisager la mise en place d’un minimum vieillesse (puisque toute une partie des personnes âgées ne bénéficie tout simplement pas d’une retraite), créer un réseau d’institution d’accueil, tant pour les personnes âgées dépendantes, que pour celles qui ne le sont pas encore, c’est-à-dire mettre en œuvre un ensemble de politiques multisectorielles qu’il n’est probablement pas en mesure de mettre en œuvre.
22De ce point de vue, la prévalence des valeurs de la société « d’avant » favorise largement une politique de « non-décision » en la matière, un type de politique qui se fonde notamment sur les valeurs dominantes, celles qui rendent normal et donc non questionnable un état de fait (Bachach et Baratz, 1962). Cette non-décision s’exprime, du reste, exemplairement dans l’objet, les ressources et le périmètre d’action du Centre de personnes âgées de Khénifra. Par ailleurs, l’infra-développement des institutions de prise en charge, dont il témoigne, comme celui des dispositifs permettant d’assurer l’autonomie financière des personnes âgées ne peuvent que favoriser le maintien de la situation actuelle. En effet, les catégories morales dépendent beaucoup des institutions pour perdurer (même si les institutions dépendent aussi d’elles). Mary Douglas a montré la puissance de leur capacité à promouvoir les cadres de la perception des êtres et des choses (Douglas, 2004). Actuellement, les institutions de prise en charge des personnes âgées, tant par ce qu’elles sont que parce qu’elles ne sont pas, c’est-à-dire nombreuses et équipées, promeuvent, de fait, les valeurs qui soutiennent la prise en charge de celles-ci par leurs enfants comme le seul comportement socialement acceptable. Les institutions sociales favorisent donc la résilience des catégorisations du premier type.
23En termes d’action gouvernementale, ceci veut dire que les gouvernants gagnent du temps. De fait, si la famille s’est remodelée autour du couple parental, la cohabitation avec les parents demeure un phénomène important comme l’a montré l’Enquête nationale sur les personnes âgées de 2006 (HCP, 2008). Compte tenu de ce que nous a appris notre enquête, l’« autre personne » est souvent appointée par les enfants et permet le maintien, au moins provisoire, du parent survivant dans son propre logement. Toutefois, cette capacité de résilience apparaît limitée dans le temps. Du point de vue des représentations du mode de vie normal, la cohabitation intergénérationnelle apparaît d’ores et déjà, on l’a vu, comme une contrainte. Il est possible d’imaginer que, pour les prochaines générations de parents à devenir âgés – et qui auront eux-mêmes éprouvé cette contrainte avec leurs propres parents – il en sera également ainsi, mais de manière inversée : venir habiter chez leurs enfants ne leur apparaîtra pas nécessairement comme une chose agréable. À ceci s’ajoutera le fait que, les fratries diminuant, les contraintes de la prise en charge des parents seront réparties entre deux ou trois enfants au plus et s’avéreront alors plus lourdes et plus dépendantes des défections. Il est donc tout à fait possible que la situation actuelle, qui permet aux gouvernants d’ignorer la question de la prise en charge des personnes âgées, ne les amène à être pris de vitesse par l’accomplissement inéluctable du changement en cours. Le discours du « mes-parents-avant-tout » a ainsi, malgré sa consistance (et à cause d’elle), toutes les apparences d’un leurre, donnant l’illusion que l’action publique peut attendre.
Références
- Bachach, P. et Baratz, M. (1962). Two faces of Pover. American Political Science Review, 56(4), 947-952. doi:10.2307/1952796
- Boltanski, L. et Thévenot, L. (1991). De la justification. Les économies de la grandeur. Paris, France : Gallimard.
- Douglas, M. (2004). Comment pensent les institutions. Paris, France : La Découverte.
- Ferrié, J.-N., Omary, Z. et Serhan, O. (2018). Le régime d’assistance médicale au Maroc (RAMed). Les mécomptes du volontarisme et de l’opportunisme. Revue française des affaires sociales, (1), 125-143. Repéré à : https://www.cairn.info/revue-francaise-des-affaires-sociales-2018-1-p-125.htm
- Golaz, V. (2013). La dépendance en Afrique. Prise en charge familiale et accès aux soins de santé. Gérontologie et société, 36(145), 77-89. doi:10.3917/gs.145.0077
- Haut Commissariat au Plan (HCP). (2008). Enquête nationale sur les personnes âgées au Maroc. Rabat, Maroc : Haut Commissariat au Plan. Repéré à : https://www.hcp.ma/file/103241/
- Heritage, J. (1984). Garfinkel and Ethnomethodology. Cambridge, Royaume-Uni : Polity Press.
- Jayyusi, L. (2010). Catégorisations et ordre moral. Paris, France : Economica.
- Montagne, R. (1950). La naissance du prolétariat marocain. Paris, France : Peyronnet.
- Rosanvallon, P. (1995). La Nouvelle question sociale. Repenser l’État-providence. Paris, France : Seuil.
- Rosenmayr, L. et Kockeis, E. (1963). Essai d’une théorie sociologique de la vieillesse et de la famille. Revue internationale des sciences sociales, 15(2), 432-448. Repéré à : http://unesdoc.unesco.org/images/0001/000173/017381fo.pdf
- Sacks, H. (1995). « The baby cried. The mommy picked it up ». Dans H. Sacks, Lectures on conversation. Oxford, Royaume-Uni : Blackwell.
- Sajoux, M. et Nowik, L. (2010). Vieillissement de la population au Maroc. Réalité d’une métamorphose démographique et sources de vulnérabilité des aîné(e)s. Autrepart, (53), 17-34. doi:10.3917/autr.053.0017
- Veyne, P. (1983). Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Paris, France : Gallimard.
Mots-clés éditeurs : Maroc, devoirs, catégorisation, modes de vie, modèles de prise en charge
Date de mise en ligne : 18/03/2019
https://doi.org/10.3917/gs1.158.0153Notes
-
[1]
On peut prendre l’exemple des deux maximes opposées que sont : « tel père, tel fils » et « à père avare, fils prodigue ». Elles sont également crédibles et peuvent expliquer les actions, mais non les prédire ou les programmer de manière rigide (puisque chacune est une alternative crédible à l’autre).
-
[2]
Ce type d’enquête ne vise pas la représentativité, cela va sans dire. En revanche, on peut tout à fait admettre que les jeux de catégorisation qu’elles font apparaître sont issus de l’interaction sociale et ne sont pas assimilables à des idiosyncrasies. En ce sens, ils sont indicatifs des tendances sociales.
-
[3]
Cette prise en charge est d’autant plus nécessaire qu’il n’existe pas de système de retraite développé, que beaucoup d’habitants du monde rural n’en bénéficient pas et que ceux qui en bénéficient ne perçoivent qu’une très petite somme (voir Golaz, 2013). Jusqu’en 2012, il n’y avait pas non plus de système de prise en charge des soins ; depuis, un système a été mis en place, le RAMed, qui assure la gratuité des soins à l’hôpital, mais il est imparfait et continue d’occasionner des paiements de la part des patients ou de leur famille (Ferrié, Omary et Serhan, 2018).
-
[4]
Relations des faits et des dires du Prophète consignées dans des recueils.
-
[5]
Titre donné à un homme qui a fait le grand pèlerinage à la Mecque.