Notes
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[1]
DDHC, 1789 : texte qui énonce un ensemble de droits naturels individuels et les conditions de leur mise en œuvre. La DDHC est l’un des trois textes visés par le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958. Elle fait partie du bloc de constitutionnalité depuis 1971.
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[2]
DUDH, adoptée le 10 décembre 1948 par l’Assemblée générale des Nations Unies.
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[3]
Pour l’OMS, la santé est « un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ».
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[4]
En particulier, dans le cadre d’un contrat social à repenser au-delà de l’obligation de contribuer au meilleur développement personnel.
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[5]
En droit français, la personnalité juridique est la capacité pour une personne physique ou une personne morale à être sujet de droit. En tant que sujet actif de droit, elle se voit reconnaître des droits avec la capacité d’en jouir et celle de les exercer (par exemple : conclure des contrats, ester en justice).
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[6]
Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé.
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[7]
Loi n° 2007-308 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs.
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[8]
Loi n° 2015 –1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement.
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[9]
Code de l’action sociale et des familles, articles L.113-1-1 et L.113-1-2.
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[10]
Dans le cadre des compétences définies aux articles L.14-10-1 et L.113-2 du Code de l’action sociale et des familles.
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[11]
CIDPH, adoptée le 13 décembre 2006 par l’Assemblée générale des Nations Unies.
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[12]
CEDH.
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[13]
Charte 2000/C 364/01, 18 décembre 2000.
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[14]
Définition du handicap par la loi du 11 février 2005, Code de l’action sociale et des familles, article L.114.
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[15]
Altérations, limitations, restrictions de capacités, (in)capacités…
Introduction
1Article 1er de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen [1] : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. »
2Article 1er de la Déclaration universelle des droits de l’Homme [2] : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »
3Alors que la maladie met à l’épreuve la santé en la testant et en la menaçant de manière aléatoire et souvent inopinée, le vieillissement est un processus normal qui touche l’organisme vivant et ses fonctions dans leur ensemble, chez tous les individus dès leur naissance. L’ensemble des phénomènes qui marquent cette évolution conduit vers la mort qui en est l’ultime étape. Le mouvement s’accompagne d’une diminution des capacités fonctionnelles et d’une réduction de la capacité de l’organisme à s’adapter aux situations d’agression quelles qu’elles soient. Cet enchaînement complexe, lent et progressif, qui implique divers facteurs biologiques, psychiques et sociaux, provoque du point de vue cognitif des changements attentionnels et mnésiques éminemment variables d’une personne à une autre, en fonction notamment des interactions entre génétique et facteurs environnementaux, de l’expérience et de la réserve cognitive du sujet. S’il rend les personnes potentiellement plus vulnérables, toutes ne le sont pas au même degré ni dans toutes les situations. Beaucoup demeurent en bonne santé au sens de la définition de l’OMS [3]. Elles le sont aussi sans doute, en allant plus loin encore et en considérant, avec G. Canguilhem (1966, 2005), que la santé est aussi la possibilité de courir des risques, d’admettre de l’imprévu, d’affronter l’inédit, et par là d’ouvrir des possibles inexplorés de la vie. De ce point de vue, et à l’inverse du ressenti commun, le risque de limitation de la capacité d’innovation, d’adaptation, qui peut accompagner le vieillissement avec ou sans maladie associée, c’est en même temps la capacité à en surmonter les effets ou à vivre avec. Le processus évolutif qui accompagne le vivant n’est pas le contraire de la pleine possession de ses moyens que serait la santé, c’est la succession d’allures distinctes de la vie.
4Pourtant, nos sociétés occidentales sont à tout le moins ambivalentes à l’égard du vieillissement, surtout lorsqu’il s’accompagne de troubles cognitifs et/ou de comportements considérés comme anormaux ou excessifs. Entre l’injonction à l’autonomie sous toutes ses formes, qui valorise à outrance des qualités de rapidité et d’efficience, et la réalité des rythmes de vie de ceux qui avancent en âge et ne peuvent plus toujours gérer leurs affaires ou simplement rester chez eux sans aides, des protections sociales, judiciaires ou informelles s’organisent. Elles sont souvent nécessaires, en particulier pour éviter la mise en danger ou les abus de tous ordres, mais elles peuvent aussi entraîner au quotidien des décisions substitutives au mépris de ce que la personne a à dire d’elle-même ou peut ressentir.
5Que peut faire le droit dans un tel contexte et face aux effets souvent déshumanisants des interventions des professionnels des différents champs, mais parfois aussi des proches, par manque de temps, de coordination et de questionnements fondamentaux ? La fragmentation des actions, chacune avec sa logique propre, semble exclure toute cohérence, d’autant que l’invocation du droit est souvent dénoncée au nom de l’efficacité, les juristes étant renvoyés à leur rigueur et à leur idéalisme. À l’heure où les politiques publiques sont soumises à de multiples contraintes internes et externes et où nombre de citoyens ne se sentent plus suffisamment entendus et reconnus dans ce qu’ils vivent au quotidien, nous avons sans aucun doute besoin des valeurs et de ce langage commun dont les droits de l’Homme constituent l’une des formes les plus visibles (Delmas-Marty, 2011). D’abord, pour ne jamais faire abstraction de la personne elle-même lorsque le vieillissement cognitif vient bouleverser la capacité à continuer à décider seul. Ensuite, pour reconfigurer les accompagnements qui peuvent lui être proposés lorsque le besoin se fait sentir. Enfin, parce que la responsabilité de protéger que portent nos solidarités choisies ou collectives [4] ne prendra tout son sens que si elle se laisse irriguer et vitaliser par le souffle des droits de l’Homme lesquels, loin de pouvoir être réduits à de simples revendications individualistes, constituent le fondement de toute société humaine respectueuse des hommes et des femmes en tant qu’ils sont des personnes.
Altération des capacités cognitives et droits personnels
6La Déclaration universelle des droits de l’Homme dispose en ses articles 6 et 7, d’une part que « chacun a le droit à la reconnaissance en tous lieux de sa personnalité juridique » et d’autre part que « tous sont égaux devant la loi et ont droit sans distinction à une égale protection de la loi » en particulier contre toute discrimination.
7Le vieillissement cognitif n’est pas une anormalité et ne peut pas seulement se concevoir en termes de déficit qui devrait provoquer une limitation de la personnalité juridique en fait ou en droit. En droit français, la personnalité juridique [5] ne peut en aucun cas être remise en question, même lorsqu’une mesure de protection judiciaire de type curatelle ou tutelle est prononcée par un juge, pas plus par exemple que le droit de propriété ou le droit de continuer à s’exprimer et à agir autant qu’il est possible. La loi n° 2007-308 du 5 mars 2007 relative à la protection juridique des personnes n’a maintenu que des incapacités d’exercice des droits, décidées à un moment donné par une autorité indépendante, le juge des tutelles, gardien constitutionnel des libertés individuelles. Elles ne sont en aucun cas la conséquence automatique d’un déficit ou d’un handicap. Dans un article paru dans le deuxième tome de Le juste, Paul Ricœur (2001, pp. 219-226) avait insisté sur le fait que la non-reconnaissance de la vie malade en général, contrairement à ce qui est considéré comme la vie en pleine santé, relève d’un jugement social d’exclusion, appuyé sur une certaine idée de la normalité sociale : « Est normale la conduite capable de satisfaire aux critères sociaux du vivre ensemble. » Or le critère qui détermine aujourd’hui le vivre ensemble, c’est celui de l’autonomie, « de gestion propre de son genre de vie ». Dès lors, l’incapacité à l’autonomie ne peut qu’être renvoyée hors du champ de la normalité, et qu’être exclue. Paul Ricœur ajoutait que la société voudrait l’ignorer, la cacher, l’éliminer, « parce qu’elle constitue une menace sourde, un rappel inquiétant de la fragilité, de la précarité, de la mortalité ». Ce qui n’est qu’une différence sur le plan biologique peut ainsi se transformer en mise à l’écart sur le plan social alors que, poursuit-il, non seulement la personne est autant digne de respect qu’une autre, mais elle doit l’être plus encore précisément parce qu’elle est plus vulnérable. La respecter, c’est alors reconnaître qu’elle a une valeur propre, que la vie a pris une autre forme et un autre sens. La société doit non seulement la reconnaître, mais aussi la prendre en charge en particulier en ouvrant au maximum ses normes aux formes de vie autres.
8Certes, les maladies qui accélèrent le processus de vieillissement, et notamment la maladie d’Alzheimer, peuvent provoquer chez la personne qui en souffre une impossibilité de pourvoir seule à ses intérêts, au point d’avoir besoin d’être assistée, contrôlée, voire représentée d’une manière continue dans les actes de la vie civile. Mais ce type d’intervention, comme d’ailleurs toute proposition d’accompagnement, ne peut être réalisé hors d’une approche rigoureuse et individuelle, au cas par cas, des difficultés effectivement rencontrées, sous peine de prendre le risque majeur d’entrer dans toutes les réductions produites par une approche purement sociale, médiatisée par le dogme scientifique du médical. C’est à quoi nous invite Georges Canguilhem lorsqu’il insiste sur la nécessité de préserver le sens subjectif du normal : « On ne dicte pas scientifiquement des normes à la vie […]. Il n’y a pas de pathologie objective. On peut décrire objectivement des structures ou des comportements, on ne peut les dire “pathologiques” sur la foi d’aucun critère purement objectif » (Canguilhem, 2005, pp. 200-201). Toute proposition d’accompagnement et d’organisation d’une mesure de protection doit en conséquence être précédée d’une évaluation pluridisciplinaire dans laquelle la personne conserve un rôle d’acteur si elle le peut, tout comme ses proches lorsqu’ils sont bienveillants. Cette démarche est d’autant plus essentielle que les troubles cognitifs altèrent le sujet lui-même, la personne dans tout son être. Épreuve de déséquilibre et de transformations intellectuelles, de langage, de communication, de repères, ou de mémoire, qui deviennent chroniques, ils bouleversent la capacité à mettre en récit ce qui survient, surgit par moments plus ou moins longs, à dire l’histoire d’une vie, à expliquer ce qui est important et ce qui l’est moins et à faire puis à formaliser des choix et/ou des décisions. L’identité intime et profonde en est bouleversée et fracturée. D’autant plus que l’identité sociale, de surface, construite, et qui est la reconnaissance par les autres, dont les institutions et les services sociaux et sanitaires, se trouve attaquée. Connaître une altération de ses facultés cognitives, perdre ses repères réflexifs et mémoriaux atteint d’autant plus son « identité narrative », pour reprendre P. Ricœur (2001, pp. 219-226), que le regard technique et institutionnel donne une autre signification non seulement à ce que fait, extériorise, la personne malade et/ou vieillissante mais à la personne elle-même, à ce qu’elle est.
9Pour autant, lorsque les conséquences des troubles cognitifs ne permettent vraiment plus à la personne de prendre seule des décisions pour ce qui la concerne, elle a alors le droit à une protection dans le cadre fixé par la loi. C’est ce qu’affirme clairement l’article 7 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, et l’article 415 du Code civil qui affirme que « les personnes majeures reçoivent la protection de leur personne et de leurs biens que leur état ou leur situation rend nécessaire ». Cet article du Code civil pose aussi les principes fondamentaux gouvernant les conditions d’ouverture et d’exercice des mesures de protection, toujours subsidiaires à d’autres formes de protection dès lors qu’elles préservent suffisamment la personne : le respect des libertés individuelles, des droits fondamentaux et de la dignité de la personne, ainsi que la promotion de son intérêt et de son autonomie. La question de l’organisation d’une mesure de protection peut se poser non seulement parce que les troubles sont récurrents ou chroniques, mais aussi parce qu’en pratique des difficultés souvent sérieuses surviennent, que les proches ou les professionnels ne peuvent pas résoudre seuls. D’autant moins que la personne elle-même peut être dans l’impossibilité d’exprimer un consentement ou un accord et que des limitations peuvent être imposées à sa liberté sans réel contrôle : chez elle, par ses proches ou par les professionnels ; en institution hospitalière ou en établissement quand le maintien à domicile devient trop difficile, notamment pour les proches aidants épuisés. Dans sa vie courante aussi, lorsque se pose par exemple la question du maintien ou non de la possibilité de conduire un véhicule, d’utiliser des moyens de paiement, de gérer son budget, d’accomplir des démarches administratives, de signer des documents, de résister aux interventions intempestives et parfois malveillantes de tiers… Si aucune anticipation n’a été réfléchie, ou voulue, une mesure judiciaire peut être envisagée puis décidée, simplement pour la protéger en permettant qu’elle ait accès à ses droits.
Une reconfiguration qui passe par un soutien des capacités
10La Déclaration universelle des droits de l’Homme dispose en son article 12 que « nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personne a le droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes. » L’article 13, alinéa 1er, ajoute que « toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État ».
11Que la personne souffrant de troubles cognitifs soit judiciairement protégée ou non, il est incontestable que son autonomie au sens philosophique et surtout juridique du terme est atteinte. Elle n’est en effet plus toujours, et tout le temps, en capacité de prendre une décision éclairée. Ignorer cet état de fait, ou passer outre, peut sans aucun doute se révéler d’une très grande maltraitance dans nombre de circonstances. Nous portons donc collectivement la responsabilité d’aller plus loin que ce que la personne donne à voir d’elle pour s’approcher au plus près de ce qu’elle est, de ce qu’elle peut encore vouloir et/ou accepter en soutenant ses capacités subsistantes pour, parfois, en éveiller de nouvelles. En évitant aussi toute intrusion excessive. De ce point de vue, le cadre juridique français constitué des lois du 4 mars 2002 [6], du 5 mars 2007 [7] et plus récemment du 28 décembre 2015 [8] fournissent des outils précieux sur lesquels s’appuyer, à condition de les partager. Les recommandations de la Haute autorité de santé (HAS), de l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements sociaux et médico-sociaux (ANESM) et des Espaces éthiques, en particulier, peuvent baliser notre cheminement. Tout comme la poursuite de notre questionnement sur les contours de l’autonomie, à partir de ce qui est réellement vécu et non pas seulement de concepts théoriques.
12L’autonomie de la personne ne peut en effet pas se limiter à la question de la compétence ou de l’aptitude. D’ailleurs, dans quels champs ? Si les troubles cognitifs peuvent limiter, voire empêcher, l’autonomie de pensée, d’attention, de délibération et l’autonomie décisionnelle, de façon variable d’une personne à l’autre et suivant les situations et les sujets, ils maintiennent une autonomie affective, une autonomie partielle de volonté, puisque le sujet reste en mesure de témoigner de ses préférences, par exemple alimentaires ou vestimentaires, de ses souhaits de vivre selon ses valeurs et ses convictions. La volonté et le désir sont toujours en vigilance. Cette attention persistante, même par fulgurances, témoigne non seulement d’une présomption de compétence mais d’une capacité à être autrement. Le sujet vieillissant et/ou malade n’est donc jamais totalement incapable, sauf dans les cas extrêmes. Il est « autrement capable ». Certes, cette approche est à contre-courant du mouvement dominant dans nos sociétés occidentales. Le vieillissement et la maladie y sont de plus en plus perçus comme des restrictions ou des empêchements à la vie normale et il est très difficile de préserver le sens vital de ce qui est normal et de ce qui est pathologique contre la tentation de toujours prendre des précautions et d’éviter les risques, pour la personne et pour les autres. Mais ce que doivent tenter de résoudre les familles, les professionnels et les décideurs publics pour respecter les droits fondamentaux des personnes, n’est pas un simple accident externe et ponctuel. Ce sont les conditions de l’accompagnement plus ou moins long de personnes bien présentes, mais dont le processus de vieillissement, et parfois la maladie chronique, altèrent tout ou partie des facultés qu’il faut construire. Sans qu’aucune d’entre elles ne subisse d’atteintes ou d’immixtions arbitraires dans sa vie, sa famille, sa correspondance, son honneur et sa réputation. Les articles 12 et 13 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme l’affirment et les articles 415, 425, 426 et 457-1 à 459 du Code civil le rappellent pour les personnes protégées, en particulier lorsqu’ils construisent les droits de la personne à partir d’un principe essentiel : « La personne protégée prend seule les décisions relatives à sa personne dans la mesure où son état le permet. » Dans le cas contraire, c’est au juge qu’il appartient d’intervenir pour ne pas sombrer dans l’arbitraire, y compris sur le choix du lieu de la résidence, des relations personnelles ou encore des soins, sous réserve dans ce dernier cas des dispositions spécifiques du Code de la santé préservant la relation patient-médecin.
13Pour les personnes judiciairement protégées, et pour toutes les autres personnes souffrant de troubles cognitifs, il est donc essentiel d’avoir toujours présentes à l’esprit ces dispositions de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Et concrètement, de s’appuyer constamment sur les capacités subsistantes de la personne, en allant le plus loin possible avec elle. Le plus souvent, la personne dispose en effet encore de capacités certaines en ce sens qu’elle est encore capable de valoriser. Elle peut aussi continuer à vivre dans la fidélité des valeurs personnelles qui étaient les siennes, religieuses, politiques… Elle peut également en initier de nouvelles si sa curiosité, même limitée, est stimulée. Souvent, elle est encore capable d’accorder de la valeur à l’autre, de témoigner d’une émotion, d’une attention au monde qui l’englobe. Cette capacité affective bien présente, les proches et la bienveillance des intervenants peuvent la reconnaître en allant à sa rencontre. Cette démarche est primordiale face à une personne qui n’est plus totalement capable d’établir sa propre continuité narrative, de témoigner d’une fidélité affective à elle-même et qui a un besoin vital de se sentir exister et sans doute, au plus profond d’elle-même, protégée. Quand les troubles cognitifs affectent l’identité de la personne au point qu’elle puisse être totalement méconnaissable et ne plus avoir conscience de sa valeur, le regard du proche ou du professionnel animé de sollicitude et bienveillant, ou simplement attentionné et en relation vraie, c’est-à-dire entièrement tendu vers elle et regardant son visage et ses yeux, permet à lui seul de rétablir son identité personnelle. J’en ai fait l’expérience dans mon métier de juge.
14En ayant cheminé à ses côtés, en partageant des souvenirs communs, toute personne même très diminuée peut raconter son histoire. En l’incluant dans son récit de vie, elle entre dans le sien et restaure par là même des moments de vie qui, mis bout à bout, reconstituent une partie significative de son histoire et participent à la reconnaissance effective de son identité. C’est pourquoi l’audition des personnes dont une protection judiciaire est demandée est un principe fondamental qui, en droit, ne souffre que de rares exceptions. C’est pourquoi aussi, lorsqu’une mesure de protection est assurée par un mandataire professionnel, il lui appartient d’établir avec la personne elle-même, quand c’est possible, un document individuel de protection qui rappelle la nature et les objectifs de la mesure, tout comme les demandes et les souhaits de la personne elle-même. La réalité des pratiques est encore trop souvent contraire, y compris lorsqu’aucune mesure judiciaire n’a été prononcée. Des décisions continuent d’être prises sans réellement s’assurer de ce que la personne a compris et accepte, et sans s’appuyer suffisamment sur elle. La récente loi du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement marque des avancées réelles dans la prise en compte des personnes elles-mêmes dans l’accompagnement social qui peut leur être proposé. Ainsi est-il désormais [9] posé en principe que « la personne âgée en perte d’autonomie a droit à des aides adaptées à ses besoins et à ses ressources, dans le respect de son projet de vie, pour répondre aux conséquences de sa perte d’autonomie, quels que soient la nature de sa déficience et son mode de vie ». Il est en outre précisé qu’elle et sa famille bénéficient d’un droit à une information sur les formes d’accompagnement et de prise en charge adaptées aux besoins et aux souhaits de la personne âgée en perte d’autonomie, droit qui est mis en œuvre notamment par la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), par les départements et par les centres locaux d’information et de coordination (CLIC) [10]. Ce souci de construire, autant qu’il est possible, un projet avec la personne elle-même et ses proches se traduit également par un choix sémantique significatif de l’orientation voulue : le mot « placement » est remplacé par celui d’« accueil » ou d’« admission » dans les articles L.113-1, alinéa 1er, L.231-4 et L.231-5 du Code de l’action sociale et des familles. Plus loin encore, l’introduction de la personne de confiance dans le médico-social, l’encadrement des conditions de signature du contrat de séjour en établissement et des mesures pouvant porter atteinte à la liberté d’aller et venir de la personne pour des raisons de sécurité ou de protection de l’intégrité physique devraient conduire à des pratiques nouvelles reposant sur une approche des droits et des capacités effectives des personnes.
La responsabilité de protéger à partir des droits de l’Homme
15Réinterroger les grilles de lecture en se saisissant des droits des personnes elles-mêmes en tant qu’elles doivent bénéficier de tous les droits de l’Homme au sens des conventions internationales est en effet un enjeu fondamental. La Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, inscrite au Préambule de la Constitution nous l’impose. La Convention universelle des droits de l’Homme, la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées, [11] la Convention européenne des droits de l’Homme [12] et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne [13] également. La Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), dans un avis du 18 septembre 2003, l’avait déjà recommandé fortement à l’égard de toutes les personnes handicapées, c’est-à-dire à l’égard de toutes les personnes présentant une « limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive » [14]. Elle énonce en particulier que : « Si elle veut respecter les engagements souscrits au plan international, toute politique en direction des personnes handicapées doit développer leur insertion civile, sociale et professionnelle. Le handicap est une question de société, et la manière de le traiter mesure le degré de démocratie d’une nation. Si les personnes handicapées doivent être protégées par des normes, elles doivent, en priorité, bénéficier de toutes les dispositions du droit commun des citoyens. Or, aujourd’hui, la protection de leurs droits de l’Homme reste encore trop largement virtuelle. La personne handicapée ne peut être encore considérée aujourd’hui comme un citoyen à part entière. »
16Le vieillissement et les troubles cognitifs qui y sont associés à des degrés divers constituent des enjeux particulièrement forts, non seulement sur les plans économique et humain mais aussi sur le sens de nos solidarités collectives à l’égard des plus vulnérables d’entre nous. Il nous faut construire et consolider une autre démarche qui consiste en premier lieu à identifier ensemble, à partir de concepts communs [15], les difficultés rencontrées afin de mieux appréhender les capacités restantes au sens de capabilités-potentiel des personnes. Cela implique de donner les moyens effectifs aux personnes elles-mêmes de pouvoir dire ce qu’elles souhaitent en recherchant avec elles comment leur liberté, leurs possibilités et leurs ressources, leurs capabilities au sens d’A. Sen (2006 et 2010), peuvent y parvenir. Tous les modes de fonctionnement ne sont pas identiques et les « allures » sont différentes. Un tiers, quel qu’il soit, doit donc prendre en compte la possibilité pour la personne elle-même d’exprimer ses choix et d’atteindre les fonctionnements ayant une importance par rapport à elle. Alors, les réponses apportées ne consisteront plus systématiquement soit à protéger à l’excès, notamment en comptant sur la mise en place de solidarités qui décident « à la place de », soit à rester passif tant que des problèmes de comportement ne se posent pas pour ensuite, par réflexe, protéger les autres et la société elle-même par des procédures de mises à l’écart et d’enfermement.
17Penser le droit comme socle de valeurs communes et de garanties, notamment procédurales, lorsque les droits de l’Homme ne sont pas respectés, est un défi à imaginer pour restaurer la confiance et le respect effectif des personnes. Cela suppose que chacun puisse en comprendre les outils complexes, notamment grâce à des guides d’appropriation (Caron Déglise et al., 2015, pp. 53-57) à élaborer ensemble. Cette démarche n’est pas suffisante et il est des situations où, malgré le respect des droits de l’Homme, les difficultés subsistent ou se transforment. Mais il est désormais certain que c’est en s’appuyant sur une conception homogène des droits de l’Homme en tant que personne globale que les sujets de droit souvent réduits à une étiquette de « patients » ou d’« usagers », leurs familles et les professionnels pourront sortir de catégorisations qui sont autant de stigmatisations et de ruptures. Alors il sera possible de rentrer dans le triangle de base de l’éthique proposé par P. Ricœur (2001), qui est triple rapport à soi-même, à l’autre et à l’institution.
Références
- Canguilhem, G. (2005). Le normal et le pathologique. Paris, France : PUF (9e rééd., ouvrage original publié en 1966).
- Caron-Déglise, A., Lefeuvre, K., Kounowski, J. et Eyraud B. (2015). Rapport des travaux de la sous-commission « droit et éthique de la protection des personnes ». Comité national pour la bientraitance des personnes âgées et des personnes handicapées. Rapport final remis le 4 mars 2015. Repéré à : http://www.ehesp.fr/wp-content/uploads/2016/11/CNBD-RAPPORT-DROIT-ET-ETHIQUE-DE-LA-PROTECTION-DES-PERSONNES.pdf
- Delmas-Marty, M. (2011). Vers une communauté de valeurs ? Paris, France : Le Seuil.
- Ricœur, P. (2001). Le Juste (tome 2). Paris, France : Esprit.
- Sen, A. (2006). Éthique et économie. Paris, France : PUF.
- Sen, A. (2010). L’idée de justice. Paris, France : Le Seuil.
Mots-clés éditeurs : droits de l’Homme, droit, vieillissement cognitif
Date de mise en ligne : 13/10/2017
https://doi.org/10.3917/gs1.154.0031Notes
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DDHC, 1789 : texte qui énonce un ensemble de droits naturels individuels et les conditions de leur mise en œuvre. La DDHC est l’un des trois textes visés par le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958. Elle fait partie du bloc de constitutionnalité depuis 1971.
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[2]
DUDH, adoptée le 10 décembre 1948 par l’Assemblée générale des Nations Unies.
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[3]
Pour l’OMS, la santé est « un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ».
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[4]
En particulier, dans le cadre d’un contrat social à repenser au-delà de l’obligation de contribuer au meilleur développement personnel.
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[5]
En droit français, la personnalité juridique est la capacité pour une personne physique ou une personne morale à être sujet de droit. En tant que sujet actif de droit, elle se voit reconnaître des droits avec la capacité d’en jouir et celle de les exercer (par exemple : conclure des contrats, ester en justice).
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[6]
Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé.
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[7]
Loi n° 2007-308 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs.
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[8]
Loi n° 2015 –1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement.
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[9]
Code de l’action sociale et des familles, articles L.113-1-1 et L.113-1-2.
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[10]
Dans le cadre des compétences définies aux articles L.14-10-1 et L.113-2 du Code de l’action sociale et des familles.
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[11]
CIDPH, adoptée le 13 décembre 2006 par l’Assemblée générale des Nations Unies.
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[12]
CEDH.
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[13]
Charte 2000/C 364/01, 18 décembre 2000.
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Définition du handicap par la loi du 11 février 2005, Code de l’action sociale et des familles, article L.114.
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Altérations, limitations, restrictions de capacités, (in)capacités…