Notes
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[1]
Nathalie Levray, http://www.gazette-sante-social.fr/6278/10-questions-sur-la-liberte-d-aller (consulté le 28 novembre 2016).
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La littérature ethnologique est abondante en ce domaine. Citons seulement : Mardon, Aurélia, « Honte et dégoût dans la fabrication du féminin. L’apparition des menstrues », in Ethnologie française, n° 41, Anatomie du dégoût, 2011, pp. 33-40.
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Hôpital de jour d’Eysines (33), Association Rénovation, architecte Laurent Cazalis, 1974-1975
1 Un peu occultée par l’intérêt porté aux conditions de précarité, aux nouvelles formes d’habitat mobile ou participatif, on peut dire que la thématique de l’habitat en institution spécialisée possède un caractère composite, au sens où s’y rencontre un grand nombre de logiques opposées les unes aux autres, mais également un enchevêtrement de problématiques et de représentations qui en rendent la synthèse laborieuse. Le caractère difficilement lisible de la question s’accroît aussi de ce que le domaine médico-social rassemble des populations diverses et des modes d’accompagnement tout aussi multiples. Faute d’avoir trouvé l’algorithme élégant qui en synthétiserait les enjeux, nous nous proposons ici de distinguer les éléments constitutifs de cette question.
3 Je me souviens avoir assisté au coucher d’un certain nombre de résidents, hébergés dans un foyer de vie, grâce à l’entremise d’une veilleuse de nuit qui, comme chaque soir, venait installer la personne en situation de handicap dans son lit. À chaque seuil du petit studio, elle s’annonçait et demandait si cela ne posait pas problème que je puisse assister à ce coucher, étant préalablement connu comme formateur sur le projet d’établissement. Qu’y avait-il à voir, à ressentir et à penser, en l’occurrence, dans cette situation ? Le style de la décoration, la présence d’objets certainement chargés d’affects, des images, des dessins, des posters, le tout « spatialisé » par les contraintes du déplacement du fauteuil électrique et le travail des femmes de ménage. Le coucher lui-même s’accompagnait de gestes de soin, de rappels de la vie du jour, de confidences et de ce constat qu’une fois installée dans son lit, la personne, dépendante de son corps et de l’institution, ne pourrait pas en sortir sans l’aide d’autrui. À noter que les personnes en question n’objectèrent pas à ma présence — elles étaient en capacité de le faire, étant plus ou moins entendu que ma démarche était basée autant sur le statut un peu lointain, mais compris d’ethnologue, annoncé comme tel, et celui d’individu curieux du mode de vie des autres.
4 Cette même veilleuse et d’autres professionnels m’indiquèrent, plus tard, permettre à des couples de se retrouver, de temps à autre, dans la chambre de celui-ci ou de celle-là. S’agissant de personnes en situation de handicap moteur, cette démarche implique donc un minimum d’organisation, d’aide dans la disposition des corps, de discrétion également. À noter que la divulgation involontaire de cette pratique d’aide, qui restait officieuse, suscita chez quelques membres du personnel des répulsions grossièrement exprimées.
La dimension juridique et contractuelle de l’habiter
5 La question posée est de savoir comment le droit commun parvient ou non à s’exercer à l’intérieur des établissements spécialisés [1]. A priori, les critères d’inviolabilité du domicile, respect de la vie privée et liberté d’aller et venir doivent être appliqués, moyennant un certain nombre de minorations effectuées au nom de la sécurité et de la santé. D’autres, plus ambiguës, comme l’utilisation de la chambre en l’absence du résident, relèvent de l’usage local, sans que soit nécessairement « officialisée » cette pratique. Dire que le Droit commun s’applique à l’intérieur des établissements spécialisés, c’est aussi s’interroger sur le degré de perméabilité ou d’indépendance de l’institution vis-à-vis du reste de la société.
7 La notion même de domicile ne semble pas communément admise et quelques « troubles » l’accompagnent. Ainsi, il n’est pas toujours aisé de savoir si l’établissement, dans son ensemble, constitue le lieu d’hébergement, ou si, à l’intérieur, il peut exister, pour l’usager majeur, un domicile privé. Pour autant, au-delà de ces points de vue juridico-réglementaires, la question est de se demander si le résident peut jouir véritablement de ce lieu privatif comme bon lui semble. S’il peut recevoir des personnes extérieures, et dans quelles conditions, s’il peut sortir de l’établissement et y revenir ? Enfin, plus complexe à définir, si son intimité fait l’objet de protection (Lhuillier, 2015) et bénéficie de tous les moyens qui lui permettraient de s’épanouir (Durif-Varembont, 2009). On entend rappeler ici la présence quotidienne des dispositifs de soin et d’accompagnement, au plus près de la personne, qui scandent la vie du résident, en lien aussi avec ses formes de dépendance. Aide au lever, à la toilette, au repas, au placement sur les WC, aide au coucher, dans les situations de dépendance. À quoi s’ajoute, parfois, la difficulté à cadrer, entre partenaires, le domaine de l’intimité : chambre grand ouverte en permanence, par l’usager, mais aussi récit « impudique » de l’hébergé concernant ses ressentis et son histoire.
8 C’est dire que cette notion d’intimité protégée n’est pas le seul fait du fonctionnement institutionnel, lequel, par la possible promiscuité de l’hébergement et une relation standardisée du suivi du résident, peut l’endommager. Le sujet lui-même, pour diverses raisons — comme de longues années de vie à la rue, l’insécurité d’une enfance agressée, la présence de troubles psychiques, la vie en collectivité spécialisée et l’internat dès le jeune âge — peut connaître des difficultés à élaborer, assurer sa propre intimité. Un surveillant de nuit, étudiant en IRTS (Institut régional en travail social), décrivait le rite qu’il effectuait le soir auprès d’un jeune, au passé violent, dans le cadre d’un Centre éducatif renforcé (CER). Faute de pouvoir venir à son chevet chaque soir pour lui lire une histoire, il se tenait au fond du couloir central distribuant toutes les chambres et, lumière générale éteinte, actionnait ostensiblement sa lampe de poche, assis sur une chaise, en train de lire. Cette simple présence dans la nuit, dont s’assurait le jeune de temps à autre en passant la tête depuis son lit, suffisait à l’apaiser et le faire dormir.
10 Une jeune fille, résidant dans un Foyer d’accueil médicalisé (FAM), avait la coutume d’annoncer joyeusement la venue de ses règles en montrant un tampon neuf au bout de sa ficelle, le jour en question, à qui se trouvait là. Exemple intéressant à plus d’un titre : en ce qu’il relativise nos codifications culturelles [2] — pourquoi ne pas se réjouir de cet événement et le dire, et en ce qu’il permet de mesurer comment le privé et le collectif coexistent en établissement spécialisé. En l’occurrence, la direction donnait consigne au personnel de ne jamais interdire cette manifestation « publique », mais de recadrer, dans le domaine privé, ce que cette annonce pouvait signaler dans la méconnaissance du fonctionnement corporel.
12 En écho avec cette question du rapport intime/collectivité, il m’avait été rapporté, dans un Foyer Occupationnel, que plusieurs usagers s’étaient plaints que les professionnels, suite à un problème momentané de contagion dermatologique, devaient désormais porter des gants de caoutchouc lors des toilettes et des soins. Cette nouvelle pratique leur paraissait, précisément, une mise à distance, un mode « hospitalier » de traiter les corps, et, en quelque sorte, une atteinte à l’intimité crée entre eux et le professionnel.
13 Ce que l’on souhaite souligner au travers de ces exemples est que la question de l’intimité est faite de plusieurs registres : qu’elle se co-construit avec le personnel, avec la configuration matérielle des lieux et leur usage, avec l’intervention quotidienne des accompagnements institutionnels.
14 Ce dernier point se réfère à la condition de dépendance vis-à-vis des services d’autrui, par exemple, mais également aux diverses formes de contractualisation du séjour. C’est simplement rappeler que la possibilité même d’un hébergement se trouve fortement conditionnée par l’acceptation d’un certain nombre de contrats entre l’usager et l’institution spécialisée. Nous ne retiendrons que le contrat de séjour, le règlement intérieur et le projet personnalisé — ou projet individuel. Sans développer davantage cette question, on souhaite souligner combien, au quotidien, la relation entre l’hébergeur et l’hébergé se trouve codifiée en termes de réciprocités dans les conduites, et dans les attentes. Rappelant aussi le caractère dissymétrique — et parfois obligé, de la relation contractuelle (Moulay-Leroux, 2012 ; Ben Abdallah, 2012).
La signification des lieux
15 Des expériences architecturales, parfois anciennes [3], montrent que l’agencement des espaces peut être pensé en vue de permettre aux usagers des modes d’appropriations spécifiques. Possibilités plus fluides de circulation, recoins préservés pour le retrait, seuils intermédiaires entre le dedans et le dehors du bâtiment, surlignage formel des différentes fonctions exercées – cantine, bureaux, lingerie, forum… en sont quelques exemples. On trouve dans la littérature ethnographique de nombreuses références à l’organisation spatiale de l’habitat et la présence, plus ou moins modulée, de salles communes, comme celle que mentionne Marcel Mauss dans son article sur le mode de vie des Eskimo (2015). On y trouve également, nous y faisons une simple allusion, une référence aux codes culturels permettant de signifier, à l’intérieur de la vie collective, les moments d’intimité et d’indisponibilité vis-à-vis d’autrui.
17 Au-delà de cette intention architecturale, les usages et la subjectivité des résidents viennent enrichir la lecture quotidienne de ces répartitions des lieux. Une étudiante d’un IRTS décrivait le processus d’une année qui avait permis à un usager de s’approprier une chambre dans un CHRS (Centre d’hébergement et de réinsertion sociale). Dormant d’abord tout habillé par terre, puis dormant habillé encore sur le lit pour, au final, accepter d’entrer dans le lit avec des vêtements de nuit.
19 Au final, nous pouvons déjà distinguer ce qui relève de l’habitat et ce qui appartient à l’habiter. Formelle, cette distinction permet, un temps, de classer les logiques, les dimensions constitutives de notre question de départ. L’habitat, dans le secteur médico-social qui nous intéresse, est une proposition de l’État qui trouve à se formaliser et prend une dimension institutionnelle, concrète, dès les premières années de la Révolution française (Imbert, 1990). Les populations nécessiteuses, indigentes, infirmes et relevant du secours, se voient proposer différents modes d’hébergement, dont une des finalités est de différencier les personnes cohabitant autrefois dans les Hôpitaux généraux. Enfants errants, filles mères, déments, infirmes, vagabonds, invalides, le législateur leur propose ou impose un lieu institutionnel où devront se tenir ceux qui relèvent dès lors d’un établissement spécialisé spécifique, où s’emploient des pédagogies, des méthodes de soin ou de contraintes
21 L’habiter concerne les différents modes d’appropriation de cet état par les sujets eux-mêmes au milieu du dispositif commun, comment ils parviennent, ou non, au travers des différents modes contractuels qui lient l’usager à l’établissement, au travers des effets de leur dépendance, à faire exister une certaine singularité.
Bibliographie
Bibliographie
- Ben Abdallah, Abdessetar, « Le document individuel de prise en charge : du contractuel à l’unilatéral », in Revue de Droit sanitaire et social, n° 1, Le contrat dans le secteur social et médico-social, 2012, pp. 18-26.
- Durif-Varembont, Jean-Pierre, « L’intimité entre secrets et dévoilement », in Cahiers de psychologie clinique, n° 32, Du secret, 2009, pp. 57-73.
- Imbert, Jean, La protection sociale sous la Révolution française, Paris, Association pour l’étude de l’histoire de la Sécurité sociale, 1990.
- Lhuillier, Jean-Marc, « La vie privée et l’intimité », in Le Droit des usagers dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux, 5e édition, Rennes, Presses de l’EHESP, 2015, pp. 32-34.
- Mauss, Marcel, « Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimo.
- Étude de morphologie sociale. Extrait », in Socio-Anthropologie, n° 32, Habiter, Paris, Publications de la Sorbonne, 2015, pp.187-202.
- Moulay-Leroux, Sandra, « Le contrat avec l’usager : paradigme ou parasite de la relation d’aide ? », in Revue de Droit sanitaire et social, n° 1, Le contrat dans le secteur social et médico-social, 2012, pp. 5-17.
Notes
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[1]
Nathalie Levray, http://www.gazette-sante-social.fr/6278/10-questions-sur-la-liberte-d-aller (consulté le 28 novembre 2016).
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[2]
La littérature ethnologique est abondante en ce domaine. Citons seulement : Mardon, Aurélia, « Honte et dégoût dans la fabrication du féminin. L’apparition des menstrues », in Ethnologie française, n° 41, Anatomie du dégoût, 2011, pp. 33-40.
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[3]
Hôpital de jour d’Eysines (33), Association Rénovation, architecte Laurent Cazalis, 1974-1975