Notes
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[1]
Pour René Girard, la violence constitue le cœur véritable et l’âme secrète du sacré. En s’appuyant sur la tragédie grecque, il a montré que le sacrifice rituel était une violence de substitution et de transfert permettant, paradoxalement, de canaliser la violence qui menace toute société. À la violence réciproque, contagieuse et sans fin, Girard oppose la violence sacrificielle, purificatrice et cathartique, à l’origine du religieux et de tout ordre culturel. Pour étayer sa thèse, il postule l’existence d’une scène réelle qui constitue le « mécanisme de la victime émissaire » où tous les membres de la communauté sont remplacés par un seul. Cette victime devient donc le « double » de toute la communauté, et son meurtre aboutit à la sortie de la « crise sacrificielle » : le rite imite le mythe ; le mythe imite la scène (réelle) du meurtre de la victime émissaire. Ainsi sacralisée la violence se légitime-t-elle en ce qu’elle se pose comme étrangère à l’homme, à l’instar de toutes les forces extérieures qui s’imposent à lui : la mort, la maladie, les phénomènes naturels... Voir René Girard, 1972.
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[2]
Pour les Romains, la douceur est une qualité essentielle à la vie dans la Cité ; elle caractérise l’homme civilisé, capable d’harmoniser les rapports à l’autre, de dompter ses passions, de vivre en société, d’organiser la vie en commun, etc. L’homme civilisé doit en permanence tempérer l’état de sauvagerie dont il provient, état qui concerne tous les autres membres de la communauté et également l’ensemble de la société elle-même (du latin mansuefacere : « adoucir, apprivoiser, humaniser » ; mansuetudo, « douceur, bonté, modération, mansuétude »). Voir Paul Veyne, 1992.
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[3]
Parmi toutes les épopées sanglantes et cruelles qu’il a pu commenter, l’historien grec Thucydide en a relaté les horribles atrocités ou les faits de guerre sans merci où il s’agissait d’anéantir l’ennemi ou alors de le détruire moralement. Au VIIIe siècle avant J.-C., l’Iliade, poème de furieuses batailles et de mort, raconte le siège de Troie où s’illustrèrent les exploits des héros grecs ; mais ce qui constitue le cœur même de l’épopée est bien la violente querelle entre deux puissants chefs grecs : Agamemnon et Achille. D’ailleurs, ce dernier, emporté par une de ses fréquentes et irrépressibles colères, s’apprêtant même à tuer le roi Agamemnon, en sera empêché au tout dernier instant. Dans son ensemble, ce récit brutal, constellé de violents épisodes barbares et héroïques, sans pitié, n’est tempéré qu’à de très rares occasions, comme adouci alors par de nécessaires moments de calme et d’apaisement.
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[4]
Sur la vertu, voir Aristote, 1959.
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[5]
Se reporter à Jacqueline de Romilly, 1979.
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[6]
Aristote, porté par une philosophie de la volonté et de la responsabilité, défend la notion d’indulgence, dont la justification est fondée par la raison, « rigoureusement légitime ». Cela lui permet d’honorer tout un lot de vertus qui règlent les rapports humains : la vérité, l’amabilité, l’enjouement et la douceur dans le souci d’harmonie dans la Cité. Dans ses analyses sur l’amitié, mais aussi sur la recherche de l’équité dans les affaires de justice, il convoque les notions de tempérance et de sagesse (c’est le même mot en grec) pour dessiner la qualité d’un comportement modéré, doux, vertueux dans ses rapports à autrui. Susceptible en cela de conduire au bonheur de celui qui s’y prête comme à tous ceux à qui il s’adresse. Voir à ce sujet Gilles Guigues, 2016.
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[7]
Le mot latin erudio désigne l’action de polir, adoucir ce qui est rude, grossier, brut (rudis) ; eruditio, l’action d’instruire, d’enseigner.
La violence du monde
1 Dans la philosophie grecque antique, la Puissance divine, susceptible de s’incarner dans une multitude de dieux, s’exerce de toute éternité sur le monde comme une violence irrépressible, par une forme de souveraineté qui, par l’excès (hubris), justifie la plus extrême sauvagerie. Et puisque la violence est porteuse d’un caractère sacré, l’homme cherche le plus souvent à en récupérer toute la force originaire dans des formes de ritualisations sacrificielles, brutales, à même d’incarner une forme de sacralité païenne dans l’imitation, le mimétisme [1], ayant la naïveté de croire que ce qui est vrai pour les dieux est tout autant valable pour lui-même. Mais l’homme n’est pas toujours animé d’un tel désir mimétique ; dans son individuation, il sait mobiliser d’autres ressources autrement plus humaines, socialisées si l’on veut. Lorsqu’il souhaite se montrer digne face à une telle fatalité imposée par les dieux grecs, la nature de l’homme peut aussi le conduire à agir différemment pour contraindre au mieux cette fureur divine, l’endiguer un tant soit peu, la canaliser, l’humaniser en quelque sorte dans et par la douceur humaine. Si, donc, l’Éternité est du côté du divin, immuable et hors de toute prise, l’homme vulnérable doit au contraire continûment lutter contre les dures conditions qui lui sont imposées. Ainsi peut alors se caractériser l’homme, comme l’existant problématique par excellence. Non seulement il est la proie permanente de la brutalité du monde tout au long de sa vie, mais de plus il est conscient que son existence le précipite jour après jour vers la chute inexorable. Voilà le destin tragique qui rassemble les mortels reliés entre eux par le sort qu’inspire leur faiblesse même : la fragilité du vivant conscient de sa finitude. Par ce savoir propre à chacun, les hommes en butte à la nature violente et sans pitié de la Puissance supérieure se sentent plus proches les uns des autres. La violence divine confronte les hommes entre eux et les réunit dans une solidarité d’infortune ; elle contraint chacun dans ses désirs et ses aspirations et le rabat par force vers son prochain, son semblable. D’une certaine manière, un tel effet de négativité contribuera à forger la conception latine des consortes, « compagnons de sort », chère à Saint Augustin. Mais il faut examiner aussi une résultante bien plus heureuse de ce compagnonnage qui relie le sort des mortels : par nécessité, l’homme est amené à quitter l’état de nature, où la sauvagerie et le chaos le menacent, pour en apprivoiser la rudesse, l’adoucir afin de se civiliser, de se socialiser au contact des autres, suivant en cela la conception romaine de l’humanitas [2].
2 Dans la Grèce antique, il existe une volonté d’humaniser le rapport cruel et violent imposé par des forces supérieures dont la volonté et les principes sont inconnus des hommes. De cette grande fragilité, propre à la condition humaine, est né un sentiment de tempérance chez les Grecs : la sagesse. Vertu éthique par laquelle l’homme cherche dans l’acceptation même de sa souffrance une possibilité de consolation pour adoucir sa peine. C’est justement en quoi la douceur s’apparente à une forme de sagesse pratique lorsqu’elle est en capacité d’acclimater un tant soit peu voire de surmonter les dures et pénibles souffrances, les passions funestes, les sorts misérables. Mais la sagesse est aussi un moyen d’adoucir les ravages causés par les guerres que se livrent les hommes [3]. Dans la pensée hellénique, la douceur est un moyen comme un autre de considérer l’éthique. Dans la mesure où faire usage de la douceur ou en faire preuve participe à l’ensemble des vertus requises chez un homme de bien. Et si l’on accepte l’idée que l’action bonne est digne d’éloges, la douceur y participe et mérite à ce titre toutes les louanges dans la qualité qu’elle montre en tant que vertu. Ainsi, au IVe siècle avant J. C., pour Aristote, qui accorde une place prépondérante à la vertu (aretê), la douceur aménage un espace propre dans ses réflexions sur l’éthique [4]. Même s’il convient toutefois de préciser que le mot douceur (praos) revêt chez le philosophe une acception plus proche de l’aménité, voire de la modération et de l’indulgence, par opposition à la violence des passions et des affections, à l’emportement de l’acte brutal et irraisonné. La douceur est patience pour Aristote ; mieux ; activée par la raison tout autant que par la sensibilité, elle participe de la prudence (phronesis, concept majeur chez lui). Justement, la phronesis, que l’on peut traduire aussi par sagacité, est cette haute aptitude à témoigner de l’indulgence, de la tolérance lorsque cela s’impose au sage qui ne se livre pas au jugement brusque et hâtif ; à faire preuve de grande patience pour calmer toute ardeur, toute vaine colère ; à se montrer aimable, doux et sociable, plutôt que de s’empresser de rugir. Pour Aristote, faire preuve de douceur ou simplement se montrer doux dans son comportement est à la fois un agir à part entière et un acte vertueux. Face à la cruauté du monde, rappelons-le une fois encore, barbare et sans pitié, fait de guerres terribles et de viles atrocités, l’humanisme grec érige la douceur en sa dignité. Dans ses pensées sur l’éthique, Aristote, dans de belles pages sur l’amitié dans la Cité, comme fondement des relations harmonieuses entre les citoyens, a montré que si le monde grec est le plus souvent porté sur l’héroïsme, sur l’idéal noble et grand de justice, le désir de conquête, il est également tributaire de la plus grande clémence, de la modération, du rapport pacifié entre les hommes : cela même par quoi s’apaisent les conflits, se dépassent les haines, s’humanisent les hostilités et se tempèrent les rancunes.
3 Par la vertu qu’elle montre en acte, comme témoin de la plus grande humanité, la douceur occupe une place à part dans l’idéal grec. Pour l’helléniste Jacqueline de Romilly, elle est un comportement pratique, dont la nature même s’adapte aux circonstances et saisit les occasions qui se présentent au moment opportun (kairos). Ainsi le mot praos condense-t-il sur lui-même de nobles qualités humaines comme la bonté, l’aménité et la générosité, la gentillesse des manières et des gestes, l’inconditionnelle bienveillance envers les autres, la pitié et la charité, la compréhension et l’indulgence, la clémence et la tolérance [5]. Aussi, dans la Grèce antique, faire usage de la douceur, c’est montrer de façon générale une forme de disponibilité face à la situation qui le requiert. À la fois hospitalité et élan vers l’autre, accueil et don de soi, la douceur dialectise une forme modérée de rapport à autrui. Portée par une grande force de persuasion, elle est tenue par une exigence de délicatesse qui agit tout aussi bien sur le sensible que sur l’intelligible, sur le corps comme sur l’esprit. La douceur, non pas tant comme garant absolu d’harmonie, mais condition préexistante à la possibilité d’une harmonie des rapports humains. La douceur, en ce sens, est plus qu’un simple vecteur qui rapproche de l’autre ; elle est un tempérament qui témoigne de la plus haute des dispositions à être (hexis) où se condense l’êthos même du sujet : c’est-à-dire tout ce qui se rapporte à ses mœurs, ses habitudes, son caractère, et qui détermine sa manière d’être et de se comporter. Ainsi, dans sa capacité à faire face à toute situation qui la réclame, la douceur provoque un échange singulier où se dialectise un rapport au monde nouvellement institué, une solidarité vis-à-vis de l’autre dans le souci qui lui est témoigné.
Solidarité et souci de l’autre
4 Dans cette conception grecque de la douceur, à quoi il est possible d’agréger des notions connexes comme la tolérance et la pitié, la clémence et le pardon, la considération de l’autre, l’attention, le soin, participe de ce que l’on appelle l’amour des hommes (philanthrôpia). En ce sens, la douceur est une compréhension de l’homme très proche de l’épieikeia que l’on peut définir comme la disposition intérieure qui laisse aux autres le bénéfice du doute. C’est une indulgence envers tout de ce qui n’est pas soi, ce qui est forcément autre que soi. Cette marque respectueuse affranchit l’autre d’avoir à prouver sa différence [6]. Elle est, à la lettre, empathie – non pas fusion, mais laisser être et agir l’altérité même de l’autre. Quiconque se soucie de l’autre, s’en préoccupe, en prend soin d’une certaine manière. Par la douceur, il colore ce soin d’une humaine compassion pour son sort singulier ; il reconnaît et comprend sa souffrance, la partage sans s’y confondre pour autant, car il lui faut garder la distance nécessaire pour pouvoir lui venir en aide, le secourir si le besoin s’en fait sentir. En ce qu’elle est attentive à l’autre, cette distance est individuante. En cela, la douceur s’honore de ne rien réclamer, car elle n’oblige pas à la réciprocité. Ce qui, en poussant le raisonnement, veut dire aussi qu’elle ne récolte pas forcément de la douceur en retour. Elle ne détermine aucune prévisibilité, mais prédispose simplement : elle met à l’avance l’autre dans une situation qui l’incitera à agir avec la même aménité, mais sans garantie fiable ni réussite. Comme une pure potentialité qui agirait par induction. Lorsqu’elle fait obstacle à la dure marche du monde, la douceur y oppose une résistance éthique, qui reconfigure des espaces neufs et propose un futur autrement institué. En cela précisément se détermine sa puissance (au sens aristétolicien du terme) puisqu’elle consiste dans une apparente fragilité où s’enveloppe en fait une infinie potentialité : un devenir meilleur, une violence acclimatée, un réconfort à venir. Parole muette, la douceur est néanmoins toute d’éloquence, expressive et significative, s’exerçant dans un échange apaisé qui, en appui des mots appropriés, lutte contre la dure réalité des choses.
5 D’ailleurs, pour Isocrate (rhéteur, né en 436 av J. C., contemporain de Platon) la civilisation, apportée par le biais de l’éducation, contribue à rendre la vie plus douce. La douceur s’oppose à la barbarie des échanges, la cruauté des comportements. Là où le barbare violent fait preuve d’absence de pitié, en s’aveuglant de sa propre violence, l’érudit tempère ses ardeurs, les adoucit dans le rapport qu’il entretient à la connaissance [7]. Pour Platon, dont la pensée morale est centrée sur la justice, la douceur, qu’il nomme « équité » et « indulgence », dans la justice, va à l’encontre de la stricte application de la loi. Mais équité et indulgence, pour le philosophe, ne pourront s’accorder à la justice qu’à partir du moment où elles seront codifiées et inscrites dans la loi ; il cherche les limites d’une douceur juste. Platon n’admet le mot « douceur » qu’en ce qui concerne la personne concrète, la manière d’être et de se comporter, l’amitié, le lien social, le soin et le souci de l’autre, la pitié ; il l’éloigne des cadres formels de la Cité en lui substituant, selon le cas, d’autres termes : mansuétude, modération, calme, sollicitude, bienveillance, pondération, patience, sérénité, gentillesse, harmonie, sagesse. Le Gorgias, dialogue souvent vif et violent, qui met en présence plusieurs penseurs fournit à Platon l’occasion d’opposer la courtoisie dans l’argumentation, la douceur montrée par la modération de Socrate, alors que l’impétueux Calliclès, pris par ses emportements, est conduit en toute logique à faire l’apologie de la violence (cf. Platon, 2008). Comme si le comportement rugueux se propageait à la teneur des propos. Ce qui conduira Calliclès à refuser le dialogue en se contentant de répondre sèchement à Socrate qu’il traitera même de violent en raison de son opiniâtreté à vouloir poursuivre le dialogue. L’épisode n’est pas vain chez Platon qui l’utilise pour montrer que lorsque la persuasion imprime sa marque brutale et tyrannique, pour occuper tout le terrain de l’argumentation, elle ne sert pas la cause des idées qu’elle entend défendre : elle n’est que vaine rhétorique, sophisme donc. C’est au contraire ce à quoi parvient le discours porté par une modération dans la forme, une tenue toute philosophique à la recherche de la vérité. Par la voix de Socrate, dans sa critique de la rhétorique et de la démocratie des rhéteurs, Platon fait un rapprochement fort logique entre philosophie et douceur dans la quête du vrai. Ici, la douceur en cherchant le consentement plutôt que la force, sans abdiquer devant la violence des propos, ne contrevient en aucune manière à la poursuite de la vérité ; en l’occurrence, elle la sert. Or, si Platon s’oppose à la séduction de la rhétorique, à l’illusion ou aux faux-semblants qu’elle propage dans le régime démocratique, il refuse de faire pour autant une place à la douceur dans la Cité. En l’opposant à la séduction des paroles de persuasion, il témoigne de sa réelle portée au travers des réflexions de Socrate. Comme si l’obstination mise par le philosophe dans un dialogue pondéré, se conjuguait à un plaisir pris à enseigner, à convaincre sans ruse ni force, à expliquer avec la grande patience requise, avec une infinie douceur, calme et ouverture d’esprit. Platon voit dans une telle approche toutes les marques d’une attitude vertueuse tournée entièrement vers le bien ; et dans la forme singulière qu’elle endosse, cette modalité d’enseignement est si cruciale dans sa finalité qu’elle exige de nombreuses précautions et de soins pris dans l’échange, mais aussi dans le comportement. Pensée généreuse empreinte d’une grande délicatesse, la douceur diffuse de nobles aspirations de l’homme ; elle est une valeur hautement philosophique portée par l’humanisme grec, où l’homme de bien cherche à se préoccuper de son prochain comme d’un autre soi-même, à diriger toute son attention vers un autre, meurtri par le rapport violent que lui impose une dure réalité. Face à la brutalité du monde, l’antiquité grecque oppose la solidarité humaine, tout ce qui par la clémence et la douceur des mœurs unit la considération de soi et le souci des autres. Ces valeurs humaines aménagent, équilibrent ou annihilent la cruauté des dieux et le Tragique qui gouverne le monde. Tout ce qui paraît dicté par l’Injustice des divinités doit pouvoir être contrecarré, tempéré, par l’idéal de justice humaine. En cela, la douceur est une inclination qui dicte la logique de l’homme vertueux dans sa volonté de faire le bien.
Une vertu qui vise le bien
6 La douceur, dans la Grèce antique, est associée également à la faculté de prendre soin, de guérir. Dans la modération et la décence qu’elle exprime, la douceur vise à faire le bien. Ou, ce qui revient à la même chose à détourner le mal ou à s’y affronter. C’est là une des plus hautes et nobles vertus que de s’employer à adoucir le cœur de l’homme dans une recherche permanente du bien. Fruit de la sagesse philosophique, la douceur caractérise l’homme qui est en mesure de l’exercer, comme il en va d’un art singulier. Non pas qu’il faille forcément appeler doux l’homme qui en fait preuve de façon unique, voire inopinée, mais vertueux celui qui se livre à l’action de douceur dans chaque situation qui l’exige. Là se mesure l’êthos de l’être, rompu au difficile exercice qui réclame la conduite raisonnée. Dans la sagesse pratique qu’elle manifeste, la douceur tempère tout emportement, l’acclimate en le faisant revenir à des dispositions plus mesurées. Subtile, elle agit comme une force irénique devant laquelle toute volonté belliqueuse doit se plier. Et quand l’homme, cherchant à parfaire l’exercice de sa raison, mobilise la douceur pour affronter une situation délicate, il parvient non seulement à la réalisation de soi la plus pure, mais aussi à la rencontre du bonheur. Telle est la qualité de l’homme de bien. Car il n’est de sagesse que dans ce comportement, par quoi s’accomplit la vertu de l’homme bon dans le doux contact de son prochain, comme un principe agissant.
7 La douceur est donc une vertu en acte : celui-ci se concrétise dans le passage par lequel la colère se change en joie, l’ardeur en calme, la furie en apaisement, la fièvre en tempérance, l’agitation en repos, l’esprit d’outrance en mesure, etc. Voilà pourquoi on peut parler à son sujet d’une force de transformation de laquelle la foi n’est pas absente. Ne faut-il pas, en effet, faire preuve de grande ferveur pour canaliser ainsi un élan intérieur et l’affecter à la bonne conduite ? Et s’il n’y a rien de plus dispendieux que de laisser s’écouler au-dehors une vaine énergie dans l’éclat tempétueux ou le désordre des sentiments, alors il convient d’y opposer une énergie contraire, toute de mesure. Paradoxale est la douceur en ce qu’elle oppose une vive force de résistance, un difficile combat pour exprimer ses hautes exigences. L’homme tempérant, qui ne cède pas à l’excès le plus vif devant l’urgence d’une situation, ne montre pourtant aucune mièvrerie ni la moindre complaisance. Tout au contraire, en ne pliant pas devant le caractère tragique d’une souffrance exposée, il cherche à en adoucir la portée dans le face à face qu’il lui oppose sans pour autant chercher à la banaliser. Vouloir atténuer ainsi la violence du réel sans la nier est une façon appropriée de la reconnaître en tant que telle, afin de la combattre de la meilleure des manières, la plus juste qui soit. En cela la douceur est justice. Comment rendre autrement son honneur à une dignité naufragée, offerte nue à la cruauté du réel ? Dans son geste porté vers l’être démuni, la douceur fait obstacle à sa souffrance en s’opposant de toute sa force émolliente à sa déchéance, à sa destitution.
Bibliographie
- Aristote, Éthique à Nicomaque, Paris, Vrin, 1959. Traduit du grec par Jules Tricot.
- De Romilly, Jacqueline, La douceur dans la pensée grecque, Paris, Les Belles Lettres, 1979.
- Girard, René, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972.
- Guigues, Gilles, La vertu en acte chez Aristote. Une sagesse propre à la vie heureuse, Paris, L’Harmattan, 2016.
- Platon, Gorgias, in Platon, Œuvres complètes, sous la direction de Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2008. Traduit du grec par Monique Canto-Sperber.
- Veyne, Paul, « Humanitas : les Romains et les autres » in L’Homme romain, sous la direction d’Andrea Giardina, Paris, Seuil, 1992, pp. 421-459.
Mots-clés éditeurs : acte, humanité, soin, bien, autre, Violence, souci, éthique, vertu
Date de mise en ligne : 29/11/2017
https://doi.org/10.3917/graph.060.0011Notes
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Pour René Girard, la violence constitue le cœur véritable et l’âme secrète du sacré. En s’appuyant sur la tragédie grecque, il a montré que le sacrifice rituel était une violence de substitution et de transfert permettant, paradoxalement, de canaliser la violence qui menace toute société. À la violence réciproque, contagieuse et sans fin, Girard oppose la violence sacrificielle, purificatrice et cathartique, à l’origine du religieux et de tout ordre culturel. Pour étayer sa thèse, il postule l’existence d’une scène réelle qui constitue le « mécanisme de la victime émissaire » où tous les membres de la communauté sont remplacés par un seul. Cette victime devient donc le « double » de toute la communauté, et son meurtre aboutit à la sortie de la « crise sacrificielle » : le rite imite le mythe ; le mythe imite la scène (réelle) du meurtre de la victime émissaire. Ainsi sacralisée la violence se légitime-t-elle en ce qu’elle se pose comme étrangère à l’homme, à l’instar de toutes les forces extérieures qui s’imposent à lui : la mort, la maladie, les phénomènes naturels... Voir René Girard, 1972.
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Pour les Romains, la douceur est une qualité essentielle à la vie dans la Cité ; elle caractérise l’homme civilisé, capable d’harmoniser les rapports à l’autre, de dompter ses passions, de vivre en société, d’organiser la vie en commun, etc. L’homme civilisé doit en permanence tempérer l’état de sauvagerie dont il provient, état qui concerne tous les autres membres de la communauté et également l’ensemble de la société elle-même (du latin mansuefacere : « adoucir, apprivoiser, humaniser » ; mansuetudo, « douceur, bonté, modération, mansuétude »). Voir Paul Veyne, 1992.
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[3]
Parmi toutes les épopées sanglantes et cruelles qu’il a pu commenter, l’historien grec Thucydide en a relaté les horribles atrocités ou les faits de guerre sans merci où il s’agissait d’anéantir l’ennemi ou alors de le détruire moralement. Au VIIIe siècle avant J.-C., l’Iliade, poème de furieuses batailles et de mort, raconte le siège de Troie où s’illustrèrent les exploits des héros grecs ; mais ce qui constitue le cœur même de l’épopée est bien la violente querelle entre deux puissants chefs grecs : Agamemnon et Achille. D’ailleurs, ce dernier, emporté par une de ses fréquentes et irrépressibles colères, s’apprêtant même à tuer le roi Agamemnon, en sera empêché au tout dernier instant. Dans son ensemble, ce récit brutal, constellé de violents épisodes barbares et héroïques, sans pitié, n’est tempéré qu’à de très rares occasions, comme adouci alors par de nécessaires moments de calme et d’apaisement.
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[4]
Sur la vertu, voir Aristote, 1959.
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[5]
Se reporter à Jacqueline de Romilly, 1979.
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[6]
Aristote, porté par une philosophie de la volonté et de la responsabilité, défend la notion d’indulgence, dont la justification est fondée par la raison, « rigoureusement légitime ». Cela lui permet d’honorer tout un lot de vertus qui règlent les rapports humains : la vérité, l’amabilité, l’enjouement et la douceur dans le souci d’harmonie dans la Cité. Dans ses analyses sur l’amitié, mais aussi sur la recherche de l’équité dans les affaires de justice, il convoque les notions de tempérance et de sagesse (c’est le même mot en grec) pour dessiner la qualité d’un comportement modéré, doux, vertueux dans ses rapports à autrui. Susceptible en cela de conduire au bonheur de celui qui s’y prête comme à tous ceux à qui il s’adresse. Voir à ce sujet Gilles Guigues, 2016.
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Le mot latin erudio désigne l’action de polir, adoucir ce qui est rude, grossier, brut (rudis) ; eruditio, l’action d’instruire, d’enseigner.