1Bichat avait défini la vie comme étant « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort » (1800), témoignant ainsi que l’être vivant déroule sa vie en fonction de son inéluctable fin et qu’il ne peut la réaliser qu’au prix d’une lutte permanente. Toute vie s’inscrit dans le temps et s’écoule, pour l’homme, un Être Temps, entre les deux limites de la naissance et de la mort. Le temps constitue ainsi une dimension essentielle du processus vital et de ses étapes (Attias-Donfut et al., 2006) mais, s’il est la trame qui permet son expression, il est aussi, selon Bichat, l’acteur de sa destruction.
2Ce concept d’un temps destructeur de vie est immanent à l’esprit humain et sous-tend l’imagerie populaire où jeune est associé à beau et attirant et vieux à laid et repoussant, car le vieux est l’image de nous-mêmes à notre terme, l’image de la limite du temps qu’il nous faut repousser. L’écoulement du temps, le vieillissement, est ainsi ressenti comme l’épuisement progressif des forces vitales qui conduit à la mort, comme si nous disposions à notre naissance d’un capital de vie dont la gestion bonne ou mauvaise pouvait allonger ou raccourcir notre temps de vie, nous faisant bénéficier des intérêts ou nous handicapant de dettes (Ameisen et al., 2008).
3À cette notion d’un capital vital intangible, dont l’érosion entraîne une fin inéluctable, s’oppose la réalité de la dynamique des processus biologiques qui nous font vieillir et mourir en même temps que nous renouveler et renaître à chaque instant. Nous sommes ainsi le siège d’une destruction et d’un renouvellement permanents des éléments, molécules et cellules qui nous constituent. L’ampleur et la cinétique de ce renouvellement peuvent étonner ; par exemple, le revêtement interne de l’intestin est remplacé tous les trois jours et, chaque seconde, deux millions de nouveaux globules rouges remplacent les globules devenus déficients. Cette production cellulaire est destinée au remplacement des cellules usagées, devenues non fonctionnelles. Notre intégrité dépend de cet équilibre. Parfois, en dépit de l’efficacité des régulations auxquelles les cellules sont soumises, certaines populations cellulaires peuvent s’émanciper et devenir anarchiques et envahissantes, sources de cancérisation ; d’autres populations peuvent devenir insensibles aux contrôles, entraînant l’atrophie et la nécrose des organes.
4La structure et la fonction de l’organisme sont ainsi le fruit de multiples équilibres qui évoluent dans le temps. Cependant, l’organisme n’est pas soumis à un seul processus régulateur, unitaire et finaliste, englobant de façon équivalente toutes les fonctions vitales. Il s’inscrit en fait au carrefour de trois processus biologiques, intimement liés, qui constituent la trame de la vie et qui sont caractérisés, chacun, par une dynamique temporelle propre (Robert, 1989).
5Le premier processus trouve sa source à l’origine même de la vie par l’émergence de molécules puis de cellules, porteuses d’un message transmissible de génération en génération. Ces éléments détiennent le capital génétique de la vie et de ses potentialités, fruits de l’évolution, et ils assurent sa reproduction au cours du temps. Ils sont dépositaires de la vie dans le temps phylogénique.
6Le deuxième processus traduit et spécifie le message génétique pour construire un être vivant par une succession d’étapes de différenciation, caractéristiques de l’espèce et, dans l’espèce, de l’individu. Le corps est le résultat de cette construction et il réalise la vie dans le temps ontogénique.
7Le troisième processus résulte des interactions que l’être vivant établit avec son environnement, par la perception des messages sensoriels et l’élaboration des actions qui lui permettent de l’appréhender de façon adéquate. Ces interactions s’établissent par le biais des systèmes d’information (nerveux, endocrinien et immunitaire) et créent le registre des relations dont l’être vivant dispose pour s’inscrire et communiquer dans le temps écologique et socio-culturel de son environnement.
8La vie sera la résultante de ces trois processus réalisés dans des vecteurs de temps différents et de leurs dynamiques naît le caractère individuel et original de chaque être vivant et de son vieillissement.
Le temps du vivant
9Les espèces vivant actuellement sont le résultat d’une longue évolution. L’homme s’est construit à partir d’une succession de processus qui se sont déroulés sur des milliards d’années, au gré de mutations aléatoires et sous la pression de la sélection naturelle. Nous héritons ainsi de la longue lignée de nos ancêtres les molécules, les cellules et les organes qui ont satisfait aux conditions nécessaires pour le maintien de la vie (Robert, 2002 ; Lestienne, 2007).
10Les premières molécules élémentaires de la vie (acides aminés et acides nucléiques) sont apparues il y a environ quatre milliards d’années. Par leurs propriétés chimiques particulières et avec l’intervention possible de catalyseurs minéraux présents dans les argiles, ces molécules se sont assemblées pour former des polymères. Dans cette soupe primitive, des mélanges de polymères se sont constitués et isolés du milieu environnant. L’acquisition par ces polymères de la capacité d’autoduplication, c’est-à-dire de reproduire des structures identiques à elles-mêmes, a jeté les bases de la préservation de la vie et de son insertion dans un continuum. En se dupliquant, le polymère transmet sa séquence et donc le code qu’elle contient, fournissant deux copies identiques de la même structure. Ainsi les molécules, en plus de leur fonction propre, deviennent les supports d’un message, et ce message est transmissible.
11L’acide déoxyribonucléique (ADN), polymère de nucléotides, est devenu le support du message génétique. Son autoréplication permet, à partir de la double chaîne initiale, d’obtenir deux chaînes semblables entre elles et à la chaîne originelle. En tant que détenteur du code, l’ADN porte dans sa structure le « savoir-faire » correspondant à la synthèse des protéines cellulaires, c’est-à-dire qu’il gouverne en dernier ressort l’ensemble des caractères structuraux et fonctionnels de l’être vivant. Les propriétés de l’ADN sont à la base des mécanismes de la transmission de l’information génétique (contenue et codée dans l’ADN) et de l’expression de ses caractères (par les protéines) au travers des générations. Les modalités qui ont permis l’apparition du code et des premières manifestations du vivant restent encore largement énigmatiques. Mais une fois les premiers éléments vitaux formés, l’explosion de la vie a été exponentielle, d’une part par son caractère conservateur, la vie engendre la vie, et d’autre part par son caractère innovateur, les formes vitales peuvent engendrer d’autres formes vitales.
12Depuis les formes primitives jusqu’à l’homme, la vie s’est complexifiée, en accroissant l’ordre de ses représentations successives. À chaque étape évolutive, ses constituants se transforment, les caractéristiques de son état d’équilibre se modifient et ceci sous la contrainte des interactions avec le milieu extérieur. Les représentations vitales qui réalisent l’équilibre sont maintenues et les états instables sont éliminés. Chaque forme du vivant représente ainsi un état de stabilité évolutive qui réalise avec succès les interactions propres à l’expression du vivant. Quelques paliers essentiels peuvent être reconnus dans la lignée évolutive. D’abord, des organismes faits d’une seule cellule, sans noyau vrai, et possédant une seule chaîne d’acides nucléiques, tels que les virus et les bactéries (-4 à -3 milliards d’années). Ensuite, l’apparition de l’oxygène dans l’atmosphère terrestre a radicalement modifié les paramètres physico-chimiques de l’environnement. Favorable pour le développement et la performance des processus énergétiques, l’oxygène présentait alors un danger réel pour les systèmes biologiques qui s’étaient développés jusqu’alors en son absence et constituait un véritable toxique pour les micro-organismes. Des mécanismes de protection se sont mis en place. La constitution d’un noyau vrai, limité par une membrane et porteur d’un nombre pair de molécules d’ADN enveloppées par des protéines. Le substrat de l’information génétique est ainsi protégé par son isolement et son état paritaire renforce la possibilité de transmission de l’information par division et réplication. Dans le cytoplasme autour du noyau se sont formés des compartiments chargés d’effectuer des synthèses (réticulum endoplasmique et appareil de Golgi), de canaliser les réactions d’oxydation (mitochondries) et de neutraliser les produits de déchets (lysosomes). L’individualité cellulaire est assurée par son enveloppe membranaire, lieu de transit obligatoire pour tous les échanges entre la cellule et son environnement. Le succès de cette structure cellulaire fut tel qu’elle est encore utilisée aujourd’hui et nous en avons fait l’héritage.
13Les premiers organismes étaient des cellules solitaires. Il a fallu environ 1 milliard d’années pour qu’elles forment des communautés. D’abord toutes semblables, les cellules associées conservaient toutes leurs potentialités et chacune d’elles pouvait engendrer une nouvelle communauté. Mais rapidement, des différenciations et des spécialisations se sont créées au sein des communautés cellulaires et chaque population de cellules différenciées fait bénéficier l’ensemble de la communauté de ses aptitudes particulières, contribuant ainsi à l’ensemble vital de l’organisme. L’approvisionnement en oxygène est assuré par le système respiratoire, en aliments par le système digestif… et tout le corps en profite. Au cours du processus de différenciation, les cellules restreignent progressivement l’amplitude de leurs potentialités génétiques pour ne développer qu’un champ restreint de celles-ci, support de leurs fonctions spécifiques. Cette spécification de la destinée de chaque population cellulaire s’établit au cours du développement à partir de la cellule œuf, dépositaire de l’entièreté du message génétique, sous contrôle génétique et par le jeu des interactions cellulaires. Ainsi, aux premiers stades embryonnaires, certaines cellules peuvent former aussi bien du tissu nerveux que de la peau, mais cette capacité est rapidement perdue dès que s’isole l’ébauche du système nerveux. Chez l’adulte, certaines cellules conservent une large potentialité ; comme par exemple les cellules dites souches, qui forment dans le sang les globules rouges, les globules blancs ou les plaquettes. Le niveau de spécialisation cellulaire, et la complexité qui lui est liée, accompagne la montée évolutive, il accroît les possibilités d’insertion dans l’environnement et l’exploitation de milieux particuliers en fonction des aptitudes développées par les espèces pionnières. La conquête du milieu aérien à partir des amphibiens n’eût pas été possible sans l’acquisition de systèmes cellulaires capables d’utiliser l’oxygène de l’air.
14La complexification de l’organisme par différenciation de ses cellules constitutives a de multiples conséquences. Les cellules germinales, qui transmettent le capital génétique, forment une lignée qui s’individualise de celle qui donnera les cellules du corps, les cellules somatiques. Ainsi, dans chaque être vivant, ces deux lignées cellulaires sont fondamentalement différentes quant à leur signification temporelle. Les cellules germinales inscrivent l’individu dans l’histoire de la vie, les cellules somatiques réalisent la vie de l’individu. Au niveau du corps, les systèmes cellulaires constituent les organes et coopèrent pour la réalisation des fonctions vitales. Cette spécialisation des systèmes accroît la performance de l’ensemble, mais le rend aussi plus dépendant de son degré de complexification. Afin d’éviter l’anarchie des fonctions vitales ainsi spécialisées, des systèmes de coordination, nerveux et endocrinien, se mettent en place. Ils représentent des systèmes intégrateurs qui accentuent le caractère individuel de l’organisme, tant pour lui-même que dans ses relations avec le milieu. Parallèlement, le système immunitaire assure les défenses de l’organisme contre les agressions et renforce son individualité.
15Dans la perspective de la phylogenèse et en envisageant le maintien de la pérennité de la vie comme une finalité évolutive, la durée de vie des organismes pluricellulaires peut être liée à la dualité germen-soma, c’est-à-dire aux modalités de leur reproduction. L’apparition d’une lignée cellulaire distincte, spécifiquement chargée de la transmission du capital génétique, est à la base de l’augmentation du temps de vie. Chez certaines espèces, la reproduction ne se produit qu’une seule fois. La longévité est dans ce cas strictement liée au temps de maturation des processus permettant l’achèvement de la reproduction et les individus meurent après celle-ci. Leur progéniture est abondante mais, en l’absence de soins parentaux, la mortalité est élevée. Chez les autres espèces, qui peuvent accomplir plusieurs cycles sexuels, la longévité s’accroît avec comme conséquence naturelle l’apparition du vieillissement.
16D’un point de vue évolutif, l’augmentation du temps de vie a deux conséquences majeures. D’une part, elle tend à restreindre le nombre de générations dans une période de temps donnée. Ceci permet une accumulation de ressources et un investissement en soins plus important au profit de la progéniture, ce qui favorise le succès de la reproduction, particulièrement dans un environnement défavorable. Cependant, elle tend aussi à augmenter la durée de coexistence d’individus jeunes et âgés, et ce qui peut être bénéfique en termes de soins et de protection peut se révéler néfaste en termes de compétition pour l’espace et les ressources disponibles. D’autre part, pour survivre, une espèce doit se protéger contre toute modification qui pourrait la conduire à engendrer une autre espèce. Comme l’intégrité du capital génétique est menacée principalement au cours des processus de fécondation et de développement, la diminution du nombre de générations diminue les risques d’altérations génétiques et constitue un facteur de stabilisation de l’espèce. Cependant, une augmentation de l’écart entre les générations limite les possibilités d’adaptation d’une espèce à des modifications éventuelles du milieu.
17L’espèce humaine franchit actuellement le dernier palier de la lignée évolutive. Notre structure s’est construite au cours du temps pour aboutir, il y a 6 à 7 millions d’années, à l’émergence de notre premier ancêtre direct. Tout au long de cette évolution qui conduit à l’homme s’ajoute à la potentialité évolutive du vivant lui-même les potentiels formés par les relations de l’être vivant et son milieu. Deux scénarios peuvent être envisagés. Selon le premier, des mutations génétiques apparaissent spontanément, de façon aléatoire. Si elles sont défavorables, elles s’éliminent d’elles-mêmes ; si elles sont favorables et permettent une meilleure adaptation de l’individu au milieu, elles subsistent. Les espèces évoluent progressivement de façon continue et la sélection naturelle accompagne la constitution des espèces. Selon le second, les espèces sont stables durant de très longues périodes. Soudainement, des formes nouvelles peuvent apparaître, conséquences de phénomènes internes ou externes. La mieux adaptée au milieu peut alors éliminer les autres formes nouvelles et se substituer à la forme ancienne dont elle est issue. Dans ce cas, l’évolution procède par sauts et la constitution des espèces précède la sélection. Quelle que soit la perspective, l’influence du milieu est déterminante dans le succès évolutif.
18L’homme s’inscrit parfaitement dans la lignée évolutive, mais en innovateur. En plus des systèmes complexes de coordination qui soutiennent l’unification fonctionnelle de l’individu, il a développé ses propres codes (verbaux, picturaux, musicaux) qui, s’ils lui permettent de communiquer avec ses semblables, lui permettent aussi d’affirmer et de renforcer son identité. Il innove ainsi en créant un niveau hiérarchique plus élevé, supra-biologique, l’ordre socio-culturel qui le spécifie en tant qu’individu au sein de l’espèce. L’importance des soins apportés à la progéniture, particulièrement nécessaires durant la période post-natale et la durée de l’éducation sont manifestes de cette innovation socio-culturelle.
19On peut sans doute attribuer l’émergence de cet ordre nouveau au manque de spécialisation de l’espèce humaine. Naturellement de faible constitution, handicapés par une course lente, dépourvus de crocs puissants, les ancêtres de l’homme ont dû développer des capacités leur permettant de compenser leurs faiblesses. L’espèce humaine se révèle unique dans tout le règne animal – au lieu de s’adapter au milieu, elle l’a adapté à ses exigences et c’est la seule espèce qui est capable d’influencer son évolution. Si, durant la première période de sa vie, développement et maturité sexuelle, l’homme satisfait au processus évolutif en transmettant son capital génétique et en éduquant sa progéniture, la seconde période de vie n’a pas de finalité apparente. On ne peut lui reconnaître une valeur biologique, puisque les capacités fonctionnelles diminuent, ni une valeur reproductrice. Mais cette période, où se déroule le vieillissement, représente sans doute la mise en place progressive d’un nouveau processus évolutif, propre à l’humain ; et dans cette perspective pourrait se comprendre comme le fruit d’une adaptation au nouvel environnement que l’homme s’est créé.
20Durant cette période, l’individu est confronté aux facteurs internes et externes liés au temps chronologique. Son corps vieillissant subit le poids des ans, sa résistance dépend des mécanismes de protection et de réparation cellulaires mis en place au cours de l’évolution. Mais il est aussi immergé dans un contexte socio-culturel, bénéficiant de ses acquis, mais aussi soumis à ses pressions. Ainsi, le vieillissement résulte-t-il, comme un facteur évolutif, d’une modification apportée aux interactions d’une espèce avec son milieu environnant. En tant que facteur évolutif, son développement prouve son caractère favorable pour l’espèce. Au niveau de l’individu, interface de ces interactions, quels sont les facteurs qui interviennent dans le phénomène vieillissement ?
Le temps d’une vie…
21Les cellules du corps, issues de la lignée germinale, sont l’expression temporaire du capital génétique de l’espèce chez un individu. C’est la dynamique de ces populations cellulaires qui déterminera le niveau fonctionnel de l’organisme et le déroulement de son temps de vie, qui s’écarte ainsi largement du carcan horloger du temps social (Strehler, 1977). Les temps de vie cellulaire varient selon leur nature. Les cellules intestinales, qui vivent trois jours, peuvent ainsi être considérées comme vieilles après une soixantaine d’heures ; par contre, les cellules nerveuses ou musculaires, qui peuvent résister le temps d’une vie, sont de véritables patriarches cellulaires.
22La période de développement de l’individu est celle où la production et le renouvellement sont supérieurs aux pertes cellulaires, ce qui conduit l’organisme à la pleine expression de ses potentialités, y compris la fonction de reproduction. De dépositaire du capital génétique de l’espèce, il devient l’agent de sa transmission. Sa survie est réglée par la dynamique des réparations et des renouvellements des constituants cellulaires, des cellules perdues, des tissus endommagés… Tant que les renouvellements sont suffisants pour compenser les dégradations, les fonctions seront satisfaites. Si la compensation devient déficitaire, l’involution fonctionnelle s’installe, non pas comme le seul résultat d’une usure, mais aussi comme un épuisement des capacités de réactivités cellulaires. Les stratégies de conservation du vivant mises en place au cours de l’évolution trouvent alors leurs limites et les équilibres dynamiques de l’organisme s’effondrent. C’est dans cette rupture d’équilibre que s’inscrit le vieillissement, image en miroir du développement, épuisement du potentiel génétique confronté au temps de vie. Mais le processus est loin d’être uniforme, il n’y a pas un vieillissement mais des vieillissements s’exerçant à différents niveaux ouvrant à des déficits et/ou à des pathologies portées par le corps vieillissant (Personne, 1995 ; Le Bourg, 1998).
23Quels sont les facteurs qui interviennent dans cette régulation du temps de vie ?
24Au niveau de l’espèce, la longévité est d’abord déterminée par son capital génétique. Chaque espèce a sa propre espérance de vie, de quelques heures pour certains insectes (Éphémère) à plus de 150 ans pour une espèce de tortue. Qu’il y ait une détermination génétique ne fait aucun doute. Ainsi, les femmes ont une longévité plus grande que les hommes, et la longévité d’un individu sera d’autant plus longue que ses parents ont vécu âgés. Chez des espèces inférieures, à cycles de vie courts comme la mouche Drosophile, la longévité peut être manipulée par croisements et l’on observe que la durée de vie diminue avec le nombre de mutations. Fondamentalement, chaque espèce a dans son capital génétique un caractère « longévité » parmi ses autres caractères propres. La nature et les modes d’action du caractère longévité sont encore largement inconnus et il ne peut être appréhendé que par ses manifestations, qui sont celles d’une dégradation fonctionnelle. Ainsi le vivant restreint-il d’emblée son temps d’expression au niveau individuel avec le vieillissement comme conséquence. En tant que phénomène biologique, il se caractérise comme un processus :
- généralisé, touchant tous les individus d’une même espèce ;
- intrinsèque, non déterminé par des facteurs du milieu ;
- progressif, en cela il s’oppose aux accidents et aux pathologies ;
- involutif, provoquant des altérations et des dégradations.
25Le fait qu’il soit intrinsèque et généralisé reflète sa détermination génétique et les caractéristiques propres de l’espèce. Les facteurs de cette détermination sont encore hypothétiques. Le capital génétique pourrait être porteur d’une horloge interne qui déterminerait son temps de fonction. D’autre part, le temps pourrait entraîner une instabilité croissante dans les dynamiques cellulaires ; une susceptibilité plus grande aux mutations, une diminution de l’efficacité des mécanismes de protection et de réparations. Les « erreurs » ainsi engendrées se répercuteraient dans les processus de synthèse de l’ADN et des protéines et des métabolites anormaux et/ou altérés perturberaient la cascade des fonctions cellulaires. Les équilibres sont alors rompus au profit de l’anarchie.
26Le déséquilibre peut s’installer progressivement, sans effet apparent jusqu’à un certain âge, comme une usure insidieuse aboutissant à une rupture lorsque les possibilités de réaction et de réparation sont épuisées. L’involution qui en résulte dans l’organisme peut se traduire en fin de vie par une diminution globale des performances physiologiques des différents systèmes : la capacité respiratoire est réduite à environ 40 %, le débit cardiaque à 50 %, la filtration rénale à 70 %, le métabolisme de base à 80 % et la conduction nerveuse à 90 %. Mais cette involution progressive, qui est générale à l’espèce humaine, est loin de se manifester avec la même amplitude chez tous les individus. Le hasard peut intervenir pour une part importante. Un milieu défavorable, un accident, une maladie sont autant de causes aléatoires qui peuvent exalter le vieillissement et restreindre la longévité. De plus, la composante génétique, qui forme la trame des capacités vitales individuelles, intervient en favorisant ou en freinant l’installation des processus involutifs et/ou en prédisposant l’organisme à certaines pathologies, comme le diabète ou la maladie Alzheimer. Le temps de vie et la période de vieillissement dépendent ainsi essentiellement de l’histoire de l’individu, à la fois de son acquis génétique et des événements de sa vie, des interactions entre son organisme et le milieu.
27Le caractère individuel du vieillissement est indubitable. Certains vieillards n’ont que 50 ans tandis que d’autres, à plus de 80 ans, conservent leur tonus. Michel-Ange peignait encore à 70 ans et Rubinstein donnait son dernier concert à 90 ans ! Si l’on se réfère à l’espérance de vie, aujourd’hui de 79 ans pour les hommes et de 85 ans pour les femmes, elle a fortement augmenté depuis le début du siècle où elle atteignait à peine 50 ans. Ce gain considérable peut sans nul doute être attribué à de multiples facteurs de l’environnement : soins de santé, alimentation, conditions de vie et de travail… L’homme a ajouté des années à sa vie en adaptant son environnement comme il l’a fait depuis son émergence, il y a environ 6-7 millions d’années. Mais ce gain, qui est statistiquement signifiant pour l’ensemble de la population, peut voiler des situations de longévité exceptionnelle dans des conditions peu propices et de vieillissement prématuré dans des conditions apparemment favorables. Cette distorsion apparente peut être largement validée par l’examen des paramètres physiologiques dont les valeurs chez l’individu âgé peuvent rester comparables à celle d’individus jeunes. Il est évident qu’un contexte personnel accompagne la possibilité de vieillir longtemps et de vieillir plus ou moins bien, au-delà de toute potentialité génétique.
28Le premier facteur de ce contexte est évidemment la santé, au sens objectif du terme, absence d’altérations et de pathologies. On peut attribuer au facteur santé, et plus particulièrement aux mécanismes de défense immunologique, l’âge très avancé atteint par la population des survivants. Mais il y a aussi la santé subjective, celle des relations que l’individu entretient avec son corps, et une personne peut estimer sa santé satisfaisante si elle lui permet, malgré certaines incapacités physiques, de garder intactes les conditions qu’elle estime nécessaires à sa qualité de vie.
29Un deuxième facteur relève du psychologique et du degré de satisfaction que la personne tire d’elle-même et de ses relations avec autrui. La confiance en soi et la valorisation permettent de dépasser les plaintes et de surmonter les crises pour investir dans une vie dont on profite.
30Un troisième facteur est l’insertion familiale et sociale, dont la qualité protège des glissements vers la solitude, le sentiment d’inutilité, la dépression.
31Mais ces facteurs ne sont pas propres au vieillissement et interviennent dans le passé personnel de chaque individu, dans son histoire de vie. Ils relèvent de cet ensemble psycho-médico-social d’influences, dont l’importance est considérable à défaut d’être totalement identifié, dans la modulation de la qualité de vie. Nous héritons en vieillissant de cette succession d’événements qui ont marqué notre vie depuis notre naissance. Chacun d’entre eux a modulé notre potentiel vital, en créant des handicaps ou, au contraire, en exaltant notre potentiel ou en mettant en place des stratégies de compensation. Notre vieillissement sera le résultat de la dynamique de ces multiples influences où le biologique a été confronté au milieu, en un duo inséparable (Bianchi, 1987).
Le temps de l’humain…
32Par le capital génétique qu’elle a hérité de l’évolution, l’espèce humaine satisfait aux tendances qui l’entraînent vers une augmentation de sa longévité : comparée aux autres espèces, son emprise plus grande sur le milieu lui permet en effet d’en limiter les aléas et les effets néfastes, ce qui module son espérance de vie. Les effets les plus triviaux de cette emprise sont les découvertes scientifiques et médicales et les progrès technologiques qui en découlent. Ils jalonnent l’histoire de l’humanité, améliorant les conditions de vie de l’homme (parfois de façon irréfléchie et souvent en prenant des risques) et la qualité de la vie, en limitant les pathologies, en remédiant aux dégradations ou en les compensant et, sans doute bientôt, en corrigeant des erreurs génétiques.
33Mais cette emprise a aussi un effet sur le cycle de reproduction. Dans un milieu défavorable, l’organisme qui est soumis aux hasards de ce milieu sacrifie sa propre longévité au bénéfice d’une progéniture abondante, qui sera soumise à la sélection. Par contre, la domination du milieu permet de limiter la progéniture tout en préservant la longévité des géniteurs. Le cycle de reproduction de l’espèce humaine reflète la continuation, dans le temps de vie, de la structuration croissante du système « être vivant - milieu » portée par le processus évolutif. L’augmentation du temps de développement post-natal et de maturation sexuelle sont des possibilités offertes d’accroître l’ordre et la structuration des relations de l’être en devenir avec son milieu. Ainsi, une plus grande longévité, avec comme conséquence le vieillissement, si elle n’a plus de finalité apparente au niveau biologique, trouve sa finalité au niveau socio-culturel, dans le temps de l’humain.
34Dans ce processus, la fonction assurée par le système nerveux est prédominante : d’une part, il régule directement ou indirectement toutes les fonctions de l’organisme et, d’autre part, il constitue l’interface entre l’individu et le milieu extérieur en tant que récepteur des informations et exécuteur des réponses. D’abord dévolue à des fonctions de survie, comme les comportements d’exploration, de fuite, de recherche de nourriture et de partenaires, son évolution est marquée par l’acquisition de processus délibératifs, de plus en plus élaborés comme l’intégration d’informations multiples, la mémorisation de situations et la construction de réponses adaptées en fonction de l’état de l’organisme et des conditions du milieu. Il se désengage de la seule préservation immédiate du processus vital pour s’ouvrir à la possibilité d’actes retardés (intention, projets) ou à autre registre d’expression (langage, conceptualisation, réflexion).
35Cette complexification du système nerveux accompagne l’évolution de l’homme. Le volume cérébral passe de 644 cc chez l’Homo habilis à 1 400 cc chez l’homme actuel. Parallèlement, les progrès socio-culturels s’intensifient. Détenteur des informations, le système nerveux forme le substrat d’un nouveau potentiel propre à la société humaine, qui rejoint le potentiel génétique au niveau de l’évolution, pour préserver les acquis du vivant et de l’espèce.
36De plus, l’espèce humaine jouit d’une possibilité particulière de développement car son cerveau à la naissance ne représente que 25 % du cerveau adulte et il continue sa croissance durant les trois premières années de la vie. Cette période constitue la fenêtre la plus favorable pour sa structuration. Le nouveau-né humain, particulièrement démuni et dépendant de ses géniteurs, offre à ce moment les plus grandes possibilités de structuration pour son insertion dans son milieu spécifique. Trois paramètres – la longévité, le potentiel cérébral, la période de développement – concourent pour optimaliser la structuration de l’espèce humaine dans le temps socio-culturel. Cette structuration est d’abord individuelle, car un des traits de la condition humaine est la spécificité de l’information que porte chaque individu, mais elle est aussi collective, car à chaque génération, la connaissance doit être renouvelée. La coexistence au sein d’une même population d’individus d’âges très diversifiés favorise cette structuration, par l’accès à un nombre plus important d’individus porteurs d’informations à des états différents de maturation.
37Dans cette perspective, la présence d’une population âgée représente un réservoir d’informations, dépôt de la mémoire collective au profit de la progéniture, et le vieillissement de l’espèce humaine est alors le garant du maintien et du progrès de la spécificité humaine au cours de son évolution et au-delà des générations. Ceci implique que la population âgée ne soit pas perçue comme compétitive en termes d’espace ou de ressources disponibles, et donc marginalisée, mais étroitement intégrée dans la structure sociale (Gommers et van den Bosch de Aguilar, 1992 ; Forette, 1997).
38À défaut de pouvoir agir sur le capital génétique, acteur des programmes involutifs et maître du déroulement du temps de vie, il reste la perspective d’agir sur les capacités de « métamorphose » de l’individu qui entre en vieillissement et sur l’interface « être vivant/milieu » en optimalisant ses conditions d’insertion dans son environnement (Olievenstein, 1999 ; Moulaert et al., 2014). Dans cette perspective d’insertion, l’environnement social joue un rôle primordial, sans doute plus important que les facteurs de santé, ainsi qu’en témoignent les paramètres favorables à une longévité de qualité déterminés, par exemple, par l’étude des survivants de la « Bonn Longitudinal Study of Ageing » (Frazier et al, 1993). Ces paramètres sont une activité intense et complexe, une mobilité dans l’activité journalière, un projet de vie important et un engagement social majeur. Chaque temps de vie a ses exigences propres et ses possibilités particulières, mais il reste à déterminer les conditions propres du milieu qui permettent leur pleine expression. C’est par cette voie cependant, qui prolonge la spécificité évolutive humaine de l’emprise sur le milieu, qu’on peut espérer réaliser les potentialités humaines, y compris celles de la période de vieillissement.
Bibliographie
Références
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- Strehler, B. L. (1977). Time, Cells, and Aging. New York, San Francisco, Londres : Academic Press.
Mots-clés éditeurs : temps biologiques, vieillissement, évolution
Mise en ligne 06/11/2015
https://doi.org/10.3917/gs1.148.0059