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Article de revue

Maladie d’Alzheimer et droits de l’Homme

Pages 9 à 17

English version

1« L’avancée en âge ne saurait modifier les droits, les devoirs et la liberté de l’homme », écrivaient des gériatres et gérontologues francophones réunis à Liège en 2014. « Cependant, l’accès aux droits et l’exercice des droits peuvent se heurter à des obstacles apportés par des déficiences (comme à tout âge), ou par des traditions, des lois et des réglementations dans lesquelles l’âge chronologique devient un critère discriminatoire. Cet arbitraire déni de droits porte un préjudice grave aux principes fondamentaux des droits de l’Homme, mais aussi à la qualité de la vie quotidienne des citoyens âgés qu’ils soient lucides, fragilisés par des déficiences ou un isolement social, qu’ils aient perdu leur indépendance fonctionnelle ou que leur autonomie décisionnelle soit limitée » (2016, pp. 299-300).

2Gérontologie et société a consacré en 2009 un numéro double (n° 128-129) au thème de la prise en charge de la maladie d’Alzheimer. Préalablement, un numéro de la revue s’était intitulé « Droit et personnes âgées » (n° 93, 2000) et un autre « Citoyenneté » (n° 120, 2007). L’objet de ce numéro est de croiser ces deux problématiques : celle des difficultés cognitives que rencontrent certains de nos concitoyens d’une part, et celle des droits et libertés d’autre part.

3Deux raisons justifient ce parti pris. En premier lieu, les personnes qui développent, en vieillissant, des troubles cognitifs courent un risque accru de voir leurs droits élémentaires bafoués : bien que ces phénomènes soient difficiles à objectiver et à quantifier, l’on sait que les personnes âgées en difficulté cognitive sont particulièrement vulnérables à la stigmatisation, à la maltraitance, aux restrictions abusives de liberté et à l’exclusion de la vie sociale. Mais aborder le vieillissement cognitif sous l’angle des droits de l’Homme ne doit pas seulement nous conduire – négativement – à nous pencher sur les privations ou les dénis de droit dont peuvent faire l’objet les personnes âgées vulnérabilisées du fait d’altérations cognitives. Cela doit aussi, en second lieu, nous amener à nous demander si le cadre de référence que constituent les droits de l’Homme ne pourrait pas servir – plus positivement – à définir un projet ou une ambition ; s’il ne pourrait pas nous aider à penser ce que serait une véritable prise en compte par la société des citoyens vieillissants en situation de handicap cognitif.

4Le cas de la maladie d’Alzheimer et des maladies apparentées est de ce point de vue emblématique. Comme le rappellent Ruth Bartlett et Deborah O’Connor (2010), le paradigme des droits de l’Homme et de la citoyenneté représente un quatrième moment dans la conceptualisation des syndromes démentiels. D’abord considérée comme une manifestation naturelle du vieillissement (sénilité), la démence a – dans une deuxième période – été envisagée selon un paradigme biomédical, comme un syndrome résultant de diverses pathologies. Puis, elle a été comprise de manière plus relationnelle : on a souligné l’importance de ne pas oublier la personne derrière la maladie, et l’on a prôné une approche de la démence « centrée sur la personne » (Kitwood, 1997). Prendre en compte le contexte socio-politique et mettre l’accent sur les droits fondamentaux constitue, de ce point de vue, une nouvelle évolution dans la compréhension des syndromes démentiels (O’Connor et Nedlund, 2016).

Droits de l’Homme et modèle du handicap

5D’un point de vue conceptuel, ancrer l’approche du vieillissement cognitif dans le référentiel des droits de l’Homme conduit à changer de regard non seulement sur les troubles cognitifs, mais aussi sur les réponses individuelles et collectives que ceux-ci appellent (Hare, 2016). Dans cette perspective, le fatalisme n’est plus de mise et l’accent ne porte plus sur les déficiences ou les incapacités. Les personnes en difficulté cognitive ont des capacités rémanentes, elles ont des ressources sur lesquelles il est possible de s’appuyer. En d’autres termes, c’est d’après le modèle conceptuel du handicap qu’il convient d’appréhender les troubles cognitifs qui peuvent survenir avec l’avancée en âge (Mental Health Foundation, 2015). Et c’est à l’aide des notions de réhabilitation ou de compensation qu’il faut envisager la prise en charge et l’accompagnement des personnes en difficulté cognitive (Dementia Alliance International, 2016).

6Kate Swaffer est cofondatrice et présidente de Dementia Alliance International, une organisation internationale réunissant des personnes vivant avec une démence. Dans sa contribution, elle rappelle que les démences (les troubles neurologiques qui occasionnent des troubles cognitifs et des incapacités fonctionnelles) ont longtemps été considérées comme des conséquences inévitables du vieillissement, et que jusqu’à une époque récente, on postulait que les personnes vivant avec une démence étaient incapables de déterminer ce qui est bon pour elles. Contre ce paradigme fataliste et déficitaire, Kate Swaffer se fonde sur la Convention des Nations Unies sur les droits des personnes handicapées pour revendiquer une approche de la démence fondée sur les droits de l’Homme. Elle affirme que la démence ne doit plus être vue comme un déclin chronique et progressif, et que ses symptômes ne doivent plus être considérés comme les manifestations visibles d’un mal. Fonder l’approche de la démence sur les droits de l’Homme implique, au contraire, de considérer la démence comme un handicap. Selon cette approche, il n’est plus légitime d’inciter les personnes malades à se désengager de leur vie passée. Il faut au contraire reconnaître aux personnes vivant avec une démence les mêmes droits qu’aux autres personnes ayant des incapacités. Plutôt que de se focaliser sur leurs déficits, il faut prêter attention à ce qu’elles peuvent encore faire. Et plutôt que de baisser les bras, il faut s’inspirer du modèle de la réhabilitation, et tout faire pour permettre aux personnes malades de conserver le maximum d’autonomie et de réaliser leur potentiel. Fonder l’approche de la démence sur les droits de l’Homme, c’est ainsi revendiquer une compensation proactive des incapacités liées à la démence, afin que les personnes concernées bénéficient d’une inclusion pleine et égale dans la société. L’idéal des droits de l’Homme devrait aussi inspirer les politiques publiques liées à la démence, et conduire à se demander pourquoi les personnes vivant avec une démence ne sont pas davantage présentes dans les instances – qu’elles soient locales, nationales ou internationales – qui s’occupent des enjeux de la démence.

7S’appuyant sur les travaux des philosophes Georges Canguilhem et Paul Ricœur, Anne Caron-Déglise montre, pour sa part, comment on peut tout à la fois reconnaître la vulnérabilité des personnes en difficulté cognitive et leur témoigner le respect inconditionnel qui leur est dû. Selon elle, tenir cette double exigence implique, d’une part, de réaffirmer qu’une personne ayant des troubles cognitifs est autant digne de respect qu’une autre : le fait qu’elle puisse avoir des difficultés pour pourvoir seule à ses intérêts, pour prendre des décisions, voire pour dire ce qui est important à ses yeux ne justifie pas de la protéger à l’excès, ou de prendre des décisions au mépris de ce qu’elle peut exprimer. Cela implique, d’autre part, de reconnaître qu’en dépit des troubles cognitifs, il subsiste très longtemps une autonomie, au moins partielle, de la volonté. En d’autres termes, les personnes en difficulté cognitive ne sont pas incapables, mais « autrement capables ». Elles peuvent avoir des difficultés pour prendre certaines décisions, mais rester en mesure de témoigner de leurs préférences et de leurs souhaits. Et même lorsqu’elles ont des difficultés pour exprimer ce qui est important à leurs yeux, elles continuent de ressentir des émotions, d’accorder de l’attention au monde qui les entoure, d’attacher de l’importance à certaines activités et à certaines relations. Par conséquent, respecter une personne vulnérable suppose d’être beaucoup plus attentif qu’on ne l’est ordinairement à ses potentialités. Cela suppose également, lorsqu’on doit assurer sa protection (c’est-à-dire pourvoir à ses intérêts et prendre des décisions en son nom), de lui donner les moyens effectifs de pouvoir dire elle-même ce qu’elle souhaite, et – parfois – d’aller au-delà de ce qu’elle donne spontanément à voir, de cheminer à ses côtés, pour tenter de s’approcher au plus près de ce qu’elle est. Où l’on voit, conclut Anne Caron-Déglise, que loin de relativiser l’obligation au respect, la vulnérabilité (ou le besoin de protection) renforce l’obligation morale de respecter la personne.

Protéger sans diminuer, respecter sans négliger

8Fonder l’approche du vieillissement cognitif sur les droits de l’Homme conduit ainsi à réaffirmer l’égale dignité et l’égale liberté des personnes âgées en difficulté cognitive. Or, du point de vue du droit, c’est longtemps une approche dichotomique qui a prévalu. Les personnes « compétentes », ou capables d’autonomie, méritaient le respect : il fallait rechercher leur consentement et respecter leur liberté de choix. Quant aux personnes vulnérables, celles dont la capacité d’autonomie était fragilisée, elles devaient être protégées : des tiers prenaient des décisions en leur nom, en faisant preuve de bienveillance et de compassion. À l’heure actuelle, cette approche dichotomique n’est plus de mise. On le voit en particulier dans la réforme de la protection juridique qui est intervenue en France en 2007 (Mercat-Bruns, 2014). Parce qu’elles ne peuvent plus pourvoir seules à leurs intérêts, certaines personnes ont besoin d’une protection, qui peut prendre la forme d’une mesure d’assistance (curatelle) ou de représentation (tutelle). Mais cela n’implique pas de les disqualifier ou de les infantiliser. Il faut au contraire, comme le suggère Thierry Fossier (2005) apprendre à « protéger sans diminuer ». De même, certaines personnes en difficulté cognitive restent capables de prendre les décisions qui les concernent. Mais elles ont besoin de personnes attentives, vigilantes à leurs côtés, pour les soutenir et les accompagner dans leurs démarches. En d’autres termes, de même qu’il faut protéger sans diminuer, respecter la personne, ses droits et ses volontés ne doit pas se faire au détriment d’une attention à sa vulnérabilité. Il faut « respecter sans négliger » et ne pas abandonner à elles-mêmes les personnes vulnérabilisées par la présence de troubles cognitifs.

9Articuler ces deux exigences n’est pas chose aisée. Cela implique, d’une part, de bien faire la différence entre autonomie fonctionnelle (les actes et les choix que la personne peut faire par elle-même), autonomie morale (sa capacité d’autodétermination) et autonomie civile (le pouvoir d’agir qui lui est effectivement reconnu par la société). Cela implique, d’autre part, de rompre avec une approche monolithique, pour adopter une approche à la fois graduée et différenciée de la capacité. Car la capacité n’est pas affaire de tout ou rien. Elle est le plus souvent partielle et varie selon les contextes. Ainsi, une personne peut avoir perdu certaines capacités et en conserver d’autres. Elle peut ne plus être capable de prendre certaines décisions et rester à même, avec le soutien approprié, d’en prendre d’autres.

10Comme le montrent Marie-Élisabeth Baudoin et Nicolas Kang-Riou, concilier droit à la liberté et droit à la protection est une préoccupation du droit international et de certains législateurs européens. Mais le droit international a pour l’instant échoué à proposer une conception unifiée de l’autonomie. Et il ne donne pas de cadre précis, aisément applicable, pour garantir effectivement les libertés des personnes. Ainsi, lorsqu’elle a eu à statuer sur le cas de personnes âgées en difficulté cognitive, la Cour européenne des droits de l’Homme n’a pas véritablement arbitré entre droit à la liberté et droit à la protection. Quant à la Convention des Nations Unies sur les droits des personnes handicapées, elle a le mérite de mettre en avant la question des libertés, mais on peut se demander si ce n’est pas parfois aux dépens d’une juste appréciation de la vulnérabilité des personnes et de leur besoin de protection. Au niveau des législations nationales, Marie-Élisabeth Baudoin et Nicolas Kang-Riou montrent que le Mental Capacity Act, entré en vigueur en Angleterre et au Pays de Galles en 2005, peut être considéré comme un texte d’avant-garde. En proposant une démarche précise pour apprécier la capacité d’une personne à prendre une décision, et en donnant des repères concrets aux tiers amenés à prendre des décisions en son nom, cette législation vise à permettre aux personnes ayant des incapacités cognitives d’exercer au maximum leur droit à l’autodétermination. Cependant, l’évaluation du Mental Capacity Act (auquel ont été ajoutées, en 2007, des dispositions visant à réglementer les restrictions à la liberté d’aller et venir) a mis en évidence des difficultés considérables dans son application. Marie-Élisabeth Baudoin et Nicolas Kang-Riou en concluent qu’un cadre juridique est en cours de construction et que, tant sur le plan du droit international que dans certaines législations nationales, les contours d’un droit à l’autonomie des personnes atteintes de troubles cognitifs commencent, lentement, à se dessiner.

11Benoît Eyraud, qui s’appuie sur les travaux menés au sein du collectif Contrast, s’intéresse pour sa part à la situation française. Il diagnostique, en premier lieu, une hésitation de l’action publique à établir un statut juridique spécifique pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Compte tenu des problèmes liés au recueil du consentement, et des restrictions à la liberté d’aller et venir, un statut spécifique a été envisagé à deux reprises au cours des années 2000, mais il est dans les deux cas resté sans suite. De plus, à la différence de ce que l’on observe par exemple au Royaume-Uni, le législateur français paraît laisser délibérément dans l’ombre les situations où la capacité des personnes à consentir ou à décider est fragilisée. Selon Benoît Eyraud, les spécificités de la maladie d’Alzheimer ne sont pas davantage prises en compte dans les textes de droit souple et dans la jurisprudence judiciaire. En dépit d’une augmentation importante du contentieux, s’agissant notamment des restrictions à la liberté d’aller et venir, on n’observe pas pour l’instant la constitution d’une véritable doctrine sur le sujet. De même, les textes officiels régissant les dispositifs de prise en charge dédiés aux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ne comportent aucune disposition spécifique concernant les droits fondamentaux. Quant aux professionnels qui interviennent auprès des personnes malades, l’enquête ethnographique montre qu’ils se soucient beaucoup des droits de ces personnes : les refus d’aide et de soins, ainsi que les restrictions de liberté, donnent lieu à une importante réflexion collective sur les pratiques. Mais ces questions sont davantage abordées en termes éthiques qu’en termes légaux.

12Marie-Antoinette Castel-Tallet, Alice Coquelet et Fabrice Gzil étudient, quant à eux, les pratiques des professionnels – juges des tutelles et délégués mandataires – qui interviennent dans la protection judiciaire des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Au travers de deux enquêtes nationales, ils montrent que près d’un tiers de ces personnes ferait aujourd’hui l’objet d’une mesure de protection judiciaire. Ces mesures sont très restrictives de liberté, puisqu’il s’agit majoritairement de tutelles aux biens et à la personne, le plus souvent assorties d’un retrait du droit de vote. En outre, même si un certain nombre de magistrats indiquent qu’il leur arrive de se déplacer sur le lieu de vie de la personne pour procéder à son audition, il n’est pas rare que ces mesures soient mises en place sans que la personne n’ait été entendue. Ces deux enquêtes montrent également qu’en équivalent temps plein, les juges des tutelles ont en charge, en moyenne, plus de 3 500 mesures, ce qui fait que nombre d’entre eux rencontrent des difficultés pour s’assurer que les droits fondamentaux des personnes protégées sont respectés. Quant aux délégués mandataires, ils exercent en moyenne 53 mesures : cela a un impact sur la fréquence des visites qu’ils peuvent rendre aux personnes protégées, surtout lorsque celles-ci résident en institution. Pour autant, les deux enquêtes montrent aussi que tant les juges des tutelles que les délégués mandataires jouent un rôle essentiel pour garantir le respect des droits des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer qui font l’objet d’une mesure de protection judiciaire. L’époque est révolue où la tutelle se réduisait à une gestion de l’argent et du budget. Juges et délégués mandataires essaient de faire en sorte, y compris dans les aspects les plus concrets de la vie quotidienne, que les besoins fondamentaux de la personne soient satisfaits. Ils disent aussi essayer, toutes les fois que c’est possible, de recueillir son consentement ou son assentiment.

Garantir l’effectivité des droits fondamentaux

13Si la défense des droits fondamentaux des personnes en difficulté cognitive nécessite de préciser ou de réaménager le cadre légal, elle exige tout autant une vigilance et une sollicitude éthiques. En d’autres termes, ce n’est pas une conception individualiste des droits de l’Homme ou de l’autonomie qui permettra de garantir l’effectivité des droits dans le contexte du vieillissement cognitif. Comme le soulignent plusieurs contributeurs à ce numéro, les personnes et les institutions qui accompagnent au quotidien les personnes en difficulté cognitive ne sont pas toujours respectueuses de leurs droits et de leurs libertés. Mais dans bien des situations, les aidants – qu’ils soient familiaux, bénévoles ou professionnels – sont les premiers garants, les premières vigies, les premiers défenseurs de l’inaliénable dignité des personnes en difficulté cognitive. Aborder le vieillissement cognitif avec le prisme des droits de l’Homme n’implique donc, aucunement, de souscrire à une anthropologie individualiste. Cela suppose au contraire de prendre au sérieux le caractère fondamentalement relationnel de l’effectivité des droits fondamentaux.

14Sebastian Moser et Paul-Loup Weil-Dubuc s’interrogent ainsi sur l’isolement et les restrictions de liberté dont sont victimes les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Selon eux, il convient de relativiser ici l’importance des représentations sociales : la stigmatisation de la maladie n’est pas l’origine exclusive, ni même principale, de la mise à l’écart et des atteintes aux droits que subissent les personnes malades. Pour comprendre ces phénomènes, il faut revenir aux manifestations de la maladie, et en particulier aux troubles de la communication (qui entraînent des difficultés pour participer aux échanges conversationnels) et à la perte de familiarité avec les objets (qui entraîne un effacement de l’observance de certaines règles sociales). Selon Sebastian Moser et Paul-Loup Weil-Dubuc, ces comportements occasionnent chez celles et ceux qui accompagnent les personnes malades un trouble existentiel. La maladie d’Alzheimer menace la « sécurité ontologique » des aidants (au sens où l’a définie Anthony Giddens) : c’est pour répondre à un trouble métaphysique que les aidants (et en particulier les aidants familiaux) seraient amenés à restreindre les libertés des personnes malades. Plus exactement, les aidants seraient traversés par une tension entre préserver ce qui importe à la personne (quitte à renégocier les limites de la normalité) et préserver leur propre sécurité ontologique. Ainsi, c’est parce qu’il est difficile de renoncer au respect de ce qui est publiquement considéré comme « normal », et pour sauver la face des personnes malades dans des situations où ils craignent des paroles incongrues ou inopinées, que les aidants seraient amenés à réduire leur liberté d’expression, afin de maintenir les règles habituelles de la communication. Sebastian Moser et Paul-Loup Weil-Dubuc en concluent qu’il faut être très vigilant concernant le diagnostic, qui peut garantir l’octroi de droits et légitimer l’attention et la tolérance vis-à-vis des conduites qui sortent de l’ordinaire, mais qui peut aussi fermer des horizons de vie s’il est utilisé pour justifier la mise à l’écart de la personne et une restriction de ses libertés.

15Catherine Ollivet se situe, pour sa part, sur le terrain des droits individuels et collectifs qui ont été progressivement reconnus aux usagers du système sanitaire et médico-social. Elle souligne qu’il ne suffit pas d’affirmer la démocratie sanitaire, ou médico-sociale, pour que celle-ci existe et soit accessible à tous, surtout lorsque l’usager est une personne âgée atteinte de troubles cognitifs. Selon elle, trois éléments permettent de faire vivre les droits des personnes âgées fragiles ou vulnérables. En premier lieu, des initiatives concrètes (filières gériatriques, consultations gériatriques aux urgences, équipes mobiles gériatriques) contribuent à adapter l’organisation de santé aux spécificités des personnes atteintes de troubles cognitifs. En deuxième lieu, il faut reconnaître le rôle central des familles, car – avec le « virage ambulatoire » – c’est presque toujours à elles qu’incombe la responsabilité d’assumer toutes les contraintes à la sortie de l’hôpital. En troisième lieu, il faut souligner le rôle des représentants des usagers et ne pas craindre l’intervention de ces bénévoles : leur expérience leur permet de participer à l’évaluation des pratiques et au suivi des améliorations, afin que ne se renouvellent pas les erreurs humaines et organisationnelles qui occasionnent pour les personnes âgées une douleur physique ou une souffrance morale indue. Mais, pour Catherine Ollivet, le véritable fondement de la démocratie en santé, surtout lorsque celle-ci concerne les plus vulnérables (celles et ceux qui ne peuvent que partiellement s’affirmer eux-mêmes), c’est le questionnement éthique, qui devrait être partagé par tous les professionnels. Car les personnes âgées ont les mêmes besoins de compétences techniques que les autres patients et, sauf à perdre toute envie de vivre, elles ont aussi besoin de disponibilité, de présence humaine et de sollicitude : « Comment encore dire sa douleur ou sa peine si l’infirmière ne se penche jamais sur votre visage pour lire dans vos yeux ? »

16Natalie Rigaux et Sylvie Carbonnelle se sont, quant à elles, intéressées à la « planification anticipée des soins » dans le contexte de la maladie d’Alzheimer. La planification anticipée consiste pour une personne à indiquer à l’avance comment elle voudrait que l’on prenne soin d’elle si elle n’était plus en mesure d’exprimer ses choix et ses souhaits. L’analyse de douze projets menés en Belgique avec le soutien de la Fondation Roi Baudouin fait apparaître deux pôles idéal-typiques, qui reposent sur des soubassements anthropologiques très différents. Dans le premier pôle, la planification est un processus standardisé aboutissant à la production de directives anticipées (des documents écrits, légalement contraignants, portant uniquement sur le refus de traitements médicaux en fin de vie) et à la désignation d’un représentant, chargé d’être le porte-parole de la personne et de veiller au strict respect de ses directives. La démarche devrait être proposée par les professionnels, peu de temps après l’annonce du diagnostic, après une évaluation de sa capacité à anticiper. L’anthropologie sous-jacente est individualiste (les tiers sont surtout envisagés comme une menace potentielle) et la conception de l’autonomie est « canonique » (il est reconnu à l’individu capable ou compétent le droit de contrôler son devenir s’il devenait incapable). Dans le second pôle, la planification anticipée prend au contraire la forme d’un dialogue au long cours avec la personne, à propos de ses valeurs et de ses préférences concernant tous les aspects de sa vie quotidienne, et non pas seulement les soins médicaux qu’elle refuserait en fin de vie. Il ne s’agit pas tant de protéger la personne contre les interférences des tiers que de favoriser une prise de décision conjointe, et de favoriser l’implication de la personne dans toutes les décisions la concernant. L’anthropologie et la conception de l’autonomie sous-jacentes sont beaucoup plus relationnelles. Natalie Rigaux et Sylvie Carbonnelle estiment qu’il convient d’aider les personnes malades à se situer entre ces deux pôles, en fonction de leur sensibilité à l’une ou l’autre anthropologie. Mais elles soulignent que la présence d’un réseau familial ou relationnel de qualité est essentielle : sans proches ou professionnels de confiance, la personne malade ne disposera pas des appuis nécessaires à l’anticipation des décisions.

17Défendre qu’il faut aborder la maladie d’Alzheimer et les maladies apparentées avec le prisme des droits de l’Homme, ce n’est donc en aucune façon plaider pour une « judiciarisation » des relations d’aide et de soin, ni suggérer que l’invocation de grands principes abstraits pourrait suffire à faire cesser les atteintes aux droits fondamentaux dont sont parfois victimes les personnes en difficulté cognitive. C’est, d’abord, insister sur les soutiens – familiaux, professionnels, bénévoles – dont les personnes malades ont absolument besoin pour garantir l’effectivité de leurs droits au quotidien. C’est, ensuite, rappeler qu’il faut ici constamment naviguer entre deux écueils, apprendre à « protéger sans diminuer », mais aussi à « respecter sans négliger ». C’est, enfin, souligner à quel point il peut être fécond d’envisager la maladie d’Alzheimer comme occasionnant un handicap cognitif évolutif. Et rappeler que l’enjeu fondamental est de respecter l’inaliénable dignité des personnes malades.

Bibliographie

Références

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