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Article de revue

Le travail social comme résistance à la mise en compétition des individus

Pages 37 à 48

Notes

  • [1]
    Léon Bourgeois (1896) se démarque ici d’Auguste Comte (1798-1857) qui défendait la primeur des devoirs des individus sur les droits et s’affranchit de cet héritage.

1Le travail social laïc émerge fin du XIXe siècle, début du XXe d’une lente évolution des mœurs et des idées dans une société postrévolutionnaire qui a conduit à l’avènement de la modernité. Aujourd’hui, un certain nombre d’auteurs parlent de société post-moderne et de nouvelles transformations ou mutations de la société.

2 En confrontant ces deux mouvements (création-transformation) dans une perspective sociohistorique, les tensions présentes prennent sens, les durabilités se dessinent comme des résistances à l’œuvre en termes de place du pouvoir collectif, en particulier en ce qui concerne les solidarités. C’est ainsi que le présent article examine la prise en compte de la vulnérabilité humaine à partir de la construction de la solidarité publique, de ses liens avec la condition humaine de pluralité et les apports d’un travail social construit au féminin.

Construction de la notion de solidarité

3Dans notre contexte contemporain, la solidarité s’exprime ou se manifeste de différentes manières. On peut faire référence à la solidarité internationale, à la solidarité familiale ou intergénérationnelle, etc. De fait, chaque personne peut ou a pu faire l’expérience de la solidarité pour elle-même ou pour autrui au sens où toute personne, de sa naissance à sa fin de vie, a besoin pour vivre de l’intervention d’autres personnes.

4C’est au milieu du XIXe siècle que ce sens, à la fois d’une donnée commune au genre humain et de reconnaissance de la vulnérabilité de l’existence humaine, a été défini par Pierre Leroux (1994). La reconnaissance de ce « lien social » existant entre les individus reprend et déplace la notion de contrat du siècle des Lumières formulé par Rousseau (2011). Le contrat social n’est plus pensé comme ce qui permet de tenir « une société » d’individus libres, il est ce qui permet « la vie individuelle » reconnue « par nature » dépendante du milieu environnant. Ce renversement de perspective est possible en établissant la solidarité comme une loi organique volontaire, c’est-à-dire comme projet politique permettant la vie ensemble d’individus différents. Si la référence à l’idée de loi naturelle permet de rendre compte de la diversité, des emboîtements d’éléments homogènes et hétérogènes, c’est aussi la porte ouverte au laisser-faire ou au conservatisme objectif. Des débats et des enjeux politiques se formulent autour de cette élaboration de la notion de solidarité. La loi naturelle sert l’idée de progrès chère à la théorie scientifique de l’évolution, mais il faut distinguer la vie humaine de la vie animale par la conscience d’une dimension supérieure des organismes « sociaux » et l’adoption d’un point de vue « unanime » qui soutient la perspective recherchée d’une union politique possible.

5Dans le contexte sociohistorique, la recherche de la paix sociale domine après les évènements de 1848 qui ont ébranlé toute la société postrévolutionnaire et se traduit dans l’expression d’un droit au travail des ouvriers qui doit compléter les droits de l’homme : « Les contemporains s’interrogent sur les conditions du “vivre ensemble” et de la cohésion nationale » (Pigenet, Tartakowsky, 2012, p. 192). Comment conjuguer le respect de la liberté individuelle et la compréhension de nécessaires et justes relations collectives ? Au plan politique, il s’agit de trouver les éléments de fondations encore inédits entre des individus libres et égaux en droits et la réalité d’une appartenance collective en société. Cette recherche commune est aussi signalée par Robert Durand et Yannick Marec : « Partout des hommes et des femmes réfléchissent, imaginent, débattent, écrivent : les idées et les problématiques se renouvellent » (2004, p. 15). Concrètement, il faut agir sur les effets de la seconde industrialisation où « l’intérêt de quelques-uns se révèle en contradiction avec l’amélioration du sort du plus grand nombre », c’est-à-dire sur les conditions de vie des ouvriers et ouvrières, des enfants, et établir un « rééquilibrage pacifié de l’asymétrie dont pâtissent les salariés face à leurs employeurs » (Pigenet, Tartakowsky, 2012, p. 184).

6L’enjeu sociopolitique est celui de la lutte contre la misère dans une période où la conscience moderne volontaire cherche la réalisation de l’idée de justice en se référant au fait de l’acte libre. Pour ce faire, il est possible et nécessaire d’intervenir dans l’ordre naturel pour créer un nouvel ordre. Par le travail de la raison, il est possible d’échapper à l’inéluctable, de sortir de la loi des séries, de modifier les déterminismes naturels. Ce raisonnement était nécessaire pour élargir la portée de la loi naturelle d’interdépendance (théorie darwinienne de l’évolution vitale [Tort, 2000]) à la loi organique volontaire puisque la première repose sur la notion d’instinct. La solidarité peut être formulée comme une nécessité, c’est la loi « naturelle » d’interdépendance. Ainsi Léon Bourgeois promeut un programme politique de réformes au service de droits individuels et de droits sociaux porteurs d’émancipation et d’une visée égalitaire entre les individus. Dans cette perspective, « les droits » des individus sont émancipateurs et précèdent leurs « devoirs » [1]. Le vecteur de la solidarité selon Léon Bourgeois, c’est l’association entre les personnes : « concours et coordinations des forces » dans des actes réfléchis et volontaires (Blais, 2007). Cette compréhension de la solidarité et son acception formulée par Léon Bourgeois appellent alors une organisation politique correspondante, indépendante de tout dogme notamment religieux, capable d’exprimer et de soutenir ce lien : c’est la formulation de la démocratie sociale dont nous sommes héritiers en référence à la donnée commune au genre humain, « le lien social ».

7La transformation du fait social de solidarité en principe de morale ou de droit porte le débat sur la base initialement admise de reconnaissance de l’individu. Les différents courants de pensée ont tous adopté le principe de la liberté individuelle, ils s’emparent tous du besoin d’éducation pour transmettre cette nouvelle conscience, les uns pour une éducation « morale » au sacrifice de l’intérêt particulier à un intérêt général (Brunetière, 1930), les autres pour une éducation « sociale » à la primauté des droits de la personne, de sa valeur intangible sur ceux de la collectivité. Cette bataille sert ainsi de premier énoncé aux difficultés qui surgissent face à la traduction concrète du principe d’égalité entre les personnes. Simultanément, le rôle et la place de l’État en tant qu’organe structurant de la société est encore en cours d’élaboration, son rôle n’est pas figé et là encore les débats vont bon train entre tenants d’un axe autoritaire, au-dessus des individus, les tenants d’un axe régulateur et interventionniste (garant des contrats établis entre individus, mais aussi garant d’une dimension communautaire entre tous les individus dans le temps [Durkheim, 1893]), et les tenants d’une fonction d’arbitre entre individus dans un État de droits (Bourgeois, op. cit.) ou encore un État actif, mais libéral, soumis au droit sans pouvoir de domination de l’individu (Duguit, 1901).

8Les oppositions ont servi à montrer que la notion est tout autant appropriable par un camp politique que par un autre, la filiation religieuse est reconnue, mais son caractère laïc est devenu incontestable. C’est la conjugaison ou l’orientation de l’une ou l’autre de ses composantes qui crée les clivages au-delà d’une adhésion de fait au principe reconnu par tous. La notion ainsi construite a permis de fonder le droit social et la nécessité d’une intervention sociale (l’action sociale) pour dépasser l’injustice naturelle, les héritages. Aujourd’hui, nous sommes tous héritiers d’un État de droit social pour lequel les interrogations concernent les effets du modèle de l’individualisme atomisé et non plus le développement d’une conscience propre enrichie de l’interdépendance collective. Faire mémoire de l’histoire de la solidarité et de la construction collective de la dimension politique du vivre ensemble conduit à faire lien avec notre période contemporaine. C’est en partant du constat de la vulnérabilité du genre humain et des nécessaires interdépendances pour exister que la solidarité a été travaillée comme principe politique pour rendre possible la vie en société dont aujourd’hui le référentiel de cohésion sociale est issu.

9 En France, la solidarité politique est la formulation du lien qui réunit les personnes d’une même société/communauté pour vivre ensemble en régime de paix sociale fondé sur l’égalité de relation entre les personnes (en référence à l’égal exercice de la citoyenneté politique). Cette conception et son existence sociétale se sont construite dans une triangulation entre trois dimensions (Bousquet, 2018) :

  • - l’apport de la dimension scientifique d’Émile Durkheim avec la science sociologique qui analyse les mécanismes des sociétés, propose l’explication de l’organisation de rapports sociaux et de ce qui permet le lien social ou rend le corps social malade ;
  • - l’apport de la dimension démocratique de Léon Bourgeois avec la conception d’une « union sociale » des individus par un État social régulateur, garant de liens justes et réparateur des inégalités par le droit ;
  • - l’apport de la dimension pragmatique avec « l’intervention sociale » par les fondatrices du travail social — Marie Gahéry, Adèle Fanta, Amélie Doyen Doublié, Augusta Moll-Weiss, Marie Jeanne Bassot, Mathilde Giraud, Apolline De Gourlet (Guerrand, Rupp, 1978. Fayet Scribe, 1994. Roll, 2009. Eloy, 2012. Le Capitaine, Karpowick, 2014) — qui proposent de faire « œuvre de réorganisation sociale » en s’appuyant sur l’égalité de relation entre les personnes, l’accès aux apports des sciences pour une éducation source d’autonomie pour tous et en organisant ce qu’aujourd’hui on nomme le « croisement des réseaux de savoirs » et la « formation professionnalisante ».

La solidarité comme première traduction de la pluralité humaine

10Les différents apports ainsi rappelés constituent aujourd’hui le fondement de la solidarité publique, c’est-à-dire politique. Ils ont donné une consistance, une épaisseur à cette invention fortement discutée et controversée actuellement. La principale des controverses repérable est la volonté de délier la solidarité du principe d’égalité de valeur humaine entre les personnes citoyennes ou présentes sur le territoire. La seconde est présente dans la référence dominante à l’autonomie comme modèle de vie au détriment du réel de l’interdépendance des vies humaines pour exister. Avec ces deux tendances, nous assistons à un retour des discours de disqualification des personnes au nom de différences ou d’incapacités personnelles, là où nous avons hérité d’un référentiel fondé sur la valeur égale des personnes pour faire ensemble société quels que soient l’origine, le patrimoine génétique, social ou financier de chacun ; référentiel qui peut être amendé à défaut d’être amoindri. Les vifs débats sont de retour dans notre société sous la dominante des perspectives économiques et gestionnaires.

11Après une période de relative stabilisation par l’État social et la construction de la protection sociale sous le générique « d’État Providence », la disharmonie reprend le dessus entre les tenants d’une économie dominant les débats et les orientations politiques, et les tenants d’une politique garante d’une égalité régulatrice des inégalités sociales et économiques. Le débat formulé aujourd’hui associe et remplace « solidarité » par « assistance » selon deux versants : l’assistance qui produit de la dépendance, l’assistance qui produit de l’autonomie. Comme le souligne Nicolas Duvoux (2012, p. 10), « Le rejet de l’assistance est devenu, au cours des années 2000, un élément structurant du débat politique et des représentations sociales en France ». Dans un cas comme dans l’autre, le retour du vocable de l’assistance conduit à une référence implicite aux manques des personnes et seulement à eux et renvoie ainsi à la préhistoire du travail social. Elle gomme et méconnait la compréhension de la solidarité comme une donnée vitale humaine qui est la source d’un droit issu du droit des obligations, de l’expérience de l’espèce humaine et de ses égarements pouvant conduire à des conflits mondiaux (Arendt, 2009 ; Supiot, 2010). C’est donc la dimension même d’interdépendance qui demande à être travaillée et reliée au principe d’égalité faute de quoi nous assistons à une déconstruction de la solidarité telle que nous en avons héritée pour installer « une protection sociale à deux vitesses » (Duvoux, 2012).

12Un certain nombre d’observations ou d’études sont aujourd’hui disponibles pour soutenir le potentiel des interdépendances. Par exemple, je citerai les apports de l’Indice de progrès social (SIP) utilisé aujourd’hui comme nouvelle mesure des inégalités de richesse. Cette prise en compte de l’augmentation du progrès social modifie le classement international des pays selon le critère du Produit intérieur brut (PIB). De même, l’étude sur Les Créatifs culturels (Worms, 2006) est une manière de rendre compte du travail de citoyens-solidaires qui développent leurs créations sur l’acception philosophique et politique d’individus interdépendants, tous héritiers d’un déjà-là. Ces différentes approches confirment le principe d’une égalité-redistribution formulée par Pierre Rosanvallon (2011) et contredisent les jugements négatifs sur la marche de l’économie. Aussi, comme l’indique Gérard Noiriel (2008, p. 4), « Les individus qui détiennent le privilège de définir les identités, les problèmes et les normes du monde social imposent ainsi les enjeux que doivent prendre en considération tous les acteurs de la société ». C’est donc l’attention à l’historicité des constructions et des usages qui permet d’avancer tout en offrant une grande marge de liberté pour faire apparaître les différents niveaux de relations en jeu. Cette recherche que j’ai pu réaliser dans le cadre d’une thèse de doctorat à propos des interventions collectives du travail social et de leur inscription dans les politiques publiques sociales sert de révélateur d’un certain nombre de potentiels malgré les manquements et contradictions du système démocratique actuel.

Un travail de mise en actes de l’égale valeur des personnes

13Ce travail de recherche a mis en évidence comment, dans la mise en œuvre des interventions collectives contemporaines en travail social, les praticiennes et les praticiens poursuivent « à petite échelle » et sans bruit, une expérimentation démocratique dans un cadre professionnel.

14Premièrement, il convient de souligner comment ces interventions collectives permettent de s’inscrire dans la lignée de ce que nous avons nommé précédemment « la dimension pragmatique de la solidarité ». Leur existence s’inscrit à rebours d’une démarcation entre « des ayants-droits » salariés protégés et des précaires ou des « minima sociaux », pour instituer une légitimité à être ensemble, à faire ensemble. Les cadres comme les professionnelles de ces interventions expriment les tensions auxquelles ils et elles font face pour être garants du cadre démocratique reconnu comme lieu de la parole possible entre tous et pour chaque personne : « Parfois, il faut le reconnaître, les difficultés sont avec les élus peu accessibles à ce discours » ou encore « Défendre le point de vue des personnes en difficultés dans une collectivité, c’est pas le plus glamour, ni sexy » (Carnet de bord, Bousquet, 2018). C’est là que les « gestes professionnels » s’affirment comme la mise en acte d’une culture démocratique d’égalité de relation avant tout autre principe de hiérarchisation. Leur capacité dialogique est utile, car elle s’exerce à son tour « tout azimut », c’est-à-dire sans être utilisée pour réglementer ou rigidifier l’ordre du mouvement, le pilotage de l’action, la succession des étapes d’un processus.

15Les actions ainsi conçues, constituent des expérimentations collectives et permettent de conserver ou de reprendre la main sur « la cohérence globale de la vie » comme l’ont montré Elsa Galerand et Danièle Kergoat (2008) dans l’analyse du rapport au travail des femmes qualifié à ce titre de « potentiellement subversif ». Elles correspondent à la conception globale de l’intervention sociale des fondatrices ou à ce que Joëlle Zask (2011, p. 196) a repéré de son côté : « C’est aussi de cette manière que les membres du public peuvent individuellement reconstituer la cohérence de leur existence ». C’est-à-dire que les actions, telles que j’ai pu les observer et analyser leur développement et dans des temporalités différentes (de la gestation à la réalisation), sont effectivement des actions de transformation sociale d’individus ou de groupes par « l’entremise » de professionnelles capables de faire dialoguer, sans les dissocier, le travail individuel d’aide à la personne « privée » et le travail collectif d’accès à la sphère du « public » professionnel et politique. Ici, il convient de se référer a minima au concept de logique des sphères séparées pour indiquer la juxtaposition inscrite dans notre organisation sociale.

16À partir de la philosophie des lumières et avec l’instauration de la citoyenneté au masculin pendant la Révolution française, nous avons hérité et construit une partition mentale, symbolique et matérielle entre le monde de la vie privée et le monde de la vie publique. Cette partition s’est traduite par une séparation sexuée des rôles entre les femmes et les hommes concernant la participation des femmes et des hommes à la construction et à la gestion de la cité (Fraisse, 2001), par un différé et une différence d’accès à la citoyenneté politique (Marquès-Pereira, 2003). Ces ruptures et bipartitions affectent les unes et les autres dans les activités et professions d’aujourd’hui : le travail « domestique » (entretien, protection et renouvellement de la vie), le travail « productif » (quel que soit son statut : artistique, salarié, patronal, artisanal, indépendant). C’est ainsi que j’ai retenu le terme de « prépondérance » du féminin ou du masculin pour faire mention de cette construction et du rapport au travail spécifique développé par les unes ou les autres au sein des dominations de l’ordre social genré. Concernant la spécificité d’un espace de travail au féminin, il s’agit de repérer « la continuité » tenue de différentes manières par les salariées entre les contraintes ou les exigences du monde privé, et celle du monde public (Galerand, Kergoat, 2008).

17En se décentrant du regard sur les « populations concernées » dans un face-à-face avec les professionnelles pour regarder les points de vue associés des unes et des autres, il est possible de parler d’un ensemble de personnes concernées constituant « le public » (au sens de John Dewey, repris par Joëlle Zask, 2011) dans une égalité de relations au sein de chaque expérimentation engagée. C’est ainsi que des cadres de l’intervention sociale comme des professionnelles pratiquant les interventions collectives, s’incluent dans la terminologie actuelle de personnes concernées et contestent à leur encontre les discours mettant en cause leur capacité à associer ou à faire avec les habitants, les usagers dans les actions qui les concernent. Ils et elles s’inscrivent comme partie prenante d’un processus de transformation-transgression d’un plan préétabli, par autorisation démocratique (individuelle ou collective). Ce travail de mise en acte d’une culture démocratique d’égalité de relation est exprimé à différentes reprises par des professionnelles du travail social en situation de responsabilité (de mission ou de service) dans des collectivités territoriales.

18Comme l’explique Dominique Bucheton (2009, p. 35) à propos des gestes professionnels des enseignantes : « Le choix du bon geste n’est pas une affaire de technicité, mais traduit en actes une culture. Cette compétence à observer et entendre l’autre, à faire preuve d’empathie pour agir avec lui n’existe qu’en référence à des valeurs, à un projet pour l’élève, une visée démocratique ». En prolongeant cette analyse dans un espace collectif professionnel (nommé intervention collective), les faits et gestes « utilisés et publicisés » deviennent eux-mêmes des sources d’apprentissage en tant que manière d’être, de faire culture commune. Ils sont les premiers éléments constitutifs de l’égalité-relation. Dans la sphère du privé-domestique, des gestes sont appris pour tenir ou faire exister une relation dans une continuité, une préoccupation d’autrui au sens des activités du care (Molinier, 2013 ; Hamrouni, 2012). Dans un espace professionnel ouvert à des interventions collectives, la non-disjonction entre les sphères du « privé » et du « public » est tenue par des professionnelles, tant par les « thèmes » de travail que par les gestes produits et reproduits. La continuité qui s’y manifeste sert la relation d’égalité entre personne-sujet, elle est aussi une pratique de traduction qui permet la valorisation des gestes utiles à la vie et semblables. Cette continuité est présente sous différentes facettes qui installent une fluidité de la relation : dans l’accueil entre personnes, dans les gestes de salutation et d’attention à autrui, dans l’occupation des espaces eux-mêmes, dans la possibilité de laisser libre le choix du « sujet de parole ». C’est-à-dire en prenant le risque de modifier ce qui est d’actualité ou non, important ou pas.

19Pour conclure, la conduite des gestes « professionnels » des travailleurs sociaux, au sens de gestes « appris et valides » pour le métier tels que nommés ci-dessus, fonde une reconnaissance mutuelle, un apprivoisement réciproque pour agir en égalité de relation. Les mêmes gestes sont nécessaires, mobilisés comme savoir-faire et savoir-être en collectif « institutionnalisés », dans un cadre public. D’un côté les gestes « du domicile-privé », de l’autre les gestes « professionnalisés » d’une acceptation qualifiée d’inconditionnelle de l’autre-inconnu. Mêmes attentions à l’autre dans la conduite et la construction d’une relation humaine. Ainsi sortir de la disqualification personnelle vécue par des sujets peut commencer avec le service d’un café ou le changement d’une couche dans un espace professionnel et collectif où des gestes peuvent s’échanger, se mutualiser, passer à des pratiques ayant de la valeur. C’est dans cette expérience que se construit et s’exerce l’égalité de relation au sens politique du faire société. C’est là que les gestes professionnels qui « font collectifs », y compris minorés par le genre, sont effectivement la mise en acte d’une culture démocratique et une résistance « à l’ordre autoritaire » d’un monde où les dimensions de marchandisation, de primauté de l’économique, de la gestion et des concurrences sont premières (Molinier, Paperman, 2013).

20Dans ce contexte, les espaces collectifs de création ou d’expérimentation sont des lieux de transmissions et de résistances collectives à la société du tout marchand, au raisonnement économique qui se pense prépondérant et régulateur des mécanismes de dépendance et de solidarité. C’est pourquoi les apprentissages professionnels doivent aussi mettre l’accent sur ce travail « des gestes » de la condition humaine de pluralité (Arendt, 2009) comme sur la recherche du sens de l’action à construire avec les personnes présentes. L’émancipation collective des personnes-sujets est comme celle des femmes, le résultat d’un « exercice collectif de la citoyenneté » aujourd’hui minoré ou « invisibilisé » (Marques-Pereira, 2003). L’émergence de « nouvelles » solidarités de proximité ou de plus grande ampleur (solidarité avec les réfugiés) vient redire l’histoire du « lien social », lien collectif, nécessaire à la vie humaine, là où des discours et des pratiques tendent à isoler les individus, à valoriser leur mise en compétition en privilégiant un jeu d’inégalités.

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Mots-clés éditeurs : intervention collective, solidarité social-historique, féminin, citoyenneté, émancipation

Date de mise en ligne : 30/09/2019

https://doi.org/10.3917/graph.067.0037

Notes

  • [1]
    Léon Bourgeois (1896) se démarque ici d’Auguste Comte (1798-1857) qui défendait la primeur des devoirs des individus sur les droits et s’affranchit de cet héritage.

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