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Article de revue

Le désengagement parental, obscénité cachée de la protection de l’enfance

Pages XXXV à XLI

Notes

  • [1]
    Ces situations de parents désengagés, ou engagés par intermittence, sont minoritaires. Il ne faut pas l’oublier car les parents concernés par une mesure de protection de leur enfant sont souvent amalgamés aux parents les plus en difficulté.
    Cependant ces situations se traduisent par des placements de longues durées. Si l’on compte en nombre d’années de placement plutôt qu’en nombre de mesures, c’est une problématique majeure dans le champ de la protection de l’enfance.
  • [2]
    https://www.sosve.org/publication/lignes-directrices-des-nations-unies-relativesa-la-protection-de-remplacement-pour-les-enfants/
  • [3]
    voir l’article 61 : « Il faudrait commencer à planifier la fourniture d’une protection de remplacement et la recherche d’une solution permanente le plus tôt possible, dans l’idéal avant même que l’enfant ne soit pris en charge, en tenant compte des avantages et des inconvénients immédiats et à long terme de chacune des options considérées et en formulant des propositions pour le court terme comme pour le long terme. », in « En marche vers la mise en oeuvre des “Lignes directrices relatives à la protection de remplacement pour les enfants“ », UNICEF 2012.
    https://www.sosve.org/publication/lignes-directrices-des-nations-unies-relativesa-la-protection-de-remplacement-pour-les-enfants/
  • [4]
    Ibid., article 49 : « Pour préparer et aider l’enfant et sa famille dans l’éventualité d’un retour au sein de la famille, il convient de faire évaluer la situation de l’enfant par une personne ou une équipe qui a été désignée par une autorité compétente et qui a accès à des conseils pluridisciplinaires, en consultation avec les différents acteurs concernés (l’enfant, la famille, la personne s’occupant de l’enfant). L’évaluation devrait permettre de décider si le retour de l’enfant dans sa famille est possible et correspond à son intérêt supérieur, d’en définir les étapes et de désigner l’entité chargée de superviser le processus ».
  • [5]
    Voir à ce sujet, Peter Voll et Andréa Judd, « La protection de l'enfance : gestion de l'incertitude et des risques. Recherche empirique et regards de terrain. », Institut D'études Sociales/Haute École De Travail Social - 23/07/2010.

1Estelle Doudet et Martial Poison pointent l’ancienneté du rapprochement entre les mots « scène » et « obscène » : « Quoiqu’erroné, le rapprochement étymologique de l’ob-scoena et de la scena, garanti par de prestigieuses autorités, a été largement diffusé depuis le XVIe siècle. En 1531, l’influent Dictionnaire de Robert Estienne rapporte le commentaire de Varron qui fait de l’obscoenus le propre de la scène, « parce que ce qui est montré sur scène serait ailleurs obscène » (Doudet et Poirson, 2016). Pour ces auteurs, « Faire l’étude de l’obscène est l’occasion de penser le rapport ambivalent du théâtre à ce qui est non visible et non dicible dans une société » (ibid.).

2Nous nous inspirons de ces définitions pour distinguer deux dimensions de l’obscénité, d’une part ce qui est visible et choque, et d’autre part les efforts faits pour maintenir invisibles « des comportements jugés inconvenants ou déviants » (ibid.). Actuellement, sur la scène politique de la protection de l’enfance, l’obscénité visible est le fait que des jeunes sortant de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) se retrouvent à la rue et les médias, ignorant d’habitude ce secteur, multiplient les articles, les émissions de radio, de télévision à ce sujet. Il n’est question que du « lâchage institutionnel » (Goyette et Frechon, 2013) dont ces jeunes font l’objet et de la responsabilité de l’État et des départements. Ce qui n’est que très rarement abordé, et donc rendu invisible, c’est le lâchage familial qu’ils ont vécu. Les jeunes à la rue sont présentés comme des enfants de l’ASE. Cette absence de prise en compte des parents est curieuse car, depuis les années 1980, la protection de l’enfance a comme objectif explicite d’associer protection des enfants et soutien des parents.

3Comment comprendre que la place des parents soit conçue comme centrale pendant le placement puis disparaisse des préoccupations quand les jeunes deviennent majeurs ? Les travaux d’Esther Goody (1999) nous montrent pourtant que, dans toutes les cultures et à toutes les époques, faire accéder son enfant au statut d’adulte est un rôle parental essentiel :

4La distinction que nous proposons entre axes de l’identité et de l’éducation permet d’expliquer une confusion, centrale dans l’organisation française, entre maintien des liens de l’enfant placé avec ses parents et projet de vie commune. Le moyen de sortir de cette confusion consiste à évaluer si un retour de l’enfant ou du jeune dans sa famille est possible ou non. Dans de nombreux pays cette évaluation prend en compte l’âge des enfants.

5En France, par idéologie, le retour de l’enfant placé dans sa famille est un projet implicite permanent, tellement évident que son évaluation n’est pas outillée, ne s’appuie pas sur des balises juridiques et cliniques bien définies. Notre hypothèse est que les possibilités d’un retour ne sont pas évaluées de façon rigoureuse parce que cette évaluation impliquerait de mesurer l’engagement parental ainsi que le soutien apporté par les professionnels.

L’engagement parental

6« L’engagement parental est l’investissement du parent dans une relation durable avec son enfant » (Poitras et Tarabussy, 2017). Ces auteurs proposent une échelle de mesure de l’engagement, avec « un score global de 1 (faiblement engagé) à 5 (fortement engagé) « à partir d’observations portant sur les éléments suivants :

7

  1. le respect de la fréquence des contacts parent-enfant ;
  2. l’engagement émotionnel du parent envers l’enfant placé ;
  3. l’intégration de l’enfant dans un projet de réunification réaliste exprimé par le parent biologique ;
  4. les démarches entreprises dans le but de remédier à la situation de compromission ;
  5. la considération de l’enfant dans l’organisation de son temps. » (Ibid.)

8À partir de ces questions concrètes il est évident que si des parents ont un contact irrégulier avec leur enfant pendant plusieurs années, cet enfant vit un délaissement. Mais ce délaissement, le plus souvent, n’est pas reconnu par la justice et est masqué par le fait que les parents gardent l’autorité parentale. Nous observons que les mesures d’assistance éducative sont souvent renouvelées quand il n’y a pas d’assistance éducative dans la réalité, et cette perpétuation du placement permet de masquer le délaissement, surtout quand il est intermittent. Cela produit une contradiction : légalement, les parents sont considérés comme étant impliqués dans la vie de leur enfant placé tant qu’ils sont titulaires de l’autorité parentale ; dans la réalité les parents intermittents ne peuvent investir durablement aucun des trois rôles éducatifs que nous venons d’évoquer.

9L’instabilité de l’engagement parental devrait être au cœur des évaluations cliniques, administratives et judiciaires, et tout d’abord pour mieux soutenir les parents concernés [1].

10Michel Lemay pointe les effets de l’abandon et du délaissement : « Les situations d'abandon, qu'elles soient vécues au sein du milieu familial ou en institution, sont responsables de troubles graves de l'attachement qui évoluent dans le temps […] ces situations de perte précoce ou de faible investissement perturbent gravement la compétence parentale des sujets qui en ont souffert, créant de véritables transmissions de carence de génération en génération » Lemay, 1994-1995). Nous observons que ce type de situation se retrouve également en pédopsychiatrie, à la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), dans les internats scolaires de l’éducation nationale, dans les Instituts médico-éducatif (IME), etc. Michel Lemay décrit une situation archétypique : « Une mère habituellement seule, bien que connaissant des liaisons passagères insatisfaisantes, élève un ou plusieurs enfants dans des conditions socioaffectives et socio-économiques difficiles. […] ses capacités d'éduquer régulièrement ses enfants sont très faibles. Tantôt elle fusionne avec l'un d'entre eux ou semble l'utiliser comme un objet réparateur de sa propre détresse, tantôt elle s'en désintéresse, le néglige aussi bien sur le plan de l'amour que sur celui des apports nourriciers de base. Puis, dans un mouvement d'appropriation totale, elle le submerge pour quelques heures ou quelques jours de manifestations amoureuses. L'enfant qui vit ainsi une relation dite « yoyo » ne tarde pas à réagir par des comportements déviants qui percutent une mère déjà peu apte à fournir une continuité dans les soins » (Ibid.) Cet auteur observe que ces mères reproduisent un fonctionnement qu’elles ont subi dans leur enfance. Quand elles ont subi des abus sexuels sans être protégées par leurs proches, le risque est grand que leurs enfants vivent également un abus par un compagnon de passage, ou dans la fratrie.

11Nous avons pu observer, lors de nombreuses années d’analyse des pratiques d’éducateurs spécialisés, que les abus sexuels dans les fratries s’inscrivent presque toujours dans des situations de délaissement. Notons au passage que les débats sur le rôle de l’ASE dans le maintien des fratries n’évoquent quasiment jamais que ce maintien des liens fraternels est d’abord et avant tout le rôle des parents. Quand l’ASE doit s’en occuper c’est le signe d’une substitution dans un rôle parental fondamental. Si les jeunes sortants de l’ASE et se retrouvant à la rue constituent l’obscénité visible, et le délaissement parental l’obscénité invisibilisée, comment comprendre les causes profondes de cette invisibilisation ? Reprenant la distinction proposée par Nadine Lefaucheur (1997) entre « plus grand mal » et « moindre mal », nous proposons l'analyse suivante : le délaissement est un moindre mal face au plus grand mal que serait le diagnostic/ pronostic qu’un retour en famille n’est pas possible ou pas souhaitable pour une partie des enfants placés. Avoir des outils qui permettent d’établir qu’un retour de l’enfant dans sa famille n’est pas possible (dans le rapport au temps de l’enfant), ou pas souhaitable, ne nous semble pas acceptable actuellement en France pour une majorité des acteurs de la protection de l’enfance. L’institutionnalisation sans limite de temps permet d’éviter cette question. Cela apparait nettement par comparaison avec le Québec et, plus largement, avec le monde anglo-saxon.

12Au Québec, des limites ont été mises à l’institutionnalisation : un enfant de moins de deux ans ne peut être placé plus d’un an, entre 2 et 6 ans la durée maximale est de 18 mois ; entre 6 et 18 ans elle est de deux ans. Ces limites obligent à faire un double projet. Tout d’abord, en référence à la Convention internationale des Droits de l’enfant (CIDE), les efforts doivent porter sur un retour en famille, mais si ce projet préférentiel ne peut se mettre en place, il faut avoir préparé une alternative. Dans la philosophie de la CIDE et de la convention de La Haye, cette alternative, une « protection de remplacement », doit être recherchée tout d’abord dans la famille élargie, puis, à défaut, dans la communauté, afin de ne pas déraciner l’enfant. Il nous apparait très significatif que « les lignes directrices des Nations-Unies relatives à la protection de remplacement pour les enfants » [2] aient été si peu diffusées en France. Elles ne clarifient pas la question des limites au provisoire mais pointent la nécessité de penser la question du retour en famille à partir d’étapes bien définies. Dans cette tension entre deux objectifs en partie contradictoires, travailler à une réunification familiale et d’autre part assurer le plus tôt possible à l’enfant une solution de protection permanente, les lignes directrices pointent l’importance d’une planification et d’une anticipation déjà en amont de la mesure de protection [3].

13La possibilité ou non d’un retour doit être évaluée de façon pluridisciplinaire [4]. Qu’une telle évaluation pluridisciplinaire et participative puisse aboutir à décider qu’un retour de l’enfant dans sa famille n’est pas possible, ou ne correspond pas à son intérêt supérieur, n’est-ce pas l’obscénité qu’il faut absolument éviter ?

14Pourtant, de nombreux exemples européens montrent que cette évaluation d’un retour impossible ou non souhaitable n’implique pas de remplacer totalement les parents. Ils restent de toute façon les parents d’identité, étant de ce fait irremplaçables. C’est d’ailleurs à ce titre que les pays utilisant l’adoption plénière en protection de l’enfance ont presque tous ouvert cette adoption plénière en prévoyant la possibilité de retrouvailles entre l’enfant placé et ses parents d’origine.

15Dans une recherche sur le placement familial (Fabry, 2019), nous avons pu constater dans plusieurs des situations étudiées que lorsque les parents très en difficulté sont soutenus, informés, respectés par les parents d’accueil et par le service, ils acceptent de confier leur(s) enfant(s). Cela suppose un accompagnement et aussi de bien comprendre le constat fait par Nicole Guedeney : « on peut aimer très fort son enfant, avoir un sentiment d’un lien unique et spécial avec lui et pour autant ne pas pouvoir ou ne pas savoir comment répondre à ses besoins d’attachement » (2010, p. 33). Il s’agit alors de concevoir une pluriparentalité et donc de reconnaître la parentalité des parents sociaux en protection de l’enfance. L’objectif est alors que les différents parents s’entendent dans l’intérêt de l’enfant ; objectif ambitieux sachant qu’en Occident la première cause des placements est « l’enfant pris en étau dans les conflits des adultes » [5]. Mais – obscénité suprême ? - cela suppose de remettre en cause le principe d’exclusivité du lien de filiation : un enfant en doit avoir qu’un père et qu’une mère.

Bibliographie

  • Doudet, Estelle et Poirson, Martial (coord.) « Introduction – Théâtres de l’impur », in Revue d'Histoire du Théâtre, n° 269 [en ligne], mis à jour le 01/01/2016, URL : https://sht.asso.fr/introduction-theatres-de-limpur/
  • Fabry, Philippe,Persistance et reconfigurations de la parentalité nourricière dans l’accueil familial, thèse sous la direction de Gilles Séraphin, université Paris 10, 2019.
  • Goody, Esther, « Sharine and transferring components of parenthood: the West African case », in M. Corbier, Mireille (dir.), Adoption et Fosterage, Paris, De Boccard, 1999, pp. 369-388.
  • Goyette, Martin et Frechon, Isabelle, « Comprendre le devenir des jeunes placés : la nécessité d’une observation longitudinale et représentative tenant compte des contextes socio-culturel et politique », in Revue Française des Affaires Sociales, 2013/1-2, pp. 164-180.
  • Guedeney, Nicole,L’attachement, un lien vital, Bruxelles, Fabert, 2010, mis en ligne par Yapaka, URL : http://www.yapaka.be/sites/yapaka.be/files/publication/TA_Lattachement_un_lien_vital_WEB.pdf
  • Lefaucheur, Nadine, « Qui doit nourrir l'enfant de parents non mariés ou démariés ? », in Revue des politiques sociales et familiales, n° 47, 1997, pp. 5-14.
  • Lemay, Michel, « Les conséquences de l'abandon sur le développement psychosocial de l'enfant et dans ses relations personnelles et sociales », in Revue de Droit, Université de Sherboock, n° 25, 1994-1995, pp. 3-24, [en ligne], mis à jour le 01/01/2016, URL : https://www.usherbrooke.ca/droit/fileadmin/sites/droit/documents/RDUS/volume_25/25-12-lemay.pdf
  • Poitras, Karine et Tarabulsy, George M., « Les contacts parent-enfant suite au placement en famille substitut : liens avec la stabilité du placement », in Enfances Familles Générations, n° 28, 2017, mis en ligne le 22 décembre 2017, URL : http://journals.openedition.org/efg/1635

Notes

  • [1]
    Ces situations de parents désengagés, ou engagés par intermittence, sont minoritaires. Il ne faut pas l’oublier car les parents concernés par une mesure de protection de leur enfant sont souvent amalgamés aux parents les plus en difficulté.
    Cependant ces situations se traduisent par des placements de longues durées. Si l’on compte en nombre d’années de placement plutôt qu’en nombre de mesures, c’est une problématique majeure dans le champ de la protection de l’enfance.
  • [2]
    https://www.sosve.org/publication/lignes-directrices-des-nations-unies-relativesa-la-protection-de-remplacement-pour-les-enfants/
  • [3]
    voir l’article 61 : « Il faudrait commencer à planifier la fourniture d’une protection de remplacement et la recherche d’une solution permanente le plus tôt possible, dans l’idéal avant même que l’enfant ne soit pris en charge, en tenant compte des avantages et des inconvénients immédiats et à long terme de chacune des options considérées et en formulant des propositions pour le court terme comme pour le long terme. », in « En marche vers la mise en oeuvre des “Lignes directrices relatives à la protection de remplacement pour les enfants“ », UNICEF 2012.
    https://www.sosve.org/publication/lignes-directrices-des-nations-unies-relativesa-la-protection-de-remplacement-pour-les-enfants/
  • [4]
    Ibid., article 49 : « Pour préparer et aider l’enfant et sa famille dans l’éventualité d’un retour au sein de la famille, il convient de faire évaluer la situation de l’enfant par une personne ou une équipe qui a été désignée par une autorité compétente et qui a accès à des conseils pluridisciplinaires, en consultation avec les différents acteurs concernés (l’enfant, la famille, la personne s’occupant de l’enfant). L’évaluation devrait permettre de décider si le retour de l’enfant dans sa famille est possible et correspond à son intérêt supérieur, d’en définir les étapes et de désigner l’entité chargée de superviser le processus ».
  • [5]
    Voir à ce sujet, Peter Voll et Andréa Judd, « La protection de l'enfance : gestion de l'incertitude et des risques. Recherche empirique et regards de terrain. », Institut D'études Sociales/Haute École De Travail Social - 23/07/2010.
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