Notes
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[1]
L’auteur fait référence ici à la seconde étape du processus telle qu’énumérées dans l’approche relative aux étapes de la socialisation : la socialisation anticipée, la rencontre et le changement (Feldman, 1981).
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[2]
Suivi, pour des fins de concrétisation, par l’envoi de documents au client pour signature. Les produits qui ne sont pas vendables au « front-office » (les prêts par exemple) font l’objet d’un accueil physique avec un conseiller.
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[3]
Les différences entre ces CP sont notables aux niveaux des styles et natures des engagements dans leurs entreprises communes respectives, des contenus des répertoires partagés et dans leurs perceptions de leur activité. D’autant que certains employés appartenant à des boxes différents n’interagissent jamais ensemble, à un tel point que certains ignorent même les prénoms de quelques employés.
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[4]
Cette pratique permet aux agents de réduire l’imprévisible, d’anticiper et d’adapter la tâche par rapport à l’usager.
Introduction
1La question de la socialisation organisationnelle est d’une importance capitale à la fois pour l’organisation et les nouvelles recrues, surtout de nos jours en raison du degré croissant de la mobilité des salariés (Simosi, 2010). En effet, dans la mesure où la socialisation influence les attitudes et les comportements des salariés, elle influence aussi la performance des équipes et de l’organisation (Perrot &Campoy, 2009 ; Simosi, 2010 ; Fabre &Roussel, 2013 : El Akremi et al., 2014).). Les travaux sur le sujet s’inscrivent généralement dans des approches distinctes devenues classiques depuis quelques années, comme les étapes de la socialisation (Feldman, 1981), les tactiques de socialisation organisationnelle (Van Maanen &Shein, 1979 ; Jones, 1986), les domaines (contenus) de la socialisation (Fedman, 1981, Fisher, 1986) et la perspective interactionniste de la socialisation (Louis, 1980 ; Jones, 1986 ; Reichers, 1987). Ces deux dernières approches nous intéressent particulièrement dans cette contribution et elles nous serviront d’assise pour développer notre réflexion.
2Les travaux sur les domaines de la socialisation s’intéressent au contenu de ce qu’est appris par les nouveaux arrivants dans l’organisation. La liste des domaines qu’il convient de retenir ne fait pas souvent l’unanimité parmi les auteurs mais la majorité des travaux s’accordent sur trois domaines majeurs : la tâche (travail / activité), le groupe de travail et l’organisation (Fedman, 1981, Fisher, 1986, Haueter et al., 2003).
3La perspective interactionniste de la socialisation, initiée par Louis (1980), Jones (1986) et Reichers (1987), s’intéresse quant à elle au processus de socialisation sous l’angle des interactions qui se déroulent entre la nouvelle recrue et son environnement organisationnel. Bien que les travaux convergent pour désigner les pairs et les supérieurs hiérarchiques comme les sources interpersonnelles les plus influentes dans le processus de socialisation (Louis, 1980 ; Reichers, 1987 ; Ostroff & Kozlowski, 1992 ; Morrison, 1993 ; Anakwe & Greenhaus, 1999 ; Taormina, 2004 ; Fabre & Roussel, 2013), ils divergent toutefois sur la question de « qui renseigne sur quel domaine » parmi ces deux catégories d’agents socialisateurs. L’analyse de ces travaux révèle également un problème d’ordre méthodologique relatif à la difficulté de saisir les mécanismes informels intervenant dans le processus de socialisation.
4En introduisant le concept de Communauté de Pratique (CP) (Wenger, 1998 ; Lave & Wenger, 1991 ; Brown & Duguid, 1991), la présente étude tente d’apporter un éclairage sur ces questions en considérant, non pas le niveau hiérarchique de l’agent socialisateur, mais plutôt son appartenance ou non à la communauté de pratique qui accueille la nouvelle recrue. En effet, l’un des apports majeurs d’une CP émergent au sein de l’organisation est de prendre en charge de manière spontanée les nouveaux arrivants, leur intégration dans la communauté, mais aussi leur apprentissage en référence aux pratiques de cette dernière (Lave & Wenger, 1991 ; Brown & Duguid, 1991 ; Wenger, 1998, Lesser & Stork, 2001 ; Gongla & Rizzuto, 2001). Dès lors, nous interrogerons l’apport de ces structures à la socialisation organisationnelle : comment les CP contribuent-elles à la socialisation des nouveaux entrants dans les différents domaines ? Nous tenterons de répondre à cette question en rappelant dans un premier temps les domaines majeurs et la perspective interactionniste de la socialisation organisationnelle (1), suivis d’une présentation de la théorie des CP en mettant en exergue les concepts fondamentaux de « participation périphérique légitime » et d’« apprentissage situé » (2). Nous présenterons ensuite notre méthode ainsi que notre terrain d’étude (3). Les résultats seront présentés et analysés (4), puis discutés dans la conclusion où nous aborderons également les implications managériales, les limites et les voies de recherches futures (5).
1 – Les domaines et la perspective interactionniste de la socialisation organisationnelle
5La socialisation organisationnelle est généralement définie comme le processus par lequel les nouvelles recrues acquièrent des connaissances et s’adaptent aux nouvelles activités, aux groupes de travail et à la culture de l’organisation, afin de participer de manière efficace dans l’organisation (Fisher, 1986 ; Feldman, 1981 ; Louis, 1980 ; Van Maanen & Schein, 1979 ; Haueter et al., 2003).
6Une multitude d’approches ont été développées au sujet de la socialisation. Nous rappelons ici celles qui nous serviront à rendre compte des apports de la théorie des CP, à savoir, les domaines et la perspective interactionniste de la socialisation.
1.1 – Les domaines de la socialisation organisationnelle
7Les travaux précurseurs sur le contenu de la socialisation (Fedman, 1981 ; Fisher, 1986) avaient identifié trois domaines majeurs caractérisant ce qu’est appris par les nouveaux arrivants : la tâche (travail / activité), le groupe de travail et l’organisation.
8La tâche (le travail) : selon Feldman (1981), la socialisation dans ce domaine consiste dans l’acquisition des informations sur le travail, l’apprentissage de la tâche pour laquelle le nouveau a été recruté ainsi que le comportement (le rôle) approprié en termes d’autorité et des responsabilités associés au poste. La maîtrise de la tâche implique la prise de confiance en soi et l’atteinte d’un niveau de performance favorable (Feldman 1981 ; Anakwe & Greenhaus, 1999). Selon Ostroff & Kozlowski (1992), les nouvelles recrues cherchent prioritairement des informations liées à ce domaine, tels que la compréhension des fonctions du poste, des missions et des priorités, l’utilisation des équipements, la gestion des problèmes courants, etc.
9Le groupe de travail : ce domaine concerne l’adaptation aux normes, aux valeurs et à la culture du groupe. Cela comprend l’acquisition des connaissances sur le groupe, son fonctionnement, ses objectifs, l’entente avec les collègues et les supérieurs, le rôle à tenir dans le groupe, le sentiment d’amitié et de confiance vis-à-vis des autres, etc. (Feldman, 1981, Fisher 1986, Anakwe & Greenhaus, 1999, Perrot, 2008). Distinguer ce domaine de celui de l’organisation est porté par le principe selon lequel les groupes de travail appartenant à une même organisation peuvent développer des cultures distinctes (Louis, 1980 ; Fisher, 1986 ; Perrot & Campoy, 2009 ; Fabre & Roussel, 2013). Généralement, le concept de groupe de travail est utilisé par les auteurs (Fisher, 1986 ; Anakwe & Greenhaus, 1999 ; Haueter et al., 2003 ; Ostroff & Kozlowski, 1992 ; Perrot & Campoy, 2009) pour désigner la fonction ou le service de l’organisation à laquelle le nouveau est affecté.
10L’organisation : cette dimension concerne l’apprentissage des valeurs, des buts et de la culture de l’organisation, tels que les règles, les rapports hiérarchiques, le système de rémunération, les normes, le langage, ainsi que tous les éléments permettant au nouveau de se familiariser avec l’organisation (Fisher, 1986 ; Ostroff & Kozlowski, 1992). La culture y occupe une place centrale (Van Maanen & Shein, 1979 ; Jones, 1983 ; Louis, 1980 ; Anakwe & Greenhaus, 1999). Elle véhicule des hypothèses et des normes importantes régissant l’appartenance, les valeurs, les activités et les objectifs. Les normes et les hypothèses sont partagées collectivement et émergent de manière interactive (Louis, 1980).
1.2 – La perspective interactionniste
11Cette perspective met en exergue le rôle central des interactions entre la nouvelle recrue et son environnement organisationnel en conférant à la nouvelle recrue un comportement proactif pendant sa socialisation (Ostroff & Kozlowski, 1992 ; Morrison, 1993 ; 2002 ; Anakwe & Greenhaus, 1999 ; Fabre & Roussel, 2013 ; El Akremi et al., 2014). Ce courant trouve ses origines dans les travaux de Louis (1980) pour qui la nouvelle recrue fait face à la « surprise » grâce au processus cognitif d’attribution de sens (sensemaking), qui s’appuie sur un certain nombre d’éléments comme les informations provenant des membres plus expérimentés. Jones (1983) a alimenté ce courant avec l’analyse de l’interaction personne – situation, en soutenant que les orientations psychologiques actuelles des individus sont constituées, en partie, à partir de leurs interactions passées avec les autres (ses expériences), et lui permettent ainsi de définir la réponse appropriée à la situation. De son côté, l’interactionnisme symbolique de Reichers (1987) considère les interactions entre les nouveaux entrants et les insiders comme le vecteur principal de la socialisation initiale des nouveaux arrivants. L’auteur souligne ainsi l’influence considérable qu’exerce ces interactions (et leur fréquence) sur la vitesse à laquelle les nouveaux arrivants progressent lors de l’étape de la rencontre [1] du processus de socialisation.
12Dans le prolongement de ces recherches, des travaux ont étudié la socialisation comme un processus de recherche d’informations. Ils ont notamment cherché à appréhender la combinaison entre le type d’information recherchée et les sources possibles (Ostroff & Kozlowski, 1992 ; Morrison, 1993 ; Anakwe & Greenhaus, 1999 ; Fabre & Roussel, 2013 ; El Akremi et al., 2014).
1.2.1 – Quelle source interpersonnelle pour quel type d’information ? Des résultats hétérogènes
13Les auteurs identifient les pairs et les supérieurs directs comme les sources les plus importantes (ou influentes) dans ce processus. Ils sont les plus accessibles et ont tendance à bien connaître le travail des nouveaux arrivants (Morrison, 1993, Fabre & Roussel, 2013) et leur apportent également un soutien social et émotionnel (Feldman, 1981, Jones, 1986 ; Thomas & Anderson, 1998 ; Simosi, 2010 ; El Akremi et al., 2014). Selon les travaux, ces deux sources ne sont pas sollicitées pour les mêmes types d’informations. Ci-dessous les résultats rapportés par quelques études empiriques :
14Dans le domaine de la tâche, Ostroff & Kozlowski (1992) montrent que les pairs sont sollicités dans la même mesure que les supérieurs, alors que pour Morrison (1993) les superviseurs sont les plus demandés pour des informations techniques et évaluatives de la performance (donc, sur la tâche). De leur côté, Fabre & Roussel (2013) trouvent une corrélation significative entre les pairs et la maîtrise de la tâche tandis que les supérieurs ne sont pas significativement corrélés avec cette dernière. Au sujet de l’intégration au groupe de travail, Fabre & Roussel (2013) relèvent des liens positifs avec les deux sources alors que l’étude d’Ostroff & Kozlowski (1992) précisent quant à elle que les pairs apportent significativement plus d’informations que les superviseurs dans ce domaine. Concernant le domaine de l’organisation, Ostroff & Kozlowski (1992) rapportent que les pairs et les supérieurs sont impliqués pareillement dans les informations transmises dans ce registre. Pour Morrison (1993), les nouvelles recrues cherchent les informations normatives davantage auprès des pairs vu qu’ils occupent le même statut. Fabre & Roussel (2013) arrivent à des résultats plus nuancés selon la facette mesurée dans ce domaine. Les échanges avec les supérieurs sont significativement corrélés à la maîtrise du fonctionnement politique, à l’adhésion aux buts et valeurs organisationnels, mais pas liés à la maîtrise de l’histoire et du langage de l’organisation. Le contraire est vrai concernant les échanges avec les pairs. Enfin, Anakwe & Greenhaus (1999), s’intéressant aux pairs, ont abouti à des résultats montrant que l’interaction avec ces derniers est significativement corrélée à la connaissance de la culture de l’organisation et à la réussite de l’intégration dans le groupe de travail. Mais les liens avec la maîtrise de la tâche ne ressortent pas significatifs.
1.2.2 – Les origines des divergences constatées entre ces résultats
15Les résultats de ces études montrent clairement des divergences à propos de « qui informe sur quel domaine » dans le cadre de la socialisation organisationnelle. Deux explications possibles peuvent être à l’origine de ces divergences. La première est d’ordre conceptuel et concerne le critère retenu pour qualifier et mesurer le concept des « pairs » qui diffère d’une étude à l’autre. Ce problème est d’ailleurs présenté par Anakwe & Greenhaus (1999) comme une explication possible du résultat relatif à l’absence de lien significatif entre les pairs et le domaine de la tâche (infirmant ainsi leur hypothèse de départ). Ils indiquent que l’échelle utilisée pour les pairs reflète une perspective large avec des questions telle que « mes collègues ont tout mis en œuvre pour m’aider à m’adapter » (ibid. p. 325). En outre, les parrains (mentors) qui peuvent être des pairs ou des supérieurs ont été considérés comme une source à part dans cette étude. De leur côté, Fabre & Roussel (2013) ont utilisé le concept de « TMX : Team Member Exchange » qui reflète la nature des relations et des interactions en termes de partage, d’assistance, d’entraide et des feedbacks mutuels. Morrison (1993) a quant à elle utilisé une échelle de recherche d’information (proposée par Ashford (1986)) dont les items précisent que les pairs incarnent ceux exerçant le même métier. Enfin, Ostroff & Kozlowski (1992) ont utilisé le critère du niveau hiérarchique : « un membre de votre groupe de travail ou un autre employé de votre niveau ou d’un niveau inférieur » (ibid. p. 856) pour désigner les pairs.
16La seconde est d’ordre méthodologique et révèle la difficulté d’appréhender l’ensemble des mécanismes d’interaction possibles. En effet, la signification et l’usage du concept même de l’ « interaction » dans ces études soulèvent certaines interrogations. Effectivement, contrairement à Anakwe & Greenhaus (1999) et Fabre & Roussel (2013), les travaux d’Ostroff & Kozlowski (1992) et Morrison (1993) avaient séparé l’observation / la surveillance des comportements des autres (pairs et supérieurs hiérarchiques) en considérant cette action comme une source d’information à part. D’autant que chez Ostroff & Kozlowski (1992) « observer comment les autres font les choses » est répertoriée comme une source non interpersonnelle, et s’est révélée par ailleurs comme étant la source la plus largement utilisée par les nouveaux devant toutes les autres. À notre sens, ce problème trouve ses origines dans le fait que les précurseurs de la perspective interactionniste (Louis (1980) ; Jones (1983) et Reichers (1987)) n’y ont pas précisé clairement la place qu’occupe l’observation des autres dans les interactions et la socialisation. Par ailleurs, les auteurs (Louis, 1980 ; Feldman, 1981 ; Jones, 1983 ; Morrison, 1993 ; Anakwe & Greenhaus, 1999 ; Fabre & Roussel, 2013) avaient souligné l’importance des interactions informelles dans le processus de recherche d’information, telles que la démonstration, l’entraide, l’observation et l’écoute, l’apprentissage inconscient, etc. Ces mécanismes semblent difficiles à saisir dans ce type de recherches empiriques. Pour Fabre & Roussel (2013), cette caractéristique est à l’origine de la divergence de leurs résultats avec ceux de Morrison (1993) : « cette contradiction peut s’expliquer par le fait que la progression concernant un domaine de socialisation (par exemple la maîtrise de la tâche) peut s’acquérir autrement que par l’échange oral et explicite d’information. Cela confirme les travaux de Bandura (1977) ou de Nonaka et Takeuchi (1995) sur le rôle de l’observation, de l’exemplarité, du modèle dans l’apprentissage. Du seul fait de travailler sur le même lieu ou de collaborer, les savoirs et savoir-faire techniques se transmettraient ainsi de manière implicite et peut être inconsciente » (ibid. p. 16).
17L’absence d’une définition précise des pairs dans l’organisation et la difficulté des études présentées à saisir les mécanismes informels intervenant dans le processus de socialisation nous amènent à penser que le cadre d’analyse qui permet de mieux appréhender ces aspects est celui de la théorie des Communautés de Pratique. Voyons dans ce qui suit en quoi consiste la théorie des CP avant d’aborder ses liens avec le processus de socialisation.
2 – Les Communautés de Pratique (CP) et la socialisation des nouveaux entrants
18Après avoir rappelé les concepts fondamentaux de la théorie des CP (Lave & Wenger, 1991), nous mettrons en perspective leurs apports au processus de socialisation organisationnelle.
2.1 – L’Apprentissage Situé et la Participation Périphérique Légitime
19Les origines de la théorie des CP (Lave & Wenger, 1991 ; Brown & Duguid, 1991 ; Wenger, 1998) remontent aux travaux de Lave & Wenger (1991) : Situated Learning : Legitimate Peripheral Participation (LPP). Le courant de l’apprentissage situé présente l’apprentissage comme intrinsèquement lié au contexte culturel, historique et social dans lequel il se produit. Ce courant s’inspire du paradigme « socioconstructiviste » de Vygotsky (1978) qui met en avant l’influence du contexte social et culturel dans le processus de construction des connaissances (McMahon, 1997 ; Hung, 2001).
20Le concept de la participation périphérique légitime (LPP) précise que l’apprentissage, qu’il soit intentionnel ou non, se déroule chez le nouvel arrivant à travers ses interactions sociales avec les autres professionnels qu’héberge la communauté de pratique qui l’accueille (Lave & Wenger, 1991). Ces auteurs analysent ainsi le processus à travers duquel les nouveaux entrants deviennent des membres d’une CP, en intégrant graduellement cette dernière par une participation périphérique légitime aux pratiques des anciens. L’évolution graduelle du nouvel arrivant de la participation périphérique à la pleine participation (la participation centrale) est caractérisée à la fois par l’acquisition des compétences et par son acculturation dans la communauté à travers l’intériorisation des normes et le développement de sentiment d’identification à ce groupe (Lave & Wenger, 1991).
21Enfin, selon Wenger (1998) l’apprentissage dans la CP s’opère, notamment, à travers la « négociation de sens » des expériences vécues par les participants. Pour Wenger, la négociation des significations au cours de l’action constitue en effet le niveau le plus pertinent pour analyser les pratiques collectives (Chanal, 2000). Le processus de négociation de sens repose sur la dualité Participation / Réification. La participation implique des actions telles que parler, écouter, observer, penser, faire, ressentir et appartenir, etc. La réification correspond au fait de donner une forme à une expérience en produisant des artefacts qui seront mobilisés ensuite lors de leurs pratiques et interactions.
2.2 – Les Communautés de pratique (CP) : identification et caractéristiques
22Les CP sont des groupes informels d’individus qui ont une histoire commune, interagissent fréquemment, partagent des connaissances, et rencontrent des problèmes proches au sein d’une même organisation (Wenger, 1998 ; Wenger et al., 2002). La CP se distingue des autres formes de groupe présents dans l’organisation à travers son entité émergente, son statut informel, son fonctionnement spontané et en autonomie (Lave & Wenger, 1991 ; Brown & Duguid, 1991 ; Wenger, 1998 ; Smith & Farquhar, 2000 ; Thompson, 2005). Parmi les indicateurs renseignant sur l’émergence d’une CP dans l’organisation (Wenger, 1998) on peut citer :
- Des manières communes de s’engager à faire les choses ensemble ;
- La circulation rapide de l’information et de la diffusion de l’innovation ;
- Des méthodes, un jargon, des représentations et des styles communs, des discours partagés ;
- Des coutumes locales, des histoires partagées, des blagues d’initiés, etc.
- Par ailleurs, Wenger (1998) identifie trois dimensions retenues comme structurantes des CP : l’engagement mutuel, l’entreprise commune, le répertoire partagé.
23L’engagement mutuel : c’est l’engagement (à travers les interactions) qui permet de distinguer les membres d’une CP des autres membres dans l’organisation. Ainsi, faire le même métier, avoir le même titre ou des caractéristiques proches ne suffisent pas pour appartenir à la CP.
24L’entreprise commune : assimilée par Wenger à une entreprise locale dans un contexte plus général, comprise et continuellement renégociée par ses membres. Elle crée chez les participants une relation de responsabilité mutuelle leur permettant d’inventer en permanence son auto-organisation sur la base de règles informelles, de normes et de conventions tacitement admises.
25Le répertoire partagé : regroupe l’ensemble des ressources créées et réifiées par les membres au fil du temps. On y trouve des outils, jargon, règles, gestes, astuces, ficelles, concepts, méthodes, routines, styles, métaphores, artefacts, etc.
26La CP est composée de membres auto-sélectionnés (Lave & Wenger 1991, Wenger et al., 2002 ; Thompson, 2005) qui peuvent avoir des caractéristiques hétérogènes en termes d’expérience, d’expertise, de qualification, de statut, d’âge et de personnalité, etc. (Lave & Wenger, 1991 ; Wenger et al., 2002 ; Roberts, 2006 ; Restler & Woolis, 2007). L’absence d’un schéma contractuel formel régissant les relations en leur sein ne signifie pas l’absence d’autorité ou de pouvoir (Thompson, 2005). Pour Smith & Farquhar (2000) et Roberts (2006), l’expérience et la compétence donnent de la crédibilité aux salariés qui en disposent, leur permettant ainsi d’influencer le fonctionnement et les décisions dans la CP. En ce sens, Restler et Woolis (2007) précisent que les apports d’autorité s’exprimant dans ces groupes s’alignent davantage sur l’autorité de la connaissance que sur l’autorité hiérarchique.
27Sur le plan opérationnel, les CP émergent pour faire face au travail réel dans les organisations et remédier aux limites de la prescription (Brown & Duguid, 1991 ; Wenger, 1998, Mebarki, 2014). Les apports de la CP à la performance de l’organisation s’apprécient généralement dans l’économie de temps réalisée et la réduction des coûts, l’accélération du processus d’apprentissage, la correction des erreurs, l’amélioration de la qualité des produits et services et l’accroissement de l’innovation (Mc Dermott, 2002 ; Lesser & Storck, 2001 ; Schenkel & Teigland, 2008 ; Hemmasi & Csanda, 2009). Enfin, un autre apport majeur de la CP à l’organisation consiste dans la prise en charge spontanée des nouveaux arrivants (Lave & Wenger, 1991 ; Brown & Duguid, 1991 ; Wenger, 1998), en les guidant vers les ressources de l’organisation et en les aidant dans leur apprentissage en référence aux pratiques de la communauté (Wenger, 1998 ; Lesser & Stork, 2001 ; Gongla & Rizzuto, 2001 ; Guérin, 2005).
2.3 – La CP et la socialisation organisationnelle
28Les concepts de socialisation organisationnelle et de CP présentent de nombreuses similitudes en termes d’objet, de mécanismes, des contenus et des finalités.
29La théorie de la LPP stipule que l’évolution de la nouvelle recrue de la périphérie au centre de la CP est permise grâce aux anciens qui l’aident à développer des connaissances et des compétences nécessaires à la réalisation de l’activité, lui permettant ainsi de devenir un membre participant et performant. Ces aspects rappellent clairement ceux mobilisés par les auteurs (Fisher, 1986 ; Feldman, 1976, 1981 ; Louis, 1980 ; Van Maanen & Schein, 1979), dans leur conception de la socialisation, à savoir, un processus par lequel des personnes extérieures à l’organisation sont transformées en membres intérieurs participants et efficaces. En outre, si la socialisation des nouveaux entrants est matérialisée par l’apprentissage des ficelles du métier (Van Maanen & Schein, 1979 ; Louis, 1980 ; et d’autres), il est clair que la CP assure bien ce procédé vu que ces ficelles du métier font partie des ressources de son répertoire commun que les membres ont créées, partagées et transmises aux nouveaux participants. Enfin, l’aspect relatif à la transmission de la culture organisationnelle lors de la socialisation de la nouvelle recrue (Jones, 1983 ; Louis, 1980) peut être comparé à l’acculturation (culture communautaire) que connait le nouveau participant lors de son évolution de la périphérie vers le centre de la CP.
30Ce rapprochement entre les deux concepts révèle que la LPP est en soi un mécanisme de socialisation des nouveaux arrivants. Avant de présenter de manière plus détaillée l’apport de la CP aux différents domaines de socialisation nous expliquerons en quoi elle incarne une source de socialisation.
2.3.1 – La CP : une source de socialisation des nouveaux arrivants
31Selon Brown et Duguid (1991), les interactions dans la CP se déroulent essentiellement selon deux mécanismes : la « narration » (story-telling process) des expériences vécues et la « collaboration ». Wenger (1998) a étendu cette liste en incluant toutes formes exprimant une participation dans la communauté : écouter, discuter, observer, rire, négocier, (ré)agir, etc. En effet, les nouveaux entrants sont souvent invités à observer comment les anciens travaillent en situation et à écouter les histoires racontées par les experts et anciens (Brown & Duguid, 1991 ; Mc Dermott & O’Dell 2001 ; Lesser & Stork, 2001 ; Guérin, 2005). Ce procédé d’apprentissage social est vu par ces auteurs comme très productif car dans la CP « on y trouve souvent les bonnes informations dispensées par les bonnes personnes aux bons moments » (Smith & Farquhar, 2000 ; Restler & Woolis, 2007). Cela est possible grâce au répertoire partagé de la CP qui comprend des informations relatives à « qui sait quoi, qui fait quoi, qui renseigne sur quoi, qui avec qui, qui connaît qui, etc. » particulièrement utiles pour les nouveaux entrants (Smith & Farquhar, 2000 ; Lesser & Stork, 2001). Enfin, en plus des informations communiquées aux nouveaux entrants, la CP leur procure un soutien social et émotionnel pour faire face aux situations difficiles rencontrées dans leur activité quotidienne (Korczynski, 2003 ; Guérin, 2005).
2.3.2 – La socialisation dans les différents domaines à travers les CP
32La tâche : la participation au sein de la CP permet aux nouveaux de négocier le sens des situations qu’ils vivent et de comprendre leur tâche, tout en co-construisant avec les anciens / experts les pratiques nécessaires pour faire face au travail réel dans l’organisation. Comme indiqué précédemment (cf. supra), la CP permet aux nouveaux d’accélérer leur apprentissage, améliorer leur maîtrise de la tâche et atteindre ainsi le niveau de performance recherchée. Ces éléments sont présentés par les auteurs (Feldman 1981 ; d’Ostroff & Kozlowski, 1992 ; Anakwe & Greenhaus, 1999 ; Haueter et al., 2003) comme les conditions requises pour apprécier la réussite de la socialisation dans le domaine de la tâche.
33En outre, le concept de la LPP permet d’apporter des éclairages sur le rôle associé à la tâche que le nouvel entrant est censé occuper. Il s’agit d’évoluer dans un premier temps à la périphérie de la communauté et de la pratique. En raison de son statut, légitime et reconnu, le nouvel entrant dispose d’un degré limité de participation et un niveau de responsabilité restreint. Lave & Wenger (1991) avaient rapporté que dans certains cas, la nouvelle recrue se voit confier, légitimement et dans les premiers temps, quelques activités qui ne représentent pas le cœur du métier en attendant sa montée en compétence. Cela dit, les membres de la CP acceptent la position des nouveaux entrants, orientent et accompagnent ces derniers dans l’évolution de leurs rôles dans l’organisation.
34Le groupe de travail : les buts, normes et valeurs d’un groupe de travail sont cultivés, véhiculés et transmis dans et via la CP qui émerge dans ce groupe. La participation périphérique légitime du nouvel entrant dans la CP lui permet d’apprendre et d’intérioriser les normes et les valeurs qui donnent à ce groupe une forme d’« entreprise commune et locale » servant de source pour orienter la conduite du collectif. Cet aspect nous rappelle un exemple rapporté dans l’article de Feldman (1981) à propos d’un groupe de pairs qui servait de dispositif de défense contre les forces oppressives au sein de l’organisation, de source de solutions possibles aux problèmes de travail et de référence normative pour les types de comportements appropriés.
35L’entente sur les comportements et les rôles attendus des nouveaux participants au sein de la CP se fait sur la base de conventions tacitement admises entre les membres de la communauté (Lave & Wenger, 1991 ; Smith & Farquhar, 2000 ; Lesser & Stork, 2001). Les ententes implicites entre le nouvel arrivant et son groupe de travail sont évoquées par Feldman (1981) comme un moyen de renseigner le nouveau sur le rôle qu’on attend de lui.
36L’organisation : apprécier la pertinence de la CP comme acteur de socialisation des nouveaux entrants dans le domaine organisationnel revient à interroger son positionnement vis-à-vis des objectifs, des valeurs, de la politique et de la culture de l’organisation où elle émerge. D’abord, il est à rappeler que la CP se forme et s’enracine dans un contexte institutionnel qui exerce une certaine pression sur ses sujets. Pour Wenger (1998 : p. 245), « le design institutionnel et la pratique sont deux sources structurantes. Elles interagissent et s’influencent l’une l’autre en conservant leur propre intégrité comme source de structure ». Puis, les travaux sur les CP (Mc Dermott, 2002 ; Lesser & Storck, 2001 ; Schenkel & Teigland, 2008 ; Hemmasi & Csanda, 2009, et d’autres) ont clairement démontré que ces structures contribuent à la performance des organisations où elles se développent. Cela dit, la CP souscrit bien aux objectifs et à la culture de l’organisation et opère dans le respect des procédures officielles tout en développant des pratiques, partagées entre ses membres et transmises aux nouveaux, qui lui permettent de conserver son entité. Toutefois, et dans une moindre mesure, certaines de ces pratiques peuvent aller à l’encontre des politiques organisationnelles jugées inappropriées ou encore oppressantes par les membres de la CP. C’est ce que tendent à montrer les travaux de Korczynski, (2003) et Raz (2007) qui qualifient les CP de communautés d’adaptation / de faire face (communities of coping), dans le sens où elles constituent aussi un moyen de résistance à des politiques de GRH et aux pratiques de contrôle managérial.
37Les idées développées dans cette partie rendent bien compte du rôle fort potentiel que peuvent jouer les CP dans la socialisation organisationnelle des nouveaux entrants. La figure 1 résume la manière dont la CP intègre le champ de la socialisation organisationnelle.
38Nous vérifierons dans la partie qui suit ces différents éléments dans une étude de cas multiple.
La CP : un acteur clé de la socialisation organisationnelle
La CP : un acteur clé de la socialisation organisationnelle
3 – Méthodologie
39La difficulté de saisir la dynamique des interactions informelles entre les nouveaux entrants et les insiders d’un côté, et les caractéristiques structurelles des CP qui dépendent largement de leur environnement organisationnel de l’autre, plaident pour le recours à l’étude de cas (Eisenhardt, 1989 ; Yin, 2009). Nous avons conduit cette dernière dans l’univers des relations de service, réputé pour être imprégné d’événements et de singularités des cas imprévus par l’organisation institutionnelle (Zarifian, 2002 ; Calderon, 2006). Nous avons choisi de réaliser une étude de cas multiple et imbriqués (Eisenhardt, 1989 ; Yin, 2009) pour multiplier nos chances d’observer des résultats probants au niveau des trois domaines de la socialisation. Ce dispositif permet en effet de collecter des données nombreuses et variées, qui seront analysées avec précision dans le sens où l’analyse de l’étude de cas multiple repose sur une analyse préalable approfondie de chaque cas avant de procéder à une analyse de l’ensemble des cas (Eisenhardt, 1989).
40L’étude a été réalisée dans les front-office de trois organisations : deux organismes de la sécurité sociale (A et B) et une succursale d’une banque (C). Les dates d’immersion correspondaient à la période de recrutement de nouveaux employés dans ces front-office. L’arrivée des nouveaux entrants était un critère déterminant dans le choix des unités à étudier.
41Ainsi, les unités retenues se présentent comme suit :
Organisation (A) | Le centre d’appel (A) | Huit nouveaux entrants : cinq venaient d’être recrutés et trois avaient quatre mois d’ancienneté. |
Organisation (B) | Le centre d’appels (B) | Huit nouveaux entrants depuis une semaine. |
Guichet (B) | Deux conseillers avec deux mois d’ancienneté et une conseillère recrutée depuis deux semaines. | |
Banque (C) | Centre d’appels (C) | Six nouveaux entrants recrutés depuis trois semaines. |
42Les organisations A et B ont pour activité l’attribution de prestations sociales distinctes aux résidents d’un département Français (vingt-sept prestations par’A’ et vingt-six pour ’B’). L’activité dans ces front office se présente comme particulièrement délicate, à la fois du fait de la participation du client au processus de coproduction et de la complexité et l’évolution des règles législatives qui encadrent les prestations. Dans la banque, les conseillers téléopérateurs gèrent deux aspects de la relation client : les « renseignements » (demandes d’informations sur les devis, les taux d’intérêts, les délais, les soldes des comptes, etc.). Cela concerne une vingtaine de produits / services bancaires et des assurances. Et la « vente » : cinq produits / services peuvent être vendus par un premier accord verbal [2].
Les outils méthodologiques
43Après avoir effectué une recherche documentaire dans les trois organisations, nous avons réalisé des entretiens semi-directifs (d’une trentaine de minutes chacun) avec les acteurs impliqués dans le processus de socialisation afin de recueillir des données discursives sur les pratiques et les comportements mobilisés (Miles & Huberman, 1994). Nous avons interrogé respectivement les trois responsables respectifs des centres d’appels / guichet (n + 2), huit superviseurs (n + 1) et dix-huit conseillers (n) dont treize nouveaux entrants.
44Les guides d’entretien ont été construits autour de 4 thématiques (plus ou moins approfondies selon les types d’acteurs interrogés). La thématique 3 – Les schémas interactionnels au sein des CP – a été développée essentiellement auprès des conseillers. La thématique 4 – La perception des managers de la contribution des CP à la socialisation des nouveaux arrivants – n’a concerné que les managers.
Thèmes du guide d’entretien | Sous-thèmes principaux |
---|---|
Thème 1 : Le processus de socialisation des nouveaux arrivants | Les politiques et les pratiques mobilisées, les domaines de socialisation et les acteurs sollicités, les relations entre les nouveaux arrivants et les pairs (anciens) – et les supérieurs hiérarchiques, l’apprentissage et la progression des nouveaux arrivants. |
Thème 2 : L’émergence des CP et la dynamique de groupe | L’implication des salariés dans les collectifs, l’existence ou non de phénomène communautaire /dynamique de groupe chez les salariés. |
Thème 3 : Les schémas interactionnels au sein des CP (les conseillers essentiellement) | Les modes, fréquences et moments des interactions, l’engagement (participation) ou non dans une CP, la nature des relations entre les pairs et les supérieurs hiérarchiques, les contenus des interactions, la pertinence et l’intérêt des informations obtenues. |
Thème 4 : La perception des managers de la contribution des CP à la socialisation des nouveaux arrivants (les managers uniquement) | Le positionnement vis-à-vis du rôle des CP dans la socialisation des nouveaux arrivants, la question de l’instrumentalisation des CP dans le processus de socialisation. |
45Ces entretiens ont permis d’éclairer plusieurs interrogations mais d’autres sont restées en suspens. Il était difficile en effet pour les acteurs de verbaliser leurs interactions informelles et apporter des précisions sur les aboutissements de ce mode d’apprentissage. Il était donc impératif de recourir à l’observation pour identifier ces groupes et appréhender leur fonctionnement (Thompson, 2005 ; Siggelkow, 2007). Les observations (pendant les situations de travail et aux moments des pauses) étaient centrées sur les caractéristiques interactives des salariés : les profils des acteurs et leurs comportements, les temps et lieux des interactions, les situations et les objets des interactions, les résultats perçus des interactions, etc. Les périodes d’observation étaient d’un mois dans le centre d’appels A et de trois semaines dans chacune des autres unités. La triangulation entre les différentes méthodes de collecte des données a permis de créer une base plus riche et plus pertinente pour une meilleure analyse des phénomènes étudiés (Eisenhardt, 1989).
4 – Résultats : La contribution des CP à la socialisation des nouveaux entrants dans les trois domaines de la socialisation organisationnelle
46Nous présenterons dans un premier temps les portraits des CP, spontanées et informelles, que nous avons identifiées dans les centres étudiés avant d’illustrer la manière dont elles contribuent à la socialisation des nouveaux entrants.
4.1 – Portrait des CP émergentes dans les sites étudiés
47La variété des clients / usagers et les évolutions des produits / services et des règles qui les régissent caractérisent le travail quotidien des conseillers dans les centres étudiés. Cette dynamique des relations de service remet sans cesse en cause les connaissances prescrites ou déjà constitués. Cela exhorte les agents à interagir intensément pour créer et partager de nouveaux savoirs et trouver des solutions aux situations rencontrées. C’est ainsi qu’émergent d’authentiques CP auto-organisées dans ces unités.
48En nous basant sur les indicateurs renseignant sur la formation des CP dans l’organisation (supra. 2.2 Les Communautés de pratique (CP) : identification et caractéristiques) et leurs éléments structurels, notre premier résultat révèle que tous les employés évoluant dans le même site et exerçant le même métier ne sont pas systématiquement membres des CP qui y émergent. Sur les sites étudiés, et à l’instar des cas rapportés par certains auteurs (Schenkel & Teigland, 2008 ; Restler & Woolis, 2007 ; Mebarki, 2014) la formation et les schémas interactionnels des CP dépendent fortement de l’organisation spatiale du site ainsi que des profils des employés sur place.
Le Centre d’appels A
49Les postes de travail sur la plateforme téléphonique sont regroupés dans des « boxes ». Les boxes portant les numéros 1, 2, 5 et 6 sont configurés de manière à accueillir quatre à cinq téléopérateurs. Les boxes 3 et 7 ne disposent que de deux postes de travail, donc, deux téléconseillers seulement. Enfin, le box 4 a une configuration différente de celles qui précèdent : il contient cinq postes qui sont séparés les uns des autres par des cloisons (dues à des contraintes d’installation technique).
50Cette organisation spatiale, sur laquelle s’aligne l’organisation des temps de travail et des pauses (commune aux salariés de chaque box), détermine les schémas et les fréquences des interactions entre les salariés. En effet, et contrairement à ce que l’on pouvait attendre, même s’il arrive que les employés se déplacent sur la plateforme, nous avons constaté qu’il n’existe pas une CP unique qui engloberait tous les téléopérateurs qui y exercent mais plusieurs CP, dont les frontières sont délimitées par les boxes. Par ailleurs, certains salariés ne se trouvent dans aucune de ces CP.
51En effet, du fait de la proximité, les interactions (discussions, engagements, observations et écoutes des conversations téléphoniques, etc.) sont très fréquentes et intenses au niveau intra-box mais quasi-inexistantes au niveau inter-boxes. Aucune dynamique interactionnelle n’est observée dans le box 4 dont la configuration (cloisons) ne permet pas à ses occupants d’interagir. Les boxes 3 et 7 aussi n’affichent pas des niveaux d’interactions perceptibles vu le nombre de conseillers qu’ils regroupent chacun. Cela dit, contrairement aux boxes 1, 2, 5 et 6 qui forment chacun une CP propre [3], la pauvreté, voire la quasi-inexistence d’interactions dans les boxes 4, 3 et 7 ne permet pas de former de vraies CP entre les salariés occupant ces postes. Nous considérons ainsi ces derniers comme n’appartenant à aucune CP. Enfin, la plateforme héberge également les bureaux des deux superviseurs.
Le centre d’appels B
52La plateforme se présente comme une grande salle contenant trente-sept postes de conseillers avec une configuration « open space » qui permet aux salariés d’interagir librement et régulièrement. Chaque salarié est entouré d’une dizaine de collègues. Cette configuration permet donc la formation d’une grande CP au sein de cette salle (avec des interactions en chaîne dont les sens et niveaux d’interactions varient notamment selon la proximité des postes). Les interactions entre les employés sont permanentes, elles prennent toutes les formes interactionnelles possibles et concernent tous les sujets. Certaines discussions se prolongent pendant les pauses café et déjeuner (à l’instar du centre précédent), et parfois, comme nous l’avait confié deux salariés, en rentrant après le travail en covoiturage. Nous avons identifié toutefois huit conseillers qui n’interagissent pas ou très peu avec les autres, que ce soit en situation de travail ou pendant les pauses. Notre constat est confirmé par un superviseur qui dit à propos de ces conseillers : « on leur reproche souvent de ne pas s’impliquer assez dans le collectif, de vouloir rester seuls et distants ». Les interviews réalisés avec certains d’entre eux et nos observations révèlent qu’ils ne partagent pas vraiment un répertoire commun avec les autres employés et ne développent pas de sentiment d’appartenance à une communauté. Nous les considérons ainsi comme non-membres de la CP de cette plateforme. Les bureaux des quatre superviseurs sont situés dans un coin de la salle avec une certaine distance de postes des conseillers.
Le guichet B
53Le guichet est un open space qui permet des interactions intenses et larges entre les douze conseillers qui l’occupent. Derrière cet espace on trouve ce que le groupe appelle le « backstage » qui comprend un grand hall, les bureaux des trois superviseurs et de la responsable du service. Ces deniers, et contrairement à leurs homologues dans les centres d’appels précédents, partagent le travail réel des guichetiers en assurant l’accueil des usagers quelques heures par semaine. Ils participent ainsi aux interactions entre les agents au guichet et au backstage. Ils s’appuient régulièrement sur l’expertise de certains conseillers et leur management prend un style nettement participatif. À titre d’exemple, la décision de traiter en priorité les dossiers de certains usagers revient parfois aux conseillers puisqu’ils connaissent mieux la situation (sociale) des usagers bien que cette priorisation ne corresponde pas souvent à la règle en vigueur. Ainsi, les supérieurs hiérarchiques ici contribuent à la formation d’une CP intégrant des statuts hiérarchiques hétérogènes dans laquelle, et selon les termes de Restler & Woolis (2007), les rapports d’autorité s’alignent davantage sur l’autorité de la connaissance que sur l’autorité hiérarchique. Par ailleurs, deux conseillers semblent ne pas appartenir à cette CP. En effet, ils se tiennent à l’écart du groupe, ne s’engagent pas avec ses membres et ne présentent pas de caractéristiques communes avec eux. Par exemple, on a appris qu’ils ne sont pas au courant d’une pratique informelle phare du répertoire partagé de cette communauté qu’est « la catégorisation des clients à partir de facteurs comportementaux et sociaux » [4].
Le centre d’appels C
54L’organisation spatiale ici est similaire à ce qu’a été observé dans le centre d’appel B. La plupart des conseillers participent clairement à la formation d’une grande CP. Elle est composée de deux catégories de profils : la première comprend d’anciens agents de traitement (back-office) dotés d’une expérience considérable et une bonne maîtrise technique (selon le responsable du service). Ils ont été mutés à la plateforme depuis presque deux ans. Les employés de la seconde catégorie sont plus jeunes, plus diplômés et bons vendeurs. Les interactions sont bien multilatérales mais les échangent inter-catégories dominent, donnant ainsi à cette CP un caractère d’expertise partagée. Sur les quarante-sept conseillers de la plateforme, six d’entre eux (et appartenant aux deux profils) étaient identifiés comme non participants à la CP. Les bureaux des quatre managers et du responsable se situent également sur la plateforme.
55De ces premiers résultats nous comprenons que l’organisation des postes de travail joue un rôle important dans l’émergence des CP mais l’appartenance à ces groupes dépend aussi de l’engagement mutuel des membres. Les CP identifiées sont ainsi composées essentiellement des pairs (à l’exception des non participants) et peuvent incorporer des supérieurs qui partagent le travail réel des membres participants.
4.2 – La socialisation des nouveaux à travers leur participation dans les CP
56Bien que les supérieurs hiérarchiques ne participent pas aux CP existant dans leurs centres d’appels respectifs ils incarnent toutefois des agents socialisateurs essentiels. Ils sont sollicités par les nouveaux entrants pour des informations inhérentes aux trois domaines de la socialisation. Cependant, nos observations ont révélé que le rythme de ces sollicitations et la diversité des contenus abordés sont nettement plus faibles par rapport à ce qui peut être observé dans les CP. En effet, si lors des premiers jours les nouveaux considéraient les superviseurs comme leurs interlocuteurs naturels et privilégiés, ils les délaissent au fur et à mesure qu’ils apprennent (avec surprise nous a confié un conseiller) que les pairs représentent aussi une source d’information pertinente. L’abandon graduel des superviseurs se fait au profit d’un processus inverse qu’est l’intégration progressive de la CP, ou selon les termes de la LPP, le déplacement progressif de la périphérie au centre de la communauté.
4.2.1 – La CP et la socialisation à la tâche
57Dans les trois organisations respectives, et face à l’incapacité des procédures officielles à prévoir un grand nombre d’événements, les membres des CP négocient quotidiennement le sens des situations vécues. Ci-dessous un exemple (concis) de négociation de sens se déroulant entre des salariés du guichet B qui a eu lieu pendant la pause déjeuner, et à laquelle a participé une nouvelle recrue (Elodie) :
Karen : T’as bien fait de l’envoyer parce que son problème est très particulier.
Alain : Ben, voilà, je n’avais pas trouvé son cas sur « metad » !
Elodie (nouvelle recrue) : Il s’agissait de quoi, il y a eu un problème ?
Karen : Il été en congé dans son entreprise, mais il en a profité pour suivre une formation et il a eu un accident.
Elodie : on lui doit des’OA’ ou des’DR’ dans ce cas ?
Karen : non, parce qu’il n’a pas le droit de partir en formation car […] et la formation en question n’était pas prescrite par son employeur…, mais pour lui […] donc, ça ne rentre pas dans le cadre […], alors, normalement pas de OA ni des DR ni des CI non plus !
Alain : Il est dans une mauvaise posture alors. Tu lui as conseillé quelque chose ?
Karen : Ben, il n’y a que son employeur qui peut […]. Je lui ai conseillé de […]
58La négociation de sens de cette expérience a permis aux salariés de mieux comprendre le cas particulier d’un usager, que même la base informatique (metad) consultée par Alain n’a visiblement pas permis d’informer sur la procédure à suivre. La négociation a permis alors de développer et partager des connaissances et réifier une solution. La participation de la nouvelle recrue Elodie en posant des questions aux anciens symbolise sa participation périphérique et légitime dans cette CP.
59L’interaction dans les CP permet donc aux nouveaux d’acquérir les connaissances et pratiques indispensables à la maîtrise du travail réel vécu dans ces organisations. Ce verbatim d’une conseillère nouvellement recrutée dans le centre d’appels (A) rend compte de l’importance de ces connaissances : « Je préfère demander une info à un collègue qu’au sup (superviseur). Il comprend vite ce que vous voulez dire, et je trouve que généralement il explique mieux que le sup… Les collègues connaissent mieux les problèmes qui arrivent ici… ». Dans ce même registre, un conseiller du guichet (B) nous confie « Avant, je travaillais dans le service « traitements ». On m’a transféré ici sans recevoir de formation sur la gestion de la relation client […]. C’est grâce à mes collègues qu’aujourd’hui je maîtrise mon travail, notamment Greg, qui a fait l’accueil depuis des années. Je m’assois à côté de lui au guichet, je lui pose des questions régulièrement, et j’observe comment il gère les situations conflictuelles… En plus, il m’apprend des astuces pour rester calme avec les clients ». Dans le centre d’appels de la banque, nous avions assisté à des cas similaires, comme par exemple celui d’une négociation de sens entre deux anciens et un nouvel entrant, dont l’objet était d’expliquer à ce dernier les techniques et les astuces qui lui permettraient d’accroître ses ventes.
60Notons par ailleurs que selon les discours de certains conseillers (centres d’appels A, B et C) leur recours aux collègues expérimentés est aussi motivé par le fait que ces derniers, et contrairement aux superviseurs, n’incarnent pas une autorité d’évaluation. Il est à souligner que cet aspect était absent dans les discours des conseillers du guichet B dont la CP comprenait la responsable et les superviseurs.
61La CP procure également aux nouveaux le soutien émotionnel et psychologique lorsqu’ils font face à des situations difficiles. Nous avons assisté en effet, dans les trois organisations, à des scènes où les nouveaux « craquent » après une coproduction (généralement, à cause des comportements déviants des clients/usagers). Les membres des CP concernées n’hésitaient pas à témoigner leur affection et apporter leur soutien dans ces situations. Un conseiller (ancien) du guichet (B) nous confie que « cet aspect est très important dans notre activité, ça nous rassure vu qu’on est souvent agressés ici… ». Ce soutien permet donc aux nouveaux de travailler dans de bonnes conditions et faciliter ainsi (Taormina, 2004 ; Fabre & Roussel, 2013) leur apprentissage de la tâche et leur socialisation en général.
62Enfin, les CP aident et accompagnent les nouvelles recrues dans le rôle associé à la tâche en termes de responsabilités, d’objectifs et de comportement requis dans les activités d’accueil dans les front-office. En effet, en plus des nombreux conseils prodigués aux nouveaux, les participants s’autorégulent et prennent des initiatives pour permettre de meilleures conditions de travail à ces derniers sans attendre des consignes formelles de la direction. C’est le cas par exemple au guichet (B), où les anciens (grâce notamment à leur connaissance des usagers catégorisés (cf. 4.1 Portrait des CP émergentes dans les sites étudiés / Guichet B), se « débrouillent » pour accueillir les « cas » les plus compliqués laissant ainsi aux nouveaux les demandes dites « simples / routinières ». Une nouvelle recrue dans ce guichet nous dit à propos de son collègue « …parfois il intervient dans des situations que je n’arrive pas à gérer ». Une tendance similaire est observée dans le centre d’appels A (et dans C dans une moindre mesure) où les anciens proposent par exemple aux novices de leurs CP respectives de leur laisser le traitement des courriels qui leur posent des problèmes.
4.2.2 – La socialisation des nouveaux arrivants dans leurs groupes de travail via les CP
63La socialisation des nouveaux dans leurs unités d’affectation respectives peut être appréhendée à travers l’apprentissage des méthodes et des références communes et l’intériorisation des normes et des valeurs véhiculées dans les CP émergeant dans ces unités. Par exemple, nous avons observé (dans la banque notamment) les nouveaux arrivants identifier les domaines d’expertises des conseillers après deux premières semaines de leur arrivée et commençaient à mieux cibler leurs interactions selon les besoins. Au niveau de la culture, les CP identifiées portent des empreintes distinctives en termes de normes et valeurs vis-à-vis de celles des organisations où elles émergent. Sur le plateau téléphonique A, elles se distinguent même entre elles. Par exemple, la CP du box 6 affiche une certaine empathie à l’égard de la situation des demandeurs de prestations alors que la CP du box 7 est connue pour son cynisme à ce sujet. Nous avons constaté que les nouveaux entrants installés dans les différents box s’accommodent graduellement de ces cultures qui pré-structurent une partie de leur activité. Cela rappelle le processus d’acculturation évoqué par les théoriciens de la LPP. Un exemple d’intériorisation des normes peut être aussi relevé dans le discours d’une conseillère (4 mois d’ancienneté), qui s’est installée récemment dans le box 1 après avoir passé les trois premiers mois au box 4 (qui ne permet pas l’émergence d’une CP) : « Depuis que j’ai changé de place, je me sens plus compétitive sur le nombre d’appels… Avant, je n’arrivais pas à me fixer une référence. Ne serait-ce que celle de la moyenne de tous les salariés, là je me réfère à Patrice qui fait beaucoup d’appels ». En fait, cette référence est la norme en vigueur dans cette CP et est légèrement au-dessus de celle fixée dans le service. Enfin, on note la présence d’une certaine culture protestataire (soutenue par des salariés syndiqués) que les nouveaux peuvent intérioriser de manière consciente ou inconsciente. Chez les membres de la CP de la banque, l’accent est mis entre autres sur les politiques salariales de leur entreprise. Dans le centre d’appels B, les participants à la CP protestent contre la pression des résultats quantitatifs. Au niveau du box 2 du plateau téléphonique A, les revendications à propos de la mobilité fonctionnelle (vers le back office) occupent le centre des débats et sont souvent rappelés à la direction du centre.
4.2.3 – La contribution de la CP à la socialisation dans le domaine organisationnel
64Les discours des nouveaux entrants font ressortir que les sujets abordés avec les anciens concernent le fonctionnement, les objectifs et l’histoire de l’organisation, mais les sujets les plus récurrents s’attachent aux questions de GRH comme les statuts et la promotion, la rémunération, l’évaluation, les congés et les arrêts maladie, etc. Les raisons invoquées pour justifier le recours aux collègues afin d’obtenir ces informations peuvent être illustrées par les propos d’un conseiller du centre A : « ce type d’information n’est jamais bien expliqué par les officiels. Sinon, de manière floue avec un jargon administratif qu’on ne maîtrise pas vraiment à notre arrivée ».
65D’une manière générale, et comme il a été rapporté ci-dessus, les apports des CP à leurs nouveaux membres en termes d’aide à la maîtrise de la tâche, d’accompagnement dans l’évolution de leur rôle et d’intégration dans leurs unités d’affectation épousent clairement les orientations des organisations étudiées, en termes d’objectifs, de normes et de valeurs. Toutefois, certains aspects de la culture partagée au sein de quelques CP ne s’alignent pas parfaitement sur celle de l’organisation, à l’instar de la CP du box 7 (centre A) qui développe à l’égard des usagers une attitude contraire aux valeurs promues par l’organisation officielle, ou encore, la culture contestataire développée dans certaines CP qui heurte souvent les superviseurs (qui incarnent aux yeux des conseillers le premier niveau hiérarchique dans les organisations étudiées). À ce sujet, un superviseur dans le centre d’appels de la banque nous confiait (en montrant du doigt discrètement un groupe comprenant des salariés syndiqués assez actifs) : « je n’apprécie pas trop de voir les nouveaux s’approcher du groupe là-bas… ils peuvent leur inculquer de fausses et mauvaises idées ». Cette réflexion est également observée chez une superviseuse dans le centre d’appels A lorsqu’il s’agit du groupe du box 2, connu pour ces idées revendicatrices, et se montre méfiante quant aux informations qui circulent dans cette CP. Ces éléments font ainsi écho au concept de « communities of coping » qui met en exergue la culture de résistance partagée dans les CP face à certaines politiques de l’organisation.
4.3 – La perception des supérieurs hiérarchiques du rôle des CP dans la socialisation
66Le rôle que jouent les CP dans la socialisation des nouveaux entrants est bien reconnu par la plupart des responsables et superviseurs. Il semble en revanche méconnu ou pas assez considéré, voire suscitant la méfiance chez certains. Dans le centre d’appels (A), hormis le positionnement de la superviseuse à l’égard de l’attitude revendicatrice des membres du box 2, les superviseuses semblent bien conscientes de l’intérêt de ces groupes en organisant le travail de manière à intégrer les nouveaux dans les box formant des CP. Toutefois, la difficulté d’organisation a fait qu’une nouvelle recrue s’est retrouvée régulièrement installée dans le box 4 (ne formant pas une CP). Il est à souligner que cette dernière s’est vue notifier la fin de son contrat au terme de la période d’essai. Selon les responsables, elle ne réalisait pas les objectifs qui lui ont été fixés et n’arrivait pas à s’intégrer dans le service. À notre sens, cela peut être dû au fait que, contrairement aux autres nouvelles recrues, elle n’a pas participé à une CP et n’a donc pas bénéficié de ce mode de socialisation.
67Dans le centre d’appel (B), les nouveaux entrants sont regroupés dans un certain périmètre et les superviseurs ne cherchent pas à les rapprocher systématiquement des insiders. Ce sont les nouveaux entrants eux-mêmes qui demandent à s’installer sur des postes jouxtant ceux des anciens. Au guichet (B) la responsable et les superviseurs (considérés comme membres de la CP) adoptent une attitude contraire à celle de leurs homologues du centre d’appels en mettant en place les moyens nécessaires pour intensifier les interactions entre les nouveaux arrivants et les insiders. Selon la responsable du centre, cet aspect est intégré dans le système de gestion du guichet. Ce positionnement à l’égard de la CP est sans doute encouragé par le fait que les supérieurs hiérarchiques eux-mêmes soient membres de cette communauté.
68Enfin, les avis sur le sujet divergent au niveau du centre d’appels de la banque. Le responsable et deux des superviseurs encouragent les nouveaux arrivants à interagir avec les anciens : certains sont plus pointus que nous il faut l’admettre. Je préfère que les nouvelles recrues soient formées ici par eux », nous confiait un des deux superviseurs en faisant allusion à ceux qui travaillaient auparavant au back-office. Les deux autres superviseurs sont quant à eux moins enthousiastes au sujet de la contribution des CP à la socialisation des nouveaux arrivants.
5 – Discussion et conclusion
5.1 – Contributions
69Cette étude est, à notre connaissance, la première à faire le rapprochement entre le concept de socialisation organisationnelle et celui de CP. L’introduction du concept de CP a permis ainsi d’expliquer comment ces structures contribuent de manière informelle à la socialisation des nouveaux arrivants dans l’organisation. Les principales contributions que nous pensons avoir apportées peuvent être soulignées en trois points :
701. La mobilisation de la théorie des CP a permis d’apporter une explication quant à l’absence de consensus sur la question de « qui renseigne sur quel domaine » dans l’organisation. En effet, et bien que cette approche n’ambitionne pas de trancher sur cette question, contrairement aux travaux dans ce registre qui cherchent à appréhender les combinaisons « statut hiérarchique – type d’information transmise » (Ostroff & Kozlowski, 1992 ; Morrison, 1993 ; Anakwe & Greenhaus, 1999 ; Fabre & Roussel, 2013), elle propose un niveau d’analyse différent qui consiste à distinguer les participants de la communauté (toutes positions hiérarchiques confondues) comme les membres actifs dans la socialisation des nouvelles recrues et dans l’ensemble des domaines, des non-membres qui ne participent pas ou très peu à ce processus. En outre, la théorie des CP a permis de rendre compte des mécanismes informels intervenant dans le processus de socialisation des nouveaux arrivants en expliquant la manière dont ces derniers bénéficient de l’expertise des membres de la communauté (partage des expériences, transfert implicite des savoirs tacites, etc.).
712. Dans le registre des apports de la CP à la socialisation des nouveaux dans les différents domaines, nous avons pu constater que les contributions de ces groupes sont bien considérables. Dans le domaine de la « tâche », la CP offre aux nouvelles recrues un espace favorable pour l’apprentissage et la maîtrise de cette dernière. En effet, et au-delà de ce qu’est rapporté dans les travaux sur les informations communiquées par les pairs et les managers, l’introduction de la notion de négociation de sens a décrit la manière dont les connaissances des anciens sont transmises aux nouveaux arrivants. La participation de ces derniers à la négociation de sens des expériences leur permet une compréhension plus approfondie des situations rencontrées et une utilisation plus appropriée des solutions élaborées. C’est dans ce sens que les membres de la CP aident et accompagnent les nouveaux vers la maîtrise de la tâche. Concernant le domaine « groupe de travail », ce sont les CP émergeant dans les unités d’affectation qui transmettent aux nouveaux entrants les normes et les cultures de ces unités. Les CP accompagnent l’évolution des nouveaux entrants au sein de leurs groupes de travail à travers le mécanisme de la LPP qui permet à la fois l’apprentissage des références communes et l’intériorisation de la culture du groupe. Enfin, la socialisation dans le « domaine organisationnel » à travers les CP interroge la relation entretenue entre les deux entités. Il s’est avéré alors que la contribution de ces groupes suit dans la plupart des cas les objectifs, normes et valeurs de l’organisation institutionnelle. Toutefois, les CP peuvent transmettre aux nouveaux entrants des moyens de résistance à certaines règles organisationnelles. À notre connaissance, cet aspect n’est pas abordé dans les travaux sur l’apport des pairs à la socialisation des nouveaux dans le domaine de l’organisation.
723. Le dernier point concerne l’apport de la théorie des CP aux travaux inscrits dans la perspective interactionniste de la socialisation organisationnelle. Ces derniers reflètent une conception de l’apprentissage différente de celle dont s’inspire la théorie des CP. En effet, en empruntant respectivement les concepts de « sensemaking » et de l’« orientation psychologique », Louis (1980) et Jones (1983) considèrent l’apprentissage davantage comme une activité individuelle (interne, dans la tête). Les analyses de Reichers (1987) reposent aussi sur le même niveau d’analyse. Cette conception de l’apprentissage est soutenue par le paradigme « constructiviste » (initiée par Piaget (1960)) qui était le plus dominant au début des années 1980. Le constructivisme s’intéresse essentiellement à la façon dont l’esprit appréhende et interprète son environnement pour y faire face et ne prend pas assez en compte les dimensions sociales de l’apprentissage (Mc Mahon, 1997 ; Hung, 2001). La théorie des CP (développée au début des années 1990), quant à elle, situe l’apprentissage dans la participation sociale des acteurs (externe, dans le monde). Cette conception de l’apprentissage repose sur le paradigme socioconstructiviste (initié par Vygotsky (1978)) qui se concentre davantage sur la connaissance socialement construite. L’acquisition des connaissances dépend ainsi des interactions entre l’apprenant, la situation d’apprentissage et les participants dans la situation. En outre, et comparée aux travaux mobilisés dans cette perspective, l’approche des CP met en exergue l’importance des interactions non verbales (observations, démonstration, etc.), le processus de négociation ou de co-construction (avec les autres) de sens et l’importance des transferts implicites des savoirs tacites dans le processus de socialisation des nouveaux entrants. C’est ainsi que la théorie des CP enrichit et complète la perspective interactionniste de la socialisation organisationnelle.
73Par ailleurs, cette recherche a permis d’enrichir la théorie des CP en intégrant la socialisation organisationnelle à la liste des apports de ces groupes dans les organisations.
5.2 – Les implications managériales
74Nos résultats montrent l’importance de la contribution des CP à la socialisation des nouvelles recrues dans l’organisation. Ils plaident ainsi pour une meilleure considération de la part des responsables du rôle joué par ses groupes et les invitent à soutenir cette dynamique. D’abord, en encourageant les nouvelles recrues à intégrer ces groupes en les sensibilisant notamment à l’intérêt des apprentissages qui s’y déroulent. Le travail d’encouragement doit également concerner les anciens membres des CP en les incitant à la prise en charge informelle des nouveaux entrants et à initier les premiers contacts si besoin. Cet encouragement doit être suivi d’actions favorisant l’émergence, la dynamique et le fonctionnement de ces communautés informelles et auto-organisées. Sans toutefois chercher à les surveiller ou les contrôler il est en effet possible d’agir sur les facteurs permettant de les cultiver (Wenger et al., 2002 ; Thompson, 2005 ; Mebarki, 2014). Comme nos résultats le montrent, l’organisation spatiale et temporelle du travail intervient dans la facilitation des échanges et la définition les schémas interactionnels au sein de ces structures. Par ailleurs, la participation des supérieurs hiérarchiques dans les CP, en tant que simples membres, peut être un moyen judicieux pour apprendre des expériences des participants et contribuer à leurs débats traitant des questions organisationnelles. Ces dernières peuvent être bien sensibles pour qu’elles soient évoquées avec des supérieurs adoptant une position formelle et distante vis-à-vis de leurs subordonnées. Cette participation permettrait également de rassurer le nouvel arrivant quant à la compétence et le rôle que jouent les CP dans l’organisation.
5.3 – Limites et voies de recherches futures
75Trois limites principales peuvent être soulignées dans cette contribution. Il s’agit en premier lieu de la nature de l’activité des unités étudiées, à savoir l’univers du contact avec le client dont l’aspect relationnel ne se prête pas facilement à la prescription. Cela fait de cet univers un terrain propice à l’apprentissage situé et l’émergence des CP, et donc, le recours potentiel des nouvelles recrues à ces groupes. Quid des autres univers ? La seconde limite consiste dans les durées de nos immersions qui ont probablement limité la possibilité de déceler tous les mécanismes caractérisant l’évolution des nouveaux arrivants dans leurs CP respectives. D’autant que le caractère informel et fluide de ces groupes ne facilite pas la saisie de certaines situations. Enfin, notre étude n’a pas abordé la question de l’appréciation de la socialisation via les CP en termes de réussite ou l’échec du processus.
76Ces limites ouvrent la voie à d’autres recherches sur la question de la socialisation des nouveaux arrivants via les CP, qui semble toutefois être oubliée par la littérature dans ce champ d’étude. En ce sens, la première piste d’investigation exhorte à explorer davantage les apports de la CP à la socialisation organisationnelle afin d’en dégager les tendances générales. Une seconde piste interroge les résultats de ce moyen de socialisation sur la base des indicateurs habituellement mobilisés dans ce champ.
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Notes
-
[1]
L’auteur fait référence ici à la seconde étape du processus telle qu’énumérées dans l’approche relative aux étapes de la socialisation : la socialisation anticipée, la rencontre et le changement (Feldman, 1981).
-
[2]
Suivi, pour des fins de concrétisation, par l’envoi de documents au client pour signature. Les produits qui ne sont pas vendables au « front-office » (les prêts par exemple) font l’objet d’un accueil physique avec un conseiller.
-
[3]
Les différences entre ces CP sont notables aux niveaux des styles et natures des engagements dans leurs entreprises communes respectives, des contenus des répertoires partagés et dans leurs perceptions de leur activité. D’autant que certains employés appartenant à des boxes différents n’interagissent jamais ensemble, à un tel point que certains ignorent même les prénoms de quelques employés.
-
[4]
Cette pratique permet aux agents de réduire l’imprévisible, d’anticiper et d’adapter la tâche par rapport à l’usager.