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Article de revue

Éduquer au monde

Entrevoir l’éducateur comme un référent culturel

Pages 19 à 33

Notes

  • [1]
    Critique d’art, analyste des politiques culturelles, fondateur de l’ARC (Animation, Recherche, Confrontation), directeur de Musée d’art moderne.
  • [2]
    Cette explication est relative au public de foyer et d’ITEP, moins au public d’IME, scolarisé en classe adaptée dès le plus jeune âge.
  • [3]
    Les prénoms ont été modifiés.
  • [4]
    Invictus, Film américain de Clint Eastwood, 2009.
Dévorés par un quotidien toujours plus chronophage, quelques irréductibles éducateurs continuent cependant de percevoir dans l’accès à la culture la clef de voûte de la décentration adolescente.
Et s’y attellent, farouchement.

1 À l’heure où la culture vacille sous la griffe des gouvernements successifs qui semblent un peu plus à chaque fois accentuer cette fragilité culturelle, qu’en est-il de l’accès à celle-ci des adolescents dits « empêchés » ? Le knock-down de la démocratisation culturelle institutionnelle peut-il être entravé par des éducateurs aguerris, férocement attachés à la valeur « culture », qui croient encore, malgré cette attaque en règle, aux vertus émancipatrices de cette dernière ? Entrent-ils en résistance, où l’étaient-ils déjà ? Face à la déliquescence d’une culture sur le billot des politiques, l’accès à celle-ci dans l’éducation spécialisée est-elle l’apanage de Robinsons passionnés ou le résultat d’un collectif institutionnel ?

2 En 1971, Pierre Gaudibert [1] parlait déjà d’une société française en « état d’anxiété culturelle » (1977, p. 8) et se questionnait sur cette injonction culturelle latente, comme s’il allait de soi que tout le monde possédait cette envie irrépressible de culture. La très politicienne idée de démocratisation culturelle n’était-elle pas plutôt un mirage, qui de fait, pendant longtemps, se noya dans le prisme de la reproduction ? Le pessimiste critique d’art estimait que « la prédication culturelle, comme la prédication religieuse, n’a toutes chances de réussir que lorsqu’elle atteint des convertis (…) L’action culturelle ne peut apparaitre alors que comme une dérisoire entreprise de rattrapage, qui masque, en tant qu’alibi, les carences du système scolaire, ne contenant en aucune façon les conditions d’un apprentissage systématique et rationnel, seul susceptible de modifier la simple reproduction sociale des conduites culturelles. » (ibid., p. 22) Certains des travailleurs sociaux sur leur terrain s’opposent à cette idée d’un élitisme culturel, et, par le biais de leurs passions personnelles, proposent aux jeunes dont ils ont la charge une ouverture au monde digne de ce nom.

Un capital culturel carencé

3 Un travail de recherche sociologique m’a amené à observer les pratiques culturelles sur un public adolescent, au sein d’un ITEP (Institut thérapeutique, éducatif et pédagogique), d’un foyer de protection de l’enfance et d’un IME (Institut médico-éducatif). Au vu de leurs problématiques familiales teintées de dysfonctionnements carencés ou toxiques, mettre en ordre son propre trouble identitaire semble mission impossible pour la majorité de ces adolescents, dont le psychisme, subsumé par la toile d’araignée de cette systémie désordonnée et insécure, est tout entier happé par cette entité que représente la famille. Et, sur le chemin de la découverte, ressort souvent une impression unique. Le malaise de l’incorporation prend ici tout son sens : l’adolescent a d’ores et déjà intériorisé l’idée que « la culture, c’est pas pour nous ! ». Car, enfant, la construction de son capital culturel a été mise à mal.

4 En nous appuyant sur l’idée du sociologue Philippe Coulangeon que l’école est un lieu de « socialisation culturelle », nous pouvons émettre l’hypothèse que pour ces adolescents, l’école n’a donc pas pu faire ce travail de socialisation culturelle, car ces jeunes n’étaient pas en état (psychique, émotionnel, intellectuel) de se saisir des propositions du système scolaire, qu’ils ont ensuite mis en échec. Et, en retournant plus tard dans un système scolaire dont les rouages leur sont flous, ce que nous pouvons nommer la « sollicitation culturelle » de l’école n’a parfois plus de sens pour eux. Ils n’en saisissent ni l’intérêt ni la portée. Une stimulation que nous pourrions qualifier de « tardive » nécessite alors des aménagements particuliers, aménagements que peuvent mettre en place, par l’adaptabilité de leurs pratiques, les professionnels du travail social [2].

5 Dans le système autarcique des familles, le capital culturel est au mieux friable, sinon sporadique, englouti par des problématiques cannibales, excluant de fait une possible décentration pour le jeune. Cela fait penser à cette phrase d’Édouard Louis : « simplement la souffrance est totalitaire : tout ce qui n’entre pas dans son système, elle le fait disparaître. » (2014 p.13) Pour ce public, souvent, tout ce qui n’est pas en lien avec le (dys) fonctionnement familial est occulté, relégué, opacifié. L’enfant n’a pas les armes pour ponctuellement y échapper, et l’adolescent, lui, utilise mal les siennes.

6 Le capital culturel de ces adolescents n’est donc pas seulement bancal, mais parfois infinitésimal. Cependant, « les processus de socialisation culturelle possèdent un caractère séquentiel, tributaire de la pluralité des univers successifs que traversent les individus. » (Coulangeon, 2011, p. 110) Ces enfants aux parcours cabossés sont probablement ceux qui côtoient le plus d’univers au cours de leur développement. C’est ainsi que, sur le chemin, d’autres adultes vont venir pallier à ces carences.

7 Monsieur B., directeur de foyers pour adolescents dans une grande association, tient particulièrement à faire une place aux pratiques culturelles. Il explique d’ailleurs parfaitement le fossé social dans lequel se trouvent ces adolescents : ces jeunes, quand ils arrivent, ont vécu des ruptures sévères avec les endroits habituels de socialisation. J’en viens à la pensée de Robert Castel qui parle de désaffiliation (…) j’ai fait le parallèle avec les jeunes qu’on accueille en rupture scolaire. Ce sont des jeunes totalement en rupture, mais la rupture scolaire n’est que le symptôme majeur, ils sont désinscrits de toute forme de relation, amicale, sportive, culturelle, amoureuse, là vous avez la totale, des gamins quasiment reclus chez eux. C’est gravissime, qu’une relation parentale soit dégradée à un point tel qu’un gamin ne puisse plus compter sur ses parents pour l’ouvrir au monde. Dans le cadre du placement, il faut qu’on aide l’adolescent accueilli à dépasser cette problématique. Il doit pouvoir se penser autrement que dans ses pratiques familiales qui l’aliènent. Et la culture est un moyen, ça lui donne à penser que la vie n’est pas réduite à ce qui se passe chez lui, et c’est notre but ici, de pouvoir se considérer suffisamment séparé de son histoire familiale pour pouvoir faire sa vie à lui. Pour l’aider à se séparer de son histoire, l’éducateur possède de nombreux outils éducatifs, à commencer, donc, par les siens propres.

De l’art de narrer l’Art

8 Il arrive parfois, dans nombre d’établissements spécialisés, que certains travailleurs sociaux prônent avant tout la valeur travail, délaissant la richesse transférentielle des pratiques culturelles. D’autres proposent aux jeunes une culture « à laquelle ils ont accès », sous-entendant ainsi que les cultures « dominantes » ne seraient pas à leur portée. Dans quelle mesure, pourtant, celles-ci ne seraient-elles pas accessibles à nos publics ? Est-ce réellement une certaine culture qui est inatteignable, ou bien cela se joue-t-il au niveau du « transmetteur », à savoir le professionnel ? Bénédicte [3], éducatrice en IME, s’oppose ainsi à l’idée de castes culturelles. Forte de son expérience de trente années comme éducatrice et quinze à animer un atelier Arts plastiques, elle remet ainsi en cause ce que Pierre Bourdieu nommait « le schisme culturel qui associe chaque classe d’œuvre à son public » (2012, p. 34).

9 Cette idée est également reprise par Sylvie Rouxel, docteur en sociologie des faits culturels et artistiques, qui a beaucoup travaillé sur le lien entre la culture et l’action sociale. Elle utilise ainsi l’exemple de la musique classique, mais facilement transposable à la peinture, également considéré comme un art « noble ». « Même si ces publics sollicités n’auront peut-être pas systématiquement, par la suite, une pratique d’écoute de la musique classique, on peut dire qu’ils ont été en contact avec cette musique. Il y a eu, au travers de ce travail de fond, une véritable volonté de médiation, de mise en relation entre une musique à priori inaccessible et un public peu averti. La démarche a été de transmettre et de rendre cette musique tactile, il devenait possible de la toucher, et d’être touché. L’art et la culture pour se construire : la rencontre du travail social avec le travail culturel. » (2004)

10 Si Sylvie Rouxel manie l’oxymore en parlant d’« utopie réalisable », les éducateurs rendent cette idée possible. Bénédicte explique ne donner ni cours ni leçon, mais savourer le visage de ces adolescents lorsqu’elle conte les artistes avec de savoureuses anecdotes. Elle séduit son auditoire par le biais d’une histoire plutôt que d’imposer un apprentissage. Et ça marche. Quand je raconte l’histoire de Basquiat, je me souviens à quel point ça les avait sidérés que ce soit le premier Noir qui ait pu rentrer dans un musée… j’essaye aussi de capter leur langue… Quand je leur raconte Picasso, je dis qu’il a eu 5 amoureuses, et qu’à chaque nouvelle amoureuse il avait une profusion de travaux phénoménale, ça leur parle. Évidemment si je leur raconte toutes les prises de position plus analytiques, là ça va devenir plus rébarbatif et ils vont décrocher. Elle se refuse à raconter l’œuvre comme une évidence culturelle. Grâce à son approche, l’éducatrice conduit son public atypique vers une sensibilité nouvelle, vers une forme d’aisthesis, dans un évident souci de transmission. Dans l’atelier de Bénédicte, tous les sens sont en alerte. Alors les jeunes se risquent au dessin, à la peinture, à la création, à la construction. Sans crainte du regard de l’autre.

11 Le caractère polymorphe de l’art permet cette approche, car, nous explique-t-elle, par rapport à la problématique des jeunes il y a toujours un temps où ils sont persuadés qu’ils ne sont capables de rien, que ce qu’ils font c’est nul parce que pour eux ils ont dans l’esprit qu’il faut que ça ressemble. Alors j’essaye de déconstruire ça en disant que ça n’a pas forcément de l’intérêt que parce que ça ressemble, voire c’est exactement l’inverse. Donner quelques clefs de compréhension ça aide à se poser la question différemment, à avoir envie d’aller voir, à oser risquer. Je leur dis souvent vous avez tous raison, c’est ça qui est super, parce que toutes vos interprétations ont des raisons d’être et un intérêt.

12 En leur donnant accès à l’art, Bénédicte leur donne accès au monde, à un monde dont ils savaient peu ou se pensaient interdits. C’est ainsi que les adolescents de l’IME ont pu montrer leurs œuvres avec une grande fierté lors d’une exposition. Non seulement la pratique artistique ne leur est plus inaccessible, mais ils deviennent eux-mêmes les artistes. L’éducatrice remarque d’ailleurs que les adolescents retiennent de la richesse de ces échanges non formatés, autant, sinon plus, que dans un cadre scolaire. J’avais raconté l’histoire de Matisse et ils voulaient absolument que je leur montre une photo où il était en fauteuil, et il y a un jeune qui s’est exclamé plus tard, en parlant de Matisse, « ah bah oui c’est vrai ! Il a fait ça parce qu’il pouvait plus se lever ! » Ils arrivent à l’exprimer à leur manière, quand ils me disent qu’ils ont vu telle expo, telle statue, tel monument. C’est leur façon de me dire que ça les touche, c’est ce que j’en comprends. Ainsi, l’adaptabilité et l’intelligence de langage de l’interlocuteur lors de transmissions culturelles sont primordiales. Bénédicte est dans une proposition culturelle réfléchie, à la fois ludique et pointue. La faille narcissique, la peur de l’inconnu, la dévalorisation, sont mises de côté sur ce temps. Elle parvient non seulement à faire émerger une curiosité, à susciter un intérêt, mais lorsqu’un jeune arrive agacé, triste ou énervé, il parvient à se saisir des différents supports pour libérer son désarroi et se calmer. Elle laisse place à l’autre, et réceptionne les résonances de l’adolescent, fussent-elles à mille lieues des siennes. Elle ne cherche pas à inculquer une culture légitime, mais simplement à partager une passion. L’atelier Arts plastiques fonctionne comme une bulle libératrice. Un support culturel cathartique et riche.

13 Car n’est pas passeur de culture qui veut. Est passeur de culture le passionné qui peut (veut ?) accepter de mettre de côté certains de ses idéaux et représentations culturels pour adapter la transmission à son public.

La culture de l’autre

14 Reprenons l’expression susnommée « culture dominante », pour nous y arrêter un instant. Car il arrive bien souvent que les éducateurs, ancrés dans des pratiques immuables qu’ils considèrent légitimes et « efficaces », aient du mal à accepter les nouvelles subcultures adolescentes. L’éducateur englué dans sa posture éducative ne peut ouvrir les yeux sur un monde adolescent en constante évolution, dont, s’il n’y prend pas garde, les mœurs et les codes lui échapperont rapidement. Il prend le risque de devenir obsolète. L’oubli du jeune dont nous avons la charge, de ses centres d’intérêt, de sa personnalité, est l’erreur la plus commune de l’éducateur têtu. Et la plus dommageable. Il faut penser l’échange de cultures plutôt que l’injonction culturelle.

15 Combien de fois m’a-t-on rapporté les difficiles prémices d’atelier hip-hop ou slam, sans parler de la pratique culturelle des jeux vidéo, carrément niée par les majorités éducatives ? Qui donc a décrété que les apports culturels devaient être à sens unique ? Certes, les éducateurs, en tant que personnes, ont chacun leur pratique culturelle « de prédilection ». Mais il ne faut pas en oublier pour autant l’acceptation de la culture de l’autre. Ignorer ou dédaigner ce que l’adolescent perçoit digne d’intérêt c’est d’abord nier à l’adolescent son statut d’être culturel. Et puisque nous, adultes, nions cet état de fait, comment lui demander toute son attention envers nos propositions ? Si nous venons le saborder en indiquant que sa culture de téléréalité, de mangas ou de GTA IV (Grand Theft Auto IV) n’en est pas une, pourquoi ferait-il l’effort de s’enquérir de la nôtre ? L’éducateur se doit d’être avant tout un connaisseur de la culture adolescente pour mieux travailler à l’épanouissement de celui-ci. Sans cela le travailleur social va s’enferrer dans une pensée unique, et, fatalement, agacer l’adolescent par son comportement d’adulte intransigeant. Le professionnel qui se voile la face sur l’hégémonie et l’intérêt des réalités numériques n’est-il pas au final un piètre connaisseur de son public ?

16 Monsieur B., le directeur de foyer, explique très bien cette perception éducative : c’est-à-dire qu’on a, nous autres les institutions et les directions, une certaine idée de l’éducation, et donc on est dans des impositions culturelles évidentes, on est obligé d’en rediscuter régulièrement. On est représentant dans ces institutions de la bonne classe moyenne française, avec des bonnes valeurs moyennes. En même temps, je suis encore surpris aujourd’hui de la rapidité avec laquelle la plupart des jeunes s’inscrivent dans nos modalités. Rappelons ce que suggérait déjà, en 1978, Jeannine Verdès-Leroux : « Exercée par une fraction dominée, mais objectivement intégrée sur le plan culturel et moral à la classe dominante dont elle reproduit l’arbitraire culturel et moral, et disposant, dans les limites de son mandat, d’une autorité déléguée sur les couches dominées, l’action du travail social conduit à poser la question de la légitimité de l’intervention, question qui, si on l’envisage du point de vue de la population qui en est la cible, amène celle de la “violence symbolique” nécessaire à l’imposition. » (p. 10)

17 L’imposition n’étant plus de mise, la démarche heuristique de la culture se doit d’être aujourd’hui à double sens. Que cesse la position haute de l’éducateur, dont la mission serait d’inculquer la « bonne » culture à un public de philistins ? Une relation transféro-culturelle collective amènerait alors chacun sur des chemins inconnus. Mais préoccupons-nous ici du sens éducateur-jeune. Car pour ceux qui perçoivent le fort potentiel de décentration de la culture, il convient de réussir à créer cette relation de transfert culturel.

Réussir la tiercéité culturelle

18 Pour rendre ce transfert possible, il faut en premier lieu en mesurer la nécessaire adaptabilité langagière. L’approche proposée doit prendre en considération là où en est le jeune avec le support. Si cela est plutôt aisé pour les travailleurs sociaux, il n’en est pas de même pour certains lieux culturels, peu habitués et non formés à l’accueil de publics atypiques. Or, si le discours n’est pas accessible pour les jeunes, le risque de rejet s’en trouve décuplé, et parfois définitivement. Avec leurs sentiments exacerbés, une seule mauvaise rencontre culturelle peut s’avérer la dernière. Sandra, institutrice en ITEP, revient sur son expérience : si le langage employé n’est pas adapté aux jeunes, ça peut créer un décalage. Ils sont parfois très susceptibles et il faut donc que la personne porte bien la sortie, car si on leur parle d’une certaine manière, ça peut susciter en eux de la violence, ils ne vont pas accrocher… Je me souviens d’une personne qui accueillait, qui n’avait pas le vocabulaire adapté, enfin le vocabulaire était plutôt pour des lycéens, ou même des jeunes en école d’art, alors que nous on est avec des jeunes qui ont de grosses lacunes scolaires, et donc ça s’était pas bien passé du tout. Là, on va dire qu’il y avait un choc culturel et c’est ce qu’il faut éviter justement ! Parce que c’est des jeunes qui sont conscients de leurs conditions sociales, de leurs difficultés et ils ne vont pas en sortie scolaire pour se faire renvoyer leurs difficultés. Sinon ils désertent la sortie et ils peuvent avoir un comportement inadapté face aux personnes.

19 Ainsi, chaque pratique culturelle doit avoir un « maître d’œuvre », qui maîtrise le langage adolescent et leurs fragilités. Jean-Paul, éducateur en ITEP depuis 30 ans, « cultureux » dans l’âme, raconte aux jeunes ses voyages à Paris, peuplés d’expositions diverses. Habitués, les adolescents dont il a la charge ne manquent pas de lui demander, à chaque retour, ce qu’il y a vu et fait. Par ailleurs adeptes du support filmique, Jean-Paul et l’institutrice du groupe proposent aux jeunes des films qui prêtent au débat. À chacun son média, à chacun sa façon de faire. Mais en aucun cas, il ne convient d’user d’un support sans au préalable avoir pensé effets, réactions et conséquences. La violence symbolique de l’image est parmi les plus complexes à appréhender. Le sociologue Emmanuel Ethis nous explique ainsi que « la dimension poïétique de l’œuvre filmique – qui correspond aux stratégies de sa fabrication-, tout comme sa dimension esthétique – qui s’inscrit dans les stratégies sociales et anthropologiques de sa réception-, concourt à favoriser ainsi toutes les empathies, catharsis et abréactions des publics » (2011, p. 25). Et nous savons pertinemment à quel point lesdites abréactions sont inflammables chez ces publics.

20 C’est pourquoi la réussite d’une transmission culturelle a davantage de chances de réussir avec quelqu’un qui sait déjà démêler les fils du psychisme adolescent. Et la protéiformité du cinéma peut porter vers de multiples discussions, connaissances et angoisses. Outre de le confronter à lui-même et à son histoire, le 7e art apporte en plus au jeune une vision plus large du monde et de la société qui l’entoure, l’extrayant un temps de son histoire de vie carnivore. Florent, éducateur en foyer, utilise lui aussi le médium cinéma pour apporter autre chose aux adolescents. Et dompte son impatience, chaque jour. Car l’adolescent n’avouera que rarement son intérêt, ou bien par des moyens détournés. Quand on a regardé Invictus [4], on a essayé de décoder par la suite, ce qu’ils en avaient retenu. Et Karl – un jeune, quelques jours après, il était très fier de nous montrer qu’il avait mis Nelson Mandela en fond d’écran sur son téléphone (…) On avait expliqué, on leur avait décodé l’histoire. Pour lui du coup c’était un homme bien, donc il nous l’a montré. Ils le disent comme ça.

21 Un autre exemple, cette potentielle extraction de la difficile matrice familiale s’avère extrêmement bénéfique grâce à la chorale de Robin, éducateur en IME, qui, au fil des années, n’a cessé de rallier des dizaines de jeunes à sa parenthèse (en) chantée. D’un petit groupe d’enfants timides et complexés, la chorale de l’IME où il travaille est devenue reconnue dans la région, donne des concerts aux salles bondées, sort disques audio et vidéo et se peuple de jour en jour. Ainsi, les jeunes peuvent écrire des paroles, les montrer à Robin, mais ils ne sont en aucun cas obligés de chanter leur invention s’ils la jugent trop intime. Souvent, pourtant, l’adolescent se laisse aller à chanter au micro, faisant poindre les larmes des petits comme des grands. En plus de la dimension émancipatrice, se trouve un côté salvateur de pousser ainsi la chansonnette sur ses angoisses. La force du collectif prend ici une dimension nouvelle. L’autre, celui qui vient nous mettre parfois à mal, dans notre bulle personnelle, celui qui vient perturber et bouleverser notre monde, ou nous juger, devient ici soit un camarade de chant, soit un spectateur attentif. La chorale de cet IME, dont plus de la moitié des jeunes de l’établissement fait partie, représente l’altérité absolue, autant qu’un espace de partage et d’échanges que chacun souhaite voir grandir. Elle réussit le paradoxe d’être une exhibition narcissique positive pour ces adolescents « différents » au regard de la société. Ils ne sont plus seulement des jeunes-avec-un-handicap, mais les chanteurs talentueux d’un groupe applaudi.

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Accepter la référence culturelle

23 Alors comment ces éducateurs réussissent-ils le pari de la culture ? Ont-ils une institution soutenante, qui porte leurs projets ? Bien souvent, en réalité, l’accès à la culture se développe avec la confiance tacite de l’institution envers ses professionnels. La priorité, concernant les adolescents, se définit dans la scolarité ou l’emploi, et les pratiques culturelles sont un « plus » bénéfique, au bon vouloir des équipes éducatives. Les directions autorisent, acquiescent, soutiennent les projets, mais rares sont les établissements qui prennent le temps nécessaire de se réunir autour de ce thème qui apparait parfois secondaire pour l’épanouissement de l’enfant. Or, là où le scolaire est un boomerang de difficultés, là où sa famille lui propose un carcan bancal, une pratique culturelle appréciable et sereine lui permet pourtant de se percevoir autrement, et, surtout, de se percevoir en tant que sujet unique, et non plus en tant que mauvais objet d’une possible déliquescence familiale. Une renarcissisation par le prisme de la culture demeure un des moyens les plus palpables de décentration.

24 Pour parvenir à ces résultats, il faut cependant admettre un fait incontestable, qui en gêne certains dans le milieu du travail social : l’éducateur-culturel n’est pas interchangeable. Et si le jeune reconnait un référent institutionnel, qu’il n’a pas choisi, il peut accorder à un autre la référence culturelle. Le travailleur social qui est là au quotidien, dans une démarche administrative, une aide aux devoirs, une injonction d’hygiène, un accompagnement, lui, peut être remplacé par son collègue. Il n’en va pas de même pour le professionnel maitrisant un outil en lien avec la culture, quelle qu’elle soit.

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26 Et les jeunes le disent très bien eux-mêmes. S’ils veulent aller au théâtre, ou regarder un film, ils vont demander à Florent, l’éducateur de foyer, et pas à quelqu’un d’autre. Une autre collègue, Marie, en revanche, qui les initie à la médiathèque et à l’emprunt de livres, est perçue comme une lectrice intéressante, source de connaissance littéraire. Elle relève elle aussi l’importance de l’implication du professionnel et le lien que font les jeunes entre une pratique culturelle et un professionnel. Je pense que pour la médiathèque, oui, c’est lié à mes intérêts de lecture. Et tu portes ça différemment quand tu as toi-même un intérêt. Ils m’ont un peu repéré comme ça, en tout cas ils ont vu que j’avais un intérêt pour les livres et du coup il y a trois jeunes qui m’ont dit « tiens j’aimerais bien que tu lises le livre là ! » (c’est un de leurs livres préférés) pour qu’on puisse en reparler après. Je trouvais ça assez intéressant qu’ils puissent être dans cette démarche-là. 

27 Madame T., chef de service en IME, va plus loin dans sa perception de l’accès à la culture. Pour elle, les pratiques culturelles procurent une telle sensation de plaisir qu’un possible sevrage hors institution serait douloureux pour les jeunes. Elle souligne que ces pratiques culturelles vont amener du bonheur, un partage d’émotions, une certaine confiance. Ils sont transformés, ça se voit physiquement, et comme ils ont du mal à verbaliser les choses, ils y arrivent mieux avec leur corps, l’expression théâtrale, le dessin. Ça leur apportent un apaisement, quelque chose qui fait résonance en eux et qui leur apporte du très positif, qui les apaise, comme si tu remplissais une caisse de résonance vide de plein de petits bonheurs par le dessin, la peinture, la danse, le chant. (…) C’est tellement aux antipodes de ce qu’ils peuvent vivre chez eux que nous, pensant créer du plaisir, on ne se rend pas compte que ça peut créer une douleur sentimentale énorme, parce qu’ils savent très bien que ce qu’ils vivent là, c’est presque impensable pour eux ! Du coup, ils se mettent parfois en conflit avec nous parce que c’est dur à recevoir autant de bonheur, ils n’ont pas l’habitude, c’est une sensation de plaisir qu’ils ne connaissaient pas et après, à 18-20 ans, la prise en charge s’arrête. Pour cette chef de service, le support culturel est un incontournable du travail éducatif. Pour moi, ça a été primordial. Je pouvais le constater chez moi, mais aussi chez d’autres, tous ceux qui ont une passion, on avait envie de la mettre en place parce que ça fait partie de nos compétences, donc ça nous paraissait naturel, on se faisait plaisir en travaillant, on transmettait ces compétences et ce plaisir aux jeunes. Ce qui les étaye c’est le projet, mais aussi la figure qui a porté le projet. 

28 Cela nous renvoie aux propos du sociologue Jean-Claude Passeron, qui attire l’attention sur « le fait que la réception d’un message culturel ne saurait être dissociée des conditions sociales où elle s’accomplit et par là de l’éthos qui caractérise en propre un groupe social » (in Hoggart, 1981, p. 22). Pour ces jeunes, pendant de nombreuses années parfois, les souvenirs se construisent au sein de l’établissement spécialisé ou du foyer. Monsieur B., le directeur de foyer, insiste sur le fait que ces espaces définis créent du collectif et leur permettent d’exister à d’autres endroits que ceux où ils ont été en échec.

29 Ainsi, il semble que ce soit l’adolescent qui confère à l’éducateur son statut de « spécialiste » culturel. Le jeune, par sa réception, va légitimer la pratique de l’éducateur envers lui. Pas dupe, il reste conscient que la proposition est en premier lieu individuelle et non institutionnelle. Et plus la relation transféro-culturelle est solidement arrimée, plus l’adolescent sera attentif aux propositions les plus audacieuses du professionnel. L’institution doit prendre en compte cette réalité et se donner les moyens de soutenir ces démarches isolées. Pour cela, il faudrait commencer par institutionnellement reconnaitre l’utilité des pratiques culturelles, au même titre que d’autres pratiques éducatives nécessaires. Sans injonction, ou tout au moins incitation de la hiérarchie à se servir des potentialités de l’action culturelle, le professionnel est parfois seul avec lui-même et ses choix éducatifs. Soit il a la chance de rencontrer son binôme culturel, soit il se voit contraint de mettre seul en place ce qui lui tient à cœur et juge important pour les enfants. Rares cependant sont les professionnels qui ne trouvent aucun soutien, au moins ponctuel. Le foyer dont il est question s’est, lui, longuement penché sur ces médiations éducatives en proposant des journées de réflexion. Il ressort, dans un compte-rendu institutionnel de ces journées de réflexions collectives, que la médiation éducative participe à la remobilisation du sujet (…) Elle soutient le développement de la personne, relance le processus de l’adolescent en arrêt (…) La médiation éducative nous fait passer d’une pédagogie de soumission à une pédagogie de l’intérêt (relancer l’adolescent du côté du vivant).

30 Bénédicte, l’éducatrice de l’atelier Arts plastiques, est même revenue sur certains de ses idéaux, déconstruits au fil des années : je pense qu’il y a quelque chose à transmettre oui ! Et ça, ça fait pas longtemps que j’en suis sûre. Enfin, autant qu’on puisse être sûr de quelque chose dans ce métier-là ! (sourire) Mais c’est un colloque qui m’a aidé, car quelque part dans mon cheminement professionnel je me disais « il faut faire attention à ce qu’on met en place dans nos boulots parce que, dans nos missions, c’est pas forcément un éducateur qui porte une chose », je le voyais plutôt en me disant « on a des missions, toutes les missions doivent être portées, mais c’est d’abord la mission qui est importante ! » Là aujourd’hui je suis un peu plus nuancée, parce que, ce que j’en vois au bout d’une trentaine d’années, c’est que quand il est question d’un support, le support doit être habité. Elle sait aujourd’hui qu’après son départ, l’avenir de l’atelier est incertain.

31 Il faut donc chercher du côté des individus et de leur construction sociale pour mieux appréhender leurs pratiques actuelles dans un contexte donné. Ce que soulignait Bernard Lahire, « Passé incorporé + Contexte d’action présent = Pratiques. Penser les pratiques au croisement des dispositions et compétences incorporées (produits de la fréquentation plus ou moins durables de cadres socialisateurs passés) et du contexte toujours spécifique de l’action (…) et les cadres pertinents d’action dans lesquels les acteurs doivent être situés si l’on veut comprendre tel ou tel compartiment, telle ou telle dimension de leurs pratiques. » (2012, p. 12) Au vu de cette recherche, « nous pouvons dire que nos premières interventions éducatives sont influencées par nos éprouvés réactionnels, qui font rentrer en résonance un agrégat d’histoire, d’éducation, de culture, de fantasmes et de normes » (Debras, Renard, 2008) L’éducateur spécialisé n’est pas seulement un professionnel du travail social, appliquant des postures éducatives apprises en trois années de formation, non, il est aussi (et surtout ?) un professionnel qui s’appuie d’abord sur ce qu’il est en tant qu’individu. En devenant passeurs de culture, les travailleurs sociaux semblent se rendre compte, du moins ceux qui la perçoivent digne d’intérêt pour eux-mêmes, de l’outil prodigieux qu’ils tiennent entre leurs mains. Nous pouvons donc affirmer que les pratiques culturelles, en ouvrant l’adolescent au monde qui l’entoure, ont également une gageure thérapeutique en le décentrant de sa problématique familiale. Sans cette nécessaire distanciation, le jeune demeurera enrayé dans une systémie paralysante. Par le biais de la culture, l’éducateur spécialisé met en action des capacités de résilience parfois enfouies.

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33 Au vu de ce constat, les pratiques institutionnelles devraient davantage se méfier de l’emprise carnassière du quotidien pour se rendre compte de la nécessité de prendre du recul et de constater, sereinement, les bienfaits de l’action culturelle auprès de ces publics, afin de soutenir les professionnels dans ces démarches complexes et longues, tant il est difficile de donner accès à ces jeunes à ce qu’ils ont si peu connu. Le caractère cathartique et l’utilité apodictique de la culture en établissement spécialisé méritent sans contexte que le plus grand nombre suive les convictions d’une poignée de travailleurs, décidés à extraire, au moins pour un temps donné, ces adolescents d’un avenir incertain.

34 Cet article fait référence aux recherches et réflexions de mon mémoire de sociologie de Master 2 intitulé « Culture fragile/Public sensible, de l’action culturelle auprès des adolescents en établissements sociaux et médico-sociaux », UFR de sociologie de Nantes, année 2013-2014.

Bibliographie

Bibliographie

  • Bourdieu, Pierre, La distinction, critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 2012.
  • Coulangeon, Philippe, Les métamorphoses de la distinction, inégalités culturelles dans la France d’aujourd’hui, Paris, Grasset, 2011.
  • Debras, Éric et Renard, Emmanuel, « Réflexions sur une pratique de formation en lien avec des pratiques d’éducation : comment le vécu personnel peut-il fonder une attitude professionnelle ? » in Pensée plurielle, n° 17, Travail social : formations et dynamiques identitaires, 2008, pp. 45-54.
  • Ethis, Emmanuel, Sociologie du cinéma et de ses publics, Paris, Colin, 2011.
  • Gaudibert, Pierre, in Action culturelle, intégration et/ou subversion, Tournai, Casterman, 1977.
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  • Rouxel, Sylvie, « Quand la culture rencontre l’action sociale. Réflexions à partir de quelques exemples de terrain », in Vie sociale, n 4, Les émergences culturelles. Rencontres entre la culture et le social, 2004, pp. 59-72.
  • Verdès-Leroux, Jeannine, Le travail social, Paris, Minuit, 1978.

Mots-clés éditeurs : partage, socialisation, transmission, Adolescence, référent culturel

Date de mise en ligne : 02/03/2017.

https://doi.org/10.3917/graph.057.0019

Notes

  • [1]
    Critique d’art, analyste des politiques culturelles, fondateur de l’ARC (Animation, Recherche, Confrontation), directeur de Musée d’art moderne.
  • [2]
    Cette explication est relative au public de foyer et d’ITEP, moins au public d’IME, scolarisé en classe adaptée dès le plus jeune âge.
  • [3]
    Les prénoms ont été modifiés.
  • [4]
    Invictus, Film américain de Clint Eastwood, 2009.
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