Notes
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[1]
Cette appellation est utilisée par les salariés de la Ligue de l’enseignement en interne.
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[2]
Les salariés exercent, par exemple, une partie de leur activité professionnelle au sein du secteur « Éducation » et une autre partie au sein du secteur « Vie associative ».
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[3]
Près d’un tiers de l’échantillon est composé de dirigeants, dont le rôle de « managers » peut constituer un facteur d’éloignement des activités extra-professionnelles. Cette spécificité est abordée dans la seconde partie de l’article.
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[4]
Une offre d’emploi, consultée sur le site internet d’une fédération départementale, précise que le poste implique des « horaires particuliers notamment le soir et le week-end, ce qui nécessite une grande disponibilité ».
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[5]
Ce sentiment se retrouve souvent chez les bénévoles pour exprimer les ressorts de leur engagement (Havard Duclos & Nicourd, 2005).
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[6]
Mathilde, 37 ans, responsable de service, arrivée à la Ligue de l’enseignement en 2004.
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[7]
« [Je suis un] militant un peu particulier parce que je suis salarié, mais un militant qui bosse 60-70 heures semaine quoi ! Et qui passe 7 jours sur 7 à penser Ligue, à vivre Ligue, à dormir Ligue quand je dors, voilà, à travailler Ligue » (Pierre, 55 ans, délégué général, arrivé à la Ligue de l’enseignement en 2000).
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[8]
Louise, 26 ans, animatrice, arrivée à la Ligue de l’enseignement en 2010. Elle quitte la Ligue de l’enseignement, après plusieurs contrats à durée déterminée, en 2015. Elle travaille au moment de notre entrevue, en 2018, au sein d’une autre association d’éducation populaire, mais envisage une reconversion professionnelle.
1Cet article veut interroger le bénévolat des salariés au sein de leur structure employeuse, mais aussi en dehors afin d’observer l’évolution des investissements individuels et leurs ressorts. Tout d’abord, il convient de s’intéresser aux modalités de recrutement des individus puisque le corpus étudié est composé de salariés associatifs « permanents ». Le postulat de Matthieu Hély, selon lequel le salariat associatif atypique devient typique (Hély, 2005), se retrouve dans les processus de recrutement de l’association ici interrogée : la Ligue de l’enseignement. Autrement dit, les recrutements font rarement suite à la diffusion et la réponse à une offre d’emploi, et encore moins à un acte de candidature (spontané ou non). La cooptation demeure « le moyen le plus fréquent pour prendre contact avec l’association » (Havard Duclos & Nicourd, 2005, p. 139) et peut être définie comme la mise en relation entre un individu en recherche d’emploi et un employeur, généralement assurée par une connaissance commune — salarié ou bénévole — du réseau. Ainsi, les associations constituent un « lieu de rencontre entre deux dynamiques : d’un côté, le projet politique de l’association, et de l’autre, les parcours individuels des salariés et leurs motivations diverses à s’engager » (Bellaoui & Lamy, 2015, p.73). Enfin, concernant les « recruteurs », ces derniers souhaitent compter parmi leur personnel des individus militants pour lesquels ils portent un intérêt particulier sur les parcours bénévoles, presqu’au détriment des parcours scolaires. Les investissements associatifs bénévoles sont donc valorisés lors des embauches, mais par la suite, une part des « ligueurs » [1] cesse leurs activités extra-professionnelles pour ne se consacrer qu’à leur emploi associatif, et c’est ce phénomène que nous tenterons d’expliciter.
2L’ensemble des résultats présentés dans l’article s’appuient sur l’analyse des trajectoires de 43 salariés « permanents » de la Ligue de l’enseignement — mouvement d’éducation populaire créé en 1866 et présent sur l’ensemble du territoire français métropolitain et ultramarin — recueillies lors d’entretiens semi-directifs entre 2011 et 2013, réalisés en réponse à une recherche-action financée par le Fonds d’expérimentation pour la jeunesse. Les matériaux de ce travail de recherche ont ensuite été approfondis dans le cadre d’une thèse en sociologie (Prat, 2019). À la manière d’Howard S. Becker (2002), c’est le « comment », c’est-à-dire la manière dont les salariés intègrent l’association, et non le « pourquoi » qui a été interrogé, afin de saisir les récits de vie des individus. Le corpus d’enquêtés réunit 13 individus exerçant une fonction de direction (délégué général), 30 responsables de service ou animateurs/coordinateurs, interrogés dans 19 fédérations départementales différentes. Aussi, des extraits d’entretiens, dont l’identité des salariés a été modifiée afin de garantir leur anonymat, vont être employés pour étayer et illustrer l’analyse proposée. Cette garantie — de ne pas divulguer les prénoms — a été formulée au début de chaque entretien dans le but de collecter une parole plus libre, notamment lorsque les salariés sont interrogés sur leurs pratiques professionnelles. Celles-ci, parfois, les conduisent à décrire des comportements dépassant le cadre de la législation du travail.
Une part de bénévolat implicite attendue par l’employeur
3Lorsque Maud Simonet analyse le travail effectué par un public bénévole dans des associations, la frontière entre le fait de ne pas être payé et celui de réaliser des activités de travail s’établit aisément (Simonet, 2010). En revanche, dès lors qu’il s’agit d’individus salariés, cette limite devient mince et plus poreuse : quels sont les temps où le salarié réalise des tâches pour lesquelles il perçoit une rémunération ? Et quels sont les temps qu’il donne gratuitement à l’association ? Par ailleurs, le discours des dirigeants de fédérations locales pointe une autre nécessité : celle d’avoir des militants, c’est-à-dire des salariés qui ne comptent pas leurs heures de présence et acceptent d’accorder du temps bénévolement pour mener à bien les projets de la structure.
Il nous faudrait des militants. Pas des gens qui à 17 h 29 prennent leur sac et se barrent. Je comprends le salarié hein, moi j’ai jamais eu cette mentalité même quand j’étais fonctionnaire en mairie. Moi je bossais autant que le DG [délégué général], on finissait à 1 h du matin, enfin bon ! Mais parce que voilà… quand tu crois en quelque chose, quand t’aimes ton boulot, je dis pas, j’suis pas un salaud de patron qui dit : « Faut faire des heures sup non payées ».
5Le militantisme, qui peut être défini comme la « lutte pour une cause » (Ferrand-Bechmann, 2011), s’apparente aussi à la défense et la croyance de valeurs communes, et semble se mesurer également en temps consacré aux activités professionnelles et extra-professionnelles. Y a-t-il alors forcément un lien entre le fait d’être militant et de donner gratuitement du temps ? Cette pratique d’effectuer des heures supplémentaires bénévolement — Bruno y fait référence — est abordée par de nombreux autres salariés dont Christophe constitue un nouvel exemple. Alors qu’il détaille ses missions au sein de la fédération locale où il occupe un poste de responsable de service — gestion de formation, travail de suivi, encadrement de salariés, accompagnement d’associations, participation à des jurys de formation, représentation lors de commissions, rédaction de conventions, etc. — il admet réaliser certaines de ces tâches en dehors de son temps de travail, et même en dehors de son lieu de travail.
Tout ça, c’est dans votre temps de travail, c’est pas en dehors ?
Sauf que mon temps de travail il est [il écarte les bras] (rires). Y a un dossier sur lequel j’ai travaillé dernièrement (silence) pour le finaliser j’y ai passé une nuit blanche. Voilà donc j’ai fait ma journée de travail et j’ai bossé toute la nuit dessus pour qu’il soit finalisé le lendemain, parce qu’il y avait une date. Et je ne parle pas… enfin j’ai bossé… allez au minimum 20 h chez moi sur ce dossier-là en plus de mon temps de travail.
7Ces salariés « multitâches » représentent la majorité des salariés de la Ligue de l’enseignement qui ont été interrogés. Treize délégués généraux qui gèrent l’ensemble des services de leur fédération départementale et exercent des fonctions de management, auxquels s’ajoutent 16 autres salariés rattachés au moins à deux services différents [2] au sein d’une même antenne. Si l’impasse ne peut être faite sur la spécificité [3] de l’échantillon de salariés interrogés, il s’avère que les offres d’emploi [4] appuient ce besoin de recruter des salariés flexibles dans leurs missions (diversité des actions à accomplir) et dans leur temps de travail. Les salariés doivent alors être polyvalents : des salariés militants, bénévoles et professionnels.
8La Ligue de l’enseignement peut ainsi être définie comme une « entreprise associative » (Hély, 2009) dont les contraintes toujours plus marquées liées au monde entrepreneurial (plus d’heures de travail, plus d’investissement pour les projets de l’association) impliquent de consacrer encore davantage de temps. Par conséquent, ces transformations impactent les investissements bénévoles extra-professionnels des salariés de la Ligue de l’enseignement.
Des salariés investis en dehors de leur temps de travail, en dehors de la Ligue ?
9À partir du croisement, entre les investissements associatif, politique ou syndical antérieurs à l’arrivée — en tant que salariés — à la Ligue de l’enseignement et ceux toujours en cours, un indicateur sur le « désinvestissement », qu’il faut entendre comme l’abandon de pratiques bénévoles après l’entrée dans le réseau, a été créé (Tableau 1). Il se situe à l’intersection des modalités « Invest. Passé Oui » et « Invest. Actuel Non » et concerne près d’un tiers des salariés de cet échantillon (n=13).
Tableau 1. Répartition des salariés selon leur investissement passé et leur investissement actuel dans le milieu associatif, politique ou syndical
Tableau 1. Répartition des salariés selon leur investissement passé et leur investissement actuel dans le milieu associatif, politique ou syndical
Lecture : Vingt-quatre salariés investis auparavant en politique, dans une association ou un syndicat présentent encore au moment de l’entretien un investissement dans, au moins, l’un de ces trois domaines.10À partir de ce constat, plusieurs interrogations peuvent être posées. Les investissements bénévoles, qui venaient en complément d’une activité professionnelle, n’ont-ils plus raison d’être puisqu’ils sont conciliés au sein d’une même organisation ? Est-ce une forme d’essoufflement des investissements par manque de temps lié aux contraintes professionnelles (salariés multitâches, injonction à la professionnalisation) ou familiales (changement dans la composition du ménage) ? L’analyse des entretiens montre que ces diverses hypothèses de « désinvestissement » ne sont pas exclusives les unes des autres, voire, elles se combinent.
Se sentir plus utile à la Ligue de l’enseignement qu’ailleurs
11En contrat emploi solidarité, Catherine devient administratrice au sein d’une Maison des jeunes et de la culture (MJC), elle poursuit son investissement pendant une période de chômage avant d’y mettre fin lors de son arrivée à la Ligue de l’enseignement. La prise de poste de ce nouvel emploi, associée à des pratiques professionnelles et un public qui la satisfont pleinement, contribue à son investissement à temps complet pour la Ligue de l’enseignement.
12Quand j’ai découvert les juniors associations, formations de délégués élèves, là je me suis sentie plus en phase avec les jeunes pour leur transmettre quelque chose. Moi je pense que c’est ça qui m’anime, qui me guide un peu.
13Comme Catherine, Fabienne manifeste le sentiment de « se sentir utile » [5] mais également d’avoir trouvé un équilibre plus stable pour défendre ses idées maintenant qu’elle travaille au sein de la Ligue de l’enseignement. Après avoir été trésorière dans une association sportive et ajointe au maire de 2008 à 2010, elle évoque « les conséquences des années d’épuisement de militantisme » pour justifier l’arrêt de ses investissements associatifs et politiques.
Ça prend du temps d’être engagé et militant donc je le suis moins maintenant. Je privilégie un peu aussi… ben ça c’est un peu les conséquences des années d’épuisement de militantisme (rires). Maintenant je profite un petit peu de ma petite famille. […] J’avais un mandat politique en plus y a quelques années donc oui je l’étais forcément [engagée et militante], mais je me suis rendue compte finalement que je faisais peut-être plus avancer les choses dans le milieu associatif, dans mon travail qu’en tant qu’élue.
15Patrick, bénévole dans une association de solidarité internationale depuis 1995, ne conçoit pas sa vie professionnelle sans lien avec ses investissements associatifs. Cette « révélation » s’est produite lors de son objection de conscience. Les pratiques de ce salarié semblent correspondre à celles décrites par Étienne Wenger lorsqu’il développe la théorie des communautés de pratique (Wenger, 2005) et, plus spécifiquement, lorsqu’il aborde la question du « répertoire partagé » permettant de construire des pratiques cohérentes.
J’pourrais pas travailler dans une entreprise classique enfin moi je veux lier mon engagement à ma vie professionnelle. J’en ai pris conscience, c’est vraiment grâce à l’objection de conscience, j’étais dans un collectif donc où y avait quelques permanents associatifs. Donc bien sûr j’ai discuté avec eux sur leur parcours.
17Les propos de Patrick résonnent avec ceux des deux autres salariées — conjuguer convictions personnelles et emploi — mais la différence se situe dans leurs investissements extra-professionnels. Lui conserve des activités bénévoles au sein d’une association de solidarité internationale. Il en est de même pour Mathilde [6] qui manifeste son bien-être à la Ligue de l’enseignement, lieu où elle a trouvé un engagement politique qui ne soit pas un investissement partisan dans lequel elle ne se « retrouverait » pas. Un peu comme Fabienne, elle privilégie un emploi associatif à une forme de militantisme au sein d’un parti politique, en revanche elle préside deux associations durant son temps hors travail. Comment expliquer que certains salariés, qui considèrent réussir à conjuguer la défense de leurs convictions et leurs activités professionnelles, maintiennent des engagements en dehors de leur emploi au sein de la Ligue de l’enseignement, quand d’autres les abandonnent ?
S’essouffler. « 7 jours sur 7 à penser, vivre, dormir, travailler Ligue » [7]
18Dans la veine des propos de Pierre, mobilisés pour illustrer le titre de cette partie, Pascal — lui aussi délégué général d’une fédération locale — décrit un poste chronophage qui laisse peu de place aux investissements extra-professionnels.
Pour conjuguer vie familiale, relation amicale, emploi, il reste peu de temps pour des pratiques associatives et on a notre dose dans le cadre de notre métier et le week-end, quand on a un peu de temps, on aspire à jardiner.
20Existe-t-il un lien entre la fonction occupée au sein de la Ligue de l’enseignement et le « désinvestissement » ? Plus précisément, un poste à responsabilité au sein du réseau empêche-t-il de s’investir ailleurs ? Le croisement entre ces deux variables — l’investissement actuel (associatif, syndical ou politique) et la fonction principale exercée — n’apporte pas de résultat significatif. En effet, des formes de « désengagement » (Fillieule, 2005) sont également constatées chez des animateurs et des coordinateurs. Bénévole à l’Association de la fondation étudiante pour la ville (AFEV) pendant ses études supérieures, puis trésorière d’une association d’aide aux jeunes migrants, Louise dépeint une vision enchantée du salariat associatif dans la mesure où cette posture lui permet de « pouvoir défendre ce [qu’elle a] envie de défendre dans [son] travail, de pouvoir faire ça sur [son] lieu de travail, de pas avoir à le faire quand [elle] rentre chez [elle] le soir ». La conciliation engagement – emploi se retrouve ; néanmoins plusieurs années après avoir réalisé l’entretien ensemble, l’enthousiasme de Louise a laissé place à des formes de désillusion auxquelles elle a été confrontée tout au long de son parcours professionnel associatif [8]. Elle évoque le manque de temps pour s’investir en dehors de ses activités professionnelles et l’envie de faire autre chose pendant son temps libre, mais aussi les pressions subies pour prendre en charge des projets qu’elle ne parvient pas à suivre. Dès qu’elle tente de décliner un projet, ses responsables lui font savoir que « c’est dommage » ou encore que « c’est un très beau projet qu’on ne peut pas louper ». Louise ajoute alors qu’il est presque impossible de refuser et que, par conséquent, elle accepte et fait encore plus d’heures supplémentaires. De même, Vincent, bien qu’étant moins critique envers le milieu associatif — il a toujours travaillé dans le domaine de l’animation depuis qu’il a 17 ans —, reconnaît qu’il pourrait être bénévole dans des structures associatives s’il était employé dans un autre domaine d’emploi.
Si je travaillais dans autre chose, je m’investirais dans une asso ou dans quelque chose, parce que c’est un domaine que j’aime bien. Mais voilà pour être dedans, on fait un break le soir.
22Si la fonction exercée ne montre pas d’impact avec le désengagement, l’ancienneté au sein de la Ligue de l’enseignement semble influencer les investissements hors emploi (Tableau 2). Les salariés les plus jeunes, au sens de leur arrivée récente parmi les salariés de l’association, ont davantage tendance à conserver leurs activités bénévoles extérieures à leur travail.
Tableau 2. Répartition des salariés selon leur ancienneté à la Ligue de l’enseignement et le fait d’être investi dans un milieu associatif, politique ou syndical au moment de l’entretien
Tableau 2. Répartition des salariés selon leur ancienneté à la Ligue de l’enseignement et le fait d’être investi dans un milieu associatif, politique ou syndical au moment de l’entretien
Lecture : Dix des vingt-sept salariés qui sont investis dans une association, un syndicat ou en politique au moment de l’entretien exercent une activité professionnelle rémunérée au sein de la Ligue de l’enseignement depuis moins de trois ans.23Ce constat appuie l’hypothèse d’une forme d’essoufflement, dans la mesure où plus l’individu reste à la Ligue de l’enseignement et plus il se désinvestit. Les salariés apparaissent, en quelque sorte, rongés par le salariat associatif. Toutefois, d’autres ressorts, qui relèvent de forme d’incompatibilité — qui peut être traduit par l’absence de conjugaison possible entre les activités professionnelles du salarié et des activités bénévoles en dehors du temps de travail —, constituent des pierres d’achoppement à l’engagement extra-professionnel.
Se censurer. Quand emploi et engagements sont incompatibles
24Une première forme d’incompatibilité, évoquée en creux par Fabienne et Pascal dans des extraits d’entretiens cités précédemment, se situe au niveau familial. Avec des emplois du temps professionnels chargés, certains salariés, à l’instar de Bruno, ne parviennent pas à concilier le triptyque « emploi — investissement hors emploi — vie de famille » et sacrifient leurs engagements extra-professionnels.
Je peux des fois enchainer une bonne dizaine de réunions dans la journée. Donc le soir j’ai même pas un neurone actif. Je suis cramé. Donc c’est pas terrible d’ailleurs. Si quelqu’un m’attend à la maison c’est pas terrible, je suis pas dans un bon état.
26Ces trois salariés exercent un emploi sur un poste de direction au sein de leur fédération départementale respective, et, par conséquent, assurent des fonctions politiques dans leurs missions. Même s’il n’a pas été démontré de liens significatifs entre le « désinvestissement » et la fonction occupée, les délégués généraux expriment des formes de renoncement dans leurs investissements extra-professionnels, et notamment dans leurs engagements politiques. Il convient alors de considérer une seconde forme d’incompatibilité : une sorte d’incompatibilité « morale » qui sous-entend l’impossible combinaison entre certains postes dans le salariat associatif et certains investissements extra-professionnels. Ainsi, diriger une fédération départementale implique-t-il de faire des choix en matière d’investissements hors emploi ? Fabienne aurait-elle pu conserver son poste d’adjointe au maire et être déléguée générale d’une fédération départementale de la Ligue de l’enseignement ? Si rien ne semble pouvoir l’en empêcher de prime abord, la question de l’éthique entre en jeu. Autrement dit, il n’apparaît pas moral de combiner ses deux fonctions, et certains salariés, comme Hubert, vont même jusqu’à s’interdire d’accepter un mandat politique.
J’essaie d’éviter de m’éparpiller. Et j’essaie aussi de trouver du temps pour la famille. Moi j’ai pas d’ambition autre que de terminer mon job ici dans les meilleures conditions en sortant en forme avec une famille qui ne soit pas désintégrée. C’est les priorités qu’on se donne dans l’existence. Chacun se donne des priorités diverses et variées, bah moi c’est celle-là ! […] Je suis tenté par des fonctions politiques. Je me suis interdit d’avoir des fonctions politiques pendant tout mon temps salarié parce que ça me semble compliqué de mener les deux à la fois.
28Cette incompatibilité « morale » s’étend aux autres salariés — hors fonctions de direction — dès lors qu’ils estiment ne pas pouvoir réaliser « correctement » un investissement extra-professionnel. Michel, administrateur à la Ligue de l’enseignement et président d’une amicale laïque, cesse ses deux fonctions pour devenir salarié à temps plein pour le Mouvement.
Aujourd’hui il faut être réaliste : je ne pourrais pas travailler autant, donner autant dans mon boulot avec en plus… être président d’une association ça engendre quand même pas mal de responsabilités, de suivi.
30Ainsi, les représentations individuelles montrent que l’investissement hors emploi se conçoit uniquement s’il peut être pleinement accompli en sus des activités professionnelles. Les salariés n’imaginent pas maintenir un engagement en demi-teinte. Toutefois, et la citation d’Hubert illustre ce propos, le « désinvestissement » traduit une combinaison de facteurs explicatifs : préserver sa famille (« une famille qui ne soit pas désintégrée »), préserver sa santé (« terminer mon job en forme »), s’engager sans réserve (« j’essaie d’éviter de m’éparpiller »), censurer ses investissements extra-professionnels (« je me suis interdit d’avoir des fonctions politiques »).
31L’analyse des trajectoires individuelles révèle que, soit les salariés ne parviennent pas à conjuguer emploi associatif et investissement associatif « hors Ligue de l’enseignement », soit qu’ils trouvent un équilibre dans la défense de leurs idées au sein de leur emploi. Deux types de « désinvestissement » sont alors recensés : un « désinvestissement contraint » dans le premier cas présenté et un « désinvestissement choisi » dans le second.
Conclusion
32Ces formes d’interruption des engagements, bien qu’elles touchent trois salariés sur dix, ne constituent pas le comportement dominant du personnel enquêté. Pour autant, l’étude des parcours associatifs et professionnels permet d’observer comment s’imbriquent, parfois même se concurrencent, les activités en emploi et hors emploi, et de mettre en exergue des changements dans les comportements sociaux.
33Les individus sont confrontés à des processus de recrutement atypiques — la cooptation — dans la mesure où leurs trajectoires individuelles ne sont pas analysées à l’aune des diplômes scolaires, mais au prisme de leur militantisme, c’est-à-dire de leur capacité à s’investir pleinement pour le Mouvement. Néanmoins, les attentes professionnelles et militantes de la Ligue de l’enseignement envers ses salariés contraignent ces derniers à assurer une diversité de missions dans leur emploi, leur laissant parfois moins de place pour des investissements extra-professionnels. Si certains réussissent à conjuguer leur salariat avec des pratiques bénévoles au sein de mouvements associatifs — hors Ligue de l’enseignement — ou politiques, d’autres renoncent. Les plus anciens (salariés depuis 10 ans ou plus dans le Mouvement) présentent le moins d’investissements extra-professionnels, aspirant à faire « autre chose » en dehors de leur temps de travail. Ce sont également ceux qui occupent des postes à responsabilités au sein des fédérations départementales. Ils essaient alors de maintenir une forme d’éthique en refusant par exemple des mandats politiques, qui les confronteraient à des situations ambivalentes. En effet, ils seraient amenés à réaliser des demandes en tant que dirigeants associatifs et à devoir y répondre (positivement ou négativement) en tant qu’élus. Cette incompatibilité morale justifie une forme de « désinvestissement » bénévole hors emploi, toutefois les réalités professionnelles décrites par les salariés attestent qu’une part plus ou moins importante de bénévolat dans leur emploi existe, rendant extrêmement mince la frontière entre le temps rémunéré et le temps donné par les individus. Il apparaît alors que certains salariés cessent leurs activités extra-professionnelles, comme si le temps de bénévolat, qu’ils donnaient auparavant lorsqu’ils étaient salariés ailleurs, est entièrement absorbé dans leur temps de travail au sein de la Ligue de l’enseignement.
Bibliographie
- Becker, Howard Saul,Les ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales, Paris, La Découverte, 2002.
- Bellaoui, Nadia et Lamy, Marie, « Les associations, lieu de réinvention du travail ? », in Mouvements, n° 81, Qui est le patron des associations ?, 2015/1, pp. 71-76.
- Ferrand-Bechmann, Dan, « Le bénévolat, entre travail et engagement. Les relations entre salariés et bénévoles », in VST – Vie sociale et traitements, revue des CEMEA, n° 109, Professionnels, bénévoles, 2011/1, pp. 22-29.
- Fillieule, Olivier (dir.),Le désengagement militant, Paris, Belin, 2005.
- Havard Duclos, Bénédicte et Nicourd, Sandrine,Pourquoi s’engager ? Bénévoles et militants dans les associations de solidarité, Paris, Payot, 2005.
- Hély, Matthieu,Le travailleur associatif : un salarié de droit privé au service de l’action publique, Thèse de doctorat en sociologie, École des hautes études en sciences sociales de Paris, 2005.
- Hély, Matthieu,Les métamorphoses du monde associatif, Paris, PUF, 2009.
- Prat, Isabelle,Des instituteurs aux managers de l’éducation populaire. Étude des trajectoires de salariés « permanents » de la Ligue de l’enseignement, Thèse de doctorat en sociologie, Université de Poitiers, 2019.
- Simonet, Maud,Le travail bénévole. Engagement citoyen ou travail gratuit ?, Paris, La Dispute, 2010.
- Wenger, Étienne,La théorie des communautés de pratique : apprentissage, sens et identité, Québec, Presses de l’Université Laval, 2005.
Mots-clés éditeurs : salariat associatif, trajectoires, militantisme, bénévolat, éducation populaire, économie sociale et solidaire
Mise en ligne 22/03/2021
https://doi.org/10.3917/graph.073.0080Notes
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[1]
Cette appellation est utilisée par les salariés de la Ligue de l’enseignement en interne.
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[2]
Les salariés exercent, par exemple, une partie de leur activité professionnelle au sein du secteur « Éducation » et une autre partie au sein du secteur « Vie associative ».
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[3]
Près d’un tiers de l’échantillon est composé de dirigeants, dont le rôle de « managers » peut constituer un facteur d’éloignement des activités extra-professionnelles. Cette spécificité est abordée dans la seconde partie de l’article.
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[4]
Une offre d’emploi, consultée sur le site internet d’une fédération départementale, précise que le poste implique des « horaires particuliers notamment le soir et le week-end, ce qui nécessite une grande disponibilité ».
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[5]
Ce sentiment se retrouve souvent chez les bénévoles pour exprimer les ressorts de leur engagement (Havard Duclos & Nicourd, 2005).
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[6]
Mathilde, 37 ans, responsable de service, arrivée à la Ligue de l’enseignement en 2004.
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« [Je suis un] militant un peu particulier parce que je suis salarié, mais un militant qui bosse 60-70 heures semaine quoi ! Et qui passe 7 jours sur 7 à penser Ligue, à vivre Ligue, à dormir Ligue quand je dors, voilà, à travailler Ligue » (Pierre, 55 ans, délégué général, arrivé à la Ligue de l’enseignement en 2000).
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Louise, 26 ans, animatrice, arrivée à la Ligue de l’enseignement en 2010. Elle quitte la Ligue de l’enseignement, après plusieurs contrats à durée déterminée, en 2015. Elle travaille au moment de notre entrevue, en 2018, au sein d’une autre association d’éducation populaire, mais envisage une reconversion professionnelle.