1« Madame, pourquoi je suis défaillante, d’autres ont aussi été absents ? »

2 Il est l’heure de la pause (10 h 30). L’étudiante, sans plus de présentation, me parle. Le couloir est presque vide. À toute vitesse, je connecte, lui demande de m’en dire plus sur ce qui m’apparait être l’énoncé d’une injustice. Sans plus réfléchir, je le lui nomme la règle qui encadre les absences aux cours et travaux dirigés. J’ai appris cela de mes pairs « pense à replacer le contexte, la réglementation ». La rassurer si c’est sa demande implicite, elle sera informée de la procédure de rattrapage. Et surtout, dire « c’est une situation de défaillance, vous n’êtes pas défaillante ».

3 Je me méfie de moi. Répondre spontanément dans le couloir est parfois risqué. Le désir de plaire, de ne pas décevoir, de régler la question rapidement. Et puis, l’après-coup. Qu’ai-je répondu, pourquoi si vite, j’aurai dû… Que me demandait exactement l’étudiante ? Dès que mon esprit s’est éclairé, je suis allée vérifier les notes, le règlement de rattrapage. La règle, la réglementation est la référence immédiate. Mise en perspective de la situation. Le contrat, quel était-il ? Se souvenir de l’engagement. Qu’avions-nous convenu, quel souvenir en avons-nous, l’une et l’autre ? En fait, les notes n’avaient pas été transmises. L’étudiante, sachant ses absences, avait déjà anticipé une organisation de rattrapage. Je me suis rassurée de ne pas avoir été trop vive dans ma réponse. Seule l’expérience pour moi a été salutaire. Et elle ? L’ai-je rassurée par mes propos ? La référence au cadre, la contenance favorable à l’expression, au dialogue… La confiance, maître mot pour que se détende le rapport au savoir, à l’expérience. Celui de confidentialité également. La formation se joue ensemble. Une prise de risque en réciprocité. L’émotion n’est jamais très loin.

4 Le refus, la résistance, la défense. La patience fait partie des termes associés à l’apprentissage. Prendre le temps, ne pas attendre de l’immédiateté dans l’effet attendu d’un apprentissage. Apprendre résonne avec prendre à distance. La lettre « A », paradoxalement, induit une notion de sans (priver de). Sans prendre. « AP » serait la signification de l’appropriation.

Couloir où les référentiels s’écrivent…

5La réforme des diplômes d’éducateur spécialisé, éducateur de jeunes enfants, assistant de service social est en cours. De la refonte des enseignements au travail du référentiel pour une harmonisation des enseignements réunis dans un tronc commun : on discute, on conteste, on propose, on refuse. Ce « on » est une collégialité : nous, l’équipe. Oui, à toute vitesse, entre deux moments, libérés à la volée, nous, formateurs, formatrices, on se réunit. Quels mots retenir pour nommer les attendus d’un mémoire pour le nouveau diplôme ? Chacun donne son avis : « construire des propositions éducatives… » et non « élaborer des perspectives » trop cérébrales ! « Prendre en compte les besoins des personnes » et non « des publics » ; « contextualiser l’analyse » et préciser par les mots « historique, institutionnel et éthique ».

6Notre vigilance se centre sur le rapport entre le contenu de la formation et la mise en pratique, en direct, sans transformation, sur un terrain professionnel. Des mots à choisir. Des résonances à mesurer. Entre photocopieuse et bouilloire, on s’est vite entassé, léger chahut, goût des mots. Recherche d’une entente, s’affranchir des formules trop ampoulées.

De l’apprentissage à la formation

7Former, c’est apprendre à se déformer. Une formule ? La déconstruction des savoirs. Hier encore, une discussion s’engage avec des étudiantes éducatrices de jeunes enfants ? Elles parlent de projet en crèche, ne dit-on pas « établissement d’accueil de la petite enfance » ? Aménagement, jeux à élaborer pour les enfants. Elles sont allées à la rencontre de professionnelles, ont écouté les besoins repérés pour et dans l’intérêt de l’enfant. Elles fabriqueront des cabines avec des portes qui favorisent le jeu : entrer, sortir, être vu, être caché.

8Dans la conversation saisie au vol, dans l’improbable couloir devant la machine à café, un baby-foot est tout proche, elles disent observer, écouter, connaitre le cadre, les enjeux institutionnels, le financement. Des professionnels, elles ont appris les mots et la façon de les entendre. De la vente de gâteaux, l’étal installé entre deux salles, dans le corridor de l’école, les projets continueront à prendre forme par un budget supplémentaire. Acheter des cartons, du matériel pour la construction des cabanes. Mes collègues, ai-je pensé, elles sont ces professionnelles, sérieuses, comme dépositaires de savoirs reçus, reconnus : unité de formation. Formuler, élaborer, dire un trajet de formation est un ingrédient à part entière de la formation. Cette mise en perspective, cette mise en récit : une transmission.

Couloirs de formation, couloirs formatifs

9Tout au long de ma formation (années 1980/1990), j’ai entendu parler des pédagogies nouvelles. Curieuse d’approcher cette contemporanéité et, pensais-je, adaptée à mon présent, j’ai retenu les noms de Freinet, Freire, Steiner, Decroly, Montessori (cf. Houssaye, 2013)… Elles n’étaient pas vraiment nouvelles ces pédagogies, dataient du début du XXe siècle. J’ai longtemps cru que les années 1970 avaient fait naître la liberté d’apprendre, le respect des rythmes de chaque apprenant, de la qualité relationnelle. En un mot du plaisir de la découverte. Or, bien avant ce mouvement dit de « jeunesse », bien que le monde ouvrier soit partie prenante à part entière (mai 1968), des évènements historiques, la guerre de 1914-1918 notamment, des connaissances sur le développement affectif, mental du nourrisson étaient partie prenante des changements. Des façons d’apprendre avaient été confrontées aux systèmes de domination. Pensons à Paolo Freire (1974), Augusto Boal (1996), par l’approche du théâtre forum.

Couloir, corridor, lacet…

10Devenue moi-même formatrice, donc en capacité de créer des scènes d’apprentissage, je me suis approchée de ces pédagogies par l’expérimentation. La chance s’est ouverte à moi quand, faisant partie d’une équipe chargée de travaux dirigés pédagogiques, nous avons décidé d’exposer aux étudiants une des pédagogies qui nous ressemblaient. Partir de ses propres passions. La préparation consistait à non seulement construire l’intervention pour soi-même, mais le présenter à l’équipe de pédagogues critiques pour l’affiner dans sa mise en œuvre auprès des étudiants. Si l’équipe était solide, c’est par sa solidarité et son regard critique qu’elle portait sur la faisabilité et la pertinence de la démonstration pédagogique à tenir. Je me souviens des directions choisies par les uns et les autres : le travail coopératif avec la référence à Célestin Freinet (1969), l’approche par Antoine de La Garanderie (1974), les rencontres avec les professionnels d’une école Steiner, les univers Decroliens, Montessoriens (Houssaye, 2013)…

11 Le cinéma m’avait appris l’image, Serge Daney (2001), leur décryptage. Le point de vue, la luminosité, le off ou le in de la voix, le cadre. Nous visionnâmes L’homme qui tua Liberty Valence (1962), Les 400 coups (1959) et Douze hommes en colère (1957). Voir, parler, enseigner. Nous apprenions ensemble des images, du scénario, des ombres, des non-dits, la stratégie du narrateur. Les personnages secondaires, apparemment, dans Douze hommes en colère, prennent la parole. Une recherche de vérité par les mots, le regard des pairs.

Que nous apprirent ces travaux dirigés pédagogiques ?

12La première chose fut le décentrement. L’environnement pensé comme favorable à la découverte. Soigner les conditions de réceptivité du contenu par l’expérimentation : clarté des intentions énoncées. La nécessité de domination parfois utile pour penser, maitriser le dispositif, s’était vite dissoute. Chaque pédagogue dont la proposition avait été validée en équipe pouvait compter sur ses collègues si un grain venait gripper la machine. Nous étions clairs ensemble, avec les étudiants, sur le cadre de ce travail. La sollicitude et le regard aimant étaient requis.

13La seconde chose fut l’adaptation aux imprévus et surtout aux propositions nouvelles qui fusèrent. Lors de la mise en pratique de l’exercice mathématique de La Garanderie, une étudiante se leva pour expliquer aux autres les formules. Ce fut un soulagement pour ceux qui pataugeaient en regardant les combinaisons à croiser et qui, d’un seul regard, s’étaient déjà détournés des chiffres.

14 La troisième chose, et non des moindres, nous nous sommes fait confiance, nous avons ri, nous avons aimé ce travail collectif partagé avec les étudiants. Ils inauguraient avec nous une façon de procéder. L’auto-évaluation a été le mode retenu pour qu’ils puissent écrire un « retour sur la pratique ». Être force de proposition pour nous, équipe de formateurs, de formatrices. « La critique est l’art d’aimer. Elle est le fruit d’une passion qui ne se laisse pas dévorer par elle-même, mais aspire au contrôle d’une vigilante lucidité », écrivit jadis Macha Séry à propos de Jean Douchet (2012).

15Quid de la formation en travail social ?

La pédagogie précisément…

16La pédagogie [1], ce mot qui qualifie la méthodologie pour apprendre, initialement utilisée pour les enfants, c’est réfléchir à un cadre d’apprentissage, c’est prendre, reprendre ce qui a fait apprentissage pour soi, repérer les méthodes expérimentées, découvertes par la connaissance. La pédagogie, c’est être en lien avec les apprenants. Le terme d’andragogie [2] correspond davantage à la situation avec des adultes, le rapport d’apprentissage s’appuie sur les acquis des adultes, les invitent à faire des liens, à exprimer les questions déjà rencontrées dans des situations de travail, de vie quotidienne. Former, apprendre, n’est-ce pas une affaire d’interstices ? De couloirs ? Ils m’ont beaucoup appris. Couloir ou radeau fait de planches liées ensemble, il laisse passer l’air, l’eau sans retenue. Imprévu, informel. « Le fond, c’est la forme » nous livra Victor Hugo (2018, [486]), liant ainsi expérience et élaboration symbolique.

17Défaillir, défaillir assemble faiblesse nécessaire pour qu’une forme vienne.

18Défaillir résonne avec le plaisir de la découverte, de la nouveauté : un jeu !