Notes
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[1]
Gabbaï, Philippe, « les équipes éducatives et soignantes face au vieillissement des personnes handicapées mentales », in Les Cahiers de l’Actif, n° 312/313, juin 2002.
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[2]
Recherche de Master 2 en sociologie, sous la direction de Pierre Vidal-Naquet, réalisée de mars à juillet 2014 dans deux établissements d’accueil de personnes handicapées mentales (l’un comprenant un foyer de vie, le second deux foyers de vie et deux foyers d’accueil médicalisé). Nous avons utilisé la méthodologie d’enquête de Kaufmann (2011) : construction progressive de la problématique in situ, entretiens compréhensifs, technique de saturation du modèle. Elle comporte 24 sessions d’observation et 22 entretiens de professionnels.
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[3]
Jeandel, Claude et Pascaud, Marc, « Vieillissement », Encyclopædia Universalis, HYPERLINK http://www.universalis.fr/encyclopedie/vieillissement (consulté le 27 mars 2014).
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[4]
DSM-IV-TR : Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, juillet 2005. L’OMS procède également à un classement des déficiences très similaire.
-
[5]
Cf. cours de sémiologie en psychomotricité de la Faculté Pierre et Marie Curie. http://www.chups.jussieu.fr/polysPSM/psychomot/semioRENAULT/POLY.Chp.3.html, 2006-2007, (consulté le 01/08/2014) où une déficience mentale sévère et modérée « correspond » à un âge mental de 6/7 ans.
-
[6]
C’est la « fin sociale » de la sanction que Prairat Eirick décrit dans La sanction en éducation, PUF, 2011.
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[7]
Définition du Nouveau Petit Robert, édition 1997.
1 Peu d’auteurs se sont intéressés, à l’instar de Gabbaï [1], aux pratiques professionnelles des personnes accompagnant quotidiennement en institution des personnes handicapées mentales vieillissantes. Ce dernier porte un avis singulier sur ces professionnels de l’accompagnement : le vieillissement, ou plutôt les effets du vieillissement que sont les amoindrissements de capacités, les ralentissements de rythmes, viendraient heurter les pratiques des équipes éducatives, qui seraient clairement orientées, à l’inverse, par des principes de progrès et de développement. « Les équipes éducatives ont été formées à trouver le sens de leur travail dans la dynamique de la progression, de l’autonomisation et de l’acquisition de compétence. (…) Dès que s’installe la régression, la panique s’empare de l’équipe devant ce qui s’annonce d’une perte de l’autonomie, d’une dépendance (…). On s’imagine impuissant, sans recours, écrasé. »
2 Les professionnels du domaine du handicap mental seraient-ils donc en panne devant l’émergence de cette problématique du vieillissement ? Leurs pratiques professionnelles seraient-elles à ce point désarmées au contact de personnes qui avancent en âge ? La normativité de leurs cursus de formation les enfermerait-elle dans des pratiques figées que le vieillissement ébranlerait ?
Expérience du trouble
Trouble inaugural
3 Dans chacun des deux établissements de l’enquête [2], le vieillissement est annoncé comme un réel problème par les équipes alors que les populations y résidant ont des âges très différents. Dans le premier, la moyenne d’âge y est de 60 ans. Dans le second, elle est de… 42 ans.
4 La notion de vieillissement apparaît donc comme une notion qui ne peut pas se définir par l’âge de la personne. Le maître de maison du foyer de vie d’Alfred nous confiera lui trouver des signes du vieillissement alors qu’il n’a que 34 ans. Dans une autre unité, les professionnels, émerveillés par sa vigueur quasi-juvénile, essaient, tant bien que mal, de tempérer le dynamisme de Jeanne, 71 ans.
5 Il est alors intéressant d’observer de près comment les professionnels perçoivent les symptômes du vieillissement qu’ils qualifient spontanément de problématique dans leur établissement.
La difficile identification des effets du vieillissement
6 Selon Jeandel et Pascaud [3] qui dressent un état complet de la « biologie du vieillissement », celui-ci se caractérise par l’apparition de symptômes nouveaux : parmi eux, douleurs et inflammations articulaires dues à l’arthrose, problèmes cardiovasculaires, insuffisances respiratoires, amoindrissement du contrôle sphinctérien, etc. Chez des personnes atteintes d’affections dès le plus jeune âge, comme les personnes trisomiques souffrant de problèmes cardiaques, l’avancée en âge peut également accentuer les symptômes de ces pathologies (Weber in Zribi, 2012). Elle va donc engendrer l’apparition de nouveaux troubles somatiques, parfois de nouveaux troubles psychiques, comme la perte de plasticité psychique (Sarfaty et Bonfils in Zribi, 2012), qui auront des incidences directes, ou indirectes, sur le comportement des personnes handicapées mentales.
7 Le vieillissement vient ajouter de nouveaux effets à ceux déjà présents, liés tant aux maladies qu’aux caractéristiques du handicap, avec lesquels les professionnels du champ du handicap mental doivent composer. Il leur est alors très difficile de déceler le vieillissement de ce qu’ils constatent hic et nunc d’un résident. Ainsi, Anna, éducatrice spécialisée : « Du coup, dans l’équipe on n’est pas d’accord si c’est lié au vieillissement ou à un état de déprime, ou juste dans le refus. Ce n’est pas si simple, avec des personnes handicapées, de reconnaitre le vieillissement. »
8 Ce vieillissement peut donc ne pas apparaître de manière évidente, par une sorte de focalisation du personnel accompagnant sur les caractéristiques multiples du handicap, qui accaparent leur réflexion. Alice, aidesoignante, en fait le constat : « Chez une personne qui vit normalement, on sait qu’elle peut être touchée par la dépression, tu as certains signes que tu peux voir. Alors que là, c’est plus difficile, le fait qu’ils sont porteurs de handicap tu es fixée sur le handicap de la personne et tu ne vois pas forcément que la personne vieillit et que elle aussi elle peut être porteuse de signes d’un vieillissement normal. »
9 Les signes du vieillissement sont bien souvent insaisissables dans le moment présent. Dans la pratique quotidienne auprès de la personne, il est très difficile de les déceler. Ses effets s’ajoutent aux effets du handicap et des maladies ; les professionnels font alors face à un doute supplémentaire, qui s’ajoute aux doutes qu’ils ressentaient avant dans les moments de régression chez la personne. Les pertes de capacités peuvent en effet être renvoyées tantôt au handicap, tantôt à la maladie, tantôt à la personnalité, tantôt… au vieillissement.
10 Afin de mieux comprendre comment les professionnels font face à ce vieillissement insaisissable, nous nous intéresserons, en premier lieu, aux troubles qu’ils ressentent au contact des personnes handicapées mentales et face à la question de l’âge. En second lieu, nous nous centrerons sur les pratiques éducatives déployées pour surmonter ces troubles.
Expérience des troubles
Un âge… des âges ?
11 Pour les professionnels qui accompagnent des personnes handicapées mentales, la notion d’âge est très troublante, à tel point que la caractérisation d’adulte est parfois difficile à effectuer. Ainsi, Lucie, éducatrice spécialisée en foyer d’accueil médicalisé : « effectivement, on s’adapte aussi à ce qu’ils donnent à voir : un comportement d’enfant ». Cet infantilisme, très présent, surtout quand la personne a une déficience intellectuelle profonde, est contrebalancé, chez ces professionnels, par un adultisme quasi-forcené. Nous sommes frappés, pendant notre enquête, du nombre de fois où les équipes éducatives rappellent, ou plutôt se rappellent, comme un travail d’auto-persuasion, cet élément : « ils ont un comportement d’enfant dans plein de choses. Du coup, effectivement, nous on jongle tout le temps : non ce n’est pas des enfants, ce sont des adultes, mais à la fois, on se le rappelle tout le temps. » (Sophie, monitrice-éducatrice en foyer de vie).
12 La déficience intellectuelle vient donc troubler la notion d’âge et la formation des professionnels ne vient pas clarifier le sujet. En effet, la déficience intellectuelle peut être évaluée par l’intermédiaire du Quotient intellectuel (QI) [4] qui référence la personne par rapport aux résultats moyens d’une population de même âge. Avoir une déficience intellectuelle signifie avoir un QI inférieur à la moyenne et, conséquemment, celui de quelqu’un d’un âge inférieur. Une personne handicapée mentale peut donc être perçue comme une personne ayant un âge mental inférieur à la moyenne [5], un âge d’enfant. Les professionnels qui les accompagnent font d’ailleurs le constat d’avoir affaire à des personnes dont ils trouvent des aspects enfantins. Un début d’après-midi, Pierre, résident d’un foyer d’accueil médicalisé, rechigne à rejoindre une activité à l’extérieur sur laquelle il s’était inscrit. Éva, monitrice-éducatrice, le sermonne : « Et tu ne fais pas de caprice, tu n’es pas un enfant, tu es un adulte ! » Cette sommation paradoxale à être adulte, puisque prononcée sur un ton infantilisant, traduit le trouble que les professionnels peuvent ressentir face à une personne handicapée par une déficience mentale marquée.
Causalités plurielles du trouble
13 La déficience intellectuelle crée des difficultés de communication ; celle-ci peut être oralement très simplifiée, voire inexistante. Les équipes éducatives, dans ces cas de verbalisation très réduite, mettent en place des stratégies de communication, comme le recours ingénieux à des pictogrammes, pour établir les termes d’un échange minimal. Mais ces limitations de communication rendent difficile la symptomatisation. La maladie n’est donc pas facilement décelée par les équipes éducatives. De la même manière, celles-ci rendent difficile toute expression de désir, ou de manque de désir. Bien plus encore, pour les cas des résidents des établissements où s’est portée notre étude, les équipes estiment que la majorité d’entre eux présentent des troubles psychiques, dont le spectre s’étend de symptômes dépressifs à des cas de schizophrénie et de troubles obsessionnels compulsifs. Dès lors, comment les reconnaître ? Devant une personne qui verbalise peu et qui se renferme sur elle-même, comment en identifier les causalités ? S’agit-il d’un phénomène d’auto-exclusion, au sens où le décrit Furtos, c’est-à-dire, un mécanisme permettant de « se couper de sa propre souffrance psychique » (Furtos, Laval, 2005, p. 21) où la personne rompt ses liens au monde et s’exclut elle-même de sa propre subjectivité ? S’agit-il d’une douleur somatique confinée que la personne ne peut exprimer ? S’agit-il plus simplement d’un manque d’envie pouvant être dû à l’âge ou à d’autres facteurs ? Ou plus prosaïquement d’une saute d’humeur passagère ?
14 Anne-Lise, aide-soignante, à propos de l’énurésie de Caroline : « Est-ce que c’était un problème contrarié, elle pisse, elle pisse comme un enfant ou est-ce que c’était un problème de comportement, de régression ? Estce qu’elle avait vraiment des problèmes somatiques ? »
15 Ces troubles très nombreux jalonnent les pratiques des professionnels du champ du handicap mental et viennent alimenter les nombreux doutes qui les traversent.
Le paradigme éducatif : un dilemme et une ambiguïté
16 En effet, s’il y a bien un élément commun que l’on peut retrouver au sein des équipes éducatives, que nous entendons là comme pluridisciplinaires (éducateurs spécialisés, moniteurs-éducateurs, assistants médicopsychologiques, aides-soignants, maîtres de maison, appuyés par des infirmières, psychiatres et psychologues), c’est bien celui du doute sur leur propre pratique. Notre étude éclaire deux dimensions paradoxales du paradigme éducatif : le dilemme stimuler/protéger et l’ambiguïté de l’autonomie sous contrainte.
Le doute permanent : stimuler ou protéger ?
17 Yasmine, aide médico-psychologique, nous montre à quel point il est difficile de « naviguer entre ce qu’on juge bon pour les personnes et ce qui compte pour elles » (Hennion, Vidal-Naquet, 2014, p. 20) : « C’est vrai qu’il y a des fois, je me sens fautive. Je me dis que lui demander de participer à certaines choses alors que d’autres préfèrent la laisser tranquille… est-ce que je lui fais violence ? (…) Mais d’un autre côté, la laisser ne rien faire, j’ai l’impression de la laisser de côté et je ne peux pas concevoir de la mettre de côté. (…). Tant que je me dis qu’elle peut se lever, qu’elle peut faire un minimum, la plus petite chose qu’elle peut faire, il faut qu’elle le fasse. Après peut-être que je lui fais violence. » Dans nos sociétés contemporaines, l’individu est amené à rechercher le développement de soi, le développement de son autonomie. Comme le dit Ehrenberg, qui en montrera par ailleurs les effets délétères sur l’individu, « le développement de soi devient collectivement une affaire personnelle que la société doit favoriser » (Erhenberg, 2000, p. 151). Cette recherche de l’autonomie, que certains qualifient d’injonction à l’autonomie, fait tout naturellement partie des objectifs des professionnels des métiers éducatifs. La stimulation est l’action principale qui permet de faire vivre ce travail d’autonomisation : c’est en stimulant la personne qu’on va l’amener à faire par elle-même, à faire plus, lui permettre d’apprendre et de découvrir de nouvelles choses. Nombre de projets individualisés proposent en effet de développer l’autonomie de la personne et décrivent les actions à mener. Mais circonscrire le travail éducatif uniquement à la recherche de cet objectif serait très réducteur, voire fallacieux. En effet, cela serait ignorer que les professionnels des métiers éducatifs portent, tout en même temps et avec autant de force, l’objectif du bien-être de la personne. Cette dernière approche est alors davantage reliée à des actions de protection : entourer, écouter, respecter. C’est notamment le cas lorsque les résidents prennent de l’âge.
18 Dès lors, on assiste à la cohabitation de deux notions qui sont contradictoires. Face à une personne qui ne veut plus se rendre à telle activité organisée, comme une sortie à la piscine par exemple, le professionnel se doit de résoudre ce dilemme. D’un côté, il s’agirait de stimuler la personne par crainte qu’elle s’installe dans une atonie qui la conduirait à perdre progressivement des capacités et, in fine, une partie de son autonomie. Mais il s’agit alors d’aller à l’encontre de l’expression de son souhait, d’y faire peut-être violence (Martine, maîtresse de maison, s’adresse en ces termes à un résident : « dans la vie, on ne fait pas toujours ce qu’on veut ! ») et, qui sait, d’être dans une forme de maltraitance. De l’autre côté, il s’agirait de respecter le souhait de la personne, de considérer que c’est certainement ce qui lui fait du bien puisqu’elle le demande et donc de contribuer à son bien-être. Mais apparaît alors le risque d’enfermer la personne dans une régression qui menace, à terme, de la rendre de plus en plus dépendante. Ce dilemme traverse, individuellement, chaque professionnel. Il fait systématiquement état de son doute et ne raisonne que par incertitudes. Il n’existe aucune règle qui permette de conclure à ce qui le conduit à prendre un chemin plutôt que l’autre. Cela dépend de la personne qui lui pose le cas concret du dilemme éducatif. Mais cela dépend également de l’instant auquel ce dilemme se présente. Cela dépend donc aussi de son état propre de personne.
L’oscillation entre la figure de l’éducateur et celle du protecteur
19 La résolution du dilemme éducatif ne répondant à aucune règle, le professionnel va faire des choix tantôt sur le chemin de la stimulation, tantôt sur celui de la protection. Il va donc osciller entre la figure de l’éducateur qui mise sur le potentiel de développement de la personne et sur la stimulation pour en faire émerger des progressions et celle du protecteur qui attachera avant tout une valeur à l’expression des souhaits de la personne dont le respect caractérisera la possibilité d’assurer le bien-être.
20 C’est ce mouvement des actions que décrit Ravon (2014, p. 3), en fonction que l’accent est mis sur l’autonomie, on est alors dans une démarche d’empowerment, ou sur la protection, on est alors dans une démarche de care. Benoît, moniteur-éducateur, l’illustre pour un résident du foyer d’accueil médicalisé : « On a pris le parti de l’accompagner dans ses fluctuations. Avant, on était en difficulté. On essayait de le sur-stimuler lorsqu’il était dans le creux de la vague. Or, on a changé un peu de dispositif, c’est-à-dire, en creux de la vague, on l’accompagne c’est-à-dire, jusque dans la chambre, jusqu’à la becquée au lit, pour mieux pouvoir l’en sortir. Plutôt qu’à chaque fois lutter. »
21 L’apparition des effets du vieillissement, parfois soudaine, ajoute une nouvelle dimension de trouble au paradigme éducatif. Alice, aide médico-psychologique, témoigne de cette difficulté à doser la stimulation quand le vieillissement se présente : « On ne se pose pas vraiment la question, de se dire… (…) Est-ce qu’ils sont encore dans la capacité de faire les choses ? C’est ce que nous on avait appris en formation… on avait eu une psychologue spécialisée en gériatrie et elle nous disait “des fois vous ne pouvez pas demander aux personnes. Parce qu’elles sont dans l’incapacité de faire. Pour vous, vous pensez qu’elles sont capables de le faire, mais elles ne peuvent pas, des fois”. Et je sais qu’on a tendance à oublier. »
La sanction comme révélateur du paradoxe de l’autonomie sous contrainte
22 Mais le paradigme éducatif est traversé par une autre dimension tout aussi génératrice de doutes et de questionnements. Elle nous est révélée par la figure de la sanction, dont l’usage est relativement étendu dans un des deux établissements de notre étude.
23 Ce que montre notre étude, c’est l’éminence des doutes et des questionnements, au sein des professionnels, suscités par le paradoxe du développement de l’autonomie de l’adulte sous un système de contraintes (Eyraud, 2013, pp. 43-44). Alice, aide médico-psychologique, à propos d’une sanction posée à une résidente par l’équipe éducative dont elle fait partie : « Elle a été sanctionnée deux fois, et deux fois de suite on lui a donné la même sanction. Il y a eu une première fois quand elle est revenue de piscine où elle a clashé, qu’elle a tout envoyé valdinguer, qu’elle a tapé Marie-Élise. Donc là, elle a été sanctionnée donc elle mangerait toute seule pendant une semaine. Et la semaine d’après, elle a reclashé encore et après ils lui ont redonné la même sanction. Par rapport à la première, elle est passée à l’acte sur une personne et n’a pas été sanctionnée en rapport (…). C’est vrai que c’est difficile à trouver la sanction adéquate… comme on le disait, ce ne sont pas des enfants. »
24 La sanction est un outil qui peut être appréhendé dans un cadre disciplinaire, à la manière dont Foucault (2002) en fait une présentation historique dans les contextes pénitentiaire et d’internat religieux. C’est un dispositif qui est utilisé pour rappeler la discipline et vise à amener la personne vers la règle commune. Elle peut être également envisagée dans un cadre éducatif parce qu’elle joue le rôle d’un « coup d’arrêt » afin d’éviter que la personne, en l’espèce « l’enfant » comme le décrit Prairat [6], se fasse plus mal ou fasse plus mal. Ce sont ces figures du cadre disciplinaire et du cadre éducatif que nous retrouvons utilisées dans la pratique de la sanction dans un des établissements de notre étude. Mais le malaise dont les professionnels témoignent lorsque le sujet de la sanction est évoqué met en évidence un paradoxe qui les traverse. Ils accompagnent des adultes, dont certains sont assez âgés, sur les chemins d’une plus grande autonomie, ou d’un maintien d’autonomie, mais ils empruntent la sanction, et d’autres outils coercitifs comme le verrouillage de portes ou le chantage, dans leurs méthodes d’accompagnement. La figure de l’adulte est largement questionnée par ces pratiques éducatives généralement utilisées pour les enfants (la punition). Celle de l’autonomie l’est tout autant.
25 Nous voyons donc, en étudiant les pratiques professionnelles des équipes éducatives, deux dimensions fortes de leur paradigme éducatif : l’oscillation entre la stimulation et la protection, et l’ambiguïté de l’autonomie sous contrainte. Ces paradoxes sont au cœur des pratiques professionnelles. Les ébranlent-ils ? Ce serait sans compter sans les vertus du travail collectif et pluridisciplinaire.
Clinique du doute, mise en débat collectif et pratique de l’essai
26 Les professionnels accompagnant des personnes handicapées mentales en établissement sont donc plongés dans des troubles permanents qui leur rendent difficile l’interprétation de situation (déficience intellectuelle et ses conséquences sur les mécanismes cognitifs et de communication, troubles somatiques liés ou non au handicap, souffrances psychiques ou effets du vieillissement ?). À ces personnes troublantes, aux comportements parfois infantiles et qu’ils aimeraient au contraire « adultiser », ils proposent un accompagnement, dont le paradigme éducatif articule un dilemme et une ambiguïté fondamentaux ! Il y aurait de quoi rendre impuissant. Dans la pratique, nous nous rendons compte que les raisonnements incertains façonnent une certaine « clinique du doute ». Chaque professionnel avance en terrain incertain, échafaude des hypothèses et conçoit des réponses. Il n’est jamais sûr de ce qu’il interprète, encore moins de ce qu’il propose comme action. Pis encore, il peut même changer d’avis sur ce qu’il a mis en place. Son recours sera de proposer son analyse au groupe de professionnels avec lequel il travaille. Mais il ne s’attend pas à trouver là une instance qui va l’aider à trancher parce qu’elle lui permettrait de comprendre de manière sûre une situation. Il y trouve, au contraire, un collectif aux avis divergents, et dont chaque individu porte ses propres doutes sur la situation qui lui est donnée en analyse.
27 Anna, éducatrice spécialisée : « chaque membre de l’équipe fait en fonction de ses valeurs et en fonction de ce à quoi il croit. Parce que par exemple, certains vont dire j’ai essayé ça et ça a marché et d’autres vont dire qu’ils ont essayé le contraire et que ça a marché aussi… c’est là où c’est important d’être en équipe parce que ça aide à avoir plusieurs visions différentes ».
28 Que ressort-il de cette mise en débat de ses propres doutes ?
29 Benoît, moniteur-éducateur : « Je m’appuierai sur l’équipe pour avoir des gardes fous… parce que je crois en eux. Ce que je voulais dire aussi, c’est que ça avance par confrontation d’idées. Des moments, ça clive, ça pète, mais j’ai l’impression qu’il y a des pas qui se font de manière collégiale et des deux côtés. Il n’y a pas quelqu’un qui reste trop ancré. » Ce consensus ne revêt par le sceau de la certitude, loin s’en faut, mais celui de l’approbation collective d’un essai. Parce que ce qui est fondamental dans ces pratiques éducatives que les questionnements pourraient paralyser, c’est l’idée de tenter de nouvelles choses avec une personne et d’en suivre les effets. Nous voyons donc apparaître un ingénieux système de « décision en incertitude » (Barthe, Callon, Lascoumes, 2001, p. 307). Il n’existe pas de moment unique qui acte une décision, mais bien plutôt un processus itératif de mise en débat, d’élaboration de consensus et de mise à l’essai.
30 Éva, monitrice-éducatrice : « On a tenté, on a vu que ça fonctionnait. Ça n’aurait pas fonctionné malgré nos stimulations, on aurait abandonné, on aurait réadapté. À partir du moment où il y a eu une accroche, où on sent qu’il y a une réponse qui est possible… que du coup, elle en est capable, on maintient. »
31 Ce processus engage un « réseau d’acteurs diversifiés » et il ne se clôt pour ainsi dire jamais. Il est totalement « réversible et ouvert à de nouvelles informations ou de nouvelles formulations de l’enjeu » (ibid.).
L’assimilation des effets du vieillissement dans les pratiques éducatives
32 Comme nous l’avons dit en début de cet article, le vieillissement est avant tout un trouble nouveau qui s’ajoute aux troubles existants. Les pratiques éducatives telles que nous les avons décrites incorporent ce trouble avec les autres. Certes, il les complexifie davantage. Mais notre enquête nous montre que la nature même de ces pratiques fondées sur l’usage du doute, la mise en débat collectif et la performation de l’essai permet de prendre en compte le phénomène du vieillissement. Même s’il est toujours difficile pour un professionnel de faire un état précis des effets du vieillissement chez une personne qu’il accompagne et encore plus de déterminer quels ajustements il a mis en place pour y faire face. Ce qui apparaît, c’est que le processus de travail dans lequel il est engagé lui a permis d’intégrer les effets du vieillissement et d’adapter ses pratiques. Sans qu’il s’en rende compte dans l’instant.
33 Élise, éducatrice spécialisée : « Il est d’autant plus dur, que ce soit le vieillissement, ou une décompensation, ou des personnes qui sont bipolaires, ce qui est difficile, c’est la soudaineté et la rapidité avec laquelle une personne va se retrouver en situation de dépendance. Et comment les professionnels vont arriver à ne pas rester bloqués et verrouillés sur une façon d’être, un état d’autonomie de la personne, mais vraiment s’adapter à l’instant t. »
34 À l’échelle de l’institution, sur une temporalité plus longue, le vieillissement est davantage perçu. Il s’installe, comme en témoigne l’interpellation à l’origine de notre enquête. Anne-Lise, aide-soignante en fait le constat : « Depuis 14 ans, au démarrage de l’établissement, le rythme s’est ralenti. Avant, les activités démarraient autour de 9 h alors que maintenant, elles ne démarrent pas avant 9 h 30-10 h. »
35 Si le vieillissement est le « fait de devenir vieux ou de s’affaiblir par l’effet de l’âge » [7], il se traduit par une fatigabilité accrue et un ralentissement des rythmes, constat largement partagé par des équipes qui ont passé plusieurs années sur le même établissement, avec quasiment les mêmes résidents. Le vieillissement physique du corps va amener progressivement des limitations fonctionnelles qui obèrent l’autonomie de la personne. Les actes professionnels évoluent : alors qu’avant Josée prenait sa douche intégralement seule, elle a aujourd’hui besoin de quelqu’un pour lui frotter le dos, ses mouvements du bras ne lui permettant plus de le faire seule. Anne-Lise, aide-soignante : « Moi aujourd’hui dans mon rôle d’aide-soignante, je suis perdue parce que justement avec la quantité de soins qui incombent en plus aux résidents parce qu’ils vieillissent, parce qu’ils ont un rythme plus lent, on prend beaucoup plus de temps, à la douche ».
36 Ces effets – des rythmes plus lents et une certaine fatigabilité – conditionnent les pratiques collectives. Dans l’oscillation du dilemme éducatif, elles vont avoir tendance à s’orienter de plus en plus du côté de la protection. Mais, comme nous l’avons constaté, il ne s’agit pas d’une évolution nette, mais bien plus d’un glissement progressif. Le professionnel met en œuvre de petites adaptations avec une réactivité de court-terme mais n’en prend conscience que sur le long terme. Ce glissement peut déstabiliser certains professionnels, personnellement plus proches de la figure de l’éducateur-stimulateur, et qui avouent qu’ils sentent une tendance à laquelle ils se sentent de moins en moins adhérer. Mais nous en avons rencontré peu. Pour la majorité, ils ont cheminé en eaux troubles, ils ont utilisé leurs doutes comme un outil, puissamment renforcés par le travail collectif, ils ont essayé de nouvelles approches, ils ont de nouveau douté, mais ils ont remis en débat leurs doutes, ils ont essayé encore et encore. Le doute leur a permis de questionner leurs pratiques et de les faire évoluer. Il leur a permis certainement de proposer un meilleur accompagnement. De prendre en compte les effets du vieillissement. On peut même penser qu’il permette d’éviter des situations de maltraitance.
Bibliographie
- Barthe, Yannick ; Callon, Michel et Lascoumes, Pierre, Agir dans un monde incertain, Paris, Seuil 2001.
- Erhenberg, Alain, La fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob 2000.
- Eyraud, Benoît, Protéger et rendre capable, Toulouse, Érès 2013.
- Eyraud, Benoît et Vidal-Naquet, Pierre, « Consentir sous tutelle. La place du consentement chez les majeurs placés sous mesures de protection », in Tracés, n° 14, Consentir : domination, consentement et déni, 2008.
- Foucault, Michel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 2002.
- Furtos, Jean et Laval Christian (dir.), La santé mentale en actes, Ramonville Saint-Agne, Érès 2005.
- Hennion, Antoine et Vidal-Naquet, Pierre, « La contrainte est-elle compatible avec le care ? Le cas de l’aide et du soin à domicile », in ALTER, revue européenne de recherche sur le handicap, 2014.
- Ion, Jacques (dir.), Le travail social en débat, Paris, La découverte, 2005.
- Kaufmann, Jean-Claude, L’Entretien compréhensif, Paris, Armand Colin, 2011.
- Ravon, Bertrand, « faire avec les normes plurielles et contradictoires : les normes de l’ambivalence », in revue Rhizome, n° 53, 2014.
- Vidal-Naquet, Pierre (dir.), Hennion, Antoine, « Une ethnographie de la relation d’aide : de la ruse à la fiction, ou comment concilier protection et autonomie », rapport de recherche pour la MiRe (DREES), 2012.
- Zribi, Gérard (dir.), Le vieillissement des personnes handicapées mentales, Rennes, presse EHSP, 2012.
Mots-clés éditeurs : Clinique, vieillissement, pratique collective, doute
Date de mise en ligne : 14/12/2015
https://doi.org/10.3917/graph.052.0045Notes
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[1]
Gabbaï, Philippe, « les équipes éducatives et soignantes face au vieillissement des personnes handicapées mentales », in Les Cahiers de l’Actif, n° 312/313, juin 2002.
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[2]
Recherche de Master 2 en sociologie, sous la direction de Pierre Vidal-Naquet, réalisée de mars à juillet 2014 dans deux établissements d’accueil de personnes handicapées mentales (l’un comprenant un foyer de vie, le second deux foyers de vie et deux foyers d’accueil médicalisé). Nous avons utilisé la méthodologie d’enquête de Kaufmann (2011) : construction progressive de la problématique in situ, entretiens compréhensifs, technique de saturation du modèle. Elle comporte 24 sessions d’observation et 22 entretiens de professionnels.
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[3]
Jeandel, Claude et Pascaud, Marc, « Vieillissement », Encyclopædia Universalis, HYPERLINK http://www.universalis.fr/encyclopedie/vieillissement (consulté le 27 mars 2014).
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[4]
DSM-IV-TR : Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, juillet 2005. L’OMS procède également à un classement des déficiences très similaire.
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[5]
Cf. cours de sémiologie en psychomotricité de la Faculté Pierre et Marie Curie. http://www.chups.jussieu.fr/polysPSM/psychomot/semioRENAULT/POLY.Chp.3.html, 2006-2007, (consulté le 01/08/2014) où une déficience mentale sévère et modérée « correspond » à un âge mental de 6/7 ans.
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[6]
C’est la « fin sociale » de la sanction que Prairat Eirick décrit dans La sanction en éducation, PUF, 2011.
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[7]
Définition du Nouveau Petit Robert, édition 1997.