Notes
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[1]
Ce service accueille, selon les places disponibles, des mineurs en situation d’urgence, sous la responsabilité légale du Procureur de la République (en cas d’absence de représentants légaux). Le séjour dans ce service se veut transitoire, dans l’attente d’une place dans un autre foyer dans lequel le jeune pourra séjourner jusqu’à ses dix-huit ans.
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[2]
Les jeunes dits « Mineurs non accompagnés » (MNA) sont des enfants de moins de dix-huit ans, en l’absence de représentants légaux sur le territoire français. La protection de ces jeunes se fonde sur celle de l’Enfance en danger (dispositif juridique français de Protection de l’enfance).
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[3]
Ce principe de rédaction n’est pas dénué de questionnement. Mais en respect des normes de discrétion et de l’intimité de chacun, tous les prénoms qui apparaissent dans cet écrit ont été modifiés. Je remercie chaque personne de s’être exprimée en ma présence et je leur témoigne de mon respect. Je m’autorise toutefois mon interprétation personnelle.
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[4]
Omar vient de Sierra Leone, il est anglophone.
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[5]
Hamet vient du Soudan, il est arabophone.
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[6]
« Attends, attends »
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[7]
Kiran est un jeune homme pakistanais que j’ai rencontré quelques jours avant mon départ de ce lieu de travail. Ce jour-là, on se croise par hasard.
1 Un geste impromptu, m’a tendu cet « appel à ». Si communément utilisé dans notre social moderne, le fameux « appel à projet » est exceptionnellement remplacé par l’heureux « appel à douceur ». Acte précieux, que l’on poursuit comme un trésor dans nos pratiques de travail social.
2 L’écriture est un exemple d’entrée en douceur. Développer une lettre après l’autre pour confectionner un mot, un autre, et un autre, qui, s’enguirlandant, formeront une phrase toute torsadée. Prendre le temps de transmettre un bout de quiétudes aperçues. Mais dans cette transmission, il y a un récepteur. Que dira-t-il de ce qui m’est douceur ?
3 Parce que ce sentiment si personnel n’est concret que dans mon propre ressenti, je pars à la recherche des soupçons de douceur vécus. Peut-être les seuls qui m’ont aidée à la partager à mon tour.
Adoucir l’urgence
4 Présent, léger, mon esprit libéré contemple ce tendre souvenir de deux personnes se tenant la main. Mes oreilles sont chatouillées par la fine mélodie citadine derrière cette fenêtre. Et dans les jambes, le ressenti d’une précieuse liberté me remonte jusqu’au cou.
5 Les quelconques parasitages habituels sont absents ce soir. Cette fois, j’ai déjà clarifié l’incertitude quant aux effets de mes attitudes. La boîte noire, marionnettiste que l’on appelle télévision, a accepté d’épargner mon calme. Aujourd’hui, mes fonctions m’ont accordé quelques heures de répits. Me voilà troublée, de ne pas avoir atteint les onze heures quotidiennes de sérieux professionnel. Me voilà face au temps. Tant attendu.
6 Comment parler de douceur aux côtés d’un temps précipité ? Je travaille dans un « accueil d’urgence » [1]. Comment parler de douceur dans toutes les cultures ? Je travaille avec des « Mineurs non accompagnés » [2]. Comment parler de douceur avec de constants impératifs ? Je travaille en France, lors du deuxième millénaire de notre ère.
7 Entre l’urgence de devoir et l’urgence de savoir, j’ai été forcée d’apercevoir que la douceur est dans la mémoire. La mémoire sous sa dimension du temps. À cette douceur, on pourrait accoler le synonyme de délicatesse ; on les dessine par un mouvement de tendresse.
L’urgence d’adoucir
8 Bonjour. Par ce geste de la main, ma collègue Éva [3] et moi tendons notre accueil à Idrissa, jeune guinéen (Guinée-Conakry). Idrissa arrive aujourd’hui dans notre service. Appelées en urgence par le Conseil départemental, nous allons à sa rencontre. Je ne pourrais témoigner de son voyage. Alors je présenterai simplement une bribe infime de ce que j’ai pu percevoir. Idrissa a traversé les vagues de l’incertitude, lutté contre les tempêtes de l’ingratitude. Parcourant mer et terre, son aventure ne s’achèvera pas après notre rencontre. Mais nous n’en sommes pas encore là ! Parlons du présent !
9 Nous accompagnons Idrissa jusqu’à l’appartement où il va enfin se reposer. Encore une fois pour moi, j’assiste à une première rencontre. Comment se sent-il ? Comment moi-même je peux faire pour me sentir bien ? Comment se découvrir ? Quelles informations transmettre pour cette première entrevue ? Qu’est-ce qui relève de l’important ? Est-ce que j’oublie quelque chose ? On se calme. On se calme. Commençons par le calme. Du silence. « Éducatrice, retiens-toi de parler ! Laisse l’échange se produire dans la présence ». Me voilà vite embarquée moi aussi par ce chemin inconnu. Ce voyage de sens me rapproche d’une petite compréhension ; les informations à profusion, ça fatigue…
10 Idrissa n’a besoin de rien. Dans l’appartement, il trouve un lit, une cuisine et une compagnie. On se pose, et on s’empresse de lui dérouler nos nobles explications. Pause ! On arrête ce débit. Celui-ci, utile d’après nos préceptes, reste pourtant confus par son ampleur. Une sympathie envers l’état actuel d’Idrissa nous interpelle et on s’efforce de stopper cet étalage profus. On aura le temps de parler de ces détails. Que l’on se rappelle que notre rôle appelle, tout d’abord, l’écoute. Et pour le moment, ce sera l’écoute du silence.
11 Après ce temps de suspension les uns à côté des autres, on enfile nos vestes pour retrouver notre Berlingo. « À bientôt Idrissa ». Moi-même, je ne suis pas sûre de le revoir demain. Malgré une organisation démultipliée, je suis débordée par tout ce temps demandé. Je me contente d’avertir Idrissa de mon astreinte téléphonique, assurant une présence systématique.
Le calme d’un échange
12 Cette même connexion téléphonique me coupe un instant de ma rédaction. Il est 19 h 30, c’est l’heure de mon bonsoir. J’étends mon acte vers ce parlophone. Avec enthousiasme et par automatisme, je saisi ce temps dénué d’impératifs. Je ramène ma voix aux nouvelles de leurs voies. « Alors, comment ça s’est passé ? » Ouf ! Quel bonheur de trouver le calme pour ce simple partage. Mon cerveau n’est pas trop occulté par ces informations par douzaines (qui, la plupart du temps, le réduisent en huitre). J’ai pu ici, me souvenir. Me souvenir de quelques derniers évènements vécus par Avidon. On converse à cet instant sans aborder un brin de rendez-vous administratif, de planning restrictif. Conversation dont je ne peux anticiper la consistance. Je me laisse porter par la surprise. La voilà, la douceur du moment.
Parler la même douceur
13 A vrai dire, je n’ai aucune idée de ce que peuvent vivre les jeunes hommes que je rencontre dans cet accueil. Je m’abstiendrai donc de parler des composants de leur situation. Aussi, malgré tout le sens que j’y trouve, il n’est pas des plus grandes douceurs pour moi que de parler de l’autre. Même avec toutes les pincettes dans l’utilisation des mots, la tournure des phrases ou la censure que je m’impose ; en parlant de l’autre, j’enferme un mouvement chimère dans un récit argumentaire. C’est pourtant ce même enfermement, qui me permet ici, de libérer des faits, inconnus du grand public. Alors jouons de ce paradoxe. Mais aussi, est-ce que les mots peuvent narrer avec réalisme les moments vécus ? L’écriture en est une simple tentative.
14 Donc, je vais plutôt aborder ce témoignage sous l’angle de l’impression. Au fond, c’est cette impression avec laquelle on interprète les fameux « besoins » qui nous poussent à développer telle ou telle intervention éducative. Et c’est aussi cette impression qui nous amène à utiliser des termes suspendus à des pinces à linges ; il/elle « paraît » satisfait(e), il/elle « semble » aller bien… Nous sommes des interprètes du langage. Davantage, lorsque ce langage n’est plus aidé par une langue, mais restreint à une communication plus fine.
15 Vu qu’on ne parle pas la ou les mêmes langues, on doit bien développer des formes de communication parallèles. Le geste est peut-être le moyen substitutif le plus fréquent. Mais à ma grande surprise, j’ai découvert un mode de communication qui m’était auparavant inconnu. J’ai contemplé la création d’une langue commune ; la langue du quotidien. Parfois, mon explication se heurte à un précipice, car ma corde de synonymes est de longueur limitée. Là, fraichement sorti d’une boîte à outils, Omar [4] trouve la clé : « homme maison ». On parlait du veilleur de nuit. Omar a simplement utilisé deux mots qui, il le sait d’après son expérience aux côtés d’Hamet [5], font partie des récents apprentissages de ce dernier. Il aurait aussi pu dire « clé nuit », s’il savait qu’Hamet s’était déjà familiarisé avec ces mots en français. Il a choisi les mots, parce qu’il a écouté la sensibilité d’Hamet. J’assiste en direct à l’émergence d’un langage du partage.
16 La douceur (semble) s’exprimer là par l’attention portée les uns envers les autres. C’est cette douceur, pourtant si lointaine de la violence vécue par ces personnes, qui vient se poser délicatement dans l’instant présent. Cet instant, c’est l’unique élément de certitude.
Ralentir, pour contrer nos temps
17 Moi, je ne sais pas ce que je vais vivre demain, et vous non plus. En revanche, une certitude nous assure. Nous sommes inscrits, d’un script. Cette inscription, on ne la voit pas trop parce qu’elle est normale. On est français et puis c’est tout. Alors on se déplace, un peu comme on veut. On a un passeport européen quoi !. Eux, ils ne savent pas ce qu’ils vont vivre demain. Comme nous. Mais ils ne savent pas non plus où ils vont vivre demain. Avec qui ? Comment ? Combien de temps ? Parce que je n’ai pas parlé d’un point essentiel à ce sujet. Enfin, un point plutôt cruel.
18 Ces jeunes hommes ont moins de dix-huit ans ; ils sont législativement mineurs en France. Pour l’instant, la France les protège, car elle s’est donné des obligations envers tous les enfants qui posent un pied son sol. Mais le 3 février 2018, jour de l’anniversaire de Thierno, l’Aide sociale à l’enfance lui dira au revoir. Le fameux cadeau qui chez nous célèbre la naissance, est remplacé par le deuil d’un l’accueil. Cela malgré toute la résistance de certains agents du service public, salariés d’associations ou bénévoles. Résistance confrontée à toute la temporalité de la législation en vigueur. Ainsi, le 3 février 2018, ce n’est plus la solidarité qui choisit, c’est le pacte. Là on peut dire que, apparemment et censément, on s’éloigne de la douceur.
19 Parce qu’avant de poursuivre une quelconque réflexion autour de cette tendre douceur, parlons aussi de son antonyme. Tout le rejet produit face à cette idée de violence n’a jusqu’à maintenant pas empêché sa présence. Si l’on parle de douceur, c’est peut-être bien pour lutter contre ce fait désespéré. Ces deux sentiments antagonistes sont rarement concrets, car définis relativement. La douceur se ressent. La violence s’éprouve.
20 Cette violence, je l’ai éprouvée en moi et dans mes mots, le jour où j’ai préféré intégrer la réalité brute dans l’accompagnement partagé avec Avidon. Moi-même ayant appris certains rouages du système, je n’en suis pas restée indemne. Tous les trois portés par les pneus du Berlingo, j’explore ce moment qui fait partie des rares où l’on se retrouve posément avec Avidon et Abou. Dans ma tête, je devais lui dire. Impossible de garder pour moi ce terrible avenir. Après tout c’est le sien. Je me suis donc faite à l’idée que malgré sa brutalité, cette réalité devait être entre ses mains. Par quoi commencer ?
21 Bon !
22 Humains. Injustices. Droits. Politique. Enjeux. International. Sociétés. Conflits. Consensus. Mon esprit demande à mes connaissances de lui faire la courte échelle. Je résume toute cette confusion par : « tout ça a pris la forme d’une Loi. Ok. Alors voilà, Avidon, comment se passent les conventions collectives chez nous. Le corps général protège l’individu, mais cette protection a des limites. » Fébrilement, j’évoque le fonctionnement d’un système collectif qu’est le nôtre. Cela sans rentrer dans les détails du « partage » des terres, sans lequel on n’en serait pas à découper en quatre l’entraide proposée. Aujourd’hui, je me tiens à un fait : « Avidon, tes dix-huit ans approchent ! » Un vaste néant a englobé mon âme, lorsqu’il était mon tour de témoigner de cette injustice.
23 Stop !
24 On parle là de violence ! D’une violence conventionnelle. Et mon métier n’est-il pas d’adoucir ses effets ? Pour adoucir, j’ai d’abord dû prévenir. C’est ce jour que, pour expédier la violence, j’ai compris qu’il fallait d’abord l’accueillir. On va anticiper la violence en s’armant de dialogue ouaté, en se parant de bouclier molletonné. On écoute la violence, puis on lui insuffle une part de douceur.
25 Il va nous en falloir du souffle…
Respirer l’expression
26 Aujourd’hui, le vent se lève sur la petite colline paisible où Lokesh s’était posé provisoirement. Un provisoire sans visière, sans vision. Lokesh ne peut s’inscrire dans la prévision. Bondissant d’accueil en accueil, il quitte maintenant l’urgence pour se reposer dans un lieu certain jusqu’à majorité. Originaires d’une Inde Sikh, les pas de Lokesh se sont laissés porter jusqu’à une France inédite. Quelles étaient les préparations de ce voyage ? Si seulement il y en avait ? De tout ce « virevoltage », nous n’en aperçûmes que l’atterrissage. Et il se fit sur un terrain quelque peu cabossé. De petits mois auparavant, nous nous sommes rencontrés, entre un anglais bafouillé et un français étranger. En ce jour de janvier, nous voilà maintenant tout deux dans mon Berlingo, vers un horizon enneigé d’hiver, troublé de mystère. Je vais découvrir comme lui les lieux de son nouveau pieu.
27 Une fois de plus, l’ignorance pleine se présente à Lokesh. « Où m’emmène-t-on ? » C’est comme ça que j’interprète le flou de ses questions. Bassirou, un ami croisé sur le chemin de Lokesh, a été orienté quelques semaines auparavant dans ce foyer. Quel heureux point de repère ! Ce qui me semble être l’essentiel réconfort que Lokesh trouve dans ce départ. Je ne compte plus les scènes lors desquelles j’ai expliqué et expliqué encore à Lokesh que Bassirou se trouvait bien effectivement dans ce foyer.
28 Mais seulement voilà ! Lokesh me posait toujours cette même question : « Bassirou c’est aussi foyer ? » À laquelle je répondais « Oui Bassirou est dans le même foyer. » Sujet. Verbe. Complément. Conjugaison. Foyer. Ça en fait des informations. Je changeais parfois un peu ma tournure « Oui, Bassirou est aussi dans le foyer untel, dans une telle ville. » Institution. Nom d’institution. Vaste localisation. Ça en fait des informations. Aujourd’hui, dans le Berlingo, en route pour une séparation, vers une nouvelle adoption, Lokesh me pose à nouveau la question : « Bassirou c’est aussi foyer ? » — « Oui. Bassirou c’est aussi. Foyer. »
29 Comment n’y ai-je pas pensé plutôt ? Je répondais enfin à sa compréhension. On repassera pour les logiques de langue. Commençons par se comprendre. Je quitte aujourd’hui Lokesh pour je ne sais quel avenir. Une partie de ce futur est confié à de nouveaux éducateurs. Tu en auras côtoyé des esprits, Lokesh. Au revoir.
L’adoption du temps
30 Retard ! Encore un retard ! Encore débordés par le temps ! Décidément, celui-ci nous inonde. On n’a simplement peut-être pas encore trouvé le bon bois pour notre barque. Moi de même, je me vois transposer mes pratiques dans une nouvelle dimension du temps. « Société de l’efficacité, comment déclines-tu ce temps si important ? » Désolée, mais en le confrontant, on y remarque un petit côté impotent. À maintes reprises, je me suis trouvée prise dans son emprise. Allez expliquer à une personne provenant d’une autre précision temporelle, que l’entrevue se fera uniquement lorsque l’aiguille s’arrêtera sur ce point de cette rosace de chiffres. C’est-à-dire (soyons indulgents, certains laissent une petite marge) : entre 16 h et 16 h 10. Quelle folle rigueur !
31 « Tout va très vite ici », m’indique Idrissa lors d’un joli débat. C’est surement pour ça qu’aujourd’hui Éva accepte la proposition d’Idrissa ; il retarde le temps. Lorsqu’Éva me raconte cette anecdote, une réflexion me surprend ; voilà qui est un retard habité.
32 En ce jour, Éva arrive chez Idrissa : « On y va ». Non. Idrissa n’a pas mangé. L’invitation s’impose. Pour Idrissa, elles semblent paraître bien loin ces vingt minutes qui le séparent du médecin. Éva s’est ainsi surement dit « après tout, on n’a pas souvent le temps d’avoir le temps ». Gaiement, elle accepte de partager ces belles « feuilles de patate ». Pour une fois, ça sera au médecin d’attendre après les patients.
33 Où en étais-je avec mon histoire de retard ? Ah oui. Aujourd’hui, on a rendez-vous au Conseil départemental avec Tahar et Younes. Younes est le premier sur le planning ; 10 heures.
34 10 h 05, 10 h 08, 10 h 12… 10 h 16 ! Younes est là. On se passera de la morale ; il est là. La morale ! Qu’est-ce qu’elle vient faire ici celle-là ? Et bien, malgré toute grande conviction des plus altruistes, un petit brin de cette vedette vient toujours titiller un peu les paroles d’éducateurs. Non ? Après tout, la morale n’est pas qu’une affaire de « remise à l’ordre » (comme si l’humain était une étagère compartimentée). Cette morale, c’est aussi celle qu’on cherche encore à la fin d’une amicale fable de Jean de La Fontaine. Bref ! Là, mon défi – que je découvre de jour en jour –, c’est d’inviter les convives à l’écrire cette histoire.
35 Encore une fois, c’est moi que les évènements remettent à l’ordre. J’avais rangé ma règle dans le tiroir de la culture. Lors de l’entretien avec Younes et la référente du Conseil départemental, je m’aperçois qu’en Tunisie, Younes ne vivait pas avec les mêmes règles que moi, mais avec un rapporteur. Vous vous souvenez, de cette règle arrondie avec laquelle on dessinait des soleils sur nos cahiers de maths ? Notre service éducatif s’est braqué depuis une semaine parce que Younes ne longeait pas la règle en vigueur. Jusqu’au moment où l’on réalise enfin que cette dernière ne paraît pas si droite à ses yeux. La douceur de l’écoute, la finesse de la compréhension, et voilà une mise en ordre des acteurs de l’éducation.
36 Je remercie ici tout leur bazar qui a su ranger le mien. Aujourd’hui, on s’est compris un peu plus tous les deux. « Aspetti, aspetti » [6] argue-t-on en cœur d’après un point qui nous est commun par une traversée italienne. De mon côté, je lui demande cette attente, pensant que la vie se conquiert par le temps. De son côté, il témoigne de sa propre attente, différente de toutes les autres. Aujourd’hui, j’aperçois encore une brise de douceur dans le temps. Younes et moi, on doit attendre de se connaître. Pour qu’une plus belle part de compréhension veuille bien en naître. On s’en va, laissant derrière nous la chaleur des radiateurs, bravant la fraicheur des flocons.
Un peu d’assouplissement dans la machine
38 Je n’ai aucune idée de l’état de réception de ce témoignage. Mais j’ai voulu témoigner d’une part de douceur d’un quotidien professionnel si mouvementé. C’est ce que m’a autorisé le professeur Pennac (2007). Et c’est pourquoi je retranscris ces actions partagées. J’ai perçu une douceur essentielle dans ce beau quotidien aucunement routinier ; l’écoute du temps. C’est ce temps de connaître, ce temps d’accueillir, ce temps de comprendre qui m’a paru l’ultime témoin de la délicatesse.
39 Parfois précipitée par les évènements, je perds le discernement nécessaire pour adapter mes mouvements. Heureusement, la confrontation de mon monde au sien, aux leurs, parvient à freiner mes ardeurs. Car ce que j’ai pu entrevoir à leurs côtés, c’est que ma fonction ne cesse de se définir. La douceur s’étend du présent à l’avenir. Si l’on trouve un doux moment, faisons-le advenir.
40 Il y a deux jours, je me promenais en ville avec mon ami Claude. Ensemble, on croise Kiran [7]. On discute. Claude observe. Claude se fait une idée des conditions traversées par Kiran et de la violence qu’il pouvait avoir côtoyée. Pourtant, suite à cette rencontre, la première réaction de Claude fut : « Quelle douceur… ! »
Bibliographie
Bibliographie
- Pennac, Daniel, Chagrin d’école, Paris, Gallimard, 2007
Mots-clés éditeurs : douceur, culture, violence, MNA (Mineurs non accompagnés), Accueil d’urgence, sentiment, écoute
Mise en ligne 29/11/2017
https://doi.org/10.3917/graph.060.0035Notes
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Ce service accueille, selon les places disponibles, des mineurs en situation d’urgence, sous la responsabilité légale du Procureur de la République (en cas d’absence de représentants légaux). Le séjour dans ce service se veut transitoire, dans l’attente d’une place dans un autre foyer dans lequel le jeune pourra séjourner jusqu’à ses dix-huit ans.
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[2]
Les jeunes dits « Mineurs non accompagnés » (MNA) sont des enfants de moins de dix-huit ans, en l’absence de représentants légaux sur le territoire français. La protection de ces jeunes se fonde sur celle de l’Enfance en danger (dispositif juridique français de Protection de l’enfance).
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[3]
Ce principe de rédaction n’est pas dénué de questionnement. Mais en respect des normes de discrétion et de l’intimité de chacun, tous les prénoms qui apparaissent dans cet écrit ont été modifiés. Je remercie chaque personne de s’être exprimée en ma présence et je leur témoigne de mon respect. Je m’autorise toutefois mon interprétation personnelle.
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[4]
Omar vient de Sierra Leone, il est anglophone.
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Hamet vient du Soudan, il est arabophone.
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« Attends, attends »
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Kiran est un jeune homme pakistanais que j’ai rencontré quelques jours avant mon départ de ce lieu de travail. Ce jour-là, on se croise par hasard.