Notes
1 Comme le titre l’indique, dans le présent article il ne sera pas question d’examiner ce qui se déroule dans les ateliers d’expression et de création habituellement mis en place dans le domaine santé-social, mais de focaliser l’attention sur des pratiques d’un autre type.
2 Des caractéristiques communes sont repérables entre ateliers d’art visuel puisqu’ils invitent tous deux les participants [1] à engager un processus créatif qui relève d’une expérience esthétique (Gadamer, 1992) et d’une mise en mouvement à la fois corporelle, émotionnelle et cognitive (Loser, 2010, 2014a, 2014b). Les similitudes s’arrêtent toutefois là. Les ateliers de création s’adressent à des publics aux problématiques diverses alors que les seconds visent le soutien des artistes en situation de handicap. Concernant les finalités, si les ateliers de création poursuivent des buts aussi variés que la socialisation, la construction de liens sociaux, l’apprentissage de compétences ou encore le développement personnel, les ateliers d’art sont orientés sur le soutien technique des artistes et la diffusion de leurs œuvres.
3 Les éléments de réflexion qui suivent reposent sur les résultats d’une enquête ethnographique multisituée (Marcus, 2010) menée avec Barbara Waldis, ethnologue à la HETS-Valais, et deux assistantes, Sonia Perego et Sophia Völksen, entre octobre 2014 et juillet 2016 dans des ateliers qui accueillent des artistes en situation de handicap (déficience intellectuelle, infirmité moteur-cérébrale, troubles psychiques).
4 Dans ces dispositifs artistiques, ce qui se passe dans le cadre de l’atelier en termes d’interactions, d’expérimentations et d’apprentissages se prolonge sur la scène sociale par le biais des expositions des œuvres et de leur réception dans le monde de l’art. Ce point est central pour les analyses qui suivent.
Les ateliers d’art, des espaces qui se développent
5 C’est dans les années 1970 que les ateliers d’art ont pris leur essor dans le milieu psychiatrique – La Tinaia à Florence, Gugging à Vienne, etc. – et progressivement ces dispositifs se sont ouverts à de nouveaux publics (handicap physique, déficience intellectuelle, etc.) comme par exemple le Creative Growth Art Centrer en Californie. C’est dans ce courant de pratiques émergentes que Luc Boulangé, artiste et éducateur, a fondé en 1979 à Liège l’atelier du CREAHM (Création handicap mental) afin d’offrir aux personnes intellectuellement déficientes la possibilité de développer leur talent artistique et de pouvoir exposer leurs œuvres. Depuis lors, ce projet a fait des émules dans différents pays européens. En Suisse, l’expérience du CREAHM a également trouvé un écho favorable auprès de certains responsables d’institution et de professionnels de l’éducation ouverts à l’art, mais elle a surtout inspiré des artistes qui ont su développer ce secteur d’activité. Une dizaine d’ateliers soutenus par des associations ou des institutions d’éducation, en partie réunis par la plate-forme Mir’arts [2], peuvent actuellement être recensés sur terre helvétique. Ceci nous a permis de mener notre investigation dans quatre ateliers situés respectivement à Berne, Fribourg, Valais et Genève. Les deux premières structures sont soutenues par des associations qui ont été spécialement créées à cet effet alors que les deux secondes dépendent de grandes institutions sociales.
Les ateliers d’art en rapport aux notions d’art et de handicap
6 Avant de présenter les résultats d’enquête, il convient de préciser que les données ont été récoltées au travers d’observations menées in situ dans les ateliers, approche couplée par des entretiens et un focus groupe avec les responsables d’atelier. Par ailleurs, nous avons approché les artistes lors des temps d’observation et dans le cadre d’échanges menés selon la méthode du Go-Along (Kusenbach, 2003 ; Carpiano, 2009) afin d’éviter les écueils d’un entretien formel avec des artistes pour lesquels l’expression verbale constitue un exercice peu aisé. Cette méthode propose une médiation sous forme de balade, l’idée étant de faire parler les lieux et les objets en articulation avec la création de l’artiste.
7 Notre recherche se fonde sur plusieurs questions et plus particulièrement les deux suivantes qui sont en rapport direct avec l’objet du présent article : comment caractériser le processus par lequel les personnes en situation de handicap acquièrent la dénomination supplémentaire d’artiste ? Dans les mondes de l’art, qui sont basés sur une répartition des tâches, un partage des conventions ainsi que des chaînes et réseaux de coopération, comment se transforment le processus de collaboration et l’interprétation des œuvres au gré de la professionnalisation des artistes ?
8 Afin d’appréhender de manière croisée les deux notions cardinales qui traversent les ateliers d’art, à savoir l’art et le handicap, une approche socioconstructiviste a guidé nos réflexions afin de déjouer le piège de l’essentialisation. Pour être plus précis, une perspective interactionniste et le recours conjoint aux notions d’artification (Heinich et Shapiro, 2012) et de processus de production de handicap (Fougeyrollas, 1998) ont permis de saisir ce qui se passe dans et hors des ateliers d’art selon une perspective dynamique et critique.
9 Une lecture sociale du handicap (OMS [Organisation mondiale de la santé], 2001 ; Fougeyrollas, 1998) se distingue du modèle médical pour ne plus porter l’accent sur la personne et sa déficience, mais sur la manière dont se construit l’interaction entre la personne et son environnement. Cette même perspective situationnelle peut s’appliquer à l’art et revient à substituer la question « qu’est-ce que l’art ? » par la question « quand y a-t-il art ? » afin de corréler la qualité de l’œuvre artistique à son contexte d’apparition (Goodman, 1996). Les œuvres d’art peuvent ainsi être comprises comme le résultat d’une coopération d’un réseau complexe d’acteurs appelés à collaborer et à négocier un consensus pour accomplir le travail indispensable à leur aboutissement (Becker, 2010 ; Heinich, 2004).
10 Fort de ce cadre conceptuel, nous nous sommes plus particulièrement intéressés à observer et analyser la manière dont les acteurs comprenaient les situations dans lesquelles ils étaient engagés et dans quelles circonstances ils pensaient que les choses étaient réelles, opération que Goffman (1991) désigne sous le terme de modalisation. S’intéresser aux mécanismes sociaux qui sous-tendent la perception est crucial pour tenter de comprendre comment les acteurs composent avec une situation qui relève à la fois du handicap et de l’art.
Les artistes en situation de handicap et leur accompagnement
11 Comme relevé plus haut, les ateliers d’art investigués sont explicitement orientés sur le soutien artistique des personnes en situation de handicap et la diffusion de leurs œuvres. Les responsables de ces ateliers sont tous artistes et la manière dont ils accompagnent les participants se démarque clairement des projets éducatifs et de l’art-thérapie qui assignent les participants respectivement à un statut d’usager et de patient. Notre enquête a permis de mettre en évidence que les ateliers d’art investigués sont conçus comme des sortes d’académies d’art dans lesquelles sont accueillies des personnes qui viennent apprendre et perfectionner leur talent et leur technique. Même les participants débutants sont les bienvenus pour un stage de trois mois dans la mesure où ils sont motivés à dessiner ou peindre. La situation de Rosa [3] permet d’illustrer cela et renseigne utilement sur la posture adoptée par les responsables des ateliers.
12 La participante a intégré un atelier d’art, car elle aimait bien dessiner et qu’une de ses amies fréquentait déjà le lieu. À son arrivée, elle exécutait surtout des copies de motifs qu’elle remplissait de tons colorés. Assez vite toutefois, avec le soutien et les conseils du responsable de l’atelier, elle a passé à une phase d’exploration qui l’a progressivement amenée à construire des images denses, univers de cités et châteaux multicolores enserrés dans un maillage de lignes noires. L’ensemble évoque l’art des vitraux, analogie qui n’a pas échappé à Rosa qui, lors de la balade Go-Along en ville de Fribourg, s’est longuement arrêtée devant les rosaces de la cathédrale. L’intégration d’un nouveau participant à l’atelier tient du défi, mais repose avant tout sur le crédit que les responsables accordent aux ressources des artistes en devenir, quelle que soit la qualité esthétique des premiers dessins. Cette conception ou manière de modaliser les situations rencontrées à l’atelier fait que les responsables d’atelier soutiennent les participants motivés hors des préjugés sociaux relatifs aux possibles compétences des personnes en situation de handicap. Pour Rosa, cette attitude positive lui a permis de prendre confiance en son potentiel, de progresser dans ses créations, de trouver son style propre et, enfin, d’exposer et vendre ses œuvres dans un restaurant connu situé en plein centre-ville. À l’évidence, un processus d’artification peut être observé concernant les dessins et peintures de Rosa qui, elle-même au fil de sa participation à l’atelier d’art, s’est progressivement construite une identité d’artiste. Si l’on suit la théorie de la socialisation multiple (Lahire 2001), l’image sociale de Rosa s’en est trouvée modifiée. De fait, reconnue pour son talent artistique, Rosa ne peut plus être réduite à la seule étiquette de « handicapée ». Il reste entendu que la reconnaissance sociale fluctue selon les contextes d’interactions et s’inscrit dans la durée puisque la réputation d’un artiste se construit au fil des expositions.
13 C’est le cas par exemple de Pierre, homme d’une cinquantaine d’années, dont les œuvres ont récemment pu être exposées sur tout un étage d’un musée d’art contemporain suisse renommé. Alors qu’il pratique le dessin et la peinture depuis une vingtaine d’années, ses œuvres récentes ont su retenir l’attention du commissaire de l’exposition, des critiques d’art et des experts qui ont participé à l’élaboration du catalogue. Cette reconnaissance par le monde de l’art s’est étendue au cercle familial au sein duquel Pierre n’est plus « le handicapé », mais l’artiste.
14 Une troisième illustration permettra de mieux expliciter la manière dont la fréquentation d’un atelier d’art permet aux artistes en situation de handicap de renforcer leur pouvoir d’agir (Le Bossé, 2012). Hans réalise en papier maché des personnages, des maisons et autres bâtiments significatifs à ses yeux. Âgé d’une quarantaine d’années, son parcours de vie est marqué par une enfance en famille d’accueil et, surtout, par un passage en hôpital psychiatrique. C’est d’ailleurs dans l’atelier de création de ce lieu de soin qu’il a développé son talent et fait la connaissance de Susie, responsable de l’atelier qu’il fréquente aujourd’hui. Cette dernière, en collaboration avec son compagnon, a ouvert un atelier d’art dans un centre culturel de la ville de Berne. Cet atelier a été pensé comme un collectif d’artistes dont chacun des membres possède une clé lui permettant d’y accéder et travailler quand il le souhaite. Parfois, plusieurs artistes s’y retrouvent réunis et, dans ces moments particuliers, nous avons pu observer que les échanges portaient majoritairement sur leurs créations, l’exploration de nouvelles idées ou techniques et sur leurs projets artistiques. Tous les artistes semblent de toute évidence pouvoir tirer profit de cette émulation collective. Pour en revenir à Hans, la fréquentation de l’atelier d’art lui a permis de soutenir son processus de création, de participer à des expositions collectives tout en renforçant ses capacités d’autonomie. Après des années d’institution, Hans a effectivement fait le pas de vivre de manière indépendante dans un appartement en ville.
Le travail des responsables d’atelier d’art
15 Si les objectifs des ateliers d’art se concentrent sur la question artistique, cette orientation ne se fait pas au détriment de la dimension humaine. Au gré de l’accompagnement technique, les responsables des ateliers d’art sont parfois appelés à prêter main-forte aux artistes pour des gestes qui relèvent du care, comme par exemple aider ces derniers à aller aux toilettes. Ce type de soutien n’est cependant pas entrevu comme un acte professionnel, mais comme un simple geste humain qui relève de la sollicitude. Dans un autre registre, notons que les responsables d’atelier évoquent volontiers les questions de confiance en soi ou d’estime de soi lorsqu’ils parlent des artistes qu’ils accompagnent. Cette préoccupation peut étonner sauf qu’elle ne relève pas ici d’un objectif éducatif, mais d’une donnée inhérente au processus artistique, à la fois condition et conséquence de celui-ci. Notre enquête nous a permis de vérifier que les artistes montrent avec plaisir et fierté leurs œuvres et apprécient visiblement d’être le centre d’attention lors des vernissages d’exposition. De toute évidence, des carrières artistiques se construisent par l’entremise des ateliers d’art quand bien même rares sont les artistes qui parviennent à être invités pour une exposition personnelle dans un lieu reconnu par le monde de l’art. Mais n’en va-t-il pas de même pour tous les artistes ?
16 Si l’accompagnement des artistes constitue une tâche importante des responsables d’atelier, une grande part de leur activité est consacrée à l’archivage, au catalogage et à la diffusion des œuvres. Le réseau qu’ils ont réussi à tisser dans le monde de l’art, les contacts personnels établis avec les galeristes, les directeurs artistiques de musée, les journalistes et autres critiques d’art sont cruciaux pour la diffusion des œuvres et la légitimation de leur fonction. Sans la diffusion des œuvres, les ateliers d’art ne seraient-ils pas de simples ateliers d’occupation ?
Les artistes en situation de handicap et la scène artistique et sociale
17 Pour les artistes en situation de handicap, la possibilité de fréquenter un atelier d’art constitue, selon notre enquête, une expérience humaine (Dewey, 2005) qui se joue sur plusieurs niveaux. D’une part, cela permet aux artistes d’apprendre et de consolider les compétences relatives au métier d’artiste (matériaux, techniques, histoire de l’art, etc.). D’autre part, la fréquentation d’un atelier d’art autorise les artistes à explorer et donner progressivement forme à leur représentation du monde et d’affirmer leur style pour donner force à leurs œuvres.
18 Enfin, pour les artistes, la possibilité d’exposer leurs œuvres vient soutenir leur participation sociale et renforcer leur pouvoir d’agir, deux composantes essentielles pour la construction d’une identité positive.
19 Chez plusieurs artistes, nous avons pu repérer une conscience critique qui selon Ninacs (2008) serait une des composantes de l’empowerment aux côtés de la participation sociale, du développement des compétences et de l’estime de soi. Un artiste a par exemple clairement fait état du sens trouvé au sein de l’atelier d’art, à l’inverse du travail « stupide » qu’il accomplit dans les ateliers de production auxquels il est par ailleurs astreint.
20 Si la reconnaissance des compétences des personnes en situation de handicap se trouve renforcée au gré de leur parcours artistique, nous pouvons toutefois nous demander dans quelle mesure cette plus-value se diffuse au-delà du champ de l’art.
21 De fait, l’image sociale des personnes en situation de handicap demeure encore passablement dépréciée par des représentations sociales stéréotypées. Pour comprendre la position sociale indéterminée dans laquelle les personnes en situation de handicap sont reléguées, les rites de passage (Van Gennep, 2011 ; Turner, 1990) offrent un précieux éclairage. Alors que ces rites procèdent d’un processus en trois temps (préliminaire, seuil/liminaire et postliminaire) les personnes en situation de handicap restent assignées à un état liminal, dans un entre-deux, « dans une zone où leur acceptation et leur reconnaissance restent équivoques » (Gardou, 2000, p. 75). Les enjeux autour de la labellisation des œuvres des artistes en situation de handicap en constituent sans doute une illustration révélatrice. Du moment où un artiste est touché par une déficience intellectuelle ou psychique, ses œuvres se trouvent automatiquement étiquetées d’art brut ou d’art singulier, forme d’exclusion de l’art mainstream qui relève d’une forme de stigmatisation (Goffman, 1975). Heureusement, les frontières entre les diverses formes d’art sont devenues davantage poreuses, ce qui est par exemple manifeste avec la récente ouverture du LaM, musée lillois qui accueille des œuvres d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut.
22 Dans le cadre de notre investigation, plusieurs artistes de notre échantillonnage ont vu leurs œuvres exposées dans des galeries ou des espaces d’art contemporain réputés ou fréquentés par un public averti (Fri-art à Fribourg, La Ferme de la Chapelle à Genève, etc.). Si les œuvres de ces artistes sont exposées dans les lieux d’exposition mainstream, une ambiguïté demeure. Effectivement, si les biographies des artistes sont mises au second plan lors des expositions, les responsables d’atelier n’hésitent cependant pas à revendiquer le terme d’art singulier ou d’art différencié pour désigner les œuvres réalisées dans leur espace. En cela ils rejoignent peut-être la position de certains artistes reconnus atteints d’une déficience qui, dans la perspective du mouvement des droits des personnes, revendiquent une place dans l’art mainstream alors même qu’ils tiennent la situation de handicap pour une expérience fondatrice de leur création (Solvang, 2012). Si des tensions sont repérables entre les représentations sociales du handicap et la reconnaissance des œuvres des artistes porteurs d’une déficience, l’appartenance à une minorité – celle des femmes, des noirs, des communautés autochtones, etc. – fait aujourd’hui partie intégrante du discours de légitimation artistique. Dans cette idée, les œuvres des artistes en situation de handicap ne sont pas malhabiles, ni forcément naïves, mais témoignent d’une singularité dans un domaine où la singularité constitue précisément le régime spécifique de valorisation et cela dès l’époque moderne (Heinich, 1991). Ce qui est par contre nouveau, c’est que la singularité commence aussi à être perçue positivement sur le plan social.
23 La différence n’est-elle pas un marqueur du monde actuel demande Davis (2006) ? Et le handicap ne devrait-il pas être considéré « comme une particularité qu’un processus inclusif veut prendre en compte au titre d’une singularité parmi d’autres » interroge Yves Pillant (2014, p. 108) avant de préciser que reconnaître la diversité « c’est refuser de confondre identité et identicité […] il s’agit de faire en sorte que la différence de chacun bénéficie à tous […] » (p. 109).
24 Par conséquent, les créations des personnes en situation de handicap nous invitent à penser la singularité comme fondement de l’altérité qui est à la fois souci de soi et des autres, car « on ne fera jamais unité seul » (Fleury, 2015, p. 22).
La socialisation multiple et le positionnement face à la norme
25 L’expérience observée dans les ateliers d’art est réjouissante pour les personnes en situation de handicap et la reconnaissance de leurs droits et compétences. Elle démontre par ailleurs que le développement du pouvoir d’agir des personnes en situation de handicap engage directement les personnes qui les entourent. Or, la posture des responsables d’atelier d’art est significative à cet égard puisqu’ils partent de l’idée qu’ils ont affaire à des artistes en devenir dont les compétences progresseront au fil de la pratique et des apprentissages. La déficience n’est donc pas entrevue comme un déficit, mais comme une singularité porteuse d’un potentiel, appréhension positive que l’on retrouve dans les commentaires qui figurent dans le catalogue de l’exposition « Dix sur Dix » qui s’est tenue en juin 2015 dans l’espace « Le Commun » à Genève [4]. Dans le cadre de cet événement, dix artistes « valides » ont porté un regard sur les œuvres de dix artistes en situation de handicap et l’un d’entre eux, à propos d’une série de dessins, a noté : « Il y a une qualité de regard qui nous échappe […] une très haute acuité de perception. Un paradoxe impossible à tenir pour tout être doué de trop de raison, pour les êtres domestiqués que nous sommes ». À propos d’une autre artiste, nous trouvons le commentaire suivant : « en véritable sismographe émotionnel, elle synthétise avec un langage post-pop, flashy et efficacement les malaises – les siens et les nôtres – inhérents à notre époque ainsi qu’à nos démons universels ».
26 Ces appréciations font de la différence une valeur ajoutée alors que dans le domaine social-santé, cette même différence est constitutive des catégories qui désignent les personnes à besoins spécifiques. Comme le souligne Catherine Esnard (1998), sociologue qui a étudié les représentations professionnelles dans le domaine du handicap, les praticiens médico-sociaux focalisent leur attention sur les manques des personnes accompagnées.
27 On peut dès lors se demander comment les artistes, dont les talents sont reconnus dans le champ artistique, sont appréhendés par les praticiens médico-sociaux. Une responsable d’atelier nous a confié que certains éducateurs s’investissent activement pour soutenir les artistes qu’ils accompagnent dans leur quotidien. À l’inverse, plusieurs partenaires de recherche nous ont fait part de leur déception quant à la faible participation des travailleurs sociaux aux vernissages et expositions.
28 Voir en la personne accompagnée dans son quotidien un artiste qui possède des qualités socialement appréciées peut sans doute constituer une expérience déroutante pour les professionnels médico-sociaux. Ce phénomène nous ramène à Goffman qui, face à une situation qui dérange, suggère « de chercher non pas du côté des incapacités “compréhensibles”, mais du côté bien plus étendu de tout ce qui embarrasse spécifiquement les rencontres » (1974, p. 96). De fait, ce n’est pas tant la déficience qui dérange que sa lecture sociale qui vient brouiller la communication entre personnes en situation de handicap et personnes « valides » (Murphy 1990). Si l’on établit un parallèle avec les études genre et plus précisément avec le « doing difference » de West et Fenstermaker (1995), il y a tout lieu de penser que la modalisation des situations de handicap suit une logique binaire. Pour le dire autrement, l’appréhension de la différence se déroule selon un principe exclusif qui fait basculer les représentations des acteurs soit du côté du « doing handicap », soit du côté « doing art ». Dans le cadre de notre enquête, cette question a constitué une préoccupation centrale dont nous avons rendu compte dans une autre contribution (Loser et Waldis, à paraître).
Conclusion
29 Pour les artistes en situation de handicap, le soutien offert dans le cadre des ateliers d’art favorise leur épanouissement, mais surtout le renforcement de toute une série de compétences, à la fois techniques, sensibles et sociales. Il peut paraître étrange que la participation sociale des personnes en situation de handicap puisse passer par le monde de l’art qui est plutôt connu pour son caractère élitaire. Les ambiguïtés qui traversent ce champ ne manquent pas et mériteraient évidemment de faire l’objet d’une réflexion approfondie en rapport à l’inclusion sociale. Toutefois, au terme de cet article il importe de revenir sur la notion de singularité en rapport à la norme.
30 Ainsi que nous l’avons mis en perspective dans nos précédentes réflexions, le succès grandissant que rencontrent les œuvres des artistes en situation de handicap coïncide apparemment avec l’apparition de nouvelles sensibilités dans l’espace social, plus attentives aux questions de différence et de minorités. Les pratiques développées dans les ateliers d’art que nous avons investigués contribuent de la sorte à interroger le regard porté sur les personnes en situation de handicap, y compris celui des professionnels médico-sociaux.
31 Plus largement, nos observations ont permis de vérifier que des personnes en situation de handicap sont capables de se consacrer à la pratique artistique de manière professionnelle ce qui tend à accréditer la théorie des intelligences multiples (Gardner, 1998) et à réfuter les perspectives dualistes de l’humain (handicap versus valide, raison versus émotion, etc.). N’est-il pas concevable qu’une même personne puisse faire preuve de compétences sensibles remarquables et présenter des besoins spécifiques ? Les pratiques développées par les responsables des ateliers d’art proposent une réponse intéressante à cette question. À une époque où les notions d’autodétermination et d’inclusion deviennent incontournables dans les pratiques en travail social, leur posture professionnelle fondée sur une lecture positive du handicap mériterait d’être mieux connue.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : empowerment, artistes en situation de handicap, accompagnement professionnel, Ateliers d’art, socio-anthropologie
Mise en ligne 02/03/2017
https://doi.org/10.3917/graph.057.0020