Notes
-
[1]
Cette perception de justice constitue un enjeu d’autant plus fort que l’évaluation conditionne fortement le destin professionnel des salariés identifiés comme cadres à potentiel, et que le processus d’évaluation implique une multiplicité d’acteurs (salariés, managers hiérarchiques, professionnels RH, top management, consultants extérieurs).
-
[2]
La revue de littérature réalisée porte spécifiquement sur l’évaluation des cadres à potentiel. Elle ne rend donc pas compte de manière exhaustive des nombreux travaux portant sur l’évaluation de la performance individuelle (par exemple Bourguignon et Chiapello, 2006 ; Yalenios, 2011 ; Pichault et Nizet, 2013).
-
[3]
Les candidats sont évalués dans des centres d’évaluation, lieu où sont organisés des entretiens, des mises en situation et la passation de tests de personnalité. Une large part des exercices comporte des mises en situation, au cours desquelles les consultants évaluent les comportements des candidats.
Introduction
1Depuis les années 1990, de nombreuses grandes entreprises françaises ont mis en place des pratiques de gestion des cadres à potentiel pour préparer le renouvellement des équipes dirigeantes (Falcoz, 1999 ; Roussillon, 2006). Plus récemment, une étude de l’ANDRH-Féfaur de mars 2013, menée auprès de 300 grandes entreprises françaises, souligne que près de deux tiers des entreprises interrogées affirment avoir mis en place une politique de gestion des talents, et près de 54 % des entreprises associent la gestion des talents à une gestion élitiste des potentiels. Dans cette enquête, la notion de potentiel est associée principalement (pour 74 % des entreprises répondantes) à la capacité et à la volonté d’évoluer dans l’entreprise.
2Dans le même temps, une abondante littérature s’est attachée à cerner la notion de potentiel conceptuellement, mais aussi dans les pratiques mises en place par les grandes entreprises (d’Armagnac et al, 2016). En lien avec les préoccupations des praticiens centrées sur la détection du potentiel, des travaux en psychologie du travail (McCourt, 1999 ; Furnham, 2008) mettent l’accent sur le choix des méthodes d’évaluation les plus prédictives, qui permettraient de mesurer le vrai potentiel d’un individu et sa capacité à accéder à des postes à responsabilité dans l’entreprise.
3La majorité des travaux existants traite peu la question pourtant centrale dans les grandes entreprises de la perception de justice [1] dans l’évaluation des hauts-potentiels. Deux hypothèses peuvent être avancées. Tout d’abord, pour les travaux majoritairement centrés sur les outils de détection du potentiel, la justice de l’évaluation est associée à la scientificité des outils d’évaluation choisis (Lévy-Leboyer, 2011). Pourtant, les tentatives pour arriver à une mesure neutre et scientifique à partir d’outils supposés prédictifs ont fait l’objet de nombreuses critiques soulignant l’impossibilité d’isoler le potentiel de son environnement et d’arriver à une évaluation objective (Marchal, 2015). Par ailleurs, les difficultés d’accès au terrain pour les chercheurs sur un sujet considéré comme confidentiel et souvent maintenu secret dans les entreprises (Janand et al, 2016) conduisent à limiter les possibilités d’étude des perceptions de justice de l’évaluation des hauts-potentiels.
4Dans cet article, nous cherchons à mieux comprendre les perceptions de justice des acteurs impliqués dans le processus d’évaluation des hauts-potentiels. Pour ce faire, nous prenons appui sur le cadre de la justice organisationnelle, élaboré en psychologie sociale et ensuite transposé en sciences de gestion. La justice organisationnelle s’intéresse principalement aux « appréciations des salariés du caractère juste du traitement dont ils font l’objet au sein de la structure qui les emploie » (Steiner, 2016, p.266). À l’origine, les analyses du sentiment de justice concernaient les justes rétributions par rapport au travail et aux efforts consentis. Elles se sont progressivement élargies à d’autres formes de traitement des salariés, amenant par là même à enrichir les réflexions sur les formes de justice (procédurale, interactionnelle, informationnelle) au-delà de la justice distributive. Ces analyses soulignent souvent comment le degré de justice perçue influe sur les comportements des salariés (Cropanzano et al, 2007).
5Dans notre cas, nous nous intéressons aux perceptions de justice de l’évaluation par les différents acteurs impliqués (évalués, managers hiérarchiques, professionnels RH, consultants). Comment et à quelles conditions l’évaluation des hauts-potentiels peut-elle être reconnue comme juste par les différents acteurs impliqués ?
6Cette question revêt de forts enjeux pour les acteurs de la fonction RH. Un premier enjeu concerne la reconnaissance de la décision de labellisation des salariés comme hauts-potentiels dans l’entreprise. Un second enjeu tient à l’engagement au travail et à la rétention des salariés identifiés comme hauts-potentiels. Un troisième enjeu tient à la reconnaissance de la fonction RH par les différentes parties prenantes (et notamment par la Direction Générale), car elle est souvent considérée comme garante de la gestion des hauts-potentiels dans l’entreprise.
7Pour répondre à la question de recherche, nous mobilisons deux études de cas (Yin, 1984) menées d’une part dans un cabinet de conseil intervenant dans la sélection de hauts-potentiels d’une grande entreprise du secteur des nouvelles technologies (cas Numérique), et d’autre part dans une grande entreprise industrielle (cas Tubes). Pour conduire notre recherche, nous avons adopté une démarche qualitative et comparative, fondée sur 105 entretiens semi-directifs.
8La première partie présente une synthèse des débats autour de la notion de potentiel et analyse comment la question de la justice de l’évaluation est traitée dans la littérature actuelle sur l’évaluation des hauts-potentiels. Elle précise comment le cadre de la justice organisationnelle permet d’analyser cette question. La deuxième partie décrit les cas et la méthodologie utilisée. La troisième partie consiste à mettre en lumière l’ensemble des perceptions de justice ; et les variations selon les acteurs impliqués et les contextes organisationnels. Elle souligne également les spécificités propres aux processus d’évaluation internes à l’entreprise et aux processus externalisés à un cabinet de conseil. Prenant appui sur ces résultats et soulignant les tensions entre certaines perceptions, nous présentons dans une quatrième partie les contributions théoriques à la littérature portant sur l’évaluation des cadres à potentiel. Nous précisons également les enseignements pratiques pour la fonction RH dans la prise en charge de ces tensions.
I. Revue de la littérature
1.1. La revue comparative des notions de talent, compétences et potentiel
9Au regard des nombreux débats et réflexions autour des notions polysémiques de potentiel, de talent et de compétences, il apparait nécessaire de revenir sur ces trois notions et de préciser ce que nous entendons par potentiel. Sans prétendre à l’exhaustivité et proposer un regard comparatif aussi fin que celui présent dans certains travaux (Roger & Bouillet, 2009 ; d’Armagnac et al, 2016), nous soulignons les points clés pour notre article.
10La notion de talents a fait l’objet de nombreux travaux suite à la formulation de l’expression de « guerre des talents » à la fin des années 1990 (Michaels et al, 2001). Pour les créateurs de cette notion, le talent se comprend comme une notion englobante de l’individu, renvoyant à l’ensemble des capacités d’une personne (compétences, expérience, intelligence, jugement, etc.). Il est associé à un haut niveau de performance ou à une combinaison de compétences rares et renvoie donc à une approche exclusive (un nombre restreint de salariés ont du talent). Contrastant avec cette approche exclusive, des recherches défendent une approche inclusive du talent (Nijs et al, 2014) concernant l’ensemble des salariés, et d’autres soulignent la possibilité de développer le talent de chaque individu (Meyers & Van Woerkom, 2014).
11La notion de compétences, élaborée dans les années 1970 par McClelland (1973), présente de nombreuses similarités avec la conception initiale du talent mise en avant par les consultants de McKinsey. En effet, la compétence est appréhendée comme inhérente à l’individu, et associée à un haut niveau de performance (Spencer et Spencer, 1993). Toutefois, à la différence de la notion de talent, la compétence peut être prédéfinie, par exemple dans des référentiels de compétences. Des recherches en ergonomie (de Montmollin, 1972) et en sciences de gestion (Gilbert & Parlier, 1992) mettent en avant le caractère développable des compétences, à la différence de la conception plus statique défendue par les psychologues du travail américains. Enfin, des travaux précisent que la compétence peut renvoyer à un collectif (Prahalad et Hamel, 1990 ; Eymard-Duvernay & Marchal, 1997 ; Retour et al, 2009).
12La notion de potentiel quant à elle émerge aux Etats-Unis dans les années 1950, dans la continuité des travaux des psychotechniciens sur les centres d’évaluation (Bray & Grant, 1966). Dans les années 1950, ce dispositif d’évaluation est utilisé par de entreprises américaines pour sélectionner les managers considérés comme aptes à prendre des postes de cadres supérieurs (Hardesty & Jones, 1968). De même que pour la compétence, l’enjeu est de détecter le potentiel de l’individu, en se concentrant sur la validité prédictive des outils d’évaluation et en prenant une autre base que la performance passée. Une différence par rapport à la notion de compétence tient au fait que le potentiel est envisagé par rapport à une évolution de responsabilités (d’Armagnac et al, 2016). Le potentiel est appréhendé comme la capacité à tenir un poste à responsabilité à des niveaux supérieurs à son poste actuel (Derr, 1987), souvent dans une temporalité prédéfinie (ex : capacité à monter de deux niveaux de poste dans un délai de 5 ans). Les carrières des cadres à potentiel sont suivies par l’encadrement et la fonction RH. La liste de ces cadres, souvent gardée secrète, est régulièrement mise à jour et le label de potentiel est réversible.
13Comme pour le talent, le potentiel fait à la fois référence à des propriétés de l’individu et à une catégorie d’individus labellisés comme « à potentiel », souvent appelés les « hauts-potentiels ». Dans cet article, nous analysons les pratiques d’évaluation des individus labellisés « hauts-potentiels » (c’est-à-dire des cadres à potentiel). Pour cette population, et dans la lignée de Falcoz (2001), nous envisageons le potentiel non comme une propriété inhérente à l’individu, mais comme un label réversible résultant d’un processus d’attribution.
1.2. L’évaluation des cadres à potentiel : une littérature foisonnante centrée sur les dispositifs d’évaluation, mais analysant peu l’enjeu de justice perçue
14En nous inspirant de la revue systématique des théories de l’évaluation de la performance individuelle proposée par Gilbert et Yalenios (2017), nous distinguons deux approches théoriques de l’évaluation des cadres à potentiel : les théories normatives et les théories institutionnalistes. Les premières visent à servir de guide (souvent avec une portée générale) pour les praticiens dans l’évaluation. Les secondes s’attachent à analyser l’évaluation comme une construction collective (sociale et sociétale). En ce sens, elles rendent compte du contexte et de la dynamique de mise en œuvre de l’évaluation. Nous reprenons également quatre catégories de travaux identifiés par Gilbert et Yalenios (ibid) : « science positive » et « nécessité gestionnaire » dans le cadre des théories normatives de l’évaluation ; « approche culturaliste » et « approche conventionnaliste » dans le cadre des approches institutionnalistes de l’évaluation. Pour chacune de ces catégories, nous précisons comment la question de l’équité est appréhendée [2].
15Les psychotechniciens (science positive issue de l’école psychotechnicienne) portent leur attention sur les qualités psychométriques des outils, et notamment sur la validité prédictive (Furnham, 2008). Cette préoccupation se retrouve dans les travaux psychotechniciens consacrés à la détection du potentiel (Bray & Grant, 1986 ; Lévy-Leboyer, 2011). Selon cette approche, l’évaluation est juste dès lors qu’elle se fonde sur une procédure et des outils d’évaluation considérés comme scientifiques, censés garantir l’objectivité et la neutralité de l’évaluation. Dans cette optique, évaluations objectives et justes (associées à des méthodes scientifiques) sont opposées aux évaluations subjectives et injustes (souvent associées à l’arbitraire managérial) (Marchal, 2015).
16Les travaux normatifs adoptant un point de vue gestionnaire sur l’évaluation des hauts-potentiels (Marsal, 1998 ; Boumrar et al, 2004 ; Bentein et al, 2012) mettent la focale sur des outils de gestion à utiliser dans le cadre de la détection des hauts-potentiels (plans de succession, comité de carrière, entretiens croisés, etc.). Pour ces travaux, l’enjeu central concerne surtout la contribution de l’évaluation des hauts-potentiels à la performance de l’entreprise (avec la conformité des profils de hauts-potentiels par rapport aux objectifs stratégiques de l’entreprise). La question de l’équité est peu traitée de manière frontale et n’apparaît pas au centre des préoccupations.
17Les recherches adoptant une approche culturaliste de l’évaluation s’intéressent surtout aux spécificités nationales en matière d’évaluation (Derr, 1987 ; Bournois & Roussillon, 1998 ; Janand et al, 2016). Elles vont par exemple préciser quels dispositifs d’évaluation sont privilégiés et les facteurs de contingence associés (par exemple l’histoire de la psychologie du travail dans les différents pays). Autrement-dit, ces travaux traitent de la contingence de l’adoption des méthodes d’évaluation en fonction de spécificités nationales. En ce sens, ils peuvent analyser l’acceptabilité de méthodes d’évaluation des hauts-potentiels (comme les centres d’évaluation) au regard de ces facteurs de contingence, mais s’intéressent peu à la question de la justice de l’évaluation.
18Les travaux reprenant une approche conventionnaliste de l’évaluation étudient la construction du jugement des évaluateurs, à partir de conventions locales de « potentiel » (Saint-Giniez & Bernard, 1998 ; Gerlach, 2013 ; Braun, 2016). Dans ces recherches, la construction d’un accord sur l’évaluation des hauts-potentiels constitue un enjeu central. En lien avec cet enjeu, l’évaluation est considérée comme juste à plusieurs conditions, notamment si elle peut être justifiée par l’évaluateur ; et si elle permet à l’évalué de discuter, voire de critiquer le jugement dont il fait l’objet.
19Il ressort de cette revue que l’enjeu de justice de l’évaluation est appréhendé de manière variable selon l’approche théorique considérée, et très peu analysé sous l’angle des perceptions de justice. Nous proposons dans cet article d’analyser cet enjeu au regard des perceptions de justice, en prenant appui sur le cadre de la justice organisationnelle, qui a souligné l’importance de la justice perçue pour les décisions concernant les salariés. L’analyse de ces perceptions de justice nous semble fondamentale, dès lors que l’attribution du label « haut-potentiel » génère une forte différenciation des cadres dans leurs parcours de carrière (Falcoz, 2001 ; Cadin et al, 2012).
1.3. L’apport du cadre de la justice organisationnelle pour analyser les perceptions de justice de l’évaluation
20La justice organisationnelle s’intéresse à la justice perçue des décisions prises au sein de l’entreprise, par exemple en lien avec l’évaluation, et montre que le degré de justice perçue influe sur la manière dont les décisions sont acceptées ou non.
21Cette approche de la justice s’efforce de dépasser une conception strictement juridique et permet de préciser la manière dont les membres de l’organisation perçoivent les pratiques, en l’occurrence les pratiques d’évaluation des hauts-potentiels. L’analyse de ces perceptions a permis de distinguer différentes formes de justice (Steiner, 2016) : la justice distributive, la justice procédurale, la justice interactionnelle et la justice informationnelle. La justice distributive renvoie au rapport entre rétributions obtenues et efforts consentis. La justice procédurale désigne la perception du processus décisionnel, c’est-à-dire des méthodes et procédures utilisées pour arriver au résultat. Elle se fonde sur plusieurs éléments : cohérence des règles appliquées, prise en compte des différents intérêts, possibilité d’appel, etc. La justice interactionnelle se comprend comme la manière dont les personnes sont traitées par les figures d’autorité de l’organisation au cours des interactions (avec respect, dignité, etc.). La justice informationnelle, appréhendée initialement comme une composante de la justice interactionnelle (Cadin et al, 2012), renvoie aux perceptions des explications données aux personnes pour justifier le résultat.
22Le cadre théorique de la justice organisationnelle a été mobilisé dans de nombreux travaux portant sur des pratiques de gestion des Ressources Humaines, qu’il s’agisse des restructurations (Beaujolin-Bellet et al, 2010), de l’égalité professionnelle (Coron, 2020), ou encore de l’évaluation de la performance (Greenberg, 1986 ; Cropanzano et al, 2007).
23À notre connaissance, ce cadre théorique a été peu appliqué à l’évaluation des hauts-potentiels. Dans notre cas, il nous semble pertinent d’analyser les perceptions non seulement des évalués, mais aussi de l’ensemble des parties prenantes. En effet, de nombreux acteurs sont impliqués dans le processus d’évaluation des hauts-potentiels (managers hiérarchiques, gestionnaires RH, consultants, etc.). Nous nous proposons donc d’analyser les différentes perceptions de justice, selon la position et le rôle des acteurs dans les processus d’évaluation.
24Dans cette optique, nous cherchons dans cet article à répondre à la problématique suivante : comment et à quelles conditions l’évaluation des hauts-potentiels est-elle perçue comme juste par les différents acteurs impliqués dans le processus ?
II. Méthode de recherche et étude de cas
25Nous mobilisons deux études de cas (Yin, 1984) : un cas portant sur un processus d’évaluation interne à l’entreprise, l’autre sur un processus d’évaluation externalisé à un cabinet de conseil. La comparaison de ces deux cas nous permet d’étudier les perceptions d’acteurs différents (managers, professionnels RH, consultants, etc.), mais aussi d’analyser comment les perceptions varient selon le degré d’externalisation de l’évaluation.
2.1. L’étude de deux cas
26Nos enquêtes de terrain ont été réalisées auprès de deux grandes entreprises internationales.
27Du fait de leur taille et de leurs ressources financières, elles ont instauré des dispositifs d’évaluation des hauts-potentiels (entretiens annuels, comités de carrière, etc.) et ont des acteurs RH en charge du suivi de cette population. Pour les deux cas, les enquêtes de terrain ont été menées dans le cadre d’une thèse en convention CIFRE portant sur l’évaluation des hauts-potentiels, financée par un cabinet de conseil que nous appellerons Accompagnement. Nous présentons successivement les deux cas étudiés.
Tubes : une étude du processus d’évaluation interne à une grande entreprise industrielle
28Tubes est un grand Groupe industriel spécialisé dans la fabrication d’emballages pour produits cosmétiques. L’entreprise est implantée dans 14 pays, principalement en Amérique du Nord et en Europe. En 2012, l’entreprise a atteint un chiffre d’affaires de 1,4 milliard d’euros, pour un effectif d’environ 16 000 personnes. L’enquête de terrain a été réalisée à un moment de restructurations profondes suite au rachat de l’entreprise en 2010 par un fonds d’investissements et à des problèmes de rentabilité économique. Dans ce contexte de crise économique, le DRH Groupe souhaite refonder les pratiques d’évaluation interne des hauts-potentiels pour l’ensemble du Groupe.
29L’identification des potentiels dans l’entreprise commence avec le manager hiérarchique, qui joue un rôle prépondérant. À l’issue des entretiens annuels, celui-ci doit indiquer dans le logiciel RH les salariés de son équipe qu’il considère comme des potentiels. Le potentiel du salarié doit ensuite être validé lors des comités de carrière. Lorsqu’un poste à responsabilités est à pourvoir, un comité ad hoc se tient. Il inclut un représentant RH de proximité (et un RH du Siège selon l’enjeu du poste), les managers hiérarchiques des personnes identifiées pour occuper le poste et le manager hiérarchique du poste à pourvoir. Lors de l’enquête, nous nous sommes intéressés à des moments charnières dans l’évaluation des salariés où la labellisation comme haut-potentiel est en jeu et peut faire l’objet de discussions. En ce sens, nous avons étudié (1) la conduite des entretiens annuels, (2) la conduite des comités de carrière mobilisant des membres du comité de direction et un représentant RH de proximité, (3) la prise de décision des promotions en cas de vacance d’un poste.
30L’échantillon (38 salariés) et le périmètre d’étude (5 sites de production) ont été définis avec le DRH Groupe. Les acteurs interviewés sont tous impliqués dans le processus de détection des potentiels dans l’entreprise. Les entretiens semi-directifs ont été conduits aux 3 niveaux de l’entreprise : les sites de production, les Clusters (structures opérationnelles regroupant plusieurs sites sur une même zone géographique) et le Siège (tableau 1).
Tableau 1 : Caractéristiques des interviewés
Niveaux organisationnels | Fonctions des interviewés | Nombre d’entretiens réalisés |
---|---|---|
Sites de production | Directeur de site Responsable de production Responsable qualité/supply chain RH de proximité | 5 (1 par site de production) 5 (1 par site de production) 5 (1 par site de production) 5 (1 par site de production) |
Clusters | Directeur de Production DRH Régional | 3 (1 par Cluster) 3 (1 par Cluster) |
Siège social | Membres du comité exécutif Directeurs commerciaux DRH Groupe et Directeur Talent Management | 3 5 4 |
Tableau 1 : Caractéristiques des interviewés
Numérique : une étude du processus d’évaluation externalisé par une grande entreprise de services à un cabinet de conseil
31Numérique est un Groupe international, spécialisé dans les nouvelles technologies, opérant dans 35 pays (principalement en Europe et en Afrique). En 2012, le Groupe offre des services à plus de 210 millions de clients, pour un chiffre d’affaires de 45 milliards d’euros et comprend environ 170 000 salariés. Suite à une crise sociale, l’ensemble des politiques RH sont redéfinies. Dans ce cadre, l’entreprise a recours à un cabinet de conseil spécialisé en Ressources Humaines, Accompagnement. L’externalisation d’une partie de la sélection des hauts-potentiels, sujet pourtant considéré comme stratégique, se comprend pour une large part par le contexte de crise sociale, qui a conduit à une remise en cause de la fonction RH et des pratiques managériales de l’encadrement. Dans ce contexte, le nouveau DRH Groupe, soucieux d’apaiser le climat social et d’éviter toute contestation, fait le choix de sous-traiter un moment clé dans l’évaluation des hauts-potentiels.
32Dans l’entreprise Numérique, les salariés sont identifiés comme hauts-potentiels par le manager hiérarchique lors de l’entretien annuel, puis par un comité de carrière, un « Comité Talents » local, et enfin la Directrice centrale du Talent Management. Ces personnes sont ensuite évaluées [3] par les consultants du cabinet Accompagnement à partir du référentiel de compétences de l’entreprise. La note attribuée par les consultants conditionne la validation du label de haut-potentiel, ainsi que l’accès à des postes considérés comme clés pour l’entreprise. Les résultats du cabinet sont présentés devant le Comité exécutif de l’entreprise.
33Au cours de l’enquête de terrain, nous avons pu réaliser 67 entretiens semi-directifs avec des acteurs du cabinet et de l’entreprise Numérique (tableau 2).
Tableau 2 : Caractéristiques des interviewés dans le cas Numérique
Organisation | Fonctions des interviewés | Nombre d’entretiens réalisés |
---|---|---|
Cabinet Accompagnement | Directrice commerciale Responsable de contrat Consultants (évaluateurs) | 1 5 48 |
Entreprise Numérique | Directrice du Talent Management Talent Managers Candidats | 1 2 8 |
Tableau 2 : Caractéristiques des interviewés dans le cas Numérique
2.2 La méthode de recherche
34Lors de nos enquêtes de terrain, nous avons recueilli et analysé des données qualitatives à partir des entretiens semi-directifs et de l’analyse des dispositifs d’évaluation utilisés (guide méthodologique assigné aux consultants pour l’évaluation, rapport d’évaluation, etc.).
35Pour le recueil des données, nous avons utilisé un guide d’entretien composé d’une dizaine de questions ouvertes, avec pour chacune d’entre elles des sous-questions nous permettant d’approfondir la thématique abordée. Les questions portaient principalement sur les thématiques suivantes : la trajectoire professionnelle de l’interviewé, le contexte organisationnel, les effets du contexte sur le choix et la construction des dispositifs d’évaluation, la construction du jugement à partir des dispositifs d’évaluation, la formalisation de l’évaluation, la discussion de l’évaluation dans les comités de carrière, la discussion de l’évaluation avec l’évalué et leur perception de l’ensemble du processus d’évaluation et des difficultés rencontrées. Concernant le guide d’entretien utilisé avec les cadres évalués, nous avons davantage étudié leur perception du déroulement et des résultats de l’évaluation.
36Concernant la conduite des entretiens, nous n’avons pas transmis le guide d’entretien préalablement à l’échange avant de favoriser la spontanéité des échanges. Les entretiens se sont déroulés sur le lieu de travail et ont duré en moyenne 1h30. Les notes prises ont été retranscrites dans leur intégralité.
37Pour l’interprétation des données, nous avons opéré des itérations entre le matériau empirique et les concepts utilisés dans le cadre de la justice organisationnelle. Nos questionnements initiaux portaient sur la construction de l’évaluation des cadres à potentiel. Concernant le codage des entretiens, nous avons procédé par codage thématique avec pour unité d’analyse le paragraphe. Le codage a ensuite été affiné grâce au cadre de la justice organisationnelle, ce qui a fait ressortir différentes formes de justice pour chaque acteur impliqué dans le processus d’évaluation. L’analyse a consisté ensuite à préciser les variations de perceptions de justice selon les acteurs impliqués et les contextes organisationnels.
38De plus, nous avons adopté une démarche comparative : par rapport à notre problématique, la comparaison de ces cas nous semble pertinente. En effet, les contextes organisationnels et les acteurs de l’évaluation ne sont pas les mêmes : managers, gestionnaires RH, salariés évalués dans le cas Tubes ; consultants, salariés évalués dans le cas Numérique. Cela nous permet donc d’étudier comment et dans quelle mesure les perceptions de justice varient selon les acteurs considérés. Nous pouvons également étudier comment le contexte organisationnel de l’entreprise structure en partie les perceptions de justice des acteurs. Par ailleurs, l’étude comparative d’un processus d’évaluation interne à l’entreprise et d’un processus d’évaluation externalisé à un cabinet de conseil nous permet de préciser comment les perceptions de justice des acteurs sont susceptibles de varier selon le degré d’externalisation de l’évaluation.
III. Principaux résultats
39L’objectif principal de cet article est de rendre compte des perceptions de justice de l’évaluation des hauts-potentiels au sein des grandes entreprises. En ce sens, l’analyse approfondie des cas Numérique et Tubes nous a permis de mettre en évidence comment ces conditions varient selon les acteurs, et de souligner des spécificités selon le degré d’externalisation de l’évaluation.
3.1. Des perceptions de justice variables selon les acteurs impliqués dans le processus d’évaluation
40La présentation de la logique d’évaluation des hauts-potentiels dans les cas Tubes et Numérique met en avant l’implication d’une multiplicité d’acteurs dans le processus d’évaluation des hauts-potentiels. En lien avec ce constat et sans être exhaustif, nous mettons en évidence dans cette section comment les perceptions de justice de l’évaluation varient selon les acteurs. Il est important de préciser que ces perceptions sont rarement explicitées comme telles par les acteurs. Elles apparaissent plutôt lorsque des désaccords ou des contestations de l’évaluation émergent.
41Les perceptions de justice des managers hiérarchiques. Dans le cas Tubes, les entretiens réalisés auprès des managers hiérarchiques montrent qu’ils considèrent l’évaluation comme juste si elle prend appui sur des critères ancrés dans les situations de travail, si elle est opérée sur la durée dans des relations personnelles et de proximité avec les subordonnés. Pour les managers, cela permet d’apprécier le salarié dans une diversité de situations de travail (réunions internes, rendez-vous avec le client, etc.) et d’arriver à une évaluation plus juste. La justice signifie que l’évaluation a été étayée et affinée au gré des situations de travail. Autrement dit, une condition majeure de justice pour les managers tient à l’ancrage de l’évaluation dans les situations de travail et dans les relations personnelles avec l’évalué.
« Et puis derrière les compétences techniques, on va voir une personne, qui a un potentiel de développement, parce qu’il a la capacité au-delà de ses compétences techniques, la capacité à former les autres, qui va donner un coup de main quand ses collègues sont surchargés ou ont un problème, qui va arriver à voir au-delà de son périmètre, qui va comprendre la stratégie de l’entreprise. L’évaluation du potentiel, elle est basée sur les réalisations du salarié en situation au cours des 2/3 dernières années ». (Directeur de site, cas Tubes)
43De plus, l’évaluation est perçue comme juste par les managers hiérarchiques si le processus décisionnel permet d’avoir une discussion sur l’évaluation (notamment avec l’évalué), et d’en tirer des axes de développement.
« Sur la discussion de l’évaluation (avec la salariée évaluée), je vais apporter des faits et si besoin rendre une évaluation croisée entre ma perception et la perception d’autres managers ou collègues, pour montrer que ce n’est pas arbitraire. Et on va prendre le temps qu’il faut pour partager un diagnostic commun, des contraintes qu’elle a pu avoir pour atteindre ses objectifs. Et de tous ces échanges, on va sortir des leviers de développement ». (Membre du COMX, cas Tubes)
45À la différence des gestionnaires RH, la majorité des managers rencontrés n’associent pas la justice de l’évaluation à une justification de l’évaluation à partir de la procédure formelle. Pour eux, rendre des comptes par écrit sur son évaluation renvoie surtout à une exigence des professionnels RH.
46Les perceptions de justice pour les gestionnaires RH. Pour les acteurs RH rencontrés dans les cas Tubes et Numérique l’évaluation est considérée comme juste si elle apparaît conforme à la procédure formelle. Dans le cas Tubes, la procédure renvoie à la logique de discussion dans les entretiens annuels et les comités de carrière, tandis que dans le cas Numérique, elle fait écho à la procédure utilisée pour les centres d’évaluation, depuis la présélection des candidats jusqu’à la discussion des avis au « comité Talents ». L’application d’une procédure standardisée est associée à une égalité de traitement, qui implique que les salariés sont appréciés à partir de règles et de critères communs. La perception de justice renvoie également au formalisme des règles et des étapes de la procédure. Ce formalisme donne l’apparence de sérieux et de professionnalisme en fixant a priori les règles et les rôles de chaque acteur, de sorte que la décision qui en émane n’apparaisse pas arbitraire. Selon les gestionnaires RH, ces procédures permettent de lutter contre l’arbitraire managérial et de favoriser une plus grande transparence.
47Au-delà de la conformité de l’évaluation à une procédure impersonnelle et standardisée, la perception de justice renvoie à la possibilité de rendre commensurables les évaluations, c’est-à-dire à la possibilité de les comparer à partir de critères communs.
« La finalité du référentiel (de compétences), c’est de donner des repères communs, rigoureux et équitables pour prendre des décisions en commun sur le potentiel ». (DRH Groupe, extrait d’une présentation interne, cas Numérique)
49Enfin, la procédure d’évaluation est perçue comme juste si elle associe les différents acteurs impliqués dans l’évaluation et leur permet d’exprimer leur point de vue au cours d’une discussion. La possibilité laissée au salarié d’exprimer son auto-évaluation et de discuter l’évaluation (du manager hiérarchique ou du consultant) est considérée comme fondamentale. Dans les comités de carrière, la décision collective de labelliser le potentiel est perçue comme juste si la décision résulte d’une délibération entre les membres du comité. Dans cette délibération, les gestionnaires RH sont soucieux de rapprocher les points de vue, voire de construire des compromis pour arriver à un consensus sur la décision.
« Quand il y a des désaccords, on peut aller sur le rationnel, on pousse les gens à expliquer leurs positions. On change l’angle de vue, c’est souvent une façon de rebattre les cartes. (…) Je pense qu’il faut pousser les uns et les autres à se dire les choses. Chacun a sa vérité qui ne prend souvent pas en compte l’autre. Cette façon de faire, souvent ça l’amène à revoir son jugement, et ça permet d’arriver à une décision collectivement acceptée sur le potentiel. Et si ça ne marche pas, on identifie les informations complémentaires qu’il faudrait pour créer un consensus ». (DRH Régional, cas Tubes)
51Les perceptions de justice pour les consultants. Pour les consultants, l’évaluation est considérée comme juste si elle prend appui sur une procédure et des critères standardisés, mais aussi sur des instruments présentant une valeur scientifique (tests de personnalité, centres d’évaluation, etc.). La justice renvoie aussi au fait de se détacher de ses stéréotypes, et plus largement des biais sur les candidats, encore une fois pour assurer une égalité de traitement. Par ailleurs, l’évaluation rendue au client et au candidat est perçue comme juste si elle est argumentée, nuancée et équilibrée entre les convictions et les doutes qu’ils peuvent avoir sur le candidat.
« Qu’est-ce qu’on fait de ces rapports (rapport d’évaluations remis par le cabinet) ? (…) C’est pour ça qu’il faut mettre des réserves : « C’est un avis complémentaire à ce que connaît l’entreprise, ça a une durée de vie limitée et ça ne doit être lu que par le hiérarchique, le RH et l’intéressé ». C’est pour ça qu’il faut trouver le bon équilibre entre « Ce qui est dit est vrai. », et « C’était en environnement inconnu, incertain. ». Il faut essayer d’équilibrer les points de force et les points de faiblesse, que ce soit équilibré ». (Consultante, cas Numérique)
53Pour les consultants interviewés, il est également central de faire preuve de courtoisie et d’écoute vis-à-vis du salarié évalué lors de la restitution de l’évaluation du cabinet.
« Moi j’avais eu un candidat avec qui ça ne s’était pas bien passé. Et bien tu vas dans la démonstration. Tu y vas avec douceur, courtoisie et diplomatie. Déjà, qu’est-ce qu’on attend de cette compétence ? Et on va lire ensemble la définition de la compétence. Et ensuite : « Qu’est-ce qu’on a observé par rapport à la compétence que vous avez fait qui fait que j’ai mis cette évaluation ? Et tu précises les faits que tu as observé (…). Et puis, tu écoutes le retour du candidat. C’est essentiel d’avoir son point de vue sur l’évaluation et comment il a vécu de son côté l’évaluation ». (Consultante, cas Numérique)
55Les perceptions de justice pour l’évalué. L’évaluation est perçue comme juste par le salarié s’il a la possibilité d’exprimer son point de vue sur le jugement rendu à son égard. Autrement dit, la recherche d’un accord (même fictif) avec l’évalué constitue pour lui une condition fondamentale. De plus, pour de nombreux salariés, l’évaluation semble juste si l’évaluateur (manager/consultant) prend en compte les spécificités liées à leur parcours professionnel, à leur situation de travail et à leurs aspirations professionnelles, et fait preuve d’humilité dans son pronostic. Dans la citation suivante, le candidat revient sur l’appréciation de la prise de risques par la consultante. Il note un décalage entre ce qui est valorisé dans le cadre de l’évaluation par le cabinet et ce qui est valorisé en situation de travail.
« Par contre, il y a un point sur lequel je suis moins d’accord avec le rapport d’évaluation, c’est le manque de prise de risques. Pendant que j’étais en charge du développement et des projets à la stratégie, le Groupe a systématiquement fait preuve de rigidité. Ce groupe a une forte prudence qui s’explique par des expériences douloureuses (crise financière en 2002 avec un endettement colossal). Du coup, j’ai probablement été vacciné par le Groupe et quand j’étais en assessment, je n’ai pas pris de risque. Quand on me dit après l’assessment que le Groupe attend de la prise de risques, ça me fait doucement rire ». (Candidat invalidé, cas Numérique)
3.2. Des perceptions en partie façonnées par les contextes organisationnels
57Dans les cas étudiés, les perceptions de justice sont en partie structurées par les contextes organisationnels. Concernant Tubes, l’entreprise a fait l’objet de nombreux rachats et acquisitions dans les années 2000. Dans la configuration initiale, l’activité centrale de l’entreprise portait sur la fabrication d’aluminium, tandis que dans la nouvelle configuration, l’activité centrale porte sur la production d’emballages pour produits cosmétiques. Or, certaines compétences comportementales considérées par les managers comme critiques par rapport à l’activité de production d’aluminium ne sont plus perçues comme pertinentes par rapport à l’activité de production d’emballages. Ce problème est souvent mis en avant avec la compétence intitulée « démontrer son engagement pour la durabilité ». Cette compétence prend tout son sens pour le processus de fabrication d’aluminium, caractérisé par une grande stabilité. Les managers mettent l’accent sur le décalage entre cette compétence et les très fortes contraintes temporelles rencontrées quotidiennement dans le secteur des emballages pour produits cosmétiques. De manière partagée, ils estiment que l’enjeu majeur est de prendre des décisions très rapidement, dans la journée et parfois dans l’heure. C’est notamment le cas lorsque le client passe une commande de dernière minute, lorsqu’il faut revoir l’ordre des commandes sur la ligne de production, etc. Il en ressort une perception d’injustice pour les managers hiérarchiques, car l’évaluation du potentiel ne se fonde pas sur les capacités requises en situation de travail.
« On doit évaluer le potentiel à partir des compétences comportementales du Groupe. Il faudrait mettre à jour ce référentiel pour certaines compétences. Par exemple : « Engagement pour la durabilité : prendre systématiquement les perspectives de tous les partenaires sur la durée ». Pour moi, ce n’est pas pertinent. On passe notre temps à gérer des urgences au quotidien ! » (Responsable de production, cas Tubes)
59L’histoire mouvementée de l’entreprise joue aussi sur les perceptions de justice des professionnels RH. Du fait de cette histoire, l’importance accordée à la mise en œuvre homogène de la procédure de discussion dans les comités de carrière apparaît renforcée.
« On a développé une culture avec des repères et des langages communs dans la discussion du potentiel. Dans toute l’entreprise, nous reprenons la même trame de discussion pour les comités de carrière. On revient d’abord les enjeux collectifs avec les objectifs d’activité à deux ans, le plan d’action à 1 an, et c’est ensuite à partir de ces enjeux qu’on va discuter le potentiel individuel. » (DRH Monde, cas Tubes)
61Dans le cas Numérique, le contexte de crise sociale a joué sur la construction de la procédure d’évaluation et de restitution de l’évaluation au salarié. Dans la procédure initiale proposée par le cabinet, tous les avis du cabinet (favorables ou défavorables sur le « potentiel » du candidat) sont présentés au Comité Talents pour discussion. Avant d’être présentés au Comité Talents, il était prévu de faire une restitution orale au candidat évalué pour pouvoir prendre en compte son point de vue et, au besoin, remonter ses points de désaccords au Comité Talents. Soucieux d’éviter toute contestation suite à la crise sociale, la Directrice du Talent Management et les Talent Managers ont exigé une redéfinition de la procédure de restitution de l’évaluation. Selon la nouvelle procédure, seuls les avis favorables sont présentés au Comité Talents (avec un délai de discussion court pour chaque avis). De plus, les règles de notation ont été revues pour éviter une exclusion définitive si le candidat évalué a obtenu la note minimale sur une des compétences comportementales du référentiel.
« Les cotations, ça a été un vrai sujet de discussion avec le client. Le niveau 0, c’était le carton rouge et éliminatoire pour le candidat. Et ça a été transformé en carton jaune. C’est du grand n’importe quoi ! C’est l’expression d’une culture où ils ont peur. (…) Eux, ils vont dire : « C’est carton jaune, c’est temporaire, tu peux revenir ». » (Chef de projet du cabinet, cas Numérique)
63Par ailleurs la restitution de l’évaluation au candidat est prévue dorénavant après la prise de décision du Comité Talents, et l’annonce de cette décision au candidat doit être opérée par le consultant (et non par le Talent Manager). Les consultants et les candidats invalidés perçoivent ce processus décisionnel comme injuste, car il ne permet pas une association de l’évalué avant la prise de décision. Nous interprétons ce réajustement demandé par la fonction RH de Numérique au regard de l’enjeu d’apaisement du climat social dans l’entreprise.
3.3. Les spécificités respectives dans les processus d’évaluation interne et les processus d’évaluation externalisés
64La comparaison des perceptions de justice de l’évaluation dans le cas d’un processus d’évaluation interne (cas Tubes) et dans le cas d’un processus d’évaluation externalisé (cas Numérique) nous permet d’identifier deux grandes dimensions qui distinguent ces deux processus.
65Une première spécificité tient à la contrainte de justification du jugement. Dans les deux cas, l’évaluation doit pouvoir être formulée dans des justifications suffisamment générales, à partir de dispositifs d’évaluation, pour pouvoir être détachée des circonstances particulières ou des personnes ayant contribué à l’évaluation. Toutefois, chez Tubes, on ne retrouve pas de la part des gestionnaires RH d’exigences vis-à-vis des managers quant à la mise en forme écrite des justifications. Il n’est pas attendu que le manager reprenne des mots clés du référentiel de compétences, respecte un format de rédaction et liste un ensemble de preuves. Ces contraintes pèsent en revanche fortement sur les consultants qui accompagnent Numérique dont le jugement et la restitution sont très cadrés par une méthodologie standardisée. La différence entre managers et consultants dans le fait de rendre des comptes aux gestionnaires RH tient pour une large part à l’existence d’une relation marchande. Celle-ci signifie que l’évaluation est associée à une prestation rémunérée, avec pour contrepartie de fortes attentes du client quant à la justification du jugement à l’écrit, comme à l’oral.
« La rédaction vise à faire comprendre les comportements mis en œuvre au regard de la définition de la compétence. Attention à ne parler que des comportements visibles ou indiqués dans les profils de personnalité. Ne pas utiliser de mots qui indiqueraient un jugement de valeur. Ne pas mentionner les exercices du protocole pour qu’un lecteur extérieur puisse comprendre les résultats. Décrire en 10 lignes le niveau de maîtrise de la compétence. À la lecture du paragraphe, le lecteur doit comprendre le degré de maîtrise ou non de la compétence recherchée ». (Extrait des instructions données par le chef de projet aux consultants)
67Par ailleurs, il ressort de nos cas que, lorsque l’évaluation est externalisée, les candidats sont très sensibles à l’écoute, à l’humilité, et à la neutralité de l’évaluateur. Nous interprétons cette spécificité également en lien avec la relation de service prévalant lorsque l’évaluation externalisée. On peut aussi faire l’hypothèse que les évalués sont d’autant plus attentifs à la façon dont ils sont traités dans l’interaction que la relation est ponctuelle.
« Un consultant qui vous évalue pendant quelques heures et qui pense être sûr de son jugement, c’est insupportable. On a besoin qu’il soit prêt à écouter et à se remettre en question ». (Candidat invalidé, cas Numérique).
69Une autre spécificité tient à la perception de la place de l’évaluation dans son identité professionnelle. Pour les managers, l’évaluation constitue une tâche importante à accomplir à la demande de la fonction RH, mais qui n’est pas au cœur de leur activité au quotidien, alors que pour les consultants il s’agit de leur métier. De ce fait, les consultants interviewés apparaissent plus sensibles à la question de l’éthique professionnelle et de la mise à distance des stéréotypes dans l’évaluation.
« Moi, par exemple, j’ai du mal avec les personnes du marketing, c’est un stéréotype absolument crétin mais c’est comme ça. C’est la raison pour laquelle quand je prends des notes, j’ai une colonne où j’écris mes jugements parce qu’inévitablement, il m’en vient. (…) Il faut s’enlever tout ça de la tête. Et un des moyens de le faire, c’est d’échanger, de se lâcher, donc on a 5 min où on se lâche (dans le binôme de consultantes) ». (Consultante, cas Numérique)
71Une dernière spécificité tient à la perception de justice par rapport aux contributions du salarié évalué. Dans le cas des évaluations internes, un enjeu de justice fort pour les managers tient au fait que la labellisation comme potentiel soit perçue comme juste au regard des contributions opérées en situation de travail (notamment au regard du niveau de performance).
72Pour les consultants, il n’est pas possible de prendre en compte ces contributions, dès lors que l’évaluation se déroule sur une seule journée.
IV. Discussion
73Cet article souligne la grande complexité liée aux perceptions de justice de l’évaluation des hauts-potentiels. De nombreuses conditions doivent être remplies tout au long du processus d’évaluation pour que celle-ci soit collectivement reconnue comme juste, et ces conditions entrent en tension, car elles font intervenir différentes dimensions de la justice organisationnelle.
4.1. Les perceptions des différents acteurs analysées à l’aune de la justice organisationnelle
74En prenant appui sur le cadre de la justice organisationnelle, le tableau ci-dessous synthétise les perceptions de justice de l’évaluation des hauts-potentiels par acteur impliqué dans le processus d’évaluation. Plus précisément, nous avons relié les éléments indiqués dans la partie précédente (« Principaux résultats ») avec les 4 formes de justice organisationnelle (distributive, procédurale, informationnelle et interactionnelle).
75Ainsi, nous avons vu qu’il est important pour le candidat évalué de pouvoir exprimer son point de vue et de voir ses spécificités prises en compte, ce qui renvoie à la justice procédurale puisque cela concerne les règles encadrant le processus d’évaluation. Par ailleurs, il souhaite que l’évaluation se fonde sur des faits et des informations précises, ce qui correspond à la justice informationnelle. Enfin, dans la relation avec l’évaluateur (justice interactionnelle), il attend une forme d’humilité et d’écoute.
76En ce qui concerne le manager, nous avons souligné qu’il est essentiel que l’évaluation soit fondée sur les contributions de l’évalué en situation de travail et sur la durée, ce qui fait référence à la justice distributive, puisque cela renvoie à la cohérence entre contributions du salarié et résultats distribués. De plus, il importe pour le manager que l’évaluation prenne appui sur des critères d’évaluation liés aux situations de travail et puisse être discutée avec l’évalué, ce qui renvoie à la justice procédurale (critères d’évaluation et règles de discussion de l’évaluation). Enfin, il est primordial pour les managers interviewés de justifier leur évaluation au salarié à partir de faits recueillis au cours des situations de travail et de regards croisés, ce qui renvoie à la justice informationnelle. L’écoute du point de vue de l’évalué (justice interactionnelle) est également soulignée par les managers interviewés.
77 Pour les gestionnaires RH, le suivi d’une procédure commune est essentiel pour garantir une égalité de traitement, ce qui renvoie à la justice procédurale. Toujours en lien avec la justice procédurale, l’utilisation de critères alignés sur les objectifs stratégiques de l’entreprise, la possibilité pour l’évalué d’exprimer son point de vue et la recherche d’un consensus dans les comités de carrière apparaissent comme des éléments centraux dans le processus décisionnel à suivre pour la labellisation des salariés comme potentiels. Les gestionnaires RH interviewés estiment que l’évaluation des cadres à potentiel est juste si elle est justifiée à partir de critères d’évaluation généraux et transverses aux situations de travail, ce qui renvoie à la justice informationnelle.
78Nous avons constaté que pour les consultants, le suivi d’une procédure commune (convenue avec le client) et de critères communs est essentiel, ce qui renvoie à la justice procédurale. En termes de justice procédurale, les consultants interviewés mettent également en avant la scientificité (supposée) des méthodes d’évaluation utilisées (en l’occurrence les centres d’évaluation), la mise à l’écart de leurs préjugés vis-à-vis de l’évalué et leur éthique professionnelle (en lien avec la déontologie). Ces éléments renvoient pour les consultants au fait que l’évaluation des hauts-potentiels constitue leur métier. En lien avec les engagements contractuels, les consultants soulignent la nécessité de justifier l’évaluation par écrit (dans le rapport d’évaluation) et à l’oral (lors de la restitution au salarié évalué, au manager et au comité de carrière) à partir de critères d’évaluation attendus par le client, ce qui renvoie à la justice informationnelle. La justice informationnelle fait également référence pour les consultants à l’explicitation des critères et de la méthode d’évaluation au candidat. Dans le cadre de la prestation de service, les consultants portent une attention particulière aux qualités d’écoute, de courtoisie et d’humilité (justice interactionnelle) lors de la restitution de l’évaluation (notamment avec le candidat).
Tableau 3 : Perceptions de justice organisationnelle selon les acteurs impliqués
Formes de justice organisationnelle | Justice distributive | Justice procédurale | Justice informationnelle | Justice interactionnelle |
---|---|---|---|---|
Évalué | Possibilité pour le salarié d’exprimer son point de vue Prise en compte des spécificités de l’évalué dans l’évaluation | Justification de l’évaluation à partir d’éléments factuels | Humilité de l’évaluateur et écoute par l’évaluateur du point de vue de l’évalué | |
Managers | Cohérence entre les contributions à la performance en situation de travail et les résultats de l’évaluation | Appui sur des critères d’évaluation spécifiques et inscrits dans les situations de travail Possibilité d’une discussion avec l’évalué sur l’évaluation | Justification de l’évaluation à partir d’éléments factuels, ancrés dans les situations de travail | Écoute par l’évaluateur du point de vue de l’évalué |
Gestionnaires RH | Appui sur des critères d’évaluation généraux liés au projet stratégique Application d’une procédure identique pour l’ensemble des évalués Possibilité pour l’évalué d’exprimer son point de vue Prise de décision consensuelle en comité de carrière | Justification de l’évaluation à partir de critères généraux | ||
Consultants | Appui sur des critères d’évaluation généraux Application d’une procédure (convenue avec le client) identique pour l’ensemble des évalués Possibilité pour l’évalué d’exprimer son point de vue Recours à des outils d’évaluation scientifiques Mise à l’écart par l’évaluateur de ses préjugés et respect d’une éthique professionnelle dans l’évaluation | Justification de l’évaluation à partir d’éléments précis et factuels et des critères d’évaluation attendus par le client | Écoute, humilité et courtoisie vis-à-vis de l’évalué |
Tableau 3 : Perceptions de justice organisationnelle selon les acteurs impliqués
79La mise en lumière de ces différentes formes de justice contraste avec les travaux de psychologues du travail (Lévy-Leboyer, 2011) associant la justice de l’évaluation à une seule dimension normative, à savoir la scientificité des méthodes d’évaluation (en opposition à des méthodes d’évaluation considérées comme irrationnelles). Ce tableau montre que les formes de justice sont nombreuses et varient en partie selon la position des acteurs dans le processus d’évaluation, et la place de l’évaluation dans leur identité professionnelle.
80La synthèse des perceptions de justice met en évidence deux grands constats dans les cas étudiés. Tout d’abord, les perceptions de la justice diffèrent en partie selon les acteurs. Par exemple, la dimension de la justice distributive apparaît notable uniquement pour les managers hiérarchiques. On peut faire l’hypothèse qu’elle est moins évoquée par les candidats et les consultants, car ceux-ci ont peu ou pas connaissance du résultat final. Par ailleurs, la justice interactionnelle et informationnelle revêt une acuité particulière pour les consultants et les salariés évalués dans le cadre de la relation de service.
81De plus, nous constatons que pour la justice procédurale, les perceptions de justice varient de façon notable, notamment concernant les critères et outils d’évaluation utilisés. L’ancrage des critères dans les situations de travail apparaît central pour les managers, quand les gestionnaires RH et les consultants associent au contraire la justice de l’évaluation à des critères généraux, déconnectés des situations de travail et permettant d’établir une comparaison entre salariés évalués. À la différence des managers, les consultants considèrent que l’évaluation constitue leur métier. De ce fait, dans le processus décisionnel, leur perception de justice est associée à l’utilisation d’outils considérés comme scientifiques et à la mise à l’écart des biais et de leurs préjugés.
82Pour les acteurs RH, la mise en œuvre d’une délibération dans les comités de carrière constitue un enjeu fort en termes de justice. En effet, l’explicitation du jugement et la confrontation des points de vue sont perçues par les acteurs RH comme une façon d’éviter l’arbitraire et le jugement discrétionnaire d’un évaluateur (souvent du manager hiérarchique), dès lors qu’elles ont permis un échange d’arguments. De ce fait, la confrontation et le rapprochement des points de vue des membres du comité sont recherchés en vue d’aboutir à un consensus. Il ne s’agit pas seulement d’associer les acteurs au processus décisionnel, mais bien de nouer un dialogue et de construire au besoin des compromis pour arriver à une décision consensuelle.
4.2. Des tensions entre certaines perceptions de justice des acteurs
83Dans une étude internationale sur les pratiques de gestion des hauts-potentiels, Bournois (1998) met en lumière l’existence de nombreux « champs tensionnels », par exemple la tension entre compétences génériques et compétences spécifiques.
84Dans la continuité de cette approche, il nous semble intéressant de souligner des tensions fortes entre certaines perceptions de justice des acteurs impliqués dans l’évaluation. La typologie (schéma 1 ci-dessous), qui s’inspire de celle de de Larquier et Marchal (2012), souligne les tensions possibles, selon la position et les contraintes des acteurs impliqués dans le processus d’évaluation. Dans cette typologie, nous tentons également de relier les perceptions de justice (en bleu sur le schéma) aux différentes modalités d’évaluation.
Schéma 1 : Les tensions entre perceptions de justice
Schéma 1 : Les tensions entre perceptions de justice
85Dans la partie en haut à gauche de la typologie (faible degré de formalisation et fort ancrage dans les situations de travail), on retrouve les modalités d’évaluation et perceptions de justice propres aux managers. La partie en bas à droite (fort degré de formalisation et faible ancrage dans les situations de travail) correspond surtout aux modalités d’évaluation et perceptions de justice des consultants. Les gestionnaires RH adoptent principalement les modalités d’évaluation et perceptions de justice indiquées sur la partie droite (avec un fort degré de formalisation de l’évaluation). Quant aux évalués, dans les cas étudiés, ils se situent plutôt dans la partie gauche de la typologie, avec un degré limité de formalisation de l’évaluation, permettant une meilleure prise en compte de leurs spécificités.
86À titre d’exemple, nous évoquons ci-dessous un point de tension entre les perceptions des gestionnaires RH et des managers. Comme nous l’avons vu, à la différence des gestionnaires RH centraux octroyant une importance cruciale aux critères d’évaluation généraux, les managers hiérarchiques s’en tiennent à des critères spécifiques dans les situations concrètes de travail. De leur point de vue, l’évaluation des hauts-potentiels est juste si elle prend appui sur des éléments spécifiques aux situations de travail dans lesquelles évolue le salarié. De ce fait, l’évaluation des potentiels à partir des compétences transversales et des valeurs de l’entreprise peut parfois sembler difficilement juste pour les managers.
87La mise en lumière de ces points de tension d’un point de vue théorique ne signifie pas pour autant qu’il y a nécessairement un désaccord entre ces perceptions. En effet, les acteurs ne sont pas tous impliqués au même moment dans le processus d’évaluation, et n’ont donc pas la possibilité de discuter leurs perceptions de justice réciproques. Par exemple, le candidat a une perception limitée du processus décisionnel, puisqu’il ne participe pas au comité de carrière. Il ne peut donc pas savoir si la discussion de son évaluation suit une logique délibérative. Concernant la justice procédurale, il convient donc de distinguer les perceptions d’acteurs directement impliqués dans le processus décisionnel, et ceux qui ont une perception extérieure au processus et ne peuvent se fier qu’à l’apparence de la procédure formelle. Par ailleurs, même lorsque les acteurs sont mis en présence dans le processus décisionnel, certains n’ont pas intérêt à exprimer ouvertement leur perception d’injustice. C’est le cas par exemple des consultants qui n’ont pas intérêt à critiquer la procédure d’évaluation souhaitée par le client, pour ne pas mettre en risque la relation commerciale. Enfin, les managers peuvent adopter une logique de contournement par rapport aux règles de la procédure formelle. Ils peuvent par exemple évaluer en apparence les hauts-potentiels à partir des critères généraux imposés par les gestionnaires RH centraux, alors que leur évaluation se fonde sur les réalisations en situation de travail.
4.3. Les enjeux pour la fonction RH dans la prise en charge de ces tensions : construire une évaluation consensuelle
88La mise en évidence de tensions entre perceptions de justice des acteurs impliqués dans l’évaluation nous amène maintenant à nous interroger sur les enjeux pratiques pour la fonction RH. Comment les gestionnaires RH peuvent-ils opérer pour limiter ces tensions et faire en sorte que l’évaluation des cadres à haut-potentiel soit collectivement perçue comme juste dans l’entreprise ?
89Il nous semble que les actions à mener sont surtout centrées sur la justice procédurale. Un premier enjeu porte sur la construction d’une procédure perçue comme juste par les salariés et les managers hiérarchiques. Dans cette optique, il ne s’agit pas uniquement de mettre en place une procédure et des critères impersonnels associés à l’égalité de traitement et à la lutte contre les discriminations (Dobbin, 2009). Il convient aussi de réfléchir à la place de l’évalué (quelle prise de parole de l’évalué à quel moment dans le processus décisionnel, avec quel encadrement de la prise de parole et de ses critiques sur l’évaluation ?). Cela suppose également une réflexion sur les conditions pratiques de délibération dans les comités de carrière, par exemple autour des règles de discussion. Par rapport à ces interrogations, les réponses ne peuvent être uniformes mais requièrent une approche contingente. En revanche, dans une optique de légitimation consensuelle de l’évaluation (Heckscher & Donnellon, 1994) dans les comités de carrière, le processus décisionnel semble devoir comprendre au moins les trois grandes étapes suivantes : mettre en relation les différentes parties prenantes, nouer un dialogue entre ces parties prenantes, favoriser l’émergence d’un consensus.
90Un deuxième enjeu tient selon nous à des actions de sensibilisation et de formation auprès des managers sur la justice organisationnelle, notamment les formes de justice interactionnelle et informationnelle. Ces actions viseraient à inciter les managers à accorder de l’importance à l’explication de leur évaluation à l’évalué, mais aussi à encourager les capacités d’écoute et d’empathie vis-à-vis de l’évalué.
Conclusion
91Cette recherche a permis de rendre compte de l’ensemble des conditions qui doivent être remplies pour que l’évaluation des hauts-potentiels puisse être considérée comme juste dans l’entreprise. Cet examen à partir de deux cas met en lumière la complexité liée à la perception de justice de l’évaluation, du fait de conditions en partie variables selon les acteurs, et des tensions pouvant résulter entre ces conditions. Ce faisant, cet article invite à s’interroger sur le travail central de la fonction RH pour rapprocher les points de vue des différentes parties prenantes. De notre point de vue, ce travail gagnerait à être appréhendé selon deux dimensions : d’une part le travail d’orchestration du processus d’évaluation (notamment dans l’élaboration de la procédure d’évaluation induisant la répartition des rôles et la place accordée à la discussion de l’évaluation), et d’autre part le travail de médiation entre les différents acteurs (notamment dans les comités de carrière).
92Cette recherche présente toutefois des limites. La limite principale tient à la validité externe et à la montée en généralité en raison des cas étudiés. Nous avons mené notre étude uniquement sur deux cas, et des investigations complémentaires seraient nécessaires pour apprécier la possibilité de montée en généralité. Une seconde limite concerne le niveau d’analyse. Nous nous sommes placés dans cet article au niveau méso de l’organisation, mais nous n’avons pas étudié à un niveau plus macro les variations nationales dans les perceptions de justice de l’évaluation des hauts-potentiels. Ces investigations seraient particulièrement pertinentes dans le cas des grandes entreprises internationales mettant en place des politiques d’évaluation des hauts-potentiels.
Bibliographie
Références
- Andrh, Fefaur. (2013). Bilan et perspectives de la gestion des talents dans les entreprises en France.
- (D’)Armagnac, S., & Klarsfeld, A., & Martignon, C. (2016). La gestion des talents : définitions, modèles, pratiques d’entreprises. @GRH, 20(3), p. 9-41.
- Axelrod, B., & Michael, S E., & Handfield-Jones, H. (2001). The War for Talent. Harvard Business School Press.
- Beaujolin-Bellet, R., & Moulin, Y., & Schmidt, G. (2010). Vers une justice organisationnelle dans les restructurations. In. : Tixier, P-E. Ressources humaines pour sortie de crise. Presses de Sciences Po, p.187-203.
- Bentein, K., & Guerrero, S., & Klag, M. (2012). Comment gérer les employés à haut potentiel ?. Gestion, 37(3), p.58-67.
- Boumrar, C., & Gilson, O. (2004). Le management des hauts potentiels. Dunod.
- Bournois, F., & Roussillon, S. (1998). Préparer les dirigeants de demain : une approche internationale des cadres à haut potentiel. Editions d’organisation.
- Bournois, F. (1998). Les points de vue du gestionnaire. In : Bournois, F., & Roussillon, S. (1998). Préparer les dirigeants de demain : une approche internationale des cadres à haut potentiel. Editions d’organisation, p. 29-52.
- Bourguignon, A., & Chiapello, E. (2005). The role of criticisms in the dynamics of performance evaluation systems. Critical Perspectives on Accounting, 16(6), p. 665-700.
- Braun, P. (2016). La quête du Graal dans l’évaluation des hauts-potentiels : de la détection du potentiel à la construction de son acceptabilité. Thèse IEP Paris.
- Bray, D., & Grant, D.L. (1966). The assessment center in the measurement of potential for business management. American Psychological Association.
- Cadin L., & Guérin, F., & Pigeyre, F., & Pralong. (2012). Pratiques et éléments de théorie GRH. Dunod.
- Coron, C. (2020). How Perceived Managerial Behaviors Influence Employees’ Perception of Gender Equality: The Case of a French Organization. Management international, p.1-15.
- Cropanzano, R., & Bowen, E., & Gilliland, S-W. (2007).The Management of Organizational Justice. Academy of Management Perspectives, 21(4), p. 34-48.
- Derr, C-B. (1987). Managing high potentials in Europe: Some cross-cultural findings.European Management Journal, 5(2), p. 72-80.
- Dobbin, F. (2009). Inventing equal opportunity. Princeton University Press.
- Eymard-Duvernay, F., & Marchal, E. (1997). Façons de recruter. Editions Métallié.
- Falcoz, C. (1999). Gestion des cadres à potentiel et pratiques de segmentation : vers l’autonomie des grandes entreprises françaises dans la détection et la préparation de leurs dirigeants ? . Thèse de doctorat à l’Université Jean-Moulin, Lyon 3.
- Falcoz, C. (2001). La carrière « classique » existe encore. Le cas des cadres à potentiel. Gérer et comprendre, (64), Juin 2001, p. 4-17.
- Furnham, A. (2008). HR professionals’ beliefs about, and knowledge of, assessment techniques and psychometric tests. International Journal of Selection and Assessment, (16), p. 300–305.
- Gilbert, P., & Parlier, M. (1992). La compétence: du mot valise au concept opératoire. Actualité de la formation permanente, (116), p. 14-18.
- Gilbert, P., & Yalenios, J. (2017). L’évaluation de la performance individuelle. La Découverte.
- Greenberg, J. (1986). Determinants of perceived fairness of performance evaluations. Journal of Applied Psychology, 71(2), p. 340-342
- Gerlach, P. (2013). Evaluation Practices in Internal Labor Markets: Constructing Engineering Managers’ Qualification in French and German Automotive Firm. In: Beckert, J., & Musselin, C. Constructing Quality. Oxford University Press, p.126-150.
- Hardesty, D. L., & Jones, W. S. (1968). Characteristics of judged high potential management personnel–the operations of an industrial assessment center. Personnel psychology, 21, p. 85-98.
- Heckscher, C., & Donnellon, A. (1994). The post-bureaucratic organization: new perspectives on organizational change. SAGE Publications.
- Janand, A., & Guettiche, F., & Cloet, H. (2016). Le management « européen » des talents : au-delà des typologies existantes. Revue de gestion des ressources humaines, 99(1), p. 45-61.
- (De) Larquier, G., & Marchal, E. (2012). La légitimité des épreuves de sélection : apports d’une enquête statistique auprès des entreprises. In : Eymard-Duvernay, F. Épreuves d’évaluation et chômage. Éditions Octarès, p. 47-77.
- Lévy-Leboyer, C. (2011). Evaluation du personnel. Quels objectifs ? Quelles méthodes ?, Editions d’Organisation.
- Marchal, E. (2015). Les embarras des recruteurs. Enquête sur le marché du travail. Editions de l’EHESS.
- Marsal, L. (1998). La détection des potentiels: pour une gestion anticipée des ressources humaines et des carrières. ESF Editeurs.
- McClelland, D. (1973). Testing for competence rather than for intelligence. The American Psychologist, 28(1), p. 1-14.
- Meyers, M.C., & Van Woerkom, M. (2014). The influence of underlying philosophies on talent management: theory, implications for practice and research agenda. Journal of World Business, 49(2), p. 192-203.
- McCourt, W. (1999). Paradigms and their Development: The Psychometric Paradigm of Personnel Selection as a Case Study of Paradigm Diversity and Consensus. Organization studies, 20(6), p. 1011-1033.
- (De) Montmollin M. (1972). Les psychopitres. Une autocritique de la psychologie industrielle. PUF.
- Nijs, S., & Gallardo-Gallardo, E., & Dries, N., & Sels, L. (2014). A multidisciplinary review into the definition, operationalization, and measurement of talent. Journal of World Business, 49(2), p. 180-191.
- Pichault, F., & Nizet, J. (2013). Les Pratiques de gestion des ressources humaines. Conventions, contextes et jeux d’acteurs. Seuil.
- Prahalad C.K., & Hamel, G. (1990). The core competence of the corporation. Harvard Business Review, 68(3), p. 79-91.
- Retour, D., & Defélix, C., & Picq, T. (2009). Gestion des compétences, nouvelles relations, nouvelles dimensions. Vuibert.
- Roger, A., & Bouillet, D. (2009). Talents et potentiel. In Peretti, J-M. Tous talentueux. Eyrolles - Editions d’Organisation, p. 336-340.
- Roussillon, S., (2006). La gestion des cadres à haut potentiel. In : Allouche, J. Encyclopédie des ressources humaines. Vuibert, p. 66.
- (De) Saint-Giniez, V., & Bernard, A. (2000). Les jugements d’attribution du potentiel : une approche constructiviste. In : Bournois, F., & Roussillon, S. Préparer les dirigeants de demain. Editions d'organisation, p. 97-114.
- Spencer, L., & Spencer, S. (1993). Competence at Work, John Wiley and Sons.
- Steiner, D. (2016). Justice organisationnelle. In : Valléry, G. Psychologie du Travail et des Organisations : 110 notions clés. Dunod, p. 266-270.
- Yin, R.K. (1984). Case Study Research, Design and Methods. Ca, Sage.
- Yalenios, J. (2011). L’efficacité des systèmes d’évaluation du personnel : une approche fondée sur la théorie de la structuration. Thèse de doctorat à l’Université Jean Moulin-Lyon 3.
Notes
-
[1]
Cette perception de justice constitue un enjeu d’autant plus fort que l’évaluation conditionne fortement le destin professionnel des salariés identifiés comme cadres à potentiel, et que le processus d’évaluation implique une multiplicité d’acteurs (salariés, managers hiérarchiques, professionnels RH, top management, consultants extérieurs).
-
[2]
La revue de littérature réalisée porte spécifiquement sur l’évaluation des cadres à potentiel. Elle ne rend donc pas compte de manière exhaustive des nombreux travaux portant sur l’évaluation de la performance individuelle (par exemple Bourguignon et Chiapello, 2006 ; Yalenios, 2011 ; Pichault et Nizet, 2013).
-
[3]
Les candidats sont évalués dans des centres d’évaluation, lieu où sont organisés des entretiens, des mises en situation et la passation de tests de personnalité. Une large part des exercices comporte des mises en situation, au cours desquelles les consultants évaluent les comportements des candidats.