@GRH 2015/4 n° 17

Couverture de GRH_154

Article de revue

Comprendre les interactions entre scripts de carriere et action individuelle : le cas du secteur humanitaire

Pages 59 à 85

Notes

  • [1]
    Nous reprenons ici le terme développé par Abelson (1981). De même que le script « manger au restaurant » comporte des variantes selon qu’on est dans un fast food ou dans un restaurant gastronomique, le script de l’humanitaire à durée déterminée comporte des variantes : évoluer du secteur urgence-développement vers le plaidoyer ne correspond pas au même track qu’évoluer vers une association de solidarité ou d’aide aux sans-abris.

Introduction

1Bien que prometteur par les nombreuses perspective de recherche qu’il ouvre, le concept de script de carrière fait l’objet de critiques dans le champ des carrières. L’article de Gunz (2012), présenté à un symposium dédié au concept, est particulièrement éclairant à ce sujet. Pour Gunz, le concept de script de carrière pâtit d’une définition vague et floue qui rend son utilisation empirique difficile. Il en résulte le développement de travaux épars mobilisant le concept de manière partielle et l’utilisation de différentes acceptions du concept aboutissant à une confusion entre le concept de script de carrière et la notion même de carrière. Face à ce constat, la conclusion de Gunz est sans appel : il faut abandonner le concept de script de carrière.

2Cet appel à abandonner le concept peut cependant paraître excessif. Défini comme l’ensemble des schémas cognitifs, des ressources et des normes diffusés par la structure et mis en œuvre par l’action individuelle (Barley, 1989), le concept de script de carrière permet en effet de repositionner la carrière au cœur des relations entre agence et structure et ouvre à ce titre plusieurs perspectives de recherche intéressantes dans le champ des carrières. Il propose d’étudier la carrière comme un phénomène multi-niveaux considérant la carrière comme le résultat conjoint de l’action individuelle et de la société dans son ensemble. Il permet, par ailleurs, d’appréhender celle-ci à la fois dans sa dimension psychologique et sociologique (Peiperl & Gunz, 2007).

3Le concept de script de carrière semble donc particulièrement riche pour la recherche en carrière mais nécessite, à défaut d’être abandonné, d’être précisé. Notre article propose donc de revenir sur ce concept et de s’interroger sur ce qu’est réellement un script de carrière.

4Cet article propose tout d’abord de revenir aux origines du concept de script de carrière et d’en tirer des enseignements pour l’opérationnalisation empirique du concept. Le retour sur les travaux en psychologie cognitive met en évidence la double dimension cognitive et comportementale du script de carrière (Abelson, 1981; Schank & Abelson, 1977). De même, la prise en compte des travaux de théorie des organisations, conduit à distinguer deux formes de scripts de carrière - les scripts de carrière forts et les scripts de carrière faibles (Dany, Louvel, & Valette, 2011; Gioia & Poole, 1984; Weick, 1996).

5Cet article s’efforce de mobiliser ces enseignements dans le cadre d’une étude empirique s’intéressant aux interactions entre script de carrière et action individuelle. La double dimension cognitive et comportementale du script de carrière permet en effet de s’interroger sur le rôle des individus dans la construction et la spécification des scripts de carrière, tandis que la typologie des scripts forts et des scripts faibles permet de s’interroger sur le rôle réel des scripts de carrière dans la construction de la carrière individuelle.

6Notre article est structuré de la façon suivante. Après être revenu plus en détail sur le concept de script de carrière et les apports de ses travaux fondateurs (1), il étudie l’interaction entre scripts et action individuelle dans le cadre d’une étude empirique menée dans le secteur humanitaire français (2). Cet article montre que l’interaction entre script et action individuelle dépend du type de script considéré et des individus eux-mêmes (3).

1 – Le script de carriere : un concept complexe mais porteur pour la recherche dans le champ des carrieres

1.1 – Le script de carrière : portée et critiques

1.1.1 – Le script de carrière : un concept porteur pour la recherche dans le champ des carrières

7Développé par Barley (1989) puis par Barley et Tolbert (1997), le concept de script de carrière ouvre plusieurs voies de recherche intéressantes dans le champ des carrières. S’appuyant sur les travaux de Giddens (1984) et Hughes (1937), Barley propose de placer la carrière au centre des relations entre individus et structure. Plus précisément, il explique que les carrières reposent sur un ensemble de schémas cognitifs, de ressources et de normes qu’il appelle scripts de carrière et qui guident les individus tout au long de la construction de leur parcours professionnel (Dany et al., 2011). Ces scripts de carrière sont diffusés par la structure et énactés par les individus. Pour Barley (1989), les scripts de carrière jouent donc un rôle central dans le processus de structuration. Ainsi, la structure en diffusant des scripts de carrière influence et oriente les comportements individuels tandis que l’individu en énactant ces mêmes scripts agit sur la structure en transformant les règles et les normes qu’elle diffuse. La figure 1) présente de manière synthétique le rôle des scripts de carrière dans le processus de structuration.

Figure 1

Le rôle des scripts de carrière dans le processus de structuration (adapté de Duberley et al., 2006)

Figure 1

Le rôle des scripts de carrière dans le processus de structuration (adapté de Duberley et al., 2006)

8Les pistes de recherche ouvertes par les scripts de carrière rendent le concept particulièrement stimulant (H. P. Gunz, 2012). En plaçant la carrière au cœur de la relation individu/structure, les scripts de carrière permettent, en effet, de prendre en compte à la fois la filiation psychologique et la filiation sociologique de la carrière, deux filiations longtemps étudiées de manière séparée et encore trop rarement abordées de manière conjointe (Jones & Dunn, 2007; Mayrhofer, Meyer, & Steyrer, 2007). Les travaux issus de la filiation psychologique de la carrière proposent d’étudier les carrières comme un phénomène individuel, d’autres issus de la filiation sociologique proposent d’étudier les carrières davantage comme un effet des fonctionnements sociaux. Le concept de script de carrière invite à dépasser cette dichotomie et à considérer la carrière comme à la fois le fait de l’ « histoire sociale » et de la « biographie individuelle » (Grandjean, 1981). Le script de carrière propose, en d’autres termes, d’étudier la carrière selon un double regard macro et micro en considérant la carrière comme un phénomène multi-niveaux (H. Gunz & Mayrhofer, 2014).

1.1.2 – Des limites inhérentes au construit du concept de script de carrière

9L’ambition du concept de script de carrière n’est pas mineure. Pourtant, depuis l’article fondateur de Barley (1989), seuls quelques chercheurs se sont emparés du concept. Duberley, Cohen, et Mallon (2006) montrent que les chercheurs scientifiques du secteur public anglais et néo-zélandais mobilisent quatre scripts de carrière (le script organizational careerist, le impassioned scientist, le strategic opportunist et le balance seeker) pour développer leur carrière. De même, Dany et al. (2011) montrent que la carrière académique française s’appuie sur des scripts de promotion (c’est-à-dire des règles et des schémas cognitifs que les individus mobilisent pour faire sens du système de promotion et du passage du statut de maître de conférences à celui de professeur des universités) qui poussent les individus à adopter des stratégies de carrière différentes. Cappellen et Janssens (2010) montrent que des scripts de carrière sont aussi mobilisés par les managers pour donner du sens et construire leur carrière à l’international. Enfin Valette et Culié (Valette & Culié, forthcoming), montrent que les individus travaillant dans un cluster mobilisent différents scripts de carrière (organizational nomad, entrepreneurial, organizational extension, cloister, escape et conversion) en fonction de la position centrale ou périphérique qu’ils occupent au sein de celui-ci.

10En dehors de ces recherches, peu de travaux ont cherché à mobiliser le concept de script de carrière. Cela peut s’expliquer par plusieurs limites inhérentes au concept. Tout d’abord, le concept pâtit des limites relatives aux travaux de Giddens (Duberley et al., 2006). Le concept est, en effet, construit sur les bases de la théorie de la structuration qui souffre de plusieurs limites intrinsèques. Si la théorie de la structuration est considérée comme un construit théorique intéressant, elle est, en effet, souvent critiquée pour la difficulté qu’elle suscite à être opérationnalisée dans le cadre d’études empiriques (Nizet, 2007). Cette difficulté s’explique notamment par un manque de définitions claires des concepts. Les concepts d’agence et de structure, notamment, manquent de définitions précises (Gregson, 1989). Pour Gunz (2012), les critiques réalisées à l’encontre de la théorie de la structuration sont aussi valables pour le script de carrière : le script de carrière étant présenté comme la principale médiation des relations entre l’agence et la structure, il ne peut être opérationnalisé que si les notions de structure et d’agence sont clairement définies.

11Au-delà de la question de la définition des termes d’agence et de structure, la définition même du concept de script de carrière fait aussi débat. Barley (1989) définit le script de carrière comme un ensemble de schémas cognitifs que les individus intègrent et mobilisent pour faire sens de leur situation professionnelle et construire leur carrière. Cette définition présente les scripts de carrière comme un ensemble de représentations mobilisées et partagées par un ensemble d’individus. Dans leur article de 1997, Barley et Tolbert proposent cependant une autre définition bien différente. Ils indiquent que les scripts de carrière sont l’ensemble des comportements récurrents et des routines mis en œuvre par les individus confrontés à une situation donnée. Le script de carrière est alors considéré comme un ensemble d’actions répétées. Cette double définition ajoute une difficulté supplémentaire à la mise en œuvre empirique du script de carrière. Elle brouille la compréhension du concept et rend, en conséquence, son utilisation difficile.

12Face à ces difficultés, il pourrait être tentant d’abandonner le concept au profit d’autres, jugés plus clairs et mieux définis (Gunz, 2012). Cette perspective suppose cependant de mettre de côté un cadre théorique porteur pour le champ des carrières. Jeter le bébé avec l’eau du bain serait d’autant plus regrettable que des travaux empiriques sont désormais disponibles et offrent des opérationnalisations possibles. Le retour aux origines du concept fournit une nouvelle impulsion.

1.2 – Un retour aux racines du concept riche en enseignement

1.2.1 – L’apport des travaux en psychologie cognitive : une double dimension cognitive et comportementale du script de carrière

13Le retour à certains travaux fondateurs s’avère particulièrement utile pour comprendre et mieux définir le concept de script de carrière. Les travaux issus de la psychologie cognitive sont notamment très éclairants. La psychologie cognitive propose d’étudier comment les individus appréhendent et comprennent l’environnement dans lequel ils évoluent. Pour certains auteurs, les individus font sens de leur situation grâce à des « scripts » (Abelson, 1981; Schank & Abelson, 1977). Ces scripts sont des structures cognitives qui, une fois activées, organisent la compréhension individuelle d’une situation (Abelson, 1981). En d’autres termes, les scripts sont des schémas cognitifs que les individus intègrent et mémorisent pour comprendre et se comporter dans des situations données (Gioia & Poole, 1984). Ainsi, un individu qui entre dans un restaurant mobilise le script « manger au restaurant » pour comprendre les règles et les comportements attendus qui encadrent la situation de manger au restaurant. L’individu s’assoit à une table, attend que le serveur lui tende le menu, choisit son plat, le commande, mange, demande l’addition et paye parce qu’il mobilise le script particulier « manger au restaurant » qui lui permet de faire sens de cette situation et d’agir comme attendu (Abelson, 1981). Pour Schank et Abelson (1977) les individus sont donc amenés à intégrer et à mobiliser de nombreux scripts, chaque script correspondant à une situation particulière. À un script peuvent cependant correspondre plusieurs « tracks » (Abelson, 1981). Ces tracks sont des variantes du script mobilisées par les individus en fonction des situations. Ainsi, un individu mangeant dans un fast-food mobilisera un track particulier du script « manger au restaurant ». De même, pour un individu mangeant dans un restaurant gastronomique. Le script comporte une dimension cognitive forte. C’est par lui que les individus donnent du sens aux différentes situations auxquelles ils se trouvent confrontés. Le script revêt cependant aussi une dimension comportementale. Ainsi, pour reprendre l’exemple précédent, c’est parce que l’individu donne du sens à la situation « manger au restaurant » qu’il peut agir et se comporter conformément à ce qui est attendu de lui dans une telle situation. Le script est donc à la fois un guide qui permet aux individus d’interpréter les informations qu’ils reçoivent mais aussi un guide de l’action qui permet aux individus d’agir et de se comporter en société (Gioia & Poole, 1984).

14Les travaux issus de la psychologie cognitive présentent donc le script comme un concept à double dimension, cognitive et comportementale. Cette double dimension est aussi caractéristique du script de carrière. Ainsi, lorsqu’il construit le concept de script de carrière, Barley (1989) mobilise explicitement les travaux de la psychologie cognitive et la notion de script. Il indique que les carrières peuvent être considérées comme des « scripts à temporalité longues » (Barley, 1989, p. 53). Ainsi, les scripts de carrière seraient des scripts classiques au sens de la psychologie cognitive, ayant la caractéristique de guider l’individu sur une temporalité longue au-delà d’une situation instantanée. En d’autres termes, alors que le script permet à l’individu de donner du sens et de se comporter dans une situation donnée (par exemple lorsqu’il va manger au restaurant), le script de carrière guide l’individu sur des périodes plus longues, pouvant aller jusqu’à l’ensemble d’une vie professionnelle.

15Le recours aux travaux en psychologie cognitive permet donc d’éclairer les travaux de Barley et les définitions qu’il donne du concept de script de carrière. Ainsi, si les travaux qu’il présente semblent à première vue contradictoires, l’un définissant les scripts de carrière comme un ensemble de schémas cognitifs (Barley, 1989), l’autre définissant les scripts comme un ensemble d’activités récurrentes observables (Barley & Tolbert, 1997), ils sont largement complémentaires. Ainsi les scripts de carrière, à l’instar des scripts, permettraient aux individus à la fois de donner du sens à leur situation professionnelle mais aussi de construire leur carrière. Les scripts de carrière sont donc à la fois un ensemble de schémas cognitifs et des guides de l’action. Ils revêtent en ce sens une double dimension cognitive et comportementale.

1.2.2 – Les enseignements de la théorie des organisations : la mise en évidence de scripts de carrière forts et de scripts de carrière faibles

16Le concept de script de carrière s’inscrit aussi dans la filiation des théories des organisations. Cette filiation distingue les environnements forts (prévisibles, intelligibles, peu ambigus) et les environnements faibles (ambigus et turbulents) et conduit donc à contraster plusieurs formes de scripts : les scripts forts et les scripts faibles (Dany et al., 2011; Gioia & Poole, 1984; Weick, 1996).

17Reprenant les travaux de Mischel (1977), Weick (1996) observe que les interactions entre l’individu et la société sont contingentes à l’environnement. Plus particulièrement, l’action individuelle est plus ou moins bien guidée en fonction de la force ou de la faiblesse des environnements. Les environnements sont en effet plus ou moins institutionnalisés et prescrivent donc de manière plus ou moins prononcée les comportements individuels. DiMaggio et Powell (1991), parlent à ce titre d’institution cognitive. Ils montrent que les environnements diffusent des habitudes de pensée et de raisonnement impliquant des modes de comportements différents. Ainsi, lorsque l’environnement est fortement institutionnalisé, les individus partagent des représentations intelligibles, faiblement ambiguës qui guident la compréhension et l’action individuelle (Bell & Staw, 1989). Les scripts de carrière mobilisés par les individus sont donc, dans ce cas, stables et prescriptifs. À l’inverse, lorsque l’environnement est faiblement institutionnalisé, les habitudes de pensée et de raisonnement diffusées par l’environnement sont relativement peu prescriptives d’actions. Les scripts de carrière mobilisés par les individus sont donc faibles et l’action individuelle est beaucoup moins bien guidée. L’individu doit alors élaborer une intelligibilité de la situation et se redéfinir. Il doit davantage compter sur sa « personnalité » et sa « capacité d’improvisation » (Weick, 1996, p. 44) pour faire sens de sa situation et se comporter.

18Il existe ainsi des scripts de carrière forts et des scripts de carrière faibles. Les scripts forts sont des composantes d’environnement fortement institutionnalisés et les scripts faibles sont des composantes d’environnements faiblement institutionnalisés. Si les scripts de carrière diffusent des schémas cognitifs, ces schémas peuvent donc être plus ou moins prescripteurs d’actions et les réponses individuelles à une situation donnée peuvent être nombreuses et peu homogènes (Bell & Staw, 1989; Dany et al., 2011). Cette distinction entre scripts forts et scripts faibles est importante car elle met en évidence une grande diversité de scripts existants et permet d’esquisser une première typologie des scripts de carrière. Bien qu’idéale-typique, cette typologie facilite l’opérationnalisation empirique du concept. Elle montre, en effet, que tous les scripts n’ont pas les mêmes effets sur l’action individuelle, certains guidant davantage l’élaboration individuelle de la carrière que d’autres.

19Le retour aux travaux fondateurs du concept de script de carrière permet donc de dégager deux enseignements intéressants pour opérationnaliser empiriquement le concept : 1) le script de carrière revêt une double dimension cognitive et comportementale, 2) il existe des scripts de carrière générateurs de forte guidance et des scripts de carrière générateurs de faible guidance.

20Ces deux enseignements sont utiles pour opérationnaliser empiriquement le concept de script de carrière. Ils permettent en effet d’étudier comment les scripts et l’action individuelle interagissent et s’influencent mutuellement. La double dimension cognitive et comportementale du script de carrière permet d’interroger l’action des individus dans la construction et la spécification des scripts de carrière. Elle permet ainsi de répondre à la question suivante : tous les individus perçoivent-ils et agissent-ils de la même manière sur les scripts de carrière ? La double dimension des scripts de carrière suggère de répondre à cette question en distinguant deux éléments d’analyse : les représentations et les comportements individuels. De même, la typologie des scripts forts et des scripts faibles permet de s’interroger sur la capacité des scripts de carrière à guider les individus durant la construction de leur parcours. Elle permet de répondre à la question suivante : les scripts de carrière ont-ils tous la même capacité à guider les individus dans la construction de leur parcours ?

21Les enseignements tirés des travaux fondateurs du concept de script de carrière permettent donc de s’interroger sur le rôle des scripts de carrière dans la construction de la carrière individuelle et sur le rôle des individus dans la construction et la spécification des scripts de carrière. C’est ce que propose la suite de cet article dans le cadre d’une étude empirique menée dans le secteur humanitaire français.

2 – Méthodologie

22Le secteur humanitaire est un secteur propice à la mise en œuvre d’une étude empirique sur l’interaction entre script de carrière et action individuelle (2.1). Nous proposons donc d’ancrer notre étude dans ce secteur dans le cadre d’une collecte (2.2) et d’une analyse (2.3) de données qualitatives.

2.1 – Le choix du secteur humanitaire français

23Notre étude s’appuie sur un travail empirique réalisé dans le secteur humanitaire français. Nous entendons par secteur humanitaire le secteur constitué des associations de solidarité internationale dont « le but et l’activité principale consistent à concevoir, mettre en œuvre et gérer des projets d’assistance ou de développement, au bénéfice de populations vulnérables, dans les pays étrangers » (Queinnec, 2004, p. 15).

24Le secteur humanitaire français paraît intéressant pour notre étude à plusieurs égards. Tout d’abord, ce secteur est en pleine transformation et fait l’objet d’une véritable réflexion tant opérationnelle que théorique autour de la question de la construction de la carrière. L’évolution des réflexions sur la responsabilité sociale de l’entreprise, la pérennisation des situations de détresse humaine, la multiplication des catastrophes naturelles et l’explosion des pandémies ont en effet complètement changé le rôle et le type d’actions des organisations non gouvernementales (ONG) (Ryfman, 2009). Face à la surcharge de travail générée et à la complexité de plus en plus grande des missions, les organisations ont accéléré le recrutement de personnels salariés mieux formés et plus à même que des bénévoles de répondre aux exigences dont elles font l’objet (Hwang & Powell, 2009). Ces multiples transformations ont ouvert la voie à de nouveaux parcours professionnels dans un secteur jusqu’alors majoritairement caractérisé par le bénévolat. Le secteur humanitaire français peut donc être considéré comme un environnement faible, c’est-à-dire faiblement institutionnalisé, où les habitudes de pensée et de raisonnement ne sont pas encore explicitement définis. L’institution cognitive (DiMaggio & Powell, 1991) y est relativement limitée et les individus peuvent donc définir leur action, et plus largement leur carrière, en fonction de leur personnalité et de leur capacité d’improvisation.

25Pour autant, le secteur humanitaire ne peut être compris comme un environnement statique. S’il peut être considéré comme un environnement faible, le secteur humanitaire est en effet engagé dans un processus de structuration au cours duquel des normes de comportements et des schèmes de pensée se définissent. Ainsi, face à la complexité des missions et à la pression forte sur le terrain, de nombreux acteurs humanitaires se sont engagés dans une réflexion sur les parcours professionnels humanitaires. Certains travailleurs humanitaires ont notamment créé une association, Résonances Humanitaires, dédiée à l’accompagnement des travailleurs humanitaires dans la construction de leur parcours. Cette structure met à disposition l’aide de coachs en carrière que les individus peuvent consulter quand ils le souhaitent. L’environnement humanitaire peut donc être considéré comme un environnement en cours d’institutionnalisation où acteurs individuels (les travailleurs humanitaires) et acteurs structurels (les ONG) participent à la construction de scripts de carrière prescripteurs d’actions pour les acteurs. Ainsi, le secteur humanitaire constitue un terrain particulièrement intéressant pour étudier la construction des scripts de carrière et le rôle de l’action individuelle dans cette construction.

2.2 – Collecte des données

26La collecte des données a été réalisée afin de rendre compte à la fois de la dimension cognitive et de la dimension comportementale des scripts de carrière. Plus particulièrement, elle vise à comprendre comment les travailleurs humanitaires se représentent leur carrière mais aussi comment est-ce qu’ils agissent et construisent leur parcours professionnel. Pour réaliser ce travail, nous avons mené une analyse qualitative sur la base de 24 récits de vie, enregistrés, de travailleurs humanitaires français. Le récit de vie permet en effet d’accéder aux représentations individuelles (Bertaux, 2014) mais aussi à un ensemble des données factuelles sur les parcours individuels. Il permet ainsi de faire le lien entre passé, présent et avenir (Joyeau, Robert-Demontrond, & Schmidt, 2010) et constitue à ce titre un outil particulièrement adapté à l’étude de la carrière.

27Les personnes rencontrées ont réalisé une ou plusieurs missions humanitaires, pour des ONG spécialisées dans des activités d’urgence (catastrophes naturelles, conflits,…) et de développement (construction d’écoles, d’hôpitaux,…). Certaines personnes rencontrées ont quitté le secteur humanitaire, d’autres y travaillent toujours. Certaines ont fait appel à l’association Résonances Humanitaires pour être accompagnées dans la construction de leur parcours professionnel, d’autres non. Nous avons rencontré des individus aux profils différents tant en termes d’âge, de formation, de postes occupés que d’organisations. Nous avons demandé aux personnes rencontrées de nous raconter leur parcours professionnel depuis leurs études jusqu’au poste qu’elles occupent actuellement et d’expliquer leurs choix de carrière. Nous leur avons aussi demandé d’expliciter leurs ambitions professionnelles futures. Certaines des personnes rencontrées ont spontanément évoqué le parcours professionnel de leurs collègues ou amis humanitaires. Nous leur avons alors demandé de préciser ces parcours. Des questions ont par ailleurs été posées au sujet de l’association Résonances Humanitaires et de son rôle dans le développement du parcours professionnel des personnes rencontrées. La figure 2) ci-contre propose un récapitulatif des données collectées.

Figure 2

Echantillon de l’étude

Figure 2
Entretien Nom Age Sexe Type d’activités humanitaires Entretien 1 Luc 43 H Développement Entretien 2 Jérémy 33 H Développement Entretien 3 Caroline 36 F Développement Entretien 4 Grégory 42 H Urgence / Développement Entretien 5 Arnaud 33 H Urgence Entretien 6 Sarah 41 F Développement Entretien 7 Stéphane 42 H Développement Entretien 8 Lisa 42 F Développement Entretien 9 Claire 35 F Développement Entretien 10 Anna 33 F Développement Entretien 11 François 45 H Urgence Entretien 12 Isabelle 29 F Développement Entretien 13 Agnès 45 F Développement Entretien 14 Charles 35 H Développement Entretien 15 Pierre 30 H Urgence Entretien 16 Maxime 29 H Urgence Entretien 17 Louis 41 H Urgence Entretien 18 Marie 38 F Développement Entretien 19 Laura 35 F Urgence / Développement Entretien 20 Thomas 26 H Développement Entretien 21 Christine 47 F Développement Entretien 22 Elodie 29 F Développement Entretien 23 Patricia 43 F Développement Entretien 24 Philippe 56 H Urgence

Echantillon de l’étude

2.3 – Analyse des données

28L’analyse des données a été réalisée en plusieurs étapes (Cf. figure 3). Dans un premier temps les entretiens ont été retranscrits et codés verticalement (par entretien). Ce premier codage visait à mettre en évidence les différents scripts de carrière mobilisés par les travailleurs humanitaires. Reprenant la notion de double dimension cognitive et comportementale du script de carrière, ce premier codage avait pour but de rendre compte à la fois des parcours effectifs des travailleurs humanitaires (dimension comportementale) et des représentations que les travailleurs humanitaires avaient de leur carrière (dimension cognitive). Pour rendre compte des parcours effectifs, nous avons recensé les différentes étapes des parcours individuels. Ainsi, pour chaque individu nous avons codé les organisations dans lesquelles il a travaillé, les postes occupés, les pays de mission, et dans le cas où l’individu était revenu en France, les secteurs d’activité et les activités réalisées en France. Ces différents parcours ont ensuite été comparés et regroupés par degré de ressemblance jusqu’à aboutir à six itinéraires professionnels types : 1) l’humanitaire qui reste fidèle à une organisation particulière (itinéraire professionnel de l’humanitaire organisationnel), 2) l’humanitaire qui réalise un parcours auprès d’ONG françaises, étrangères et d’organisations internationales (itinéraire professionnel de l’humanitaire international), 3) l’humanitaire qui alterne les missions humanitaires avec des « petits boulots » en France (itinéraire professionnel de l’humanitaire régulier), 4) l’humanitaire qui occupe une position en France et qui part de manière ponctuelle en mission (itinéraire professionnel de l’humanitaire occasionnel), 5) l’humanitaire qui quitte le secteur humanitaire mais reste fidèle au secteur nonprofit (itinéraire professionnel de l’humanitaire nonprofit) et 6) l’humanitaire qui quitte le secteur humanitaire pour travailler dans les secteurs for-profit ou public (itinéraire professionnel de l’humanitaire tout secteur). Ces itinéraires professionnels correspondent à la dimension comportementale des scripts de carrière. Ce sont des parcours types empruntés et/ou évoqués par les individus rencontrés. Ces itinéraires sont cependant plus ou moins bien définis et plus ou moins clairs dans l’esprit des travailleurs humanitaires. Ils correspondent à des « chemins de carrière » plus ou moins empruntés (et donc plus ou moins bien tracés) par les individus. Ainsi, si les itinéraires professionnels 1) et 2) sont présentés de manière claire avec des étapes précises, les itinéraires professionnels 5) et 6) semblent moins dessinés, les individus ayant des idées moins précises des différentes étapes constituant ces itinéraires.

29Pour rendre compte des représentations individuelles de la carrière (dimension cognitive des scripts de carrière), nous avons par ailleurs codé comment les individus expliquaient et justifiaient leurs différents choix de carrière. Par exemple, pour les individus décidant de quitter le secteur humanitaire plusieurs codes ont émergé : « Fatigue du monde associatif », « Besoin de se sédentariser », « Mauvaises conditions de travail », « Manque d’opportunités professionnelles », etc. Ces différents codes ont ensuite été regroupés dans une logique de montée en généralité et ont abouti à l’émergence de trois représentations individuelles types : « L’humanitaire est un secteur dans lequel il est possible de faire carrière », « L’humanitaire est un secteur intéressant pour développer une activité professionnelle partielle », « L’humanitaire est une étape dans un parcours professionnel plus général ».

30Au final, l’analyse a permis de dégager trois scripts de carrière humanitaire. Chaque script de carrière est constitué d’une représentation type et de deux itinéraires professionnels : le script de l’humanitaire professionnel (qui correspond aux itinéraires professionnels 1 et 2 et à la représentation « L’humanitaire est un secteur dans lequel il est possible de faire carrière »), le script de l’humanitaire par alternance (qui correspond aux itinéraires professionnels 3 et 4 et à la représentation « L’humanitaire est un secteur intéressant pour développer une activité professionnelle partielle ») et le script de l’humanitaire à durée déterminée (qui correspond aux itinéraires professionnels 5 et 6 et à la représentation « L’humanitaire est une étape dans un parcours professionnel plus général »).

31Il a ensuite été vérifié que chacune des personnes interrogées connaissait ces trois scripts. Si tous les acteurs ne mentionnent pas explicitement chacun de ces trois scripts, ils font cependant souvent allusion à au moins deux d’entre eux. Par ailleurs, ces trois scripts ont été présentés à deux personnes source issues du terrain qui ont confirmé notre analyse.

32Un second codage horizontal (par script de carrière) a ensuite été réalisé. Ce second codage visait à comprendre comment les scripts de carrière et l’action individuelle interagissaient et s’influençaient mutuellement. Gardant à l’esprit la double dimension des scripts de carrière et la typologie distinguant les scripts forts et les scripts faibles, nous avons cherché à caractériser les scripts de carrière humanitaire en fonction de leur capacité à guider l’action individuelle. Cette capacité a été codée sous le code « capacité de guidance » et par deux nœuds principaux : le travail cognitif lié à la mobilisation des scripts de carrière (mettant en évidence la dimension cognitive des scripts de carrière) et la capacité prescriptive d’actions des scripts de carrière (mettant en évidence la dimension comportementale). Nous avons par ailleurs cherché à mettre en évidence le rôle de l’action individuelle dans la transformation des scripts à travers deux codes principaux : l’écart entre le parcours individuel et le script et le recours à un dispositif d’accompagnement complémentaire. Nous en avons déduit que deux des scripts humanitaires pouvaient être considérés comme forts (les scripts de l’humanitaire professionnel et de l’humanitaire par alternance) et qu’un pouvait être considéré comme faible (le script de l’humanitaire à durée déterminée).

Figure 3

Analyse des données

Figure 3

Analyse des données

3 – La capacité de guidance comme derterminant de la relation entre scripts de carriere et action individuelle

33L’analyse des données montre que les humanitaires mobilisent trois scripts de carrière pour construire leur parcours professionnel (3.1). Ces scripts n’ont cependant pas tous la même capacité à guider les individus au cours de leur carrière (3.2) et laissent une marge de manœuvre plus ou moins importante à l’action individuelle (3.3).

3.1 – Trois scripts de carrière humanitaire

34L’analyse des données met en évidence trois scripts de carrière dans le secteur humanitaire français. Nous proposons d’appeler ces scripts de carrière : script de l’humanitaire professionnel, script de l’humanitaire par alternance et script de l’humanitaire à durée déterminée.

3.1.1 – Script de l’humanitaire professionnel

35Le script de l’humanitaire professionnel est mobilisé par les individus qui considèrent qu’il est possible de faire l’ensemble de sa carrière dans le secteur humanitaire. Ces individus sont attachés au secteur pour les valeurs qu’il porte et pour les actions qu’il propose auprès des plus démunis. Deux types d’humanitaires professionnels peuvent être distingués : les humanitaires professionnels volontaires et les humanitaires professionnels contraints. Les humanitaires professionnels volontaires souhaitent poursuivre leur carrière dans le secteur humanitaire par attachement au secteur et par intérêt pour le métier et le style de vie associé. Ils trouvent leur travail sur le terrain intéressant et envisagent d’évoluer professionnellement dans ce secteur : « Ah non ça, ça clairement il y a beaucoup plus, je pense, de possibilités d’évoluer qu’en restant en France. Ça, je crois que c’est une évidence » (Arnaud, 33 ans). Ils apprécient le confort que procure la vie sur le terrain : « Sur le terrain quand même tu as une sorte de confort où tu aimes ta vie, ta vie est douce quoi sur le terrain, même si elle est stressante et cetera […] tu rencontres des gens super intéressants, tu voyages, tu es utile » (Maxime, 29 ans).

36Les humanitaires professionnels contraints, de leur côté, font le choix de continuer leur carrière dans le secteur humanitaire davantage par dépit. Ils souffrent de la mauvaise image du métier d’humanitaire sur le marché du travail français et ne pensent pas pouvoir valoriser leurs compétences ailleurs que dans le secteur humanitaire : « L’autre raison à mon avis, plus rationnelle, est la difficulté de trouver un autre boulot. Quand tu rentres, que tu as fait 5 ans, 10 ans d’humanitaire, en termes de compétences c’est difficile de se vendre » (Jérémy, 33 ans). Les humanitaires professionnels contraints éprouvent par ailleurs un sentiment de culpabilité à l’idée de changer de secteur et de s’orienter vers un métier moins altruiste : « Quand tu côtoies des clochards dans les rues de Paris, en fait, c’est plus dur de croiser leur regard que de croiser le regard des bénéficiaires quand t’es sur le terrain » (Pierre, 30 ans) et se sentent déconnectés du mode de vie des sociétés occidentales : « Mais il y a un moment donné où tu rentres en France et tu te dis mais pfff, mais tout ça c’est tellement… Ça veut rien dire. C’est futile, tout le monde est dans le confort. […] Je retourne là-bas parce que au moins je donne un sens à ce que je fais quoi » (Pierre, 30 ans).

37Les individus mobilisant le script de l’humanitaire professionnel considèrent donc qu’il est possible de réaliser l’ensemble de sa carrière dans le secteur humanitaire et envisagent de travailler toute leur carrière au sein d’une ONG particulière ou plusieurs organisations (ONG françaises et étrangères et d’organisations internationales).

3.1.2 – Le script de l’humanitaire par alternance

38Le script de l’humanitaire par alternance suppose que la carrière humanitaire est séquencée entre d’une part des missions humanitaires à l’étranger et d’autre part un travail fixe en France. Il est mobilisé majoritairement par des individus ayant fait des études de médecine (chirurgiens, nutritionnistes, infirmières,…) ou des études techniques (ingénieurs, logisticiens, mécaniciens,…) qui permettent d’alterner facilement entre un travail en France et des missions humanitaires. Deux cas peuvent être distingués. L’individu peut avoir un travail fixe en France qu’il entrecoupera de parenthèses humanitaires : « C’est surtout les médecins, les chirurgiens qui bossent en France et qui partent un mois par an avec MSF [Médecins Sans Frontières] » (François, 45 ans). L’humanitaire par alternance peut aussi quitter son travail en France avant chaque mission humanitaire et retrouver un poste à son retour. Ainsi comme l’indique l’un des répondants en parlant d’un ami humanitaire : « Il est mécanicien de métier donc il peut aussi se trouver des petits boulots dans le domaine de la mécanique » (Arnaud, 33 ans).

39Les humanitaires par alternance sont attachés aux valeurs humanitaires mais n’envisagent pas de couper les liens familiaux et sociaux qui les rattachent à leur vie en France. Leur ambition professionnelle dans le secteur humanitaire est donc limitée. Ils préfèrent privilégier un ancrage en France plutôt qu’une évolution professionnelle dans le secteur. Ils se distinguent en ce sens des humanitaires à durée déterminée : « Il y a un peu tout le dégradé d’engagement entre ceux qui font ça une fois de temps en temps, même de façon régulière, et ceux qui font ça à plein temps à fond pendant une période donnée » (François, 45 ans).

40Le script de l’humanitaire par alternance est donc mobilisé par les individus qui considèrent l’humanitaire comme un secteur intéressant pour développer une activité professionnelle partielle et qui alternent les missions humanitaires avec d’autres activités professionnelles en France.

3.1.3 – Script de l’humanitaire à durée déterminée

41Le script de l’humanitaire à durée déterminée est mobilisé par les individus qui conçoivent leur parcours dans le secteur humanitaire comme une étape d’un parcours professionnel plus général. Ainsi comme l’indique l’un des répondants : « Est-ce qu’on peut vraiment construire une carrière dans l’humanitaire ? Non. C’est une étape. Et après on revient dans un autre environnement » (Grégory, 42 ans). Les humanitaires à durée déterminée réalisent donc plusieurs missions terrain auprès d’une ou plusieurs ONG avant de revenir en France et de changer de secteur d’activité. Deux types d’humanitaire à durée déterminée peuvent être distingués : les humanitaires à durée déterminée volontaires et les humanitaires à durée déterminée contraints. Les humanitaires à durée déterminée volontaires quittent volontairement le secteur humanitaire : « J’étais parti avec le CICR [Comité International de la Croix Rouge] avec l’idée de faire deux, trois missions, et après le Darfour, j’ai décidé de rentrer » (Charles, 35 ans). Ce choix s’explique par un besoin de stabilité et une volonté de se sédentariser en France : « Là récemment j’ai rencontré une fille qui avait fait beaucoup d’humanitaire pour MSF et qui en avait marre de bouger quoi. Elle avait fait le Soudan, les pays en guerre, le Tchad. Je peux comprendre qu’elle ait envie de se poser et d’avoir un peu plus de stabilité » (Claire, 35 ans) ou par lassitude pour l’activité humanitaire : « Quand on part travailler sur le terrain, on part avec beaucoup de volonté et d’idéalisme qui peut s’épuiser avec le temps » (Luc, 43 ans). Les humanitaires à durée déterminée contraints, de leur côté, quittent le secteur humanitaire contre leur gré. Ils sont attachés aux valeurs humanitaires mais ne peuvent envisager de travailler toute leur vie dans ce secteur. Ils considèrent les conditions de travail psychologiquement et physiquement épuisantes et donc difficilement viables sur le long terme : « Mais, on ne peut pas faire de l’humanitaire toute sa vie, je veux dire, c’est pas possible. C’est super prenant. […] Ouais, ça tue. C’est usant » (Grégory, 42 ans). La vie de famille leur paraît, par ailleurs, incompatible avec les missions de terrain : « C’est forcément du boulot de célibataire » (Grégory, 42 ans) et préfèrent donc rentrer en France. Une fois de retour en France, les humanitaires à durée déterminée quittent le secteur humanitaire et cherchent un emploi dans un autre secteur. Certains, restant attachés au champ des organisations non marchandes cherchent à travailler dans le milieu associatif : « Beaucoup se tournent vers le social tu vois ou la solidarité, les associations de solidarité. » (Charles, 35 ans). D’autres préfèrent s’orienter vers le secteur privé : « Il y a pas mal d’opportunités dans le secteur privé, via la mondialisation, via le développement d’activité à l’international » (Luc, 43 ans).

42Les individus mobilisant le script de l’humanitaire à durée déterminée considèrent donc l’humanitaire comme une étape dans leur parcours professionnel et quittent le secteur après plusieurs missions pour travailler dans d’autres secteurs.

43Le secteur humanitaire se caractérise donc par trois scripts de carrière, le script de l’humanitaire professionnel, le script de l’humanitaire par alternance et le script de l’humanitaire à durée déterminée. Chacun de ces scripts véhicule un ensemble de schémas cognitifs permettant à l’individu de donner du sens à sa situation professionnelle et de construire son parcours. Ces scripts n’ont cependant pas tous la même capacité à guider les individus. Ils supposent en effet un travail cognitif plus ou moins important de la part des individus et orientent de manière plus ou moins directive l’action individuelle.

3.2 – Des scripts de carrière qui orientent plus ou moins l’action individuelle

44L’analyse horizontale des données montre que les scripts de carrière humanitaire orientent plus ou moins étroitement l’action individuelle. Ces scripts ont en effet une capacité de guidance différente. Nous entendons par capacité de guidance, la capacité des scripts de carrière à guider les individus tout au long de leur parcours professionnel. Ainsi, tous les individus ne sont pas également guidés par le script de carrière qu’ils mobilisent. Certains scripts sont plus guidants tant au niveau cognitif que comportemental. Ils permettent aux individus de donner du sens à leur situation professionnelle (dimension cognitive) et de construire leur projet de carrière par la prescription d’actions claires (dimension comportementale). D’autres en revanche requièrent un effort d’élaboration personnelle plus lourd (dimension cognitive) et spécifient mal les étapes de construction de la carrière (dimension comportementale). Plus particulièrement, l’analyse des données montre que le script de l’humanitaire à durée déterminée est beaucoup moins guidant que les scripts de l’humanitaire professionnel et de l’humanitaire par alternance. Il nécessite en effet un travail cognitif intense de la part des individus qui le mobilisent (dimension cognitive) et prescrit de manière moins précise l’action individuelle de construction de la carrière (dimension comportementale).

3.2.1 – Des scripts nécessitant un travail cognitif plus ou moins important

45L’analyse des données montre que tous les scripts de carrière humanitaire ne nécessitent pas le même travail cognitif de la part des individus. Nous définissions le travail cognitif comme le travail de mobilisation ou d’élaboration d’un cadre d’interprétation ou d’intelligibilité tant des règles du « jeu » que de celles du « je ». Il s’agit, en d’autres termes, du travail de mise en sens réalisé par les individus aux différentes étapes de leur carrière. Ce travail a trait à la fois au parcours individuel passé et futur mais aussi à la compréhension des environnements professionnels envisagés ou envisageables. Ainsi, c’est en acquérant une intelligibilité de l’environnement et de son évolution que l’individu devient susceptible d’identifier des opportunités professionnelles.

46L’analyse des données montre que la mobilisation du script de carrière de l’humanitaire à durée déterminée nécessite un travail cognitif plus important que la mobilisation des scripts de carrière de l’humanitaire professionnel et de l’humanitaire par alternance. Les humanitaires à durée déterminée ont, en effet, du mal à se projeter. Ils se disent désorientés : « Quand on revient, on est complètement paumé en fait. » (Caroline, 36 ans), « Après mon retour, je me suis dit qu’est-ce que je vais devenir ? » (Claire, 35 ans) et éprouvent des difficultés à comprendre l’environnement dans lequel ils évoluent. Ils se sentent en particulier « déphasés » par rapport aux codes culturels des sociétés occidentales : « Moi je me souviens, au début, au niveau vestimentaire déjà, rien qu’au début mais ça va pas du tout quoi. Tu viens avec tes vêtements africains, t’es… Ça va pas quoi. » (Caroline, 36 ans). Face à ces difficultés, les travailleurs humanitaires doivent donc réaliser un travail de redéfinition personnelle très engageant. Ce travail vise à mieux se situer par rapport aux environnements possibles d’évolution. Certains travailleurs humanitaires parlent d’ailleurs à ce sujet de véritable travail de réinsertion : « Ce qui est choquant c’est qu’on parle de réinsertion des humanitaires. C’est comme si on était des drogués ou des personnes qui venaient d’être libérées de prison quoi » (Jérémy, 33 ans). Ce travail cognitif est d’autant plus complexe que les individus se sentent seuls et incompris par leur entourage : « Il y avait personne qui était capable de me donner des pistes, de me filer un coup de main. Mes potes ne comprenaient rien à l’humanitaire […] donc quand ils me donnaient des conseils c’était complètement en décalage » (Pierre, 30 ans).

47La mobilisation du script de l’humanitaire à durée déterminée suppose donc une élaboration importante. À l’inverse, les scripts de l’humanitaire professionnel et de l’humanitaire par alternance semblent nécessiter un travail cognitif plus limité. L’humanitaire professionnel restant dans le même secteur d’activité peut facilement se situer et se projeter. Il suit en effet « le parcours classique » (Sarah, 41 ans), reste dans le même environnement tout au long de sa carrière et n’a pas trop de difficultés à imaginer les conditions d’évolution professionnelle. De même, le script de l’humanitaire par alternance ne demande qu’un travail cognitif limité aux travailleurs humanitaires qui le mobilisent. Si les individus sont amenés à changer d’environnement régulièrement, ils ne ressentent pas cette situation de déphasage. Ainsi, comme l’indique l’une des personnes rencontrées : « J’arrivais au Mali c’était normal d’être là, j’étais à l’aise. J’étais ici c’était normal, j’étais à l’aise » (Isabelle, 29 ans). Cette facilité à exister et à comprendre l’environnement s’explique par un ancrage fort ou par un retour régulier en France. Par ailleurs, certains humanitaires par alternance (les médicaux notamment) exercent la même profession en France ou en mission. Ils peuvent donc facilement se situer en mobilisant les répertoires cognitifs relatifs à leur profession : « Les infirmières, elles repartent bosser infirmière » (Maxime, 29 ans).

48La mobilisation du script de l’humanitaire à durée déterminée suppose donc un travail cognitif relativement important par rapport aux scripts de l’humanitaire professionnel et de l’humanitaire professionnel.

3.2.2 – Des scripts plus ou moins prescripteurs d’action

49Au-delà de la question du travail cognitif, le script de l’humanitaire à durée déterminée semble aussi moins précis dans les actions qu’il prescrit. Ainsi, si les scripts de carrière de l’humanitaire par alternance et de l’humanitaire professionnel définissent des étapes de carrière claires et les enjeux de compétence afférents, le script de carrière de l’humanitaire à durée déterminée semble moins bien guider les comportements individuels.

50Les humanitaires à durée déterminée semblent avoir des difficultés à projeter leur carrière et ce particulièrement au moment de leur retour en France. Ils manquent d’information sur les parcours possibles et considèrent qu’il n’existe pas d’itinéraires auxquels se référer : « En fait, je pense peut-être que le point commun entre toutes les personnes qui ont ce type de parcours c’est justement […] de pas être dans un schéma classique : on fait tel type d’études, on se destine à tel type de boulot. » (Sarah, 41 ans). Les individus peinent donc à identifier les différents choix de carrière possibles. Ils éprouvent, par ailleurs, des difficultés à se définir : « Je ne savais plus ce que je voulais, si je postulais vraiment à quelque chose qui m’intéressait ou à quelque chose auquel il fallait que je postule parce que j’avais des chances de l’avoir mais que concrètement je savais que ça me plaisait pas du tout » (Pierre, 30 ans). Tout se passe donc comme si le script de l’humanitaire à durée déterminée augmentait le risque de crise personnelle au moment du retour en France. Les humanitaires à durée déterminée éprouvent des difficultés à choisir leur suite de parcours et doutent de leur capacité à reprendre une activité professionnelle : « Ce que je vois souvent, c’est des gens diplômés qui ont fait beaucoup de choses sur le terrain, qui ont énormément de capacités, de compétences mais qui en revenant en France sont dans un questionnement et doutent beaucoup de leurs capacités à faire des choses équivalentes en France. » (Sarah, 41 ans). Il ne s’agit pas seulement de mettre au clair ce qu’on veut mais aussi de se représenter les compétences détenues et à acquérir.

51À l’inverse du script de l’humanitaire à durée déterminée, les scripts de l’humanitaire professionnel et de l’humanitaire par alternance sont plus prescriptifs. Quel que soit le moment de la carrière considéré, les individus mobilisant ces scripts semblent en effet au fait de leur futur professionnel et ont une idée précise des actions qu’ils doivent mettre en œuvre pour construire leur parcours. Les humanitaires professionnels se projettent dans la carrière humanitaire et sont capables d’anticiper leur parcours professionnel. Comme l’indique l’un des répondants au sujet des parcours professionnels dans l’humanitaire : « Mais, parce que, si tu veux c’est très clair. Le schéma de carrière type, pour moi, c’est tu commences dans une ONG de volontariat […]. Ensuite tu passes à une ONG où tu es salarié […]. Tu évolues vers une ONG anglo-saxonne voire scandinave. […] Et après tu finis aux UN [Nations Unies] » (Jérémy, 33 ans). Les individus mobilisant le script de l’humanitaire professionnel anticipent donc la suite de leur parcours. Ils gagnent en responsabilités : « Je suis monté en puissance à chaque fois » (Pierre, 30 ans) et en confort de vie : « Plus tu fais de missions, plus tu peux être exigeant avec tes conditions et donc tu essaies d’avoir des missions où c’est assez agréable » (Arnaud, 33 ans). De même, les humanitaires par alternance semblent bien guidés au cours de leur carrière. Ils alternent de manière régulière leur carrière en France avec des missions humanitaires : « [les médecins] partent un mois par an » (François, 45 ans) et peuvent donc anticiper leur futur professionnel.

52Alors que les humanitaires professionnels et les humanitaires par alternance sont donc relativement bien guidés tout au long de leur carrière, les humanitaires à durée déterminée éprouvent donc des difficultés de guidance tant au niveau cognitif que comportemental. Ils peinent à donner du sens à leur situation professionnelle (dimension cognitive) et semblent avoir des difficultés à construire la suite de leur parcours (dimension comportementale). Les scripts de carrière humanitaire n’ont donc pas tous la même capacité de guidance. Ils nécessitent, en effet, un travail d’élaboration plus ou moins important de la part des acteurs qui les mobilisent et prescrivent des actions plus ou moins claires quant à la construction des parcours individuels. Face à ces différences de capacité de guidance, l’action individuelle dispose d’une marge de manœuvre plus ou moins importante pour spécifier les scripts de carrière.

3.3 – Actions individuelles et impact sur les scripts de carrière

3.3.1 – Scripts forts et action individuelle limitée

53Nous avons montré que les scripts de carrière humanitaire avaient une capacité de guidance plus ou moins forte. Cette capacité de guidance, influence la capacité de l’action individuelle à agir et à transformer les scripts de carrière.

54Le script de l’humanitaire professionnel et celui de l’humanitaire par alternance, du fait de leur capacité de guidance forte, fournissent des guides cognitifs et comportementaux directifs. Ces guides orientent les représentations comme les comportements individuels de manière précise et présentent un caractère normatif prononcé. Ils tendent donc à limiter les tentations individuelles de s’écarter du script. Notre analyse montre ainsi que les parcours individuels des humanitaires professionnels et des humanitaires par alternance se ressemblent et collent relativement bien avec les itinéraires professionnels proposés par les scripts qu’ils mobilisent. Ainsi, à la question du nombre de travailleurs humanitaires poursuivant une carrière d’humanitaire internationale (correspondant au parcours 1 dans notre méthodologie) l’un des répondants indique : « Ca arrive tout le temps » (Jérémy, 33 ans). De même, les humanitaires par alternance ont des parcours relativement proches des parcours prescrits par le script de l’humanitaire par alternance. Si la durée entre deux missions n’est pas figée, les parcours sont en effet souvent basés sur une logique de métier. Les parcours se ressemblent donc en fonction des métiers considérés : « Ca dépend aussi de ton métier en fait » (Arnaud, 33 ans). Ainsi, les médecins ou infirmiers développent des parcours construits sur la base des parcours médicaux tandis que les ingénieurs développent des parcours d’ingénieurs : « Après il y a ceux qui sont techniques, donc voilà l’ingénieur qui redevient ingénieur » (Jérémy, 33 ans). Les scripts de carrière de l’humanitaire professionnel et de l’humanitaire par alternance peuvent donc être considérés comme des scripts forts. Ils fournissent des guides de l’action très prégnants ce qui limite la marge de manœuvre de l’action individuelle.

55À l’inverse, le script de carrière de l’humanitaire à durée déterminée semble beaucoup plus faible. Sa capacité de guidance étant limitée, il confronte l’acteur à l’exercice de sa liberté dans la construction de son parcours et à l’expérimentation de la déclinaison personnelle du script.

3.3.2 – Script faible et action individuelle

56Le script de l’humanitaire fournit des guides cognitifs et comportementaux relativement lâches et imposent un travail d’élaboration individuelle. Les humanitaires à durée déterminée sont confrontés à l’exercice de leur liberté dans la construction de leur parcours. À l’inverse des parcours des humanitaires professionnels et des humanitaires par alternance, les parcours des humanitaires à durée déterminée sont en effet très variés. Ils sont, comme l’indique l’une des répondantes décrivant les parcours de ses collègues travailleurs humanitaires de retour en France, « super vastes » (Caroline, 36 ans).

57Pour autant, les humanitaires à durée déterminée ne s’engagent pas tous dans l’expérimentation de nouvelles variantes du script. L’analyse des données montre ainsi que les humanitaires à durée déterminée mettent en œuvre deux types de comportement. Le premier comportement contribue à la spécification du script par le recours à des dispositifs d’accompagnement individuel. La participation à ces dispositifs contribue à préciser le script en distinguant différents tracks [1] et débouche à long terme sur la spécification de normes relatives à ces tracks. On pourrait parler d’institutionnalisation de parcours professionnels : explicitation des compétences requises aux différentes étapes du parcours, ordonnancement des étapes et durées recommandées, éléments de langage et formulations identitaires en jeu dans le parcours… La spécification progressive de tracks donne de la lisibilité et de l’intelligibilité au paysage. Certains humanitaires à durée déterminée mobilisent donc les dispositifs de coachs proposés par l’association Résonances Humanitaires pour mieux se situer et élaborer leur parcours. Comme l’explique l’un des répondants au sujet de sa coach : « Je travaille avec elle et je suis ravie parce qu’elle me fait faire exactement le type de travail dont j’ai besoin, me poser des questions sur moi-même, et c’est ce que je veux faire. Parce que tu sais, au lieu de t’engouffrer dans un travail x-y-z juste pour le principe d’avoir un boulot où finalement tu es pas bien, t’es pas à ta place… Donc je préfère prendre un tout petit peu plus de temps et être sûre » (Agnès, 45 ans). Ils participent, par ailleurs, au développement et à une meilleure spécification de leur script de carrière par l’élaboration de tracks. L’association Résonances Humanitaires demande en effet à ses membres de partager leur expérience avec d’autres humanitaires à durée déterminée et, une fois installés en France, de témoigner de leur parcours auprès des humanitaires à durée déterminée plus jeunes et moins avancés dans leur processus de recherche d’emploi. Une des répondantes, adhérente de l’association, explique : « Tous les adhérents sont sur cette base de données, avec coordonnées, plus le boulot que tu fais et pour quelle association ou entreprise. Tu peux appeler cette personne, lui dire écoute moi je suis un peu paumé, j’ai besoin de savoir ce que tu fais, ça m’intéresse, est-ce que tu peux m’en parler, on se rencontre. Donc tu peux rencontrer toutes ces personnes. » (Caroline, 36 ans). Les humanitaires à durée déterminée impliqués dans le dispositif contribuent à la spécification du track qu’ils représentent. Ils favorisent des évolutions professionnelles par le partage de leur expérience et en incitant d’autres humanitaires à durée déterminée à suivre leur exemple.

58D’autres préfèrent changer de script de carrière, passant du script de l’humanitaire à durée déterminée au script de l’humanitaire professionnel, et ne contribuent pas à la spécification du script. La difficulté du retour en France pousse en effet certains humanitaires à durée déterminée à retourner travailler dans le secteur humanitaire : « J’ai quitté mon organisation et pendant 2 ans, j’ai fait ma dépression tranquille. Je me suis… enfin… je la joue sereine là mais c’était pas facile. J’ai fini par faire une psychothérapie et puis je naviguais de projet avorté en projet avorté. Et puis j’ai fini par retrouver un poste en me requinquant un petit peu dans une autre ONG. » (Grégory, 42 ans). Certains humanitaires à durée déterminée préfèrent donc changer de script au profit d’un script plus guidant : « Le fait de repartir, c’est la facilité » (Arnaud, 33 ans). Le travail cognitif demandé est en effet très long et demande aux humanitaires à durée déterminée une réelle détermination dans leur choix de rester en France. Comme l’explique un humanitaire à durée déterminée après plusieurs expériences professionnelles dans le secteur privé français : « J’ai besoin de me convaincre que j’appartiens à cet univers-là. Sinon, le fameux truc qui me disait ‘Mais non reviens [sur le terrain] qu’est-ce que tu fous ?’, ben il va faire sauter ce pare-feu. Et là je repartirais dans l’humanitaire et puis je terminerais ma carrière là-bas. Je compterais plus les années en me disant tiens je vais revenir » (Pierre, 30 ans).

59L’action individuelle n’est donc pas sans effet sur la clarification des tracks et sur l’amélioration de la lisibilité générale du script de l’humanitaire à durée déterminée. Par leur participation à l’association Résonances Humanitaires et le partage d’expériences professionnelles, ils agissent sur les tracks et donc sur leur script, alors que d’autres préfèrent changer de script de carrière et mobiliser le script de carrière de l’humanitaire professionnel.

60L’action individuelle a donc des effets différents en fonction du type de script mobilisé. Lorsqu’ils sont forts et donc très guidants, les scripts sont prescripteurs d’actions claires et minimisent l’action individuelle. Ils rendent peu probable le développement de parcours alternatifs à la norme. L’impact de l’action individuelle sur les scripts est alors négligeable. Lorsque les scripts sont faibles et donc moins guidants, l’action individuelle est requise : le travail d’élaboration engagé met en réseau des nouveaux et des prédécesseurs. Il suscite de la formalisation d’itinéraires, de la spécification de compétences et de l’explicitation d’enjeux identitaires. Face à l’ampleur de ce travail, certains individus préfèrent changer de scripts et glisser d’un script faible à un script fort, par définition plus guidant.

Discussion

61Notre article propose de mettre en œuvre empiriquement le concept de script de carrière. Il revient sur les travaux fondateurs du concept dans la littérature et dégage quelques enseignements pour étudier la relation entre script et action individuelle. Notre article reprend deux caractéristiques des scripts de carrière développées dans la littérature : leur double dimension cognitive et comportementale et la distinction entre scripts de carrière forts et scripts de carrière faibles. Ces deux partis pris ouvrent de nouvelles perspectives pour étudier empiriquement les scripts de carrière. Ils répondent à une critique récurrente : celle du déficit en travaux empiriques sur les scripts de carrière (Gunz, 2012).

62Notre article s’efforce d’éclairer l’interaction entre scripts de carrière et action individuelle. Il montre que les scripts de carrière orientent l’action individuelle en fournissant des guides cognitifs et comportementaux que l’individu mobilise pour faire sens de sa situation professionnelle et construire son parcours. Ces guides sont cependant plus ou moins clairs et donnent aux scripts de carrière un caractère plus ou moins guidant. L’impact de l’action individuelle sur les scripts de carrière dépend de cette capacité de guidance des scripts. Ainsi, lorsque la capacité de guidance des scripts est forte, l’action individuelle a un impact marginal sur les scripts. À l’inverse, lorsque la capacité de guidance des scripts est faible, l’action individuelle contribue à la spécification des scripts.

63Notre article présente plusieurs apports à la fois théorique et empirique. D’un point de vue théorique tout d’abord, il réévalue la double dimension cognitive et comportementale du script de carrière. Si cette double dimension existe déjà dans les travaux s’intéressant aux scripts (Abelson, 1981; Gioia & Poole, 1984; Schank & Abelson, 1977), elle semble cependant avoir été progressivement négligée dans la littérature sur les scripts de carrière. Cette distinction confère une grande richesse au concept et à son opérationnalisation. Elle invite à tenir ensemble les dimensions subjective et objective du projet professionnel : les étapes objectives et leur ordonnancement mais aussi les compétences et les conceptions identitaires en jeu dans ces étapes. Elle permet, en effet, de réconcilier les définitions et modalités opératoires énoncées par Barley (Barley, 1989; Barley & Tolbert, 1997), en concevant le script de carrière comme un ensemble de schémas cognitifs et de comportements individuels récurrents. Elle permet, en d’autres termes, de présenter le script de carrière comme une combinaison de représentations individuelles de la carrière et d’itinéraires professionnels. Au-delà de la double dimension cognitive et comportementale du script de carrière, notre article fournit de nouveaux éléments théoriques autour de la distinction entre scripts de carrière forts et scripts de carrière faibles. Il donne, tout d’abord, une nouvelle lecture de la littérature sur les environnements forts et les environnements faibles (Bell & Staw, 1989; Mischel, 1977; Weick, 1996) en considérant les environnements forts comme des environnements diffusant des scripts de carrière forts et les environnements faibles comme des environnements diffusant des scripts de carrière faibles. Il montre, cependant, que le processus de structuration peut amener un environnement faible à diffuser des scripts forts. Alors que le secteur humanitaire peut être considéré comme un environnement faible (les règles et les normes régissant les carrières humanitaires sont en cours de définition), certains travailleurs humanitaires mobilisent en effet des scripts de carrière forts (le script de l’humanitaire professionnel et le script de l’humanitaire par alternance). Ainsi, si les habitudes de pensée et de raisonnement des travailleurs humanitaires ne sont pas définies par une institution cognitive forte (au sens de DiMaggio et Powell (1991)), certains travailleurs humanitaires partagent cependant des schémas cognitifs et des normes de comportement qui guident leur carrière. Le secteur humanitaire se situe donc « au milieu du gué » du processus de structuration et, s’il peut être considéré comme un environnement faible, il semble tendre vers les caractéristiques d’un environnement fort.

64Notre article présente, par ailleurs, plusieurs contributions empiriques. En étudiant la dynamique existant entre les scripts de carrière et les acteurs, il montre, tout d’abord, que les scripts de carrière restreignent plus ou moins l’action individuelle par leur capacité de guidance. Il montre, ensuite, que les acteurs ont des impacts plus ou moins forts dans la spécification des scripts de carrière. Notre travail corrobore en ce sens l’analyse déjà faite par la littérature (Weick, 1996) et la complète. Il suggère en effet que la liberté d’action des acteurs dépend du type de script mobilisé (script fort ou script faible) et montre de surcroît que lorsque l’individu mobilise un script faible, il ne participe pas forcément à sa clarification. Celle-ci nécessite en effet un travail cognitif important devant lequel certains reculent pour opter en faveur d’un script de carrière plus guidant.

65Notre recherche doit cependant faire face à plusieurs limites et ouvre à ce titre plusieurs voies de recherche. En se focalisant uniquement sur la relation entre scripts et acteurs notre article omet, tout d’abord, toute une partie du processus de structuration. Il se concentre, en effet, sur le rôle de l’agence et met de côté le rôle de la structure. Cette recherche mériterait donc d’être complétée par une étude du rôle de la structure dans le processus de structuration et plus particulièrement de l’interaction entre structure et scripts de carrière. La poursuite de la collecte de données au niveau des ONG employeurs des travailleurs humanitaires rencontrés permettrait donc d’approfondir cette analyse. Notre recherche se focalise, par ailleurs, sur un instant particulier du processus de structuration du secteur humanitaire français. Elle n’étudie pas de manière longitudinale et statistique la dynamique d’évolution des différents scripts et la progression de leur spécification. Cette recherche mériterait donc d’être prolongée par une étude longitudinale du processus d’émergence des scripts de carrière dans le secteur humanitaire et de la mesure des impacts de l’action individuelle et de la structure (les employeurs et les intermédiaires du marché du travail) dans ce processus.

66Par ailleurs, le cadre choisi pour notre étude, le secteur humanitaire, peut poser plusieurs questions. Tout d’abord, il suppose que les scripts de carrière mobilisés par les travailleurs humanitaires ont été développés dans le secteur humanitaire. Or comme nous l’avons montré, certains travailleurs humanitaires sont en fait des sujets hybrides appartenant à plusieurs métiers adjacents. Les humanitaires par alternance, et plus particulièrement les médicaux, peuvent par exemple travailler en hôpital et donc construire leur carrière en référence au milieu hospitalier. De même, nous pourrions imaginer que les humanitaires professionnels fassent référence à la carrière dans les grandes organisations privées dans la construction de leur parcours. Notre étude soulève, en d’autres termes, la question de l’importation de scripts de carrière d’un secteur à l’autre et encourage la mise en place d’études permettant de comprendre comment les individus s’inspirent de modèles de carrière existant dans un secteur pour construire et transformer les scripts de carrière d’un autre.

67Notre étude s’est par ailleurs focalisée sur l’activité humanitaire sans s’intéresser à la dimension métier de cette activité. Si, nous avons vu que le script de carrière de l’humanitaire par alternance était essentiellement mobilisé par des individus ayant fait des études de médecine ou des études techniques, il serait intéressant d’aller plus loin et de voir dans quelle mesure les scripts de carrière humanitaire se rattachent à des métiers humanitaires particuliers (médecins, administrateurs, logisticiens, ingénieurs,…).

68Enfin, cet article s’intéresse uniquement aux scripts de carrière dans le secteur humanitaire français. Des recherches futures pourraient donc s’intéresser à la question du périmètre géographique national des scripts de carrière et voir dans quelle mesure les scripts de l’humanitaire professionnel, de l’humanitaire par alternance ou de l’humanitaire à durée déterminée sont mobilisés en dehors des frontières nationales françaises.

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Mots-clés éditeurs : capacité de guidance, action individuelle, humanitaire, ONG, script de carrière

Mise en ligne 21/06/2016

https://doi.org/10.3917/grh.154.0059

Notes

  • [1]
    Nous reprenons ici le terme développé par Abelson (1981). De même que le script « manger au restaurant » comporte des variantes selon qu’on est dans un fast food ou dans un restaurant gastronomique, le script de l’humanitaire à durée déterminée comporte des variantes : évoluer du secteur urgence-développement vers le plaidoyer ne correspond pas au même track qu’évoluer vers une association de solidarité ou d’aide aux sans-abris.
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