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Article de revue

« ...Les plus profonds silences ont toujours leur musique... »

Pages 11 à 18

Notes

  • [1]
    Citation du danseur François Malkovsky in Malkovsky, danseur-chorégraphe-pédagogue, Biographie par regards croisés, Kuentz, 2012, p. 106.

Courir... ou… Créer

1 Nous vivons dans une drôle d’époque... Le monde semble se rétrécir, le temps se concentrer, et nous autres humains…

2 Nous essayons de penser et d’agir au rythme de nos outils informatiques, courons entre nos demeures et nos bureaux, assimilons mille informations qui se diffusent de partout en même temps. Nous agissons sans penser, et pensons sans créer... Nous courons pour rentabiliser le temps qui passe, nous nous soumettons aux injonctions invisibles et persistantes d’efficacité pour plus de rentabilité, pour produire et consommer davantage… dans une quête effrénée de croissance sans fin.

3 Or, dans le champ social, médico-social et éducatif, nous rencontrons justement tout un tas de gens qui eux, bien souvent, ne courent pas, ne courent plus... Qu’ils soient dans le champ dit « de l’exclusion », ou « du handicap », ou encore de la « protection de l’enfance », ils n’abordent pas le monde comme les autres, comme ceux dont la vie sait si bien se conformer à « l’idéal consumériste ». Eux, ils sont « à côté », on dit d’eux avec compassion qu’ils sont « vulnérables », mais aussi qu’ils doivent être au cœur des dispositifs pensés pour eux.

4 Or, l’idéal consumériste, pour autant qu’il paraît combler un vide intérieur angoissant, ne répondra jamais à la profonde aspiration dans laquelle se fonde la capacité humaine à créer. Car « (…) il ne suffit pas de produire la chair humaine pour qu’elle (l’humanité) vive, il faut à l’homme une raison de vivre » (Legendre, 1996, p. 11).

5 À la source de la capacité créatrice humaine, il y a un silence, un vide, une absence. On peut se donner l’illusion de le combler en s’agitant, en produisant, en consommant, mais on peut aussi lui faire face et l’apprivoiser en créant ; en développant son sens du beau, en faisant croître l’artiste que chacun abrite en son intérieur.

6 Dans un monde gouverné par un idéal consumériste, ceux qui sont « hors course » pourraient alors être ceux-là mêmes qui nous inspirent un renouveau créatif. Plutôt que de vouloir les conformer en les ramenant à un mode de vie étriqué, les médiations artistiques seraient alors un moyen de faire avec eux le chemin qui nous amène côte à côte, devant le Vide Créateur, à la source de notre dignité humaine.

« De la dignité humaine » : la capacité créatrice humaine

7 Pic de la Mirandole (1993) exprimait déjà au XVIe siècle, la capacité créatrice des humains à être les auteurs de leur humanité : « ô Adam, nous ne t’avons donné ni une place déterminée, ni une physionomie propre, ni aucun don particulier afin que la place, la physionomie, les dons que tu aurais toi-même souhaités, tu les aies et tu les possèdes selon tes vœux, selon ta volonté» (p. 7) L’auteur veut il nous dire que la première œuvre est de se « créer soi-même » ? Être créateur de soi, et de sa vie pourrait-il être la fondation première de la condition humaine ? Sommes-nous, in fine, libres des déterminations physiques, familiales, sociales, culturelles, et cette liberté créatrice constituer un pan de notre dignité humaine ?

8 Vu sous cet angle, se construire et construire sa vie, par delà les déterminations, peut alors s’appréhender comme une œuvre de création. Quelles que soient les conditions de notre naissance, la dignité humaine s’exercerait chaque fois que se met en œuvre la capacité à créer, à inventer, à imaginer, à déborder les lignes de la réalité que nous partageons. À l’inverse, la dignité humaine s’étriquerait alors dans tous les discours uniformisants, de ceux qui constituent un déni de cette capacité créatrice humaine, de ceux qui martèlent qu’il n’y a pas d’autres choix possibles.

9 Ainsi, l’art peut s’envisager comme un processus sans fin, comme un mouvement créatif en soi plutôt que comme le résultat produit : l’œuvre artistique. Winnicott (1977) écrit à ce sujet : « le soi ne saurait être trouvé dans ce qui dérive des produits du corps ou de l’esprit, si valables que puissent être ces constructions, du point de vue de la beauté, de l’habileté déployée, ou de l’effet produit. (...) La création achevée ne suffira jamais à remédier au manque sous-jacent du sentiment de soi. » (p. 77)

Du chant des muses au champ des possibles

10 Restons avec Winnicott. Dans Jeu et réalité, l’auteur décrit une genèse de la possibilité créatrice humaine. Pour lui, la créativité primaire du bébé s’exerce dans l’illusion symbiotique première de « créer le sein » de sa mère qui le nourrit, précisément quand la faim arrive. La continuité des soins maternels lui donne un premier sentiment « d’être ». Mais lorsque l’adaptation maternelle devient moins parfaite et que le nourrisson doive attendre un peu et éprouver le manque et la faim, il prend conscience d’être séparé et dépendant de sa mère. Sa créativité primaire se transforme. Le vide éprouvé par l’absence maternelle ouvre un espace. Lorsque l’enfant est suffisamment sécurisé, cet espace devient un espace de possibles où il « crée », d’une certaine façon, la mère absente. La couverture ou le bout de tissu vient comme substitut en attendant la présence maternelle. Ainsi, le « doudou » permet à l’enfant de continuer à « être » malgré l’absence des soins. En même temps, le petit humain entre dans l’espace du jeu et dans l’espace symbolique humain.

11 Pour Winnicott (1971), il y a un lien entre la quête de soi, la créativité, le jeu et, plus largement, toute la dimension culturelle. Il écrit : « La signification du jeu a pris pour moi une nouvelle coloration depuis que je me suis attaché au thème des phénomènes transitionnels, suivant à la trace la subtilité de leurs développements, depuis la première utilisation d’un objet ou d’une technique transitionnels jusqu’aux stades ultimes de la capacité d’un être humain pour l’expérience culturelle. » (p. 58) Aussi, dans l’expérience de création, il y a en arrière-plan un espace ouvert, un espace de doute de soi, qui rend possibles la construction, le renouvellement et la transformation de soi. C’est un espace spéculaire, de déploiement de l’imaginaire qui, articulé à l’épreuve de la réalité, fait œuvre de création.

12 L’accompagnant et l’accompagné sont ensemble concernés par le processus de création. Mais ce processus a besoin de conditions pour pouvoir s’exercer et se déployer. Comme une plante a besoin d’une terre appropriée, d’un juste équilibre d’eau et de lumière, le champ des possibles a besoin d’un espace tinté d’un léger sentiment d’insatisfaction, pour pouvoir s’épanouir.

L’espace de la médiation

13 « Entremise... » ; « ... Interposition... » ; « Articulation... » ; les différentes acceptions de la définition de « médiation » montrent que l’on a à faire nécessairement à un « entre-deux ». Ainsi, la médiation suppose deux protagonistes, deux termes, deux concepts et elle se situe précisément dans l’espace entre les deux. Elle est comme un pont sur un vide, elle est comme un lien qui relie. Mais ne nous y trompons pas. Comme pour le jeu dans l’éducation des enfants, la médiation artistique n’est pas un moyen pour l’accompagnant d’amener l’accompagné au but qu’il s’est fixé. La médiation artistique ne sert pas à satisfaire une commande sociale en quête d’efficacité et de rentabilité. La médiation artistique n’est pas une ruse pour manipuler l’accompagné qui est la plupart du temps, en situation d’être malléable. Epstein (1982) écrit à propos du jeu de l’enfant : « L’enfant ne joue pas pour apprendre, mais apprend parce qu’il joue. » (p. 5) Un jeu contraint (pour apprendre) cesse d’être un jeu et le jeu qui construit la personne est celui qui est sans finalité. Nous avons vu avec Winnicott la parenté de genèse entre le jeu et l’expérience culturelle. Aussi, il en va de même pour toute expression artistique. Faire du théâtre peut m’aider à être socialement moins timide. Mais ce n’est pas le moteur ni le but ultime. Le jeu de l’acteur m’amène dans un espace qui m’ouvre à moi-même et aux autres. L’expérience artistique est une expression qui me construit dans l’instant de l’acte créateur et non pas dans le but mentalement fixé au préalable. L’acte de peindre, chanter, danser, écrire libère une expression nouvelle à chaque instant, renforce et renouvelle l’être que je suis.

14 La création artistique est en soi une médiation, car elle est rendue possible sur fond de Vide. Vus ainsi, l’accompagnant et l’accompagné peuvent se rencontrer véritablement lorsque chacun s’engage en présence de l’autre dans l’acte créateur. Lorsque chacun prend le risque de faire face au vide qui sous-tend l’acte créateur ; lorsque l’un et l’autre sont ensemble au bord du « vide d’être » qui fait la « pâte » de notre humanité. Ici, point de préséance. Le doute de soi est au fond de chacun, et il rend possible un acte de création pour chacun. Et le fait de créer ensemble nous rend Sujet, l’un dans le lien à l’autre. L’intersubjectivité nous construit dans notre humanité. L’accompagné et l’accompagnant se rencontrent dans l’espace de leur « humanité » et l’expérience construit simultanément les deux.

L’art d’accompagner : garantir des espaces ouverts

15 À partir de là, la condition première pour qu’une expérience de création artistique puisse être une expérience du soi, est de créer des espaces. Des espaces qui sont des temps « libres », qui sont une légère insatisfaction conduisant à l’émergence d’une envie, d’un désir... Des espaces qui sont des lieux calmes, non agités, non pris dans le rythme effréné de l’urgence et de la précipitation. Des espaces qui libèrent pour un temps, les personnes accompagnées de toutes les projections des accompagnants, des familles et des thérapeutes. Une des acceptions de la définition étymologique d’éduquer dit « conduire hors de ». Ce qui est très différent de « conduire vers ». Car « conduire vers » sature l’espace, c’est un guidage volontaire vers un but précis. À l’inverse, conduire « hors de », ouvre un espace de possible. « Conduire hors » de tout ce qui nous détermine nous place dans la dimension créatrice de notre humanité.

16 L’accompagnant, l’éducateur développe son art lorsqu’il peut, au-delà de toutes les injonctions d’efficacité, de « projets », de « résultats », être lui-même en capacité de faire face au vide de l’action pour garantir un espace ouvert au jeu, aux possibilités de création, à l’expérience artistique. Sans nécessairement maîtriser une technique artistique, il est le garant d’interstices, par lesquelles les personnes accompagnées peuvent en toute sécurité, entrer en contact avec les profondeurs de leur être, à la source de la capacité créatrice humaine.

17 Lorsque j’étais éducatrice de jeunes enfants dans un institut largement médicalisé, j’accueillais des enfants malades et/ou polyhandicapés dans un lieu appelé « jardin d’enfants » au sein de l’institut. Les enfants âgés de moins de 5 ans étaient pris dans le rythme effréné du combat contre la maladie, de la rééducation intensive, des soins continus. Ils croisaient un grand nombre de divers thérapeutes au fil des jours, et les projets de « guérison » pleuvaient de toute part. Lorsque je réalisais que « mon projet d’éducatrice » devenait une projection de plus sur leur vie enfantine, je « projetais » que le jardin d’enfants pouvait être un espace sans autres buts que celui d’« être ». Non point d’attente sur leur évolution ! Non point d’objectifs ciblés sur leur personne ! Simplement un accueil pour « être », qui offre un espace d’expériences stable et sécurisé. Avec des supports d’expression dans l’espace, des « médiations artistiques » librement accessibles, pour jouer, peindre, chanter, faire de la musique, sans autres buts que d’en faire l’expérience. Dans ce partage, sur fond d’absence de « projections sur l’autre », j’ai humblement appris à rencontrer les petites personnes dans leur quête de Vie ; là où pouvait s’exprimer leur envie de vivre.

18 Pour Paturet (2003), l’éducateur est : « celui qui s’efforce de s’accorder avant tout aux diverses façons de l’élève, aux formes y dormant, et qui cherche à écouter chacun dans la plénitude cachée de son être. » (p. 118). Parce qu’elles sont des supports à l’expression de la plénitude cachée de l’être, les médiations artistiques ouvrent un espace de silence d’où peut naître la plus profonde, la plus singulière musicalité de la personne accompagnée.

L’art d’accompagner : contenir les paradoxes

19 En se développant comme une expertise sur le modèle des sciences dites exactes, le champ éducatif, social et médico-social semble gagner des galons, mais court le risque de se réduire à l’application de procédures et de techniques prédéterminées. Les procédures rassurent en comblant le vide d’incertitude et de surprise qui surgit dans la rencontre entre deux humains, accompagnant et accompagné. La nécessité de conduire des projets avec/pour la personne accompagnée donne le sens de l’action, mais risque en même temps de fermer les possibilités de l’imprévu, de l’imaginaire, au fondement d’un acte créateur, constitutif de ce que nous sommes. Aussi, l’art d’accompagner se constituerait dans l’espace de l’entre-deux. L’entre-deux de la commande sociale faite d’injonctions normatives et la singularité absolue de la personne qui a besoin de s’exprimer. L’accompagnant, l’éducateur, se situe dans l’entre-deux de ces aspects antinomiques : ramener à la norme et soutenir l’expression unique et originale de la personne. Le travail de l’accompagnant ne peut pas se réduire à appliquer des procédures préétablies. Ce faisant, l’accompagné se trouverait réduit à être un « pion » uniformisé, sans « texture personnelle ». Et pour que l’accompagné intègre la dignité de sa condition humaine faite de capacité créatrice, l’accompagnant doit lui-même pouvoir être relié à sa propre créativité au cœur de ses accompagnements.

20 Winnicott (1971) nous inspire encore, à travers sa réflexion sur la créativité humaine et ses paradoxes : « la créativité que nous avons en vue est celle qui permet à l’individu l’approche de la réalité extérieure » (p. 95) sachant qu’il écrit un peu avant : « Mais ce qui obscurcit le problème, c’est que le degré d’objectivité sur lequel nous comptons quand nous parlons de réalité extérieure varie selon l’individu. L’objectivité est un terme relatif : ce qui est objectivement perçu est, jusqu’à un certain point, conçu subjectivement » (p. 92). Et plus loin encore : « il est impossible d’être original sans s’appuyer sur la tradition » (p. 138). Selon l’auteur, la capacité créatrice ne peut s’exercer en dehors de ce qui est « déjà-là » et se référant aux objets transitionnels il écrit encore : « (…) j’ai parlé de l’acceptation du paradoxe lors de ce moment privilégié où, par exemple, un bébé crée un objet, mais où cet objet n’aurait pas été créé s’il n’avait déjà été là » (p. 100).

21 Rapporté à notre réflexion, c’est dans le contexte « déjà-là » des normes sociales et culturelles que les médiations artistiques peuvent relier à la fois la singularité de l’individu et l’injonction normalisante. Au sens où les médiations artistiques soutiennent l’expression singulière, et que l’originalité de chacun nourrit et enrichit l’expérience universelle humaine. Mais au sens aussi où la médiation artistique porte en elle même une tradition et des exigences qui rendent possible l’expression singulière de la personne.

22 Placé entre les besoins des personnes et les injonctions de résultats plus pressantes que jamais, le travailleur social doit contenir les paradoxes inhérents à sa mission d’accompagnement. Les médiations artistiques si peu valorisées dans l’univers de « l’expertise sociale » n’en restent pas moins le passage, la voie royale, vers ce qui fonde notre humanité partagée.

23 « Arrimée au “pourquoi ?”, l’espèce douée de parole est dans le tourment de comprendre. Mais l’expertise a supplanté la question sans réponse. Qu’est devenue la raison de vivre ? Et les emblèmes, et la part des intimes secrets, et la théâtralisation d’un monde qui nous dépasse, ouvrant au regard l’infini ? Vivre ne suffit pas, il faut à l’homme la nostalgie, la musique et les danses, pour être là, “en dehors de toutes les choses”, et dompter le vertige d’exister » (Legendre, 2007 p. 65).

Bibliographie

Bibliographie

  • Epstein, Jean, L’explorateur nu, Plaisir du jeu, Découverte du monde, Paris, Éditions universitaires, 1982.
  • Kuentz, Pierre et Kuentz, Bernadette, Malkovsky, danseur-chorégraphe-pédagogue, Biographie par regards croisés, Nordheim, 2012.
  • Legendre, Pierre, La fabrique de l’homme occidental, Paris, Mille et Une nuits, 1996.
  • Legendre, Pierre, Dominium Mundi, l’empire du management, Paris, Mille et Une nuits, 2007.
  • Paturet, Jean-Bernard, De la responsabilité en éducation, Toulouse, Érès, 2003.
  • Pic de la Mirandole, Jean, De la dignité de l’homme, Paris, Éditions de l’Éclat, 1993.
  • Winnicott, Donald Woods, Jeu et réalité, l’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1971.

Mots-clés éditeurs : créativité, médiation, Dignité, ouverture

Mise en ligne 02/03/2017

https://doi.org/10.3917/graph.057.0011

Notes

  • [1]
    Citation du danseur François Malkovsky in Malkovsky, danseur-chorégraphe-pédagogue, Biographie par regards croisés, Kuentz, 2012, p. 106.
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