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Article de revue

Favoriser le processus d'autonomie et soutenir le système d'appartenance : contradiction ou rituel de passage ?

Pages 100 à 110

1 Psychologue dans le champ de la protection de l’enfance auprès de jeunes âgés de 16 à 21 ans en foyer collectif mixte et en placement familial, je sais combien l’accompagnement sur le chemin de l’autonomie est un objectif fondamental pour les professionnels que nous sommes. Les jeunes que nous accueillons connaissent des difficultés familiales et leurs expériences relationnelles avec leurs parents sont émaillées de négligences éducatives et affectives, maltraitances, violences diverses ayant nécessité, parfois dès l’enfance, l’intervention de l’autorité judiciaire (le juge des enfants). De ce fait, leur histoire est marquée par des placements antérieurs et multiples. Dans ces situations complexes et douloureuses, comment articuler la question de l’autonomie avec le système d’appartenance du jeune ? Cet article développe à partir de vignettes cliniques le passage à la majorité de quelques adolescents accueillis dans nos structures. En suivant ces jeunes dans les relations tissées ou « détricotées » avec leurs proches, nous est apparue la nécessité d’associer particulièrement le réseau d’appartenance dans ce temps de nouvelle séparation que concrétise la majorité, d’une part, et la mise à distance du foyer par une installation dans un « studio supervisé », d’autre part. Les comportements de certains jeunes autour de la majorité (échec, tentative de retour dans la famille…) viendraient confirmer les propos de Guy Ausloos : « On ne s’autonomise pas tout seul. Pour autonomiser un jeune, nous avons besoin de sa famille » (journée d’étude, 1990).

2 Nous évoquerons en quoi le public de la protection de l’enfance est plus vulnérable face à ce processus d’autonomisation et en quoi le soutien du système d’appartenance facilite ce passage. Notre réflexion et notre pratique s’appuient sur l’épistémologie systémique. Nous ferons référence dans cet article à plusieurs auteurs liés à cette approche et des outils systémiques seront présentés via des vignettes cliniques.

3 Que se passe-t-il pour les jeunes placés en institution ou sous contrat jeune majeur autour de l’accompagnement vers la « mise en autonomie » ?

4 Je pose l’hypothèse que nos interventions éducatives, lors du passage vers l’âge de la majorité, devraient davantage conforter les liens d’appartenances, qu’ils soient familiaux ou de suppléances, pour favoriser le « détachement » au groupe d’appartenance et ainsi l’accès à l’autonomie.

5 En référence à Etienne Dessoy (1997) quand il aborde les rites de passage, il s’agit ici d’associer le groupe d’appartenance au changement de statut du jeune (accès à la majorité ou passage en studio « supervisé »). Ainsi soutenu et reconnu par son groupe, le jeune est mieux armé face à cette nouvelle séparation que représente « le pas vers l’autonomie ». Angoisse d’abandon, sentiment de solitude et illusion de retour pourraient ainsi être atténués. En ce sens, cette étape de vie qui signe le détachement avec l’enfance permet de clarifier et d’intégrer au mieux la question des liens avec les parents et l’exploration du monde et de soi-même.

Appartenance et loyauté

6 Appartenance, différenciation et identité sont étroitement liées. Les systémiciens partagent l’idée qu’une personne se construit à partir de ses diverses appartenances : famille, fratrie, école, clubs sportifs, couple… Selon Cyrulnik (1993), n’appartenir à personne, revient à ne devenir personne. Neuberger (2003) explique qu’il ne suffit pas d’établir des relations interpersonnelles pour exister, encore faut-il que ces relations se situent à l’intérieur de systèmes d’appartenances qui les contiennent. L’effet de l’appartenance est la création d’une solidarité, d’une loyauté entre les membres du groupe ; le premier groupe d’appartenance étant le groupe familial. Les loyautés sont indispensables pour l’appartenance au groupe. Elles se définissent comme un lien profond qui se manifeste auprès des personnes auxquelles un individu se sent engagé et se traduisent par une fidélité aux règles du groupe en termes de croyances, comportements, attentes et valeurs partagées. Les loyautés peuvent être visibles et invisibles. Par exemple, un enfant placé peut repousser l’assistante familiale qui pourrait prendre la place de son parent.

Autonomie et individuation

7 Dans un contexte de vie« normale », l’adolescence se caractérise par une séparation progressive avec ses figures d’attachement. Pour se construire et développer son autonomie, l’adolescent va s’investir au-delà du cercle parental en s’engageant dans de nouvelles expériences relationnelles et exploratoires, voire s’opposer aux valeurs familiales tout en maintenant le lien avec les parents.

8 L’intériorisation d’images parentales disponibles forme une base de sécurité à partir de laquelle l’adolescent peut s’expérimenter et assumer ses choix ou décisions sans avoir peur d’être rejeté. A l’inverse, les défaillances parentales à l’origine du placement des jeunes que nous suivons ne permettent pas l’instauration de cette base de sécurité et cette expérimentation par différenciation sans crainte du rejet s’opère mal. Des alternances entre fusion et rejet rythment toutes les relations (avec les parents, les amis, les éducateurs…), y compris les relations amoureuses.

9 Le renoncement à la dépendance aux parents (attentes, demandes de réparations, quêtes affectives…) persiste et entrave généralement le processus d’autonomisation. Autant dire qu’il est indispensable de « bien s’attacher » pour devenir capable de « bien se détacher ». Ce qui est la voie normale de l’individuation. Le processus d’individuation consiste en la prise de distance d’une personne avec son appartenance familiale. La personne en question présente ainsi une identité commune avec son groupe d’appartenance et une identité singulière issue de sa différenciation avec ce même groupe. Elle est en partie dépendante (identité commune au groupe d’appartenance) et en partie indépendante (différenciation du groupe) (Fourez, 2004). Individuation et individualisation ne sont pas à confondre car le dernier concept renvoie à l’idée que la personne est indépendante de tout, et notamment de toute appartenance et de tout héritage familial. Dans l’optique de l’individuation, l’autonomie est bien comprise au sens étymologique du terme (autos : soi-même ; nomos : la loi), c’est-à-dire comme la capacité d’établir soi-même ses règles, ses normes et ses valeurs, en fonction de son héritage familial et culturel. Selon Renders (1993), c’est ce travail de différenciation qui amène à l’autonomie. Celle-ci signifie être en mesure de se donner loi par le fait de pouvoir tracer et respecter soi-même sa limite, dessiner son champ d’actes, de pensées et de paroles, ou encore être en mesure de créer des liens autrement que dans une relation de fusion ou de dépendance.

18 ans : l’âge de l’autonomisation en protection de l’enfance

10 Pour la plupart de ces jeunes placés, l’aube des 18 ans est une période singulière qui les oblige à penser leur avenir avec ou sans l’institution, selon qu’ils sollicitent et obtiennent un contrat jeune majeur auprès du Conseil général. Avec l’approche des 18 ans, la question de l’autonomie devient cruciale dans nos interventions éducatives et l’accent est porté sur la capacité du jeune à gérer son budget, à suivre une formation, à économiser, à planifier ses repas, gérer ses relations sociales, mais aussi gérer la solitude… Un des outils pour mener à bien cet exercice d’autonomisation conduit le jeune à vivre seul dans une chambre ou un petit « studio supervisé ». La mise en œuvre de ce passage « en chambre supervisée » est réfléchie et motivée à partir de l’observation des capacités d’autonomie fonctionnelle chez le jeune. Dans un souci d’étayage et de projection vers l’avenir du jeune, le projet est essentiellement élaboré au sein d’une relation éducative privilégiée. Il est transmis à la famille avec l’attente forte de son adhésion. Mais ce changement qui correspond à une nouvelle étape du cycle de vie pour le jeune ne devrait-il pas être prioritairement en lien avec son groupe d’appartenance familial ou de suppléance ?

11 Une intervention éducative qui articule les besoins individuels du jeune avec les besoins d’appartenance serait à privilégier puisqu’elle respecterait les conditions nécessaires aux mouvements de différenciation du jeune, d’une part, et, d’autre part, protégerait le jeune d’un conflit de loyauté entre l’institution et sa famille. Ce conflit interne peut émerger chez le jeune si ces deux groupes d’appartenance (famille et institution) venaient à partager des attentes différentes à son égard. Le jeune peut être alors dans une impasse, face à un choix impossible à réaliser. Comment, en effet, être loyal avec un groupe sans trahir l’autre groupe ?

12 Faire appel aux systèmes d’appartenance permettrait également de ne pas illusionner le jeune sur l’éventualité d’une aide qui pourrait perdurer. Notre expérience démontre que cette aide peut s’arrêter brutalement du fait du non-respect des objectifs retenus dans le contrat jeune majeur ou de restrictions financières du Conseil général. Sans préparation, ni pour le jeune, ni pour sa famille, le voilà renvoyé directement à son groupe familial d’appartenance. Il s’agit bien évidemment, tant pour le jeune que pour les équipes, de vécus institutionnels violents.

13 Jeanne est âgée de 19 ans. Elle a vécu un premier placement à 17 ans pour des conflits violents au domicile paternel. Sa mère est décédée des suites d’un alcoolisme chronique lorsqu’elle était âgée de 4 ans. Le père a refait sa vie et les relations avec sa belle-mère sont conflictuelles. Elles vont jusqu’à la violence physique et jusqu’aux fugues répétées de Jeanne.

14 Elle est accueillie à l’internat dans l’attente d’une admission dans un service d’autonomie pour jeunes majeurs. Le 2 octobre, le contrat APJM (Accueil provisoire jeune majeur) est renouvelé pour 3 mois avec des objectifs précis : suivre sa formation, suivi CMP (Centre médico-psychologique), respect des règles et des personnes du foyer, honorer un entretien hebdomadaire avec l’éducateur pour le suivi de ses démarches…

15 Jeanne ne respecte pas ces objectifs. Une altercation entre son petit ami et un jeune a lieu à l’intérieur de l’établissement. Elle détient par ailleurs une somme d’argent de provenance douteuse et n’est pas respectueuse avec les éducateurs…

16 Le 10 octobre, le Conseil général met fin à la prise en charge de Jeanne.

Deux systèmes sous tensions : le système d’aide et le système d’appartenance

17 Dans notre société, jusqu’ à la majorité, le système social supplée aux familles d’origine lorsqu’elles présentent des insuffisances mettant en danger les enfants mineurs. Les familles sont alors dépendantes du système d’aide élaboré pour elles dans l’intérêt de l’enfant. A l’âge de 18 ans, la sortie du système de protection de l’enfance est prévisible et est d’ailleurs générateur d’anxiété et d’insécurité chez certains jeunes. Ils revivent un abandon symbolique. Certains jeunes accentuent volontairement leurs difficultés pour renforcer et maintenir le système d’aide. Par exemple, ils sont inscrits dans un parcours de formation mais ils décident d’abandonner, ou encore ils sont scolarisés mais se mettent eux-mêmes en échec. Des comportements symptomatiques apparaissent : fugues, oppositions, addictions…

18 L’accès à la majorité ouvre ainsi une double perspective : une perspective sociale et une perspective familiale. Au niveau social, le jeune est confronté à la sortie du système de protection de l’enfance. Au niveau familial, le jeune est réintroduit effectivement ou symboliquement dans sa famille du fait de la sortie prévisible du système social.

19 Face à des jeunes « compliqués », ne nous est-il jamais arrivé d’attendre la majorité ? Et ne nous sommes-nous jamais entendu dire « Il est trop tard pour envisager une orientation dans un établissement spécialisé » ?

20 Si on peut sortir du système social, on ne peut sortir de sa famille d’origine, on ne peut être délié de sa famille. Même son absence la rend présente. Pour la société, l’enfant devenu majeur et rendu presque dépendant du système d’aide peut ne plus exister alors que pour la famille, l’enfant, même devenu majeur, existe.

21 Revenons à Jeanne. Lors du renouvellement de son contrat jeune majeur, Jeanne ne souhaite pas quitter le foyer. Au pire, elle ira chez son père ou sa grand-mère. A ce jour, nous savons qu’elle est chez son frère aîné.

Mise en place du processus de sortie via la culture familiale

22 La période entre 17 et 18 ans devient, avec cet éclairage, très particulière. Il s’agira désormais de revenir à quelque chose qui a à voir avec la famille pour essayer de remettre en place des processus de sorties liés à la culture familiale. Il s’agira, en somme, d’un passage de relais.

23 Avec la famille et le jeune, nous revisiterons la manière de prendre en compte dans cette famille ce passage de l’enfance à l’âge adulte. Partir de la famille par le mariage, par une grossesse, par un passage en foyer, par l’émancipation, par une mise en couple… voilà quelques-unes des histoires familiales qui, racontées en entretien avec les parents, offrent au jeune l’expérience d’appartenir à une famille. La solution de l’après 18 ans devient une affaire familiale liée à l’histoire de chacun des membres de la famille.

24 Le génogramme est un outil privilégié pour passer au peigne fin ces rituels dans les générations précédentes. D’autres outils, dits « objets flottants », sont intéressants à explorer : la sculpture familiale, le blason de la famille. Ces outils favorisent le langage analogique ou non-verbal et permettent de sortir de l’impasse des mots. Ils offrent un espace de liberté et un espace entre l’intervenant et la famille (Rey et Caillé, 2004).

25 Rudy est âgé de 17 ans. Il est sous contrôle judiciaire et est contraint à des obligations dont le placement dans une famille d’accueil. Il a commis des vols aggravés en réunion. Il présente une personnalité immature, une grande suggestibilité et il est donc très influençable.

26 Rudy cherche la reconnaissance de ses copains en commettant ces délits sans mesurer les conséquences de ses actes. Il ne sait ni lire, ni écrire, et une déficience intellectuelle a été évaluée dans le centre de placement immédiat dans lequel il était avant son arrivée dans le service. Dès le processus d’admission, nous avons associé la famille du jeune et avons fait la connaissance de sa mère et de sa grande sœur, Laura, âgée de 19 ans. Le père refusait de rencontrer les intervenants sociaux. La mère et la fille nous expliquèrent alors qu’il était gêné de son élocution suite à un « accident sur la tête ».

27 La famille vit repliée sur elle-même, elle est peu tournée vers l’extérieur, hormis vers le quartier, temple de transactions violentes. Les parents sont décrits comme limités intellectuellement. La place de Laura nous interpelle : elle semble adopter la fonction de bouclier protecteur de la famille et nous partons du postulat que pour associer les parents aux entretiens, il nous faut passer par cette médiatrice. C’est Laura qui peut nous amener ses parents. Nous réussissons finalement à proposer des entretiens réguliers entre Laura, Rudy, sa mère, ma collègue éducatrice et moi-même. Monsieur ne vient jamais. Il se cache dans la maison lorsque les travailleurs sociaux vont à domicile. A la fin de notre accompagnement, il était présent et échangeait brièvement avec l’éducatrice. Nous sommes ici face à un système familial fermé et enchevêtré au sens de Minucchin (1983). Les frontières avec l’extérieur sont peu perméables. Ensemble, nous élaborons un génogramme. La parole se libère progressivement et le rôle de Laura est très important en ce sens où c’est toujours elle qui nous donne accès ou pas à la famille.

28 Cinq enfants sont issus du couple. Le frère, Jean, est incarcéré pour vols et sa sortie est prévue en janvier 2013. C’est aussi en janvier que Rudy sera majeur. Laura vit en couple avec son compagnon. Lui aussi est incarcéré dans la même prison que son frère. Le temps de l’incarcération, elle revient vivre chez ses parents.

29 Rudy apprend à lire grâce aux services d’un organisme d’alphabétisation. Toujours avec l’association des parents et de Laura, qui contrôlent nos interventions, nous proposons une démarche avec la MDPH (Maison départementale des personnes handicapées) au vu du handicap intellectuel mais aussi de l’hémophilie de Rudy. C’est de cette manière que nous abordons la proche majorité de Rudy et le processus de sortie envisagé pour lui.

30 Pour la famille, symboliquement, Rudy accomplit lui aussi sa peine. Lorsque Jean sortira, il prendra Rudy sous son aile. « Ça ira ! ». La commission MDPH statuera pour une reconnaissance de travailleur handicapé, une orientation en milieu de travail protégé et vers un service d’accompagnement à la vie sociale. Pour préparer la sortie de Rudy, toutes ces solutions sont évoquées.

31 Mais la famille propose sa propre solution.

32 La mère : « Ça va être un nouveau départ pour tous. Jean va sortir et prendre Rudy en main. On est beaucoup ensemble. Si quelqu’un va mal, tout le monde va mal ! »

33 Laura : « Il va prendre ma place car je suis enceinte de 3 mois et je pars en appart’. »

34 Rudy quitte finalement le service et nous apprendrons son incarcération quelques mois plus tard pour récidive de vol…

Le placement : processus de sortie social de l’enfant appliqué à la famille pour le protéger

35 Les entretiens nous permettent également de revenir sur l’histoire du placement. Le jeune, à partir de ses nouvelles capacités cognitives et de ses récits familiaux, se réapproprie son destin au sein d’un groupe d’appartenance.

36 Les solutions proposées viennent de la famille et ne visent plus la résolution des problèmes des intervenants sociaux. Il s’agit de répondre au problème de la famille qui récupère l’enfant du fait de la sortie prévisible du système d’aide. Je propose de considérer que le placement a été une sortie sociale appliquée à la famille dans l’intérêt de l’enfant. Se dessine avec l’approche de la majorité l’opportunité pour la famille d’appliquer son propre processus de sortie familiale. Cette idée fait référence à Guy Ausloos (1995, p. 144), qui énonçait : « La séparation ne peut se faire sans un minimum de réconciliation. J’ai coutume de dire que l’adolescent est sorti par la fenêtre et qu’il n’a pas pu emporter ses bagages ; il est donc important qu’il puisse rentrer chez lui, prendre ses bagages et sortir par la porte. »

37 Lorsque la solution de la « chambre supervisée » est envisagée, l’installation du jeune est alors portée par la famille. Dans la pratique, par exemple, la famille se mobilise pour rassembler un trousseau fonctionnel, ou pour peindre sa chambre, ou encore pour aider au déménagement… Ce qui importe, c’est que la communauté d’appartenance reconnaisse et accompagne ce passage. Nous nous inspirons ici de l’analogie avec les rites de passage tels que définis par Dessoy (1997). Si la famille d’origine est absente, il faut alors faire appel aux personnes ressources signifiantes. Il s’agit des personnes qui ont compté dans le parcours du jeune : la famille d’accueil, un membre de la famille élargie, un voisin… Une fois reconnu, le jeune se sent appartenir à un ensemble familial et reprend le chemin de la différenciation. Lorsque les liens familiaux sont rompus, il est courant qu’aux alentours de la majorité, des jeunes reprennent contact avec un père, une mère, une sœur, pour revisiter des pans de leur histoire ou vérifier la nature des liens qui pourraient exister. Resterait-il un espoir de… ? Cette difficulté à s’affranchir de parents incohérents ou non protecteurs nous désarçonne quelquefois et nécessite un accompagnement du jeune et de sa famille.

38 Zoé va avoir 19 ans dans quelques jours. Elle a été placée en pouponnière dès la sortie de la maternité. Les relations parentales sont empreintes de négligences graves et de rejets répétés. Sa mère a été incarcérée pour actes de maltraitance et son père est en errance et addict à l’alcool. Elle n’entretient aucune relation effective avec quiconque de sa famille. Le parcours de placement est émaillé d’une succession de foyers, familles d’accueil et de cours séjours en psychiatrie. Après un accompagnement dans le service de placement familial, elle souhaite intégrer le foyer pour envisager par la suite la semi-autonomie. Elle est d’ailleurs aujourd’hui en studio et s’inscrit à un brevet de technicien supérieur dans le secteur de la vente. Elle présente ce que l’on appelle « des troubles de l’attachement désorganisés », ou plus traditionnellement « des carences affectives profondes », telles que le décrit Michel Lemay dans son ouvrage J’ai mal à ma mère (1999). Lemay évoque le « syndrome de brisure relationnelle » (fusion-rejet, syndrome abandonnique) et le fait que les enfants qui en souffrent seraient des « anthropophages de l’amour », au sens où cette quête affective resterait insatiable, jamais suffisante pour combler ce vide affectif et l’absence de reconnaissance parentale.

39 Zoé est en recherche constante d’attention et d’affection. Son mal-être se traduit par de l’impulsivité ou du rejet. Elle se positionne tantôt en victime, tantôt en persécutrice. Son humeur est très labile et déroutante pour les interactions relationnelles. L’année de l’obtention de son bac, elle a un besoin effréné d’aller voir sa mère avec l’idée de lui prouver que, le bac en poche, elle est devenue quelqu’un. Elle souhaite aussi consulter son dossier au tribunal. Nous avons accompagné ses démarches en partenariat étroit avec son référent social, y compris la visite chez la mère.

40 Deux semaines plus tard, Zoé nous informe que son père a repris contact avec elle par téléphone. Il veut voir sa fille et être hébergé chez elle. Il hurle au téléphone et se trouve dans un état d’ébriété avancé. Il serait en centre d’accueil. Zoé se dit perdue, ne sachant si elle doit accepter ou non la proposition de son père. Nous apprendrons plus tard que c’est elle qui a repris contact avec son père… Nous faisons l’hypothèse que Zoé est en train de tester le processus de sortie familiale par le placement que nous avons mis en place afin d’y substituer le sien.

41 Pour ces jeunes sans maintien des liens familiaux, avec essentiellement un parcours institutionnel, il existe un outil intéressant, le génogramme imaginaire (Mérigot, 2012). Ici, le sujet est amené à se décoller de sa famille naturelle en imaginant une autre famille. Parfois, le génogramme traditionnel enferme dans une famille traumatique sans rendre compte des personnes ressources, alors que celles-ci offrent la possibilité de trouver des figures de suppléance à celles qui font défaut.

42 Le sujet doit ainsi recenser dix personnes importantes à ses yeux, vivantes ou non, qu’il aime ou pas, de sa famille ou non. Ce génogramme imaginaire procure au moins deux avantages :

  • la mise en évidence de personnes ressources ;
  • la révélation des capacités créatrices d’un sujet à faire du lien.

Soutenir l’appartenance pour pouvoir se différencier

43 Pour se séparer psychiquement de l’autre, il faut avoir suffisamment de l’autre en soi, une présence satisfaisante dont ensuite on pourra se séparer, dit Maurice Berger (2011).

44 En somme, une bonne absence implique une bonne présence. Cela met en lumière le paradoxe de l’autonomie. Ainsi, l’autonomie d’un sujet est entravée si celui-ci est privé d’un support à partir duquel il peut éprouver une dépendance, pour ensuite véritablement s’autonomiser. Cela nous renvoie à la difficulté de se séparer d’une personne dont on attend toujours tout. Dans notre pratique, nous sommes quelquefois confrontés à l’idéalisation d’un parent dont le jeune attend tout. La fonction de l’idéalisation permet de maintenir la relation à l’autre. Or, pour ces jeunes de la protection de l’enfance, les insuffisances parentales à l’origine du placement n’ont pas toujours permis l’intériorisation d’une dépendance réussie et ils ne peuvent parfois pas s’appuyer sur des liens d’attachement structurants et sécurisants pour se séparer. Pour construire son projet, le jeune doit accepter la défaillance parentale et accéder à une ambivalence à l’égard de ses parents. Ce lien n’est pas tout amour ou toute haine.

45 Associer la famille ou le réseau de personnes ressources permet de (re)créer une base de sécurité à partir de laquelle le jeune peut poursuivre son processus d’autonomie. Pour pallier l’absence de la famille, si tel est le cas, ce qui va permettre le détachement des figures parentales c’est la présence d’autres personnes qui sécurisent, accompagnent et investissent affectivement le lien. D’un point de vue systémique, notre pratique encourage à l’utilisation d’outils qui soutiennent la loyauté familiale et l’appartenance de l’adolescent à sa famille. La finalité recherchée est de favoriser le processus d’individuation du jeune. Susciter une séparation trop rapide au nom de l’autonomie amplifie un collage avec la famille naturelle et entrave la différenciation.

46 Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il y aurait donc finalement « nécessité d’appartenir », pour se différencier ensuite du « groupe d’appartenance » et avancer sur le chemin de l’autonomie.

Bibliographie

Bibliographie

  • Ausloos Guy, La compétence des familles – Temps, chaos, processus, Toulouse : Erès, 1995.
  • Ausloos Guy, « Le paradoxe de la mise en autonomie en institution », in actes de la journée d’étude organisée par la Sonatine 2, Namur : 2 octobre 1990.
  • Berger Maurice, La séparation à but thérapeutique, Paris : Dunod, 2011.
  • Caillé Philippe, Rey Yveline, Les objets flottants, Paris : Fabert, 2004.
  • Cyrulnik Boris, Les nourritures affectives, Paris : Odile Jacob, 2000.
  • Dessoy Etienne, « Rite de passage et psychothérapies. Comment remobiliser le temps suspendu ? », in Revue Thérapie familiale, vol 18, n°1, 1997, pp. 49-69.
  • Fourez Bernard, « Personnalité psychofamiliale, personnalité psychosociétale », in Revue Thérapie familiale, vol 25, n°3, 2004, pp. 255-275.
  • Lemay Michel, J’ai mal à ma mère, Paris : Fleurus, 1999.
  • Mérigot Dominique, Ollié-Dressayre Judith, Le génogramme imaginaire. Liens de sang, lien de cœur, Issy-les-Moulineaux : ESF, 2012.
  • Minuchin Salvador, Famille en thérapie, Paris : Editions universitaires, 1983.
  • Neuberger Robert, « Relations et appartenances », in Revue Thérapie familiale, vol 24, n°2, 2003, pp. 169-178.
  • Renders Xavier, « La confrontation, voie d’individuation de l’enfant et de l’adolescent », in actes de la journée organisée par la Sonatine 2, Bruxelles : 10 décembre 1993.

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