Notes
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C’est l’hypothèse de nombre d’historiens, dont Lucienne Peiry (2010). Elle déplie cette proposition dans son livre qui fait référence dans le champ de l’histoire de l’art brut.
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C’est à Edmund Husserl (1985) que nous devons ce terme qu’il reprend des sceptiques.
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[3]
Cette recherche est baptisée le projet Aristote. Un résumé de ces résultats est consultable sur le site https://rework.withgoogle.com/blog/five-keys-to-a-successful-google-team/
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[4]
Cité dans « Brassaï, pour l'amour de Paris », le livret de l'exposition du 8 Novembre 2013 au 8 Mars 2014, Édition de la Mairie de Parie, p.7.
Pour une esthétique, une éthique et une politique de la rencontre
1 Nos secteurs sociaux, médico-sociaux et sanitaires vivent des transformations profondes engagées ces dernières années. Désormais, nous y parlons de pilotage à la performance et il n’est plus rare, au lieu de parler de patients, de résidents, que nous parlions de clients. Les rapports entre les professionnels et les clients se contractualisent : les uns attendent des résultats que les autres se sont engagés à obtenir. Les professionnels se doivent d’atteindre des objectifs à partir d’une méthodologie, de protocoles et de référentiels, sur le modèle des industries, des entreprises. On y voit là une volonté de normaliser, de sérier les pratiques.
2 Jean-François Gomez (2014, p. 45) dénonce les institutions de ces secteurs qui, selon lui « (...) courent après des certifications de normes ISO, expression d’une volonté de soumettre le désordre, autre nom du réel, à une volonté organisatrice planétaire, dont le siège social est au lieu même qui prétend éviter les guerres, à Genève, avec 13 500 normes que l’on compte aujourd’hui, ses 3041 organes techniques et ses 2244 groupes de travail, car pour faire taire les hommes dans certaines institutions, il faut beaucoup de réunions dans les sièges. Et tout ceci est applicable à plus de cent pays. »
3 La manifestation la plus aiguë de cette notion généralisée de contrat qui infuse nos pensées et nos modes d’interventions dans ces secteurs semble bien être le projet. Pour Fernand Deligny (2008, p. 25), il y a d’un côté l’élite pensante, « l’homme-que-nous-sommes » qui a à faire au projet. Il y a d’un autre côté des individus indemnes de tout projet. Ils se livrent aux mouvements, aux agencements, aux créations qui les animent, qui viennent. Avec Deligny, nous disons que les sujets que nous rencontrons dans le cadre de notre activité professionnelle font partie de cette catégorie. Et avec lui nous disons aussi que faire ce pari tient d’une dimension esthétique, éthique et politique. La liberté est à conquérir et le corps est « l’instrument de notre prise sur le monde » (Schusterman, 2007, p.109). C’est donc dans la façon dont nous (professionnels et personnes dites accompagnées) pouvons déployer notre corps propre, singulier, dont il va interagir à l’autre, que réside la possibilité d’advenir en tant que sujet en même temps que nous pouvons transformer le milieu qui nous entoure. Ainsi, à être attentif à cela, nous pouvons ouvrir un espace de possibles là où il n’y aurait a priori que de l’impossible. Comme le souligne Claude Rabant (2001, p. 166), « Le possible pourrait naître dans une temporalité fragile, sous forme d’un avenir vacillant, hors des lignes de contraintes, c’est-à-dire, à l’envers de la menace, une certaine liberté et un certain plaisir capable de déplacer les positions trop établies et contraignantes du nécessaire et de l’impossible ».
4 Nous faisons l’hypothèse que notre activité d’accompagnement ne se fonde pas sur un contrat possible entre un individu qui sait (le professionnel) et un qui reçoit (le client). La vie n’émerge pas depuis des normes et des protocoles. Elle s’origine de la rencontre, la rencontre de corps, qui ne peut être que mutuel enrichissement, enseignement réciproque, accompagnement en partage. Il semble tenir de l’évidence que tout métier d’accompagnement (par le soin, l’éducation spécialisée) nécessite un engagement de la part de celui qui l’exerce. Or le mot engagement signifie l’action de mettre en gage, de lier des individus par un contrat. De quel type de contrat pourrait-il donc s’agir ? En quoi se distinguerait-il de cette notion globalisée évoquée plus haut ?
L’intentionnalité des arts bruts
5 Commençons avec des artistes qui ont ici à nous enseigner. La nature de cet engagement chez des pionniers de ce qui est appelé Art brut tient de l’esthétique. Nous trouvons trace de ce terme pour la première fois sous la plume de Jean Dubuffet en 1945. Dans une lettre, il écrit à René Auberjonois « j’ai préféré l’Art brut à l’Art obscur à cause que l’art des professionnels ne m’apparaît pas plus clairvoyant et plus lucide, c’est le contraire. » (Dubuffet, 1967, p. 240) Cette lettre est écrite en août, un mois après le retour de Dubuffet de son voyage en Suisse. En compagnie de Jean Paulhan, du 5 au 22 Juillet 1945, il sillonne le territoire helvétique à la rencontre d’artistes bruts. Ce n’est pas le premier voyage du peintre dans ce pays. Il est lié à des artistes suisses qu’il fréquente dès les années vingt. Mais ce voyage marque un début, un point nodal de l’aventure de l’art brut [1]. Dans une interview, à la question « avez-vous inventé le terme d’Art brut ? » Jean Dubuffet répond « je l’ai inventé pendant le voyage de 1945, ou très peu de temps après. J’avais besoin d’un titre pour la publication que j’envisageais d’écrire. » (Dubuffet, 1995, p. 46). Cette expression lui servira à désigner « des ouvrages (…) ne devant rien, ou le moins possible, à l’imitation des œuvres d’art qu’on peut voir dans les musées, salons, galeries, mais au contraire font appel au fond humain originel et à l’invention la plus spontanée et personnelle. » (Dubuffet, 1967, p. 489). Nous ne savons finalement qu’assez peu de choses sur les débuts de Dubuffet. Ce n’est ici d’ailleurs pas l’objet de notre propos. Il évoque lui-même les tâtonnements, sa jeunesse d’artiste nimbée d’incertain, auréolée d’un désir, qui cherche son sentier singulier pour se manifester : « Quand on est trop jeune, on est tourmenté par mille problèmes et on s’y empêtre : ce qu’il faut faire, ce qu’il ne faut pas faire (…) quand on arrive à quarante ans tout s’arrange, on commence à voir clair, à savoir naviguer. En sortant du Lycée j’ai étudié la peinture six ou sept ans et en même temps bien des matières : poésie, littérature, d’avant-garde, d’arrière-garde (…) enfin vous comprenez bien, je cherchais l’Entrée. » (Dubuffet, 1967, p. 90)
6 On sait de lui par contre les rencontres qui auront un effet irradiant dans son travail, ses recherches ; des rencontres nombreuses, foisonnantes. Parmi ces rencontres essentielles, celle avec Paul Éluard, au printemps 1944. Éluard vient de vivre durant l’hiver 1943-1944 en Lozère, dans un hôpital psychiatrique pour se cacher de la Gestapo. Cet hôpital n’est autre que Saint-Alban sur Limogne ; hôpital dirigé par François Tosquelles, où Jean Oury fera ses débuts de psychiatre. Éluard y fera des rencontres déterminantes. Entre autres, celle d’Auguste Forestier, un patient de cet hôpital, que va rencontrer aussi Jean Oury, qui crée, inlassablement, des statues. Paul Éluard, en 1942, compose un recueil, Poésie intentionnelle et poésie involontaire. Il y fait entrer en résonance, sans hiérarchie, de la poésie qu’il nomme intentionnelle et des formes qu’il nomme poésie involontaire : chansons populaires, comptines, légendes, textes de fous… Dans la préface du livre, il donne les coordonnées de sa démarche : « inutiles, fous, maudits ceux qui décèlent, reproduisent, interprètent l’humble voix qui se plaint et qui chante dans la foule sans savoir qu’elle sublime. Hélas non, la poésie personnelle n’a pas encore fait son temps. Mais, au moins, nous avons bien compris que rien n’a pu rompre le mince fil de la poésie impersonnelle. (…) Le poète, à l’affût des obscures nouvelles du monde, nous rendra les délices du langage le plus pur, celui de l’homme de la rue et du sage, de la femme, de l’enfant et du fou. » (Éluard, 1942, p.25)
7 Cette résonance, cette correspondance, cette mise en parallèle de la poésie intentionnelle et de la poésie involontaire sont fécondes pour le courant surréaliste et a sans conteste accroché le désir de Jean Dubuffet. Cet intérêt est là, présent dans la démarche de Paul Éluard et d’André Breton depuis longtemps, notamment par le prisme de la folie. Ils écrivent ensemble en 1930 L’Immaculée Conception (Breton et Éluard, 2011). Dans une de ses parties, Les Possessions, les deux auteurs créent à partir d’une simulation de maladies mentales. Marguerite Bonnet présente l’ouvrage en ces termes : « En 1930, la folie avait déjà fait son apparition dans les œuvres surréalistes (…) Possessions revient sur cette valeur créatrice de la maladie mentale, allant jusqu’à proposer, non sans humour, les essais de simulation comme voies de rechange pour la poésie, inaugurant des genres littéraires neufs et paradoxaux. » (Breton, 1988, p. 1638)
8 Dubuffet rencontre en 1948 André Breton. L’intérêt de ce dernier pour la folie n’est pas récent. Avant de se consacrer à la poésie, il avait été interne en psychiatrie, en 1916. Il s’est posé au chevet de malades délirants, revenants pour beaucoup des champs de batailles de la Grande Guerre. C’est sans conteste la même veine désirante qui conduit bien plus tard Breton à éprouver un intérêt vif pour Antonin Artaud et son œuvre.
9 Le mot esthétique est créé par le philosophe allemand Alexander Gottlieb Baugarten au XVIIIe siècle. Du mot grec aisthèsis, il désigne étymologiquement le sentir et par extension ce rapporte à la sensation provoquée par le beau. Selon nous, l’objet de l’accompagnement est de créer une esthétique. La rencontre, préalable à tout accompagnement possible parce que c’est une expérience de corps, est une expérience du sentir. En ce sens, elle se rapporte à l’esthétique. Mais non dans une intention de créer chez un spectateur une sensation. La rencontre s’origine dans un sous-jacent, un site, dans ce territoire de l’implicite, de l’avant. C’est un lieu subjectif de l’avant tout, de l’avant quoi que ce soit, qui se situe « au seuil où l’acte artistique s’offre à la perception » (Louppe, 2004, p. 19). Nous allons un instant nous intéresser à ce sous-jacent-là, ce lieu que Jean Oury appelle le pré. Il tient cette proposition du poète Francis Ponge et de son ouvrage La Fabrique du Pré. (1994). Le pré, « c’est la prairie, mais c’est aussi la préposition par excellence » nous dit Oury (1989, pp. 192-193). « C’est souvent mal compris par les normopathes (…) Ce lieu à une logique que j’appellerais une logique poétique : pré-intentionnelle, pré-représentative, pré-prédictive, pré-égoïque, pré-moïque ». Ce lieu, ce topos, qui tient non pas à une logique géographique, mais à une logique poétique, est le site sous-jacent d’où va perler une voie, un chemin possible de création. Un pré invisible, dont ne se voient que les effets, les productions.
10 Préposition par excellence, nous dit Jean Oury. « Un lieu pré-représentatif, pré-intentionnel, pré-prédictif, pré-moïque. Ce que je résume en disant qu’il est pré-spéculaire, au sens de Lacan. C’est avant l’édification, l’émergence du moi, avant le stade du miroir. Ce pré-spéculaire, c’est le pré où va apparaître quelque chose de spécifique. » (1989, p. 90)
11 C’est l’« arrière monde » de Nietzsche (Nietzsche, 1985, p. 44), celui où il n’y a pas encore d’œuvre, ni même de motif. Il n’y a pas de psychologie possible ; pas de représentation. C’est un site qui a à voir avec l’insondable de l’être. « Il est donc quelque chose qui a une certaine corrélation avec le sujet de l’inconscient » (Oury, 1989, p. 105). Ce pré-là est « du temps d’avant l’acte poétique » (Pingeaud, 1999, p. 192). C’est le lieu premier, racine, d’où va pouvoir s’écrire, s’inscrire, véritable point nodal de toute création possible. Cela concerne toute création en effet, et nous tenons le fil proposé par Oury : « création artistique et création d’auto-reconstruction, d’auto-production » (1989, p. 192). Qu’il s’agisse donc d’une œuvre dont l’artiste sait in fine qu’il fait une œuvre ou qu’il s’agisse d’une œuvre qui a pour objet de faire tenir une structure psychique, une vie, sans intentionnalité de faire œuvre, elles trouvent leurs racines dans le même pré, le même avant toute chose, le même sous-jacent. Cela tient de la même logique (« poétique », nous dit Jean Oury). La même logique, mais à chacun son pré. Il y a là en effet de l’irréductible singularité. Une singularité du pré, qui perle dans la façon même de faire tenir son corps, « avant même toute intentionnalité de mouvement ou d’expression » nous dit Hubert Godard (2008, p. 236). Le premier des engagements est alors peut-être d’être bienveillant et là, sur ce site même du pré.
L’instituant de la rencontre
12 L’engagement esthétique ne pourrait se résumer à reprendre les inventions du sujet pour en faire une démarche thérapeutique, même s’il peut y avoir une incidence thérapeutique pour le sujet. Le point de départ n’a pas pour objet un projet thérapeutique, éducatif, mais le désir d’être présent et bienveillant à l’égard d’actes de création, de ne pas les écraser. Il y a pour cela une nécessité à être des plus attentifs à nos propres positions subjectives et aussi aux dynamiques collectives en jeux. En effet, « ce n’est pas au niveau des gestes, des équipements, des institutions, que le vrai métabolisme du désir – par exemple le désir de vivre – trouvera sa voie, mais dans un agencement des personnes, des fonctions, des rapports économiques et sociaux tournés vers une politique d’ensemble de libération » (Guattari, 1977, p. 172). L’activité de modélisation théorique est fondamentale dans cette entreprise. Il s’agit, nous dit Marie Depussé, de « former des jeunes à la possibilité d’inventer des choses nouvelles, de les pratiquer, de les remettre en cause. Il s’agirait d’une pratique créative de terrain. C’est cela qu’il faut transmettre : la création et la remise en cause. » (2012, p. 19). L’enjeu est alors d’inventer, de cultiver « un paysage tissé d’événements simplement évoqués, d’habitudes de penser qui s’organisent en concepts » (Oury, 2006, p. 5). Il s’agit en somme de construire des outils qui nous aident à prendre soin de nos regards, car les difficultés des personnes accompagnées au sein des dispositifs sanitaires, sociaux, médico-sociaux, souvent se logent dans l’œil même des accompagnants. Pour « surmonter notre propre conditionnement » (Freire, 1996, p. 80) il importe donc de prendre soin de ce regard-là, en observant nos propres limites, individuelles et collectives et en questionnant nos propres rapports, singuliers et institutionnels, aux codes et aux normes. Cette posture est un métier ; un métier d’homme (Jollien, 2002) qui demande une attention constante. C’est un métier en permanente construction, un combat contre les « ça va de soi », les « bien-entendu », la pulsion de mort et « nul autre combat nécessite plus de soin » (ibid., p. 68). Ce mouvement implique de développer sa capacité à s’observer, soi, dans l’événement de la rencontre à l’autre et à saisir finement ses intimes raisons dans le fait même de vivre cette rencontre. Cela se fait par l’accueil de ses propres fragilités, ses propres limites. Elles deviennent alors leviers premiers pour cheminer. Cela est possible par le pas de côté, en faisant taire tout ce que l’on croit déjà savoir. « Toute théorie se tait ou s’évanouit toujours au chevet du malade ». Cette phrase que nous prêtons au médecin Jean-Nicolas Corvisart nous vient à l’esprit au quotidien dans ce travail ordinaire de l’accompagnement. Le savoir qui compte, sur lequel on peut compter, toujours, c’est celui de la personne en question, la personne accompagnée. Ainsi, même dans ce qui peut paraître le plus incohérent, il y a une ligne à suivre. Comprendre, d’ailleurs… Sigmund Freud utilise à plusieurs reprises dans son œuvre le terme allemand erraten. Ce terme est ample. Il signifie intuition, déduction, deviner. Mais aussi atteindre, résoudre une solution, un problème, une énigme, une devinette. Erraten, ce n’est ni tout intellectuel, ni tout intuitif. C’est une opération qui produit des déductions, des hypothèses en se fondant sur des indices à la fois gros et évidents et aussi invisibles, cachés, silencieux. Cela donne une texture particulière de présence à l’autre ; une texture particulière dans sa manière d’être spectateur de l’œuvre qui se déploie devant soi. « (…) Les catégories que je m’efforce depuis des années de promouvoir devant vous se révèlent maniables et permettent d’articuler les choses avec précision. Elles introduisent une clarté qui est aux dimensions même de notre expérience et, quelle que soit la discussion que l’on peut soulever sur quelque point de détail, vous voyez les notions théoriques s’animer comme de leur mouvement propre et rejoindre le niveau de l’expérience. » (Lacan, 1986, p. 243). Nous entendons bien dans ce passage du séminaire de Jacques Lacan combien l’expérience, en tant que pratique, est souveraine. Nous pourrons mobiliser une construction théorique alors qui ne doit pas servir par exemple « la nocivité des étiquettes avec lesquelles l’on clôt si facilement la bouche » avec ces « pronostiques dévastateurs ». (Maleval, 1981, pp. 112-113). Alors, qu’est-ce que comprendre ? « Comprendre, c’est prendre ensemble », nous propose Henri Maldiney. (1973, pp. 90-91). C’est en se laissant enseigner par ce qui advient dans la rencontre que l’on peut apprendre et comprendre quelque chose.
13 « Le véritable apprendre est un prendre suprêmement remarquable, un prendre dans lequel celui qui prend ne prend que ce qu’au fond il a déjà. À cet apprendre correspond aussi l’enseigner. Enseigner, c’est donner, offrir. Mais ce qui est offert dans l’enseignement n’est pas ce qui peut être appris ; ce qui est donné à l’élève, c’est seulement l’indication lui permettant de prendre par lui-même ce qu’il a déjà. Quand l’élève ne fait que prendre possession de quelque chose qui lui est offert, il n’apprend pas. Il ne commence à apprendre que lorsqu’il éprouve ce qu’il prend comme ce qu’il a déjà lui-même en propre. Là seulement est le véritable apprendre où prendre ce que l’on a déjà, c’est se-donner-à-soi-même et où cela est éprouvé en tant que tel. Enseigner ne veut donc rien dire d’autre que laisser les autres apprendre, c’est-à-dire se porter mutuellement à l’apprendre. » (Heidegger, 2006, p. 84) Cette proposition de Heidegger nous évoque ici qu’il y a un champ des possibles à inventer dans cet espace de rencontre où nous sommes à la fois enseignant et enseigné. À chacun son style, son mode de présence, de tenir cette place dans le soin, l’acte éducatif. Mais il y a une éthique spécifique qui consiste à un respect et un accueil du travail subjectif à l’œuvre chez le sujet et au sein de groupes familiaux ou autres. « Pour un médecin, nous dit Roland Kuhn, il est nécessaire de posséder un certain nombre de connaissances structurées dans des systèmes théoriques. La tendance est donc très marquée de faire entrer le malade dans ces constructions. Les dires du malade sont d’autant mieux acceptés qu’ils s’intègrent à ces systèmes et sont facilement rejetés s’ils n’entrent pas en concordance avec eux » (Khun, 2001, p. 54). Il en est de même pour tous soignants, travailleurs sociaux. Faire silence à son supposé savoir, suspendre son jugement qui y est afférent, les phénoménologues appellent cela l’épochè [2]. Ce « faire silence à son savoir » semble être la position, véritable engagement, qui convient à la rencontre et à l’accompagnement. Faire taire son savoir et se « méfier des opinions qu’on a, parce que ce sont des opinions qu’on reçoit, qu’on a apprises et qui nous sont diffusées aussi bien par les livres, l’école, l’université, la télé, les médias… et elles brouillent toute approche du pathologique et de l’esthétique. » (Oury, 1989, p. 62). C’est ça qui nous fait passer à côté, ou pire, qui nous amène à écraser une pépite de création qui émerge du sol du sujet, dans son paysage, comme une fleur fragile, sans s’en rendre compte, en entrant dans ce paysage singulier avec nos normes qui collent aux pattes des normopathes que nous sommes. Il s’agit tout simplement, comme nous le propose Jacques-Alain Miller, dans une formule vivifiante, de « réinscrire le sujet (...) dans la gamme des positions de l’être » (1988, p.146).
14 Lundi 26 septembre 1983, Kourilovo : nous sommes à une centaine de kilomètres au sud de Moscou, à la base d’alerte stratégique nucléaire. La vocation de ce lieu militaire est de recueillir et d’analyser les informations délivrées par des satellites quant à d’éventuelles attaques nucléaires contre l’Union des républiques soviétiques socialistes (URSS). Il est minuit quinze cette nuit-là quand le système se déclenche en signalant l’envoi de quatre missiles nucléaires lancés depuis les États-Unis d’Amérique en direction de Moscou. Les instruments sont formels : la foudre atomique va frapper l’URSS dans quinze minutes. Stanislav Petrov, officier de garde de la base cette nuit de septembre décide de ne pas appliquer les recommandations des bonnes pratiques à exécuter dans ce cas de figure. Il aurait dû appliquer à la lettre le protocole : prévenir Moscou et riposter immédiatement par l’envoi sur les États-Unis de bombes nucléaires. Il n’en fait rien, au risque que les sanctions les plus lourdes s’abattent sur lui. Il s’avérera que cette alerte était une erreur informatique. Petrov dira plus tard, pour expliquer son acte, qu’il a pris quelques précieuses secondes pour réfléchir et qu’il a pensé alors que riposter comme prévu n’était pas la chose la plus intelligente à faire. Penser l’acte et être à la hauteur de celui-ci est à considérer comme engagement premier. L’acte, ce lieu même de notre humanité, toujours neuf, est une invitation bien sûr à traiter de la question de l’éthique et donc du désir. Le désir est l’essence même de l’homme, c’est-à-dire l’effort par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être. Voilà une pierre angulaire de Baruch Spinoza pour bâtir son « Éthique ». Nous pourrions dire que l’éthique c’est « le désir de persévérer dans son être » (1954, p. 421). Il est des logiques organisationnelles et de management qui écrasent le désir. Par illusion d’efficacité, elles mettent à mal la possibilité pour les sujets de « prendre acte » des actes qu’ils posent et donc du désir qui y est sous-jacent. L’illusion de la performance… En 2012 un ensemble de chercheurs de disciplines et d’origines diverses se lancent dans un travail de recherche très large, à partir de cette question : « qu’est-ce qui est en jeu pour qu’une équipe soit efficace ? » Quatre ans après ils publient leurs résultats [3]. Les principales clés qui rendent une équipe performante résident dans la bienveillance que ces membres peuvent avoir les uns pour les autres, dans les possibilités d’innover quelle que soit la position hiérarchique, de questionner, de parler sans crainte de ses limites : en sommes autant d’éléments qui contribuent à soutenir le désir à l’œuvre des sujets. Appelons de nos vœux que nos secteurs tirent enseignements de ces recherches contemporaines, qui invitent à diriger, à « protocoliser » de façon renouvelée.
15 Quand l'humain veut surplomber l'autre, alors il le réduit à un modèle, un schéma, une carte préétablie, comprime en somme l'épaisseur de son énigmatique singularité sous les fourches caudines d'une fiche technique, pouvant ainsi légitimement asseoir sur lui son autorité. L’engagement esthétique, éthique et politique que nous soutenons est une invitation à s’extirper de ces logiques écrasantes pour plutôt respirer la beauté du banal. « Qu’est-ce que le banal nous propose le photographe Gyula Halasz Brassaï sinon le merveilleux déchu par l’habitude ? Si tout peut devenir banal, alors tout peut redevenir merveilleux » [4].
16 Nous le disions en préambule, l’engagement est l’action de mettre en gage, de lier par un contrat. Alors avec cet engagement esthétique, éthique et politique, de quel contrat s’agirait-il ? Il est, nous semble-t-il, celui qui oblige à penser et à vivre sans cesse que « sans doute avons-nous à tendre l’oreille au non-dit qui gîte dans les trous du discours » (Lacan, 1966, p. 307).
Bibliographie
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- Bergson, Henri, Le rire, Paris, Flammarion, 2013.
- Breton, André, Œuvres complètes, tome 1, Paris, Gallimard, 1988.
- Breton, André et Éluard, Paul, L’immaculée Conception, Paris, Seghers, 2011.
- Deligny, Fernand, L’Arachnéen et autres textes, Paris, L’Arachnéen, 2008.
- Depussé, Marie, dans la préface de Guattari, Félix, De Leros à La Borde, Fécamp, Nouvelles Éditions Lignes, 2012.
- Dubuffet, Jean, Prospectus et tous écrits suivants, Tome 2, Paris, Gallimard, 1967 ; et Prospectus et tous écrits suivants, Tome 4, Paris, Gallimard, 1995.
- Éluard, Paul, « Poésie Intentionnelle et Poésie Involontaire », in Poésie 42, Villeneuve-lès-Avignon, Seghers, 1942.
- Freire, Paulo, Pedagogia da autonomia. Rio de Janeiro, Paz e Terra, 1996.
- Godard, Hubert, in Ginot, Isabelle et Michel, Marcelle, La danse au XXe siècle, Paris, Larousse, 2008.
- Gomez, Jean-François, Le labyrinthe éducatif, Grenoble, Les Presses Universitaires de Grenoble, 2014.
- Guattari, Félix, La révolution moléculaire, Fontenay-sous-Bois, Recherches, 1977 ; et De Leros à La Borde, Fécamp, Nouvelles Éditions Lignes, 2012.
- Heidegger, Martin, Qu’est-ce qu’une chose ? Paris, Gallimard, 2006.
- Husserl, Edmond, Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1985.
- Jollien, Alexandre. Le métier d’homme, Paris, Seuil, 2002.
- Khun, Roland, « L’importance de la philosophie d’Henri Maldiney pour la psychiatrie contemporaine », in Henri Maldiney, existence, crise et création, La Versanne, Encre marine, 2001.
- Lacan, Jacques, Écrits, Paris, Seuil, 1966 ; et Le Séminaire, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986.
- Louppe, Laurence, La poétique de la danse contemporaine, Bruxelles, contredanses éditions, 2004.
- Maleval, Jean-Claude, Folies hystériques et psychoses dissociatives, Paris, Payot, 1981.
- Maldiney, Henri, Regard, parole, espace, Lausanne, L’âge de l’Homme, 1973.
- Miller, Jacques-Alain, « L’expérience psychanalytique des psychoses », in Actes de l’École de la Cause Freudienne, vol. XIII, Paris, ECF Éditions, 1988.
- Nietzsche, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Gallimard, 1985.
- Oury, Jean, Création et schizophrénie, Paris, Galilée, 1989. Préface de Roulot, Danièle, Paysages de l’impossible, Nîmes, Champ Social Éditions, 2006.
- Peiry, Lucienne L’Art Brut, Paris, Flammarion, 2010.
- Pingeaud, Jackie, Poésie du corps, Paris, Payot et Rivages, 1999.
- Ponge, Francis, La Fabrique du Pré, Milan, Skira, 1994.
- Rabant, Claude, « Ce qui menace le corps », in Incorporer : Nouvelles de Danse, N° 46-47, Bruxelles : Contredanse, 2001.
- Shusterman, Richard, Conscience du corps. Pour une soma-esthétique, Paris, L’Éclat, 2007.
- Spinoza, Baruch, Éthique, Paris, La Pléiade, 1954.
Mots-clés éditeurs : instituant, philosophie, Psychanalyse, contrat, art brut
Date de mise en ligne : 22/05/2018
https://doi.org/10.3917/graph.062.0111Notes
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C’est l’hypothèse de nombre d’historiens, dont Lucienne Peiry (2010). Elle déplie cette proposition dans son livre qui fait référence dans le champ de l’histoire de l’art brut.
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C’est à Edmund Husserl (1985) que nous devons ce terme qu’il reprend des sceptiques.
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Cette recherche est baptisée le projet Aristote. Un résumé de ces résultats est consultable sur le site https://rework.withgoogle.com/blog/five-keys-to-a-successful-google-team/
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Cité dans « Brassaï, pour l'amour de Paris », le livret de l'exposition du 8 Novembre 2013 au 8 Mars 2014, Édition de la Mairie de Parie, p.7.