Notes
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Par souci d’anonymat, les prénoms ont été modifiés
1Au cours de mon parcours professionnel en tant qu’éducatrice spécialisée, en Maison d’enfants à caractère social (MECS) ou dans un Service d’accueil et d’orientation (SAO), dans le cadre de placement au titre de la protection de l’enfance (en référence à l’article 375 du Code civil de l’enfance en danger), j’ai rencontré des adolescentes à l’approche de leur majorité en grande souffrance, avec des parcours institutionnels parfois chaotiques faits de ruptures successives. Cette période sensible de l’adolescence, en quête de leur identité, une période de transition de l’enfance à l’âge adulte, peut devenir un « cauchemar » pour ces adolescentes placées, dans lequel elles parviennent très difficilement à trouver une issue.
2Par définition, cette phase d’errance vécue à l’adolescence, d’entre-deux, de chemin initiatique à l’âge adulte, peut devenir souffrance, synonymes de passage à l’acte et de mises en danger importantes. Chacune a pu l’exprimer de manière différente, mais parce ce que chaque parcours est unique. Au travers de rencontres, de ma place d’éducatrice, avec Élodie 17 ans, Cynthia 14 ans et Lucie 17 ans [1], je vais tenter de dégager des éléments de compréhension, autour de la question de la souffrance de l’errance, de l’errance de fuite et l’errance institutionnelle.
D’une souffrance de l’errance, expression d’un mal-être adolescent
3Tout d’abord, il convient de définir le terme d’errance qui, pour décrire des conduites à risques, n’a pas toujours revêtu cet aspect péjoratif et pathologique. Du Ve au XIIe siècle, le terme « errer » désignait uniquement le fait « d’aller ça et là », « marcher à l’aventure », déambuler ou« faire fausse route », « vagabonder », « se tromper ». De nos jours, l’errance des adolescents s’apparente davantage à une tentative d’inventer un autre espace, avec d’autres règles de déplacement, avec la notion de désorientation, d’égarement du corps et de l’âme. Reprenant la théorie de « toxicomanie sans objet » d’Otto Fénichel (1974) un psychanalyste autrichien, Philippe Gutton psychanalyste évoque l’errance sous l’angle d’une conduite addictive : « errer pour rien, le plaisir d’errer à vide » (Gutton et Slama, 1994, p. 59). Ces adolescents « consomment » la route par ces fugues répétées. Telles des âmes en peine, ils errent pour fuir leurs pensées intérieures les plus profondes et peuvent traduire une volonté de disparaître de soi. Comme le souligne David Le Breton, « leur Moi leur est insupportable, l’indifférence de la rue est le seul lieu où habiter à travers un agir sans repos » (2008, p. 845).
4Pour ces adolescentes placées en foyer (plus communément appelée les Maison d’enfants à caractère social), fragilisées psychologiquement par une histoire semée souvent de vides (en terme de carences affectives), de ruptures (placements dans différents foyers ou familles d’accueil) ou de traumatismes (abus sexuels, incestes, deuils ou secrets de famille) qui n’ont pas pu être élaborés, le recours à des conduites à risque ou des passages à l’acte (comportements violents, scarifications, troubles de conduite alimentaire, fugues, dépression) devient une échappatoire nécessaire. Dans l’incapacité de verbaliser leur souffrance et penser l’événement traumatique, le passage à l’acte par des réactions immédiates agit telle une décharge émotionnelle.
5Élodie a 17 ans lorsque je la rencontre sur la MECS (accueillant 12 adolescentes âgées entre 14 et 18 ans). L’adolescente est confiée aux services de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) depuis qu’elle a 2 ans. Accueillie en famille d’accueil jusqu’à ses 13 ans, elle est ensuite orientée en MECS (accueillie les temps des week-ends et des vacances scolaires), tout en suivant une scolarité en Institut médico éducatif (IME) avec un internat semaine. L’adolescente présente une déficience intellectuelle légère. Le changement de structure est motivé afin qu’Élodie puisse se rapprocher de l’IME et du lieu d’habitation de son père. Au sein du groupe d’adolescentes, Élodie a du mal à trouver sa place. Il lui apparaît difficile de suivre et de participer pleinement aux échanges avec les autres jeunes filles accueillies sur la MECS. Rapidement, Élodie s’isole et est mise à l’écart du groupe, devenant le mauvais objet. L’adolescente tente de trouver sa place, mais au regard de ses difficultés et ses maladresses successives, l’isolement est renforcé. Elle est aussi régulièrement malmenée physiquement par les autres jeunes filles. À cet élément, s’ajoute un parcours de vie difficile, où Élodie se montre tiraillée, à l’approche aussi de sa majorité, par le souhait de retourner vivre chez son père, qu’elle voit à raison d’un samedi tous les quinze jours, et une colère à l’égard de sa mère. Un terrible secret de famille hante la jeune fille : la mort de son petit frère alors qu’elle était âgée de 4 ans, pour lequel sa mère a été reconnue coupable pour mauvais traitements, écartant le motif d’homicide involontaire. Les rencontres avec sa mère sont réglementées dans le cadre de visites médiatisées, organisées par les services de l’ASE. Néanmoins, Élodie communique avec sa mère via son téléphone portable. Les échanges sont parfois virulents et par les traces laissées de ces SMS, les blessures et souffrances chez l’adolescente sont ravivées par le rejet massif exprimé par sa mère. Élodie a connu un parcours institutionnel jonché de ruptures et de placements successifs. Ces « phénomènes de brisure », en référence aux travaux de Michel Lemay (1979), ces liens rompus et saccadés, viennent amplifier la souffrance de ces enfants carencés placés, qui à l’adolescence peuvent prendre une envergure dramatique.
6Au sein de la MECS, Élodie, en quête de réponse et face à un mal-être en effervescence, entre dans des conduites à risque de plus en plus inquiétantes. Elle fugue régulièrement du foyer et nous échappe peu à peu. Les durées d’absence se rallongent, jusqu’à pouvoir rester sans nouvelles de sa part pendant plus d’une semaine. Malgré ses absences, Élodie tient une place dans nos préoccupations. La fugue, qui peut revêtir un rite initiatique, peut par ses répétitions successives prendre la forme d’une conduite d’errance pathologique. Cette fuite, comme le souligne Philippe Gutton (1994), agit tel un mécanisme de défense, face à une pulsion débordante. C’est aussi une manière pour ces adolescents de conserver les signaux du passé, évitant tout investissement des objets actuels. Par la fugue, comme le souligne Florence Goldberg « l’adolescent espère aussi se fuir lui même, se fuir pour s’échapper se retrouver autrement, se refaire » (1994, p. 93). C’est en ce sens que la fugue s’apparente à une forme d’errance de fuite, pour échapper en toute hâte, de manière non délibérée, à quelqu’un ou quelque chose de menaçant. L’adolescent peut lui même se surprendre à fuguer en réponse à un instinct de survie, dans l’espoir de ne pas emmener avec lui ses fardeaux. Élodie, prise dans cette conduite erratique, cette fuite inévitable, ne peut plus se projeter vers un futur. L’adolescente se retrouve coincée face à ses démons du passé au sein duquel aucune issue n’est envisageable, telle une addiction, dans le sens où à un prime abord, le côté jouissif de la fugue lui procurait un semblant de liberté et d’évasion.
7Ponctuellement, Élodie rentre au foyer, l’occasion de prendre une douche, prendre des affaires propres, pour repartir aussitôt. Élodie dort dehors, dans un parc de la municipalité. Elle est parfois en état d’ébriété et montre des signes marqués par l’épreuve de la rue. Un soir, alors que je travaille le week-end, Élodie appelle le foyer pour annoncer qu’elle a été victime d’un viol. Aussitôt, je me rends à l’endroit où nous nous sommes accordées avec Élodie, laissant ma collègue avec le reste du groupe. Élodie se montre désemparée, mais rapidement elle se perd dans ses propos, notamment lors de sa déposition dans les locaux de la police. Après une enquête via les caméras de la ville, en fonction de l’endroit précis où les faits se sont déroulés, Élodie se perd et face à son hésitation un doute sur la véracité de ses dires apparaît. Néanmoins, il nous (nous au sens de l’équipe éducative) apparaît essentiel de poursuivre un accompagnement à partir de cet événement, face à une adolescente qui nous échappait jusqu’alors (examen auprès de la médecine légale, service de prévention des risques de contamination du VIH [Virus de l’immunodéficience humaine]...). Malgré la lourdeur de ces démarches, pour le moins intrusives, Élodie n’est jamais revenue sur ses dires.
8L’adolescente a-t-elle cherché par cet appel à l’aide, un soutien et une présence, auquel seul le foyer a répondu ? Tout se délite autour d’elle. Son père refuse catégoriquement de la voir et son petit ami, qui représentait une certaine permanence, s’éloigne. Au regard de sa majorité, date butoir de son placement, nous tentons d’accompagner Élodie vers un projet de formation professionnelle afin qu’elle puisse, aussi à sa demande, bénéficier d’une protection jeune majeure. Néanmoins, les ruptures et les blessures trop profondes n’ont pas permis à Élodie de se saisir du cadre éducatif proposé par la MECS. Les liens se délitent à nouveau et pour la première fois, je vois une adolescente quitter le foyer, son baluchon sur le dos, laissant derrière elle tout le superflu.
9Élodie part en errance, au nom d’une revendication de la liberté, portant tout le poids de ses souffrances de l’enfance.
10Certaines situations nous amènent à l’épreuve d’une terrible impuissance dans le cadre de l’exercice de nos fonctions d’éducateur spécialisé. Ces adolescentes, au parcours institutionnalisé parfois long et saccadé ne leur permettent pas ou très difficilement de se saisir de l’accompagnement éducatif. Le nombre de fugues en institution tient parfois une place inquiétante et conséquente. L’éducateur doit faire avec ces va-et-vient incessants, accepter d’être celui qui accueille, ouvre la porte, propose une présence, une écoute et non pas celui qui sanctionne ou tient un discours moralisateur. Je ne dis pas que cette posture est à proscrire. J’ai tenu cette place d’éducatrice « cadrante » au retour de fugue de certaines adolescentes. Certaines en avaient d’ailleurs besoin inconsciemment. Néanmoins, il a fallu que j’accepte parfois de décaler ma posture afin que ces adolescentes « en errance » qui nous échappent totalement, puissent à nouveau accepter la perche que je pouvais leurs tendre. Accepter que l’autre refuse tout lien peut nous mettre à mal en tant qu’éducateur. Face à la mission qui nous importe, à savoir la protection de l’enfance en MECS, devenir le témoin du mal-être de ces adolescentes, sans pouvoir agir, peut plonger l’éducateur dans un sentiment d’échec, d’inutilité. Pris dans des sentiments de révolte (au regard des conduites à risque) et d’empathie (au regard de leur parcours de vie), ces deux forces s’opposent, donnant lieu à un conflit dans lequel l’éducateur se trouve tiraillé. C’est en ce sens que Sigmund Freud (2002) parle du métier d’éducateur comme métier de l’« impossible ». Les enjeux de la relation deviennent complexes et par cet accompagnement, l’éducateur cherche à se frayer un chemin vers l’autre, vers des sentiers non balisés, tel un « passeur », pour citer Joseph Rouzel (2000). « Porter », accompagner ces adolescentes (au sens winnicottien du terme), en leur offrant un étayage, une présence a pu se révéler de véritables épreuves de force. J’ai eu l’impression de déployer une énergie démesurée, pour tenter de raccrocher ces adolescentes en errance. En contrepartie, par ces refus répétés, j’ai pu me sentir littéralement désarmée, ne sachant plus comment m’y prendre dans la relation, tel un artisan qui n’aurait plus ses outils ! Les propos de Philippe Gutton font ainsi écho à ma pratique, à savoir que « l’adolescent se sépare d’autant plus difficilement qu’il est plus fragile » (1994, p. 102). Accompagner ces adolescents écorchés vifs demandent aux éducateurs une résistance à toute épreuve, pour tenir bon et ne pas « s’effondrer » avec eux dans leurs dérives, nous amenant à ce sentiment d’échec.
11Au sein de ma pratique en SAO, j’ai rencontré d’autres adolescentes pour qui cette question de l’errance portait une autre signification, audelà de la simple expression d’un mal-être lié à un vécu traumatique, remanié durant cette période charnière de l’adolescence.
D’une errance de fuite vers un accompagnement éducatif, pour une relation d’aide
12Les jeunes filles que j’ai pu rencontrer dans le cadre du SAO arrivent le plus souvent dans un contexte d’urgence, à la demande du procureur de la République sur Ordonnance de placement provisoire (OPP) ou du Juge des enfants. La mission de ce service a pour but, à travers un accueil à moyen court terme de trois à six mois, de pouvoir établir une observation, une évaluation, au regard des difficultés repérées, afin de proposer une orientation adaptée à l’adolescente et sa famille. Dans un tel contexte d’urgence, certaines jeunes filles peuvent se montrer réfractaires à tout accompagnement. Elles refusent tout lien et fuient l’équipe éducative, s’exprimant par différents passages à l’acte, tels que la fugue, le conflit ou autre mise en danger.
13Lorsque Cynthia arrive au SAO, elle a 14 ans. Cette adolescente était placée depuis l’âge de 6 ans en famille d’accueil. Suite au décès de sa mère (d’un cancer), la jeune fille vit avec son père. Ce dernier refait sa vie, sa compagne a deux enfants d’une première union. Ils quittent le département et Cynthia ne voit plus sa famille maternelle. Rapidement, la situation familiale se délite. Les enfants se montrent livrés à eux-mêmes, Cynthia au sein de cette famille recomposée ne trouve pas sa place. Le père est souvent alcoolisé. À la suite d’un signalement par l’Inspection académique, la jeune fille se retrouve placée en famille d’accueil. Jusqu’à ses 14 ans, Cynthia a vécu dans cette famille, où des tensions et conflits de plus en plus prégnants apparaissent, à tel point qu’un terme est mis au placement. L’arrivée à l’adolescence fait état d’un bouleversement considérable pour la jeune fille. Cynthia ne voit plus son père. Elle se retrouve donc seule et isolée. Avant d’arriver au SAO, l’adolescente fait un bref passage en MECS qui demande l’arrêt du placement face à une recrudescence de passage à l’acte. Elle arrive ainsi au SAO dans un contexte anaclitique.
14Cette adolescente se montre particulièrement revendicatrice et agressive à l’égard des éducateurs. Elle semble se protéger, comme si accepter à nouveau de se lier à quelqu’un signifiait souffrir. Elle affirme ne compter que sur elle-même et n’attend rien de nous. Paradoxalement, elle reste au SAO, sort la journée, mais rentre avec plus ou moins de retard. Au fil des semaines passées au SAO, à force de patience, Cynthia accepte la relation, l’échange avec nous. Finalement, cette adolescente cache une profonde avidité « d’amour et d’affection ». Un lien privilégié avec les femmes de l’équipe apparaît plus particulièrement, en référence très probablement à une figure maternelle. Progressivement, cette jeune fille qui refusait tout accompagnement et toutes perspectives de notre part accepte de se reposer sur nous. Cet étayage qui se met en place au fil du temps permet à Cynthia de se remobiliser dans sa scolarité. Elle accepte de retourner au collège et commence à se projeter vers un futur, avec des projets de formation. Par cet accompagnement éducatif, elle déverse peu à peu ses souffrances et partage avec nous un petit bout de sa vie. Cette jeune fille, qui n’a comme lieu d’accueil que le SAO, (puisqu’il n’y a pas de retours en famille envisageables) n’a pas d’autres choix finalement que de s’installer !
15Or, comme j’ai pu le préciser, le SAO n’a pas pour vocation d’accueillir à long terme les adolescentes. Nous représentons un tremplin, une étape de transition qui paradoxalement, pour ces jeunes filles accueillies, doivent accepter de se poser pour envisager un départ/une orientation proche. Cynthia est restée presque neuf mois sur la structure, le temps de trouver une orientation qui pourrait lui convenir. Finalement, une porte s’ouvre et la question de la séparation et des « au revoir » se révèle une épreuve terrible pour cette jeune fille, elle qui refusait à tout prix de « s’allier, d’aimer » à nouveau, au risque de souffrir encore une fois. Malgré le fait que nous avions préparé avec Cynthia cette orientation, le jour du départ fut cinglant pour ma collègue éducatrice. Ce n’est qu’une fois le moment de quitter la structure, laissant Cynthia en lieu inconnu avec ses valises, que la jeune fille s’empresse de dégonfler les roues du véhicule de service, reprochant à ma collègue de « l’abandonner » à chaudes larmes. Ces abandons successifs se répètent à nouveau et deviennent insupportables pour la jeune fille. Si la vie est constituée de ruptures successives, pour ces enfants carencés, en référence aux travaux de Michel Lemay (1979), cela prend une tout autre ampleur. Notre mission d’éducateur de structure doit permettre à ces adolescentes d’accepter plus favorablement ces étapes de transition par l’accompagnement et l’aide que nous pouvons proposer. Comme le précise Philippe Gaberan, « la finalité de la relation éducative n’est pas de normaliser la personne, de la guérir ou de réparer un préjudice. Elle est de l’aider à devenir actrice de sa vie en favorisant le passage du vivre à l’exister. » (2007, p. 139) Il s’agit ainsi pour l’éducateur de renoncer à une position de toute puissance, d’une dévotion totale à l’autre, en acceptant les limites auxquelles peuvent nous confronter certains adolescents plus particulièrement. Ceci prend du temps et parfois les placements successifs ne favorisent pas ces étapes de transition-rupture pour ces enfants en souffrance. Ces ruptures successives peuvent avoir, dans certaines situations, des conséquences dramatiques pour ces enfants-adolescents, « ballottés » de structure en structure où la question du rejet se rejoue perpétuellement.
De l’errance institutionnelle
16Lucie arrive au SAO dans le cadre d’un primo placement à 17 ans. Elle est suivie depuis plus de trois ans dans le cadre d’une mesure d’Aide éducative en milieu ouvert (AEMO), ordonnée par le Juge des enfants. Lucie vit avec sa mère et sa petite sœur de 7 ans. Les parents de l’adolescente sont séparés depuis plusieurs années. Lucie aimerait voir son père plus régulièrement, mais sa mère refuse. Durant cette période adolescente, Lucie ne se laisse plus faire, revendique son droit à aller voir son père. La mesure d’AEMO a pour objectif de faire tiers dans cette situation et de remettre chaque parent à sa place, laissant un espace de parole pour Lucie. Néanmoins, la mesure parvient très difficilement à remplir ces objectifs. Lucie exprime son mal-être à travers des passages à l’acte de plus en plus récurrents. Elle fugue du domicile maternel, traîne avec des jeunes majeurs et consomme du cannabis. Lucie ne se rend plus régulièrement en cours. Au regard de ces éléments, une demande de placement, validée par le juge pour enfants, est prononcée.
17Lucie intègre donc le SAO dans ces conditions. Au sein du groupe d’adolescentes, Lucie ne trouve pas sa place. Tout comme Élodie, elle est stigmatisée, par le fait d’être scolarisée dans un dispositif ULIS (Unités localisées pour l’inclusion scolaire en collège pour des élèves en situation de handicap ou de maladies invalidantes). De nombreux conflits éclatent entre Lucie et les autres jeunes filles. Au bout du premier mois de placement, il est proposé à l’adolescente d’intégrer une autre structure de type SAO, qui accueille un groupe plus restreint transversal, accueillant six enfants âgés entre 6 et 18 ans. Qui plus est, l’intégration dans cette structure limitera les trajets scolaires longs et fastidieux. A contrario, Lucie va se retrouver à proximité du domicile maternel et de son réseau. Après une première période d’adaptation, très rapidement, l’accompagnement éducatif avec l’adolescente ne parvient pas à se mettre en place. L’adolescente refuse tout accompagnement, fugue régulièrement de la structure et se montre de plus en plus agressive à l’égard de l’équipe éducative (elle menacera même un éducateur au couteau). Finalement, la question d’un nouvel éloignement va se poser, afin de permettre à l’adolescente d’investir les « objets actuels », à savoir penser un projet de formation professionnel au regard d’une majorité proche.
18Nous tentons d’explorer différentes pistes d’orientation avec l’adolescente, qui se montre plutôt « exigeante » : obtenir un appartement et vivre sa vie librement tout en obtenant l’aide de l’ASE. Autant dire que cela s’avérait un véritable parcours du combattant. Finalement, une perspective s’ouvre vers un lieu de vie, qui travaille la question de l’autonomie via des logements individuels en mobile-home et de la formation professionnelle. Progressivement, le conflit qui anime Lucie à notre égard de par la fonction que nous représentons (une mission de protection de l’enfance via le placement) tend à s’atténuer. L’adolescente se montre plutôt réceptive et demande même cet éloignement du domicile maternel. Suite à une concertation avec les services de l’ASE et un accord de principe quant à notre proposition d’orientation, une visite de structure s’effectue, à la suite de quoi Lucie donne un avis favorable. Il est à préciser que ce type de structure se situe hors du département dont dépend Lucie. Les démarches administratives s’enclenchent et le jour où nous conduisons Lucie à son nouveau lieu de placement, tout s’effondre. Sous prétexte d’un placement hors département et de crainte de ne pas être « rémunérée », la structure annule l’accueil de Lucie. Autant dire que cette réponse fût cinglante, tant pour l’équipe et surtout pour l’adolescente, qui finalement va finir par nous échapper littéralement. Le « peu de confiance », comme elle le disait, qu’elle a pu nous attribuer, a été anéanti tel un château de cartes. Ce qui est le plus dramatique, c’est les conséquences lourdes de cette gestion administrative dans une logique financière (usager = prix de journée) pour l’adolescente. Sous quel nom pouvons-nous encore parler de protection de l’enfance ? Dans quelles dérives avons-nous conduit cette adolescente, une dérive pour laquelle nous tenons une importante responsabilité ? En effet, les orientations successives, les placements, les ruptures-séparations répétées ou non (car des premiers placements en structure peuvent se révéler dans certaines situations malheureusement dévastateurs) peuvent conduire ces mineurs placés, et plus particulièrement les adolescents (à une période sensible à tous changements), à des conduites d’errance, voire des conduites à risque. Au nom d’une protection, n’amenons-nous parfois pas certains mineurs à se mettre davantage en danger ? La question d’un placement et de la séparation d’un mineur avec son milieu familial peut effectivement être lourde de conséquences et il nous faut faire preuve de vigilance quant à ces orientations au nom de l’intérêt de l’enfant. L’éducateur doit œuvrer entre des perspectives éducatives, en terme de projection et d’idéal, et la réalité du mineur et sa famille.
19À travers les trois situations proposées, nous pouvons constater à quel point cette question de l’errance peut se révéler complexe. Plusieurs pistes de compréhension peuvent être considérées, d’une souffrance de l’errance dans laquelle certains adolescents peuvent s’enfermer face à un mal-être de plus en plus prégnant par des passages à l’acte récurrents (fugues) : d’une errance de fuite où la question de la relation serait à bannir au risque de réveiller des souffrances sous-jacentes, à une forme d’errance institutionnelle qui par des placements successifs conduisent certains adolescents à une mise à mal de leur devenir. Il convient ainsi aux éducateurs d’établissement auprès de ces publics, de prendre en considération tout un ensemble : du parcours de ces adolescents placés, du mal-être et la souffrance dans lesquelles ils se retrouvent enfermés ; aux logiques institutionnelles parmi lesquelles ils sont tributaires
Bibliographie
Bibliographie
- Fenichel, Otto, La théorie psychanalytique des névroses, Paris, PUF, 1974.
- Freud, Sigmund,« Préface » à Jeunesse en souffrance, Nîmes, Champ social éditions, 2002.
- Gaberan, Philippe,la relation éducative comme un outil professionnel pour un projet humaniste, Toulouse, Érès, 2007.
- Gutton, Philippe, « l’espace de Peter Pan : “où nous conduirait l’errant ?” », in Sauvegarde de l’enfance, n° 2, Adolescenceet errance, avril 1994, pp. 97-102.
- Gutton, Philippe et Slama, Linda « essai de psychopathologie de l’errance », in Adolescence, n° 23, Errances, avril 1994, pp. 49-71.
- Golberg, Florence, “ l’adolescence aux semelles du vent”, in Sauvegarde de l’enfance, n° 2, Adolescence et errance, avril 1994, pp. 90-103.
- Le Breton, David, « consommer l’absence : vertige de la blancheur », in Adolescence, n° 66, Inconsommable, avril 2008, pp. 841-849.
- Lemay, Michel, j’ai mal à ma mère, Paris, Éditions Fleurus psycho-pédagogie, 1979.
- Rouzel, Joseph,l’acte éducatif clinique de l’éducation spécialisée, Toulouse, Érès, 2000.
Mots-clés éditeurs : errance, placement, Adolescence, carence, ruptures
Mise en ligne 21/04/2016
https://doi.org/10.3917/graph.053.0061Notes
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Par souci d’anonymat, les prénoms ont été modifiés