1 La douceur est un hommage à Jacqueline de Romilly. Un hommage dédié à tous « …les désenchantés silencieux, mais qui, à cause de quelque revers, ne sont pas devenus pour autant inactifs. Ils sont le pont. Fermes devant la meute rageuse des tricheurs, au-dessus du vide et proche de la terre commune, ils voient le dernier et signalent le premier rayon. Quelque chose qui régna, fléchit, disparut, réapparaissant devrait servir la vie : notre vie des moissons et des déserts, et ce qui la montre le mieux en son avoir illimité. On ne peut pas devenir fou dans une époque forcenée bien qu’on puisse être brûlé vif par un feu dont on est l’égal » (Char, 1971).
3 Cher lecteur, chère lectrice,
4 Une épidémie ravageuse s’abat sur notre époque. Cette épidémie, sous des formes visibles ou invisibles, est devenue la source de l’image de notre pensée. Elle est partout. Elle est contagieuse. Elle ravage nos devenirs, ce que l’on avait acquis à travers nos luttes et nos rêves ; elle s’apprête à descendre au centre de notre âme pour éteindre le dernier foyer, le foyer de la douceur. Maintenant, il faut nommer les choses ; la culture de la violence est la source de nos maux.
5 Une grande injustice provocatrice, méprisante exhibe sa domination majeure. Cette culture de la violence ne nous prive pas seulement d’un autre imaginaire, elle contamine aussi nos énoncés. Aujourd’hui, il y a une véritable liquidation totale dans le monde des idées. (cf. Kierkegaard, 1990) C’est contre cette culture de la violence qu’est née l’idée d’une célébration autour de la douceur
6 Nous avons joué la carte de la douceur. C’est vrai que ce choix est hors du temps et que le pari a été risqué. Mais je savais que vous seriez là. Je savais qu’inépuisable est la source de notre imaginaire. Je le savais parce que vous, vous saviez plus que quiconque que la santé de notre époque est aujourd’hui menacée. Menacée. Au moins par deux types d’agressions.
7 La première est sans doute la contamination de l’énoncé. Aujourd’hui, le grand mal touche la signification et le sens de la douceur. Ce mal trouve ses origines dans la manière d’interpréter et de lire la douceur. Elle est réduite aux sentiments mous et à l’affection. La douceur est la « Cosette » de la pensée majeure. Pour nous, l’idée de la douceur a donc, dans la pensée misérable, une silhouette mineure et orpheline qui l’empêche d’être instituante. Sérieusement, la lecture manque d’un ancrage fondateur. Un tel sens prête à réfléchir
8 La deuxième menace concerne la domestication de notre imaginaire. Aujourd’hui, la culture majeure nous prive d’une lecture des fondements de notre identité gréco-occidentale. Dans l’esprit de la Grèce antique, le refus de la violence est primordial. Les Grecs considéraient que la violence est une injustice envers l’homme. Deux moments de création sont à l’origine de cette identité : la justice et la douceur. Sans ces deux créations, il n’y a pas de devenir Juste.
9 La douceur est-elle possible ? Que signifie-t-elle ? Le lecteur qui cherche une définition de la douceur sera déçu. La douceur est une valeur. Les textes qui suivent veulent faire que toute la vie soit de la douceur. Ainsi, la douceur, si elle est possible, elle assure le bonheur de l’homme. La douceur est une robe inusable ; elle prend bien, on s’y sent à l’aise, elle ne serre ni ne flotte. (Kierkegaard, 1990). Les textes proposent des variations, où l’écriture chaque fois mineure est acte de résistance à la culture de la violence.
10 La première partie s’ouvre avec cette question du rapport à l’autre et l’attention portée à cet autre. Cette attention passe par la tension du geste et du toucher. Le corps devient le grand ordonnateur de l’intersubjectivité. Par le geste, prévisible ou imprévisible, nous sortons de nous-mêmes pour répondre à la demande de l’autre. C’est par l’attention et la perception que je crée un monde de douceur. Aujourd’hui, les effets des nouvelles technologies et la culture du tactile ne rendent-ils pas l’attention et le geste mous, et les individus invisibles ?
11 C’est un ensemble d’expériences heureuses qui constituent la deuxième partie, mais qui nous pose une question cruciale : comme avoir une vie douce pour soi, pour l’autre dans des institutions douces ? Les textes tentent d’accueillir des expériences pour adoucir les pratiques. Sûrement, on pense aux symboles qui libèrent notre culture. Ici, la vigne. Ah ! Les belles grappes de raisin ! Et « Les invités sourirent. » Le vin, s’il a une dimension médicinale qui vient guérir nos maux et nos mots, libère les petites amitiés et délie les langues à la recherche d’une grande amitié.
12 Dans la troisième partie, la douceur devient une flèche qui vient crever les agencements mous d’un modèle managinaire qui ravage les identités. Le management est un paradigme général qui dessine des rapports de force afin d’organiser les activités. Au fond, dans la mesure où le management est un art de gouverner les gens, les questions de style doivent être questionnées. Ici, les expériences montrent que le management devient une sorte de machine abstraite qui vient broyer le destin du sujet à l’image du fonctionnaire K. : « Jamais encore K. n’avait vu son existence et son service aussi intimement mêlés ; ils l’étaient si bien que parfois K. pouvait croire que l’existence était devenue service et le service existence. » (Kafka, 1938)
13 Ces partitions sont précédées d’une ouverture harmonieusement philosophique. Une note mineure mozartienne qui vient taire le vacarme du bavardage. Malgré notre peur de la philosophie, ici elle vient clarifier l’hétérogénéité des significations de la douceur. Le texte donne une synthèse de la formation de la valeur de la douceur à partir de la création grecque où la douceur est une valeur hautement instituante. Une note où « l’altérité de l’autre vient à moi par la douceur ». Toutefois, cet advenir reste un pari pascalien.
14 Pour finir cette fête, nous pensons que la douceur est toujours ailleurs, à l’image de la lecture du Petit Prince. Une douce lecture est une lecture à la marge. L’écriture et la lecture du Petit Prince deviennent un délire sur le toit de la langue majeure. Des agencements autres qui viennent déterritorialiser la langue.
15 Cher lecteur, chère lectrice,
16 La finale. Si l’on admet que la lecture sera heureuse pour toi comme elle l’a été sûrement pour moi, nous ne pouvons pas nous quitter sans penser au dernier regard d’Antigone de Sophocle. Antigone, marchant vers la mort, regarde la lumière du soleil, elle dit : « Voyez-moi donner un dernier regard à l’éclat du soleil ».
17 N. B. Je tiens à remercier ici Marion Bally de ses lectures et de sa participation à la réalisation de l’entretien sur La douceur des vignes.
Bibliographie
Bibliographie
- Char, René, Recherche de la base et du sommet, Paris, Gallimard, Poésie, 1971.
- Kierkegaard, Søren, La reprise, Paris, Flammarion, GF, 1990.
- Franz, Kafka, Le Château, Paris, Gallimard, 1938.