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Article de revue

Le temps de l’évidence. Chronique d’une mutation. Du contexte des repas en IME

Pages 93 à 99

Notes

  • [1]
    Internat médico-éducatif. Constitué d’un Internat médico-éducatif (IMP) et d’un Internat médico-professionnel (IMPro). Celui-ci accueille 120 enfants et adolescents vivants avec un handicap intellectuel, avec pour certains des troubles associés. Il y a 70 internes, dont 35 internes complets (Aide sociale à l’enfance, placement par le juge).
  • [2]
    Cette commission était composée de plusieurs adultes (représentants l’externat et l’internat, l’IMP et l’IMPro) porteurs des remarques, des souhaits issus d’un travail avec les enfants dans le cadre de la coopérative, mais aussi des remarques et souhaits des adultes. Elle se réunissait une fois par mois, avec la participation du représentant de la société de restauration.
  • [3]
    Établissement de formation en travail social.
  • [4]
    Deux salles à manger ayant permis de faire rentrer en premier dans l’une les plus jeunes et . d’heure plus tard le groupe des plus âgés. Situation ayant eu un effet immédiat, celui de réduire l’intensité du « coup de feu ».
  • [5]
    Note de service n° 82-598 du 21 décembre 1982. À propos de cette note, à une question au Sénat, le Ministre répond : « … le ministère de l’Éducation nationale attache une grande importance au bon fonctionnement des cantines scolaires, en particulier en ce qui concerne la qualité des repas servis aux enfants. Dans cette perspective, la note de service n° 82-598 du 21 décembre 1982, Éducation et Nutrition : “Premières recommandations pour la mise en œuvre d’actions éducatives concernant la restauration scolaire, sensibilisation, information et formation des enseignants et des différents personnels concernés” - énonce un certain nombre de suggestions allant dans le sens d'une meilleure organisation de la restauration scolaire en général ». (Réponse publiée dans le JO Sénat du 19/02/1987, page 250. Pour notre secteur, cf. le Décret n° 2012-144 du 30 janvier 2012 relatif à la qualité nutritionnelle des repas servis dans le cadre des services de restauration des établissements sociaux et médico-sociaux.
À Michel…
Il arrive le temps où les choses qui existent
invisibles à nos yeux,
deviennent un jour évidences.
Pierre Rosset

1 À mon arrivée à l’IME d’Houplines (59), cela m’avait déjà frappé, café et chocolat, beurre et confiture étaient servis tour à tour au petit déjeuner aux internes de l’institution. C’était en septembre 1989, je prenais alors mes fonctions de Directeur-adjoint. Après le départ de l’économe, un an après mon arrivée, le directeur me confia la présidence de la « Commission menu » existante alors. Ce fut pour moi l’occasion de la rebaptiser « Commission restauration » [2]. Et si son objectif était officiellement le même (s’intéresser à la composition des menus) l’existence du mot « restauration » n’allait pas être sans effets, puisque celle-ci allait progressivement s’intéresser au contexte du repas alors en vigueur et être à l’origine des nombreux changements qui allaient en découler. Changements impliquant ou concernant — à des degrés divers — l’ensemble d’une équipe de plus de 80 personnes (éducateurs, éducateurs techniques, enseignants, salariés des services administratifs et généraux) dans une institution à la pédagogie progressiste et humaniste.

Les premiers effets : le petit déjeuner

2 Une évidence pour moi s’imposait alors. Comment donner une « autre vie » au petit-déjeuner ? Le libérer des pratiques évoquant les souvenirs des internats des années 1950 ? Mes expériences de direction d’EFTS [3] et de centres de vacances maternel allaient nous y aider : café, lait, chocolat, beurre et confiture(s) seraient dorénavant sur la table tous les jours. Chacun allait donc pouvoir choisir ce qu’il désirait boire et doser en conséquence le lait et/ou l’eau avec le café ou le chocolat et beurrer ou non avec ou sans confiture son pain. Choisir et doser, verbes d’actions porteurs d’accès à l’autonomie, à la socialisation et à la liberté d’agir. Un changement donc sur les précédentes habitudes : celles des internes comme celles des éducateurs amenés à animer, de manière différente, ce début de journée, celles du personnel de cuisine qui voyaient leurs tâches s’assouplir et surtout prendre un autre sens.

La dynamique du changement

3 Cette nouvelle approche du petit déjeuner, avec son contexte maintenant plus familial que collectif, allait être le point de départ d’autres importants changements et marquer à leur manière le « temps de l’évidence ». En effet, m’appuyant sur mes expériences passées en Centre de vacances maternel, j’osais au fil des mois aller plus loin dans les propositions à la Commission. Progressivement, les pratiques issues notamment de Bussy (Rosset, 2007) allaient alimenter la réflexion et poser en même temps la question de ce qui allait pouvoir être possible.

4 Ainsi, le midi (pour les 120 enfants et adolescents et leur encadrement à table) et le soir (pour les 70 internes et leurs éducateurs), en fonction du menu :

5

  • les crudités et la salade ne seront plus assaisonnées, mais servies avec la vinaigrette à part ;
  • plusieurs plateaux de fromages passant de table en table remplaceront les fromages prédécoupés ou en parts individuelles ;
  • une corbeille de fruits différents sera présentée à la place du fruit unique du jour ;
  • les pizzas, flamiches, tartes ou gâteaux seront servis entiers et découpés à table par l’éducateur ou l’enseignant ;
  • le pain sera coupé en petites tartines et accessible à volonté ;
  • le « rab » sera possible, y compris pour la viande.

6 Dans ce nouveau contexte, l’action des adultes présents à table allait aussi évoluer. Ils allaient devoir assurer le partage, l’équité de celui-ci, gérer les différences d’appétit et la gourmandise et faire en sorte que chacun y trouve son compte. Parallèlement une réflexion dans le cadre de la Commission avec le représentant de la Société de restauration industrielle fut progressivement entreprise sur l’autonomie laissée au cuisinier mis à disposition de l’IME dans :

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  • l’organisation de son travail,
  • le choix des produits commandés et livrés (viandes, légumes, fromages, fruits),
  • l’élaboration des menus en respectant l’équilibre de ceux-ci. Et en prenant en compte les demandes des enfants et adolescents formulées en classe et transmises par les adultes membres de la Commission restauration (c’est ainsi par exemple que le lapin fut servi avec la tête et que des plats nouveaux apparurent),
  • l’équilibre budgétaire calculé sur la semaine et plus à la journée.

8 En contrepartie, l’exigence de la Commission par rapport au cuisinier était qu’il veille à la bonne qualité des produits commandés choisis dans le listing des fournisseurs. Mais aussi qu’il cuisine et présente de la manière la plus satisfaisante ceux-ci. Dans la logique de cette exigence, pour mettre en œuvre la volonté de réduire au maximum le gaspillage, d’analyser et comprendre les causes de celui-ci, des poubelles séparant les déchets alimentaires des autres déchets furent mises en place et évaluées quotidiennement, avec le cuisinier.

9 Cette démarche est essentielle, comme j’ai pu l’écrire dans ma thèse et dans l’essai issu de celle-ci « le volume important des poubelles alimentaires, souvent entendu comme une fatalité, a un sens. Il faut savoir le décrypter : quantités servies trop importantes, qualité gustative des produits peu satisfaisante, aliments mal cuits, trop cuits ou mal présentés, fromages pas faits, fruits pas mûrs... Ou encore l’absence de projet concernant la restauration ou l’action éducative à table... Cela peut être aussi un plat nouveau qui arrive-là comme “un cheveu sur la soupe” » (Rosset, 2017, p. 112). Comme nous le voyons, c’est un marqueur de satisfaction qui permet — en se questionnant sur la nature des restes — de réfléchir sur la stratégie à mettre en œuvre pour les réduire au maximum. Par exemple, nous avons pris conscience qu’au retour des vacances des internes les restes augmentaient. L’hypothèse émise alors était la suivante : retrouvant les habitudes familiales différentes de celles de l’IME, tant au niveau de l’alimentation (souvent peu équilibrée) que des horaires ou du contexte des repas (pris devant la télévision, par exemple), les internes avaient besoin d’être rassuré par des aliments sécurisants, c’est-à-dire connus et appréciés (steak-haché, purée, pâtes, frites). Les menus avaient alors été revus de manière satisfaisante en ce sens. Trois à quatre jours étaient nécessaires avant de remettre des plats plus élaborés et cuisinés (bœuf mode, sauté de poulet, par exemple). Cette démarche sécurisante allait par la suite s’appliquer après chaque retour de vacances. À Bussy nous avions aussi vécu une situation de même nature au début du premier séjour. Ce constat nous avait amené à élaborer le menu d’accueil suivant : carottes râpées, steak-haché, purée, fruits. Menu qui s’est avéré, au cours des 6 séjours suivants, bien accepté par les jeunes enfants. Progressivement d’autres aliments et recettes connues, méconnues et inconnues arrivaient sur la table.

10 Par ailleurs, afin de soulager le travail des personnes de service, il fut demandé en retour à chaque adulte mangeant à table avec les enfants et les adolescents que les assiettes, les verres et les couverts soient débarrassés en bout de table.

11 Ces importants changements se firent par étapes au cours des mois et, il faut le souligner, sans grandes difficultés ni forte résistance. Car chacun y trouvait des avantages. Ainsi, sous l’autorité du cuisinier, le personnel de cuisine (salarié de l’IME) pouvait investir le temps gagné (plus de partage des pizzas et des tartes, plus d’assaisonnement de la salade, débarrassage en bout de table) à la présentation des plats, la réalisation de desserts et pâtisseries maison, par exemple. De leur côté, les convives (adultes, enfants et adolescents) avaient, notamment, à travers le « partage » à table, des occasions nouvelles d’échanges éducatifs. Dans ce contexte, les repas étaient devenus aussi plus conviviaux.

12 Ainsi s’écoulaient les jours… Le travail de la Commission restauration, avec la société gestionnaire du cuisinier et fournisseur officiel des denrées, se poursuivait en bonne intelligence. La qualité s’améliorait (augmentation des légumes frais livrés épluchés et sous vide, amélioration de la qualité de la viande, poissons frais, fruits mûrs, fromages faits) et la poubelle alimentaire diminuait considérablement. Les choses avaient donc évolué de manière significative et tout cela fonctionnait correctement dans l’intérêt de tous. Mais la mutation n’était pas terminée, la dynamique engagée réservait encore bien des surprises et allait compléter de manière heureuse le travail effectué sur le repas.

Le temps de l’évidence : prise de conscience du possible

13 Pouvant accueillir pratiquement 150 personnes, le « réfectoire » avait deux portes : la première à droite de la cuisine et à gauche des sanitaires, la deuxième de l’autre côté de ces derniers. Matin, midi et soir, tout le monde rentrait par la première porte. Il arrivait souvent le midi que la rencontre dans le même espace et en même temps des 120 enfants et adolescents génère quelques incidents. Il arrivait encore plus souvent que cette rentrée soit très bruyante ou génératrice de bousculades et (plus rarement) de fortes disputes ou colères. C’était devenu l’habitude de voir intervenir le cadre de permanence, pour séparer et/ou ramener le calme. Avec le temps chacun s’y était habitué. Sans doute un jour une bousculade plus importante, ou une des jeunes plus énervés que d’habitude… Oui, sans doute un jour ! Celui d’une prise de conscience. D’abord que ça ne pouvait plus durer comme cela et qu’il fallait y faire quelque chose. Puis la tentative de réponse, réfléchie en réunion de cadres : peut-être une vigilance particulière sur l’un ou l’autre des habituels perturbateurs… Quoiqu’il en soit cela dura encore un certain temps ! Trop longtemps sans doute ! Pourtant, pour l’avoir mis en œuvre dès le premier séjour de Bussy [4], je détenais depuis longtemps la solution. Faire en sorte que tout le monde ne rentre plus en même temps… Cela fut l’objet d’une discussion en commission et d’une décision lors d’une réunion des cadres. Ainsi, un certain lundi midi, l’IMP rentra par la première porte. Un ¼ d’heure plus tard, par la deuxième porte, c’était le tour de l’IMPro.

14 L’entrée différée par les deux portes reconnaissait, d’une manière officielle, deux zones bien distinctes, plus ou moins marquées par l’usage. Cela allait ouvrir et permettre par la suite un autre travail, en dehors de la Commission. En effet, sous l’impulsion du directeur, ces zones furent investies par l’IMPro. Les éducateurs techniques des ateliers menuiserie et horticulture imaginèrent et réalisèrent (avec les adolescents de leur atelier) des claustras mobiles munis de jardinières. Ceux-ci cloisonnaient, en des espaces plus petits, les deux zones concernées. L’existence de ces claustras — associée aux rentrées différées — eut progressivement des effets indéniables sur l’intimité, la convivialité et la diminution du bruit. Dans les faits avec ceux-ci et les plantes de leurs jardinières, le réfectoire était devenu (enfin !) une vraie salle de restauration.

15 Dans le contexte actuel, où la restauration de nombreux établissements de notre secteur médico-social sont « sous la coupe » d’une société de restauration ; où le mot « rationnaire » remplace celui de « convive », ce texte illustre le fait qu’au-delà des règles internes et des interdits (réels ou supposés), au-delà des habitudes, il est toujours possible de faire évoluer le contexte du repas et faire en sorte que celui-ci (d’une manière ou d’une autre) devienne plus convivial. Car, il est ici utile de le souligner, la convivialité n’est pas acquise par le fait d’être à table. Et, comme je l’écris dans mon essai, commentant et reprenant les termes d’une note de service de l’éducation nationale : « Il nous faut (…) élaborer le contexte du repas dans la philosophie de la note de service de 1982 [5] : convivialité, plats bien préparés et bien présentés (“un mets mal préparé, mal présenté (...) [entraîne] l’inappétence et le gâchis”), fruits mûrs, fromages faits à point..., mais aussi accompagner l’enfant, le jeune, dans sa découverte et établir avec lui un climat de confiance. Il ne suffit pas en effet que la nourriture soit bonne, il faut l’aider à “faire ses choix”, prendre le risque de goûter un plat inconnu plutôt que de le laisser, au nom d’une autonomie mal comprise, se réfugier dans la sécurité : frites, féculents... » (Rosset, 2017, p. 156) C’est ce que nous avons essayé de mettre en place, dès 1990 et jusqu’à mon départ en 1997, dans cet IME.

16 Ce texte montre aussi que pris dans le piège de la routine, ce qui devrait être évident ne l’est pas toujours et que — au-delà de la volonté (de l’un ou de l’autre des acteurs) de faire les choses différemment — il faut souvent un temps plus ou moins long pour en prendre conscience, trouver la juste mesure du possible et pouvoir la mettre en œuvre. C’est en effet ce que j’ai appelé « Le temps de l’évidence ».

Bibliographie

  • Note de service n° 82-598 du 21 décembre 1982. Éducation et nutrition : Premières recommandations pour la mise en œuvre d’actions éducatives concernant la restauration scolaire. Sensibilisation, information et formation des enseignants et différents personnels concernés, BOEN du 6 janvier 1983.
  • Rosset, Pierre, La cantine : ventre de l’école ?, Paris, L’Harmattan/Les écrits de Buc ressources, 2017. Préface de Philippe Crognier, Postface de Guy-Noël Pasquet.
  • Rosset, Pierre, « Bussy, la colonie aux “mille fromages”. Le loisir : base de construction identitaire ? », in Houssaye, Jean (dir.), Colos et centres de loisirs : recherches, Vigneux, Matrice, 2007, pp. 84-104.

Mots-clés éditeurs : changement, Repas, mutation, pragmatisme, institution, évidence, contexte, Commission restauration

Date de mise en ligne : 22/05/2018

https://doi.org/10.3917/graph.062.0093

Notes

  • [1]
    Internat médico-éducatif. Constitué d’un Internat médico-éducatif (IMP) et d’un Internat médico-professionnel (IMPro). Celui-ci accueille 120 enfants et adolescents vivants avec un handicap intellectuel, avec pour certains des troubles associés. Il y a 70 internes, dont 35 internes complets (Aide sociale à l’enfance, placement par le juge).
  • [2]
    Cette commission était composée de plusieurs adultes (représentants l’externat et l’internat, l’IMP et l’IMPro) porteurs des remarques, des souhaits issus d’un travail avec les enfants dans le cadre de la coopérative, mais aussi des remarques et souhaits des adultes. Elle se réunissait une fois par mois, avec la participation du représentant de la société de restauration.
  • [3]
    Établissement de formation en travail social.
  • [4]
    Deux salles à manger ayant permis de faire rentrer en premier dans l’une les plus jeunes et . d’heure plus tard le groupe des plus âgés. Situation ayant eu un effet immédiat, celui de réduire l’intensité du « coup de feu ».
  • [5]
    Note de service n° 82-598 du 21 décembre 1982. À propos de cette note, à une question au Sénat, le Ministre répond : « … le ministère de l’Éducation nationale attache une grande importance au bon fonctionnement des cantines scolaires, en particulier en ce qui concerne la qualité des repas servis aux enfants. Dans cette perspective, la note de service n° 82-598 du 21 décembre 1982, Éducation et Nutrition : “Premières recommandations pour la mise en œuvre d’actions éducatives concernant la restauration scolaire, sensibilisation, information et formation des enseignants et des différents personnels concernés” - énonce un certain nombre de suggestions allant dans le sens d'une meilleure organisation de la restauration scolaire en général ». (Réponse publiée dans le JO Sénat du 19/02/1987, page 250. Pour notre secteur, cf. le Décret n° 2012-144 du 30 janvier 2012 relatif à la qualité nutritionnelle des repas servis dans le cadre des services de restauration des établissements sociaux et médico-sociaux.

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