1 La vie affective et sexuelle des personnes ayant des incapacités n’a jamais cessé de questionner le grand public aussi bien que les professionnels comme le remarquent fort justement Zig Blanquer et Pierre Dufour dans un ouvrage récemment édité, « Communément, le commencement d’une vie sexuelle active atteste d’un nouveau niveau de maturité, d’un virage vers l’accomplissement de soi. Mais qu’en sera-t-il si ma sexualité naissante génère chez mon entourage malaise, élaboration de scénarios catastrophes, invocation de perversité, voire refus et négation ? » (Blanquer et Dufour, 2013, p. 106).
2 Dans le large champ des handicaps la question de la sexualité doit sans cesse être remise en lumière, parce que l’entourage professionnel et parental est tenté de la banaliser, voire de simplement l’occulter, alors qu’elle nécessite d’y penser en amont, d’entendre et de comprendre les demandes qui s’accrochent au désir et d’en faciliter (souvent d’en organiser) la réalisation concrète. Ce qui n’est pas sans résonnance chez tout accompagnant. Ces freins résident dans le principe de la non-ingérence dans l’intimité de l’autre, qui paralyse toute initiative. Cette non-ingérence relève d’une part, du tabou de l’inceste qui interdit les trop grandes proximités intra-familiales et, d’autre part, des codes de déontologie professionnels qui cadrent clairement les limites de chacun-e. Tout cela concourt à l’occultation !
3 Si le malaise évoqué plus haut persiste, il faut cependant revenir quelques décennies en arrière pour s’apercevoir combien la situation a passablement évolué durant ces dernières décennies.
Bref historique
4 Dans le début des années 1970, il était fréquent d’entendre affirmer que les personnes handicapées n’ont pas de besoins sur le plan affectif et sexuel ou bien, à l’opposé, qu’elles ont une sexualité totalement débridée et incontrôlée, comme le montre le travail de Giami mettant en lumière le jeu de différentes représentations entre les parents et les éducateurs ( cf. Giami, Humbert et Laval, 1983). Il est vrai que ces représentations sont à l’œuvre dans les relations entre valides et personnes handicapées, comme avait si bien su le montrer Stephan Zweig dans son roman La pitié dangereuse (1939) lorsque son héros prend conscience du désir qu’il suscite chez une jeune femme infirme : « Pas un instant l’idée ne m’avait effleuré que sous cette couverture qui l’enveloppait, respirait, sentait, attendait le corps nu d’une femme qui désirait et voulait être désirée. Jamais, dans mon innocence je n’aurais pu imaginer que les disgraciées de la nature elles aussi osassent aimer » (p. 128).
5 Intéressant aussi de noter combien l’évolution de la sexualité chez les valides influencera fortement la lecture des besoins des personnes handicapées. L’apparition de la pilule modifiera de manière fondamentale la question des relations hétérosexuelles, permettant une liberté jusque-là inconnue pour les femmes, alors que le Viagra (mis en vente à partir de 1998) offrira de nouvelles possibilités à des hommes ayant des problèmes d’érection. De la même façon, l’impact du sida affectera la gestion des relations des personnes handicapées mentales par la mise en place d’un programme public de prévention à leur intention. Les cours d’éducation sexuelle qui ont débuté en 1969 dans le cadre de l’enseignement ordinaire en Suisse romande, seront dispensés ultérieurement dans le cadre des classes spécialisées.
6 La sexologie, sur la base de recherches cliniques scientifiques, a également enrichi la compréhension générale de la sexualité humaine. Ce qui permet de lever quelques tabous, dont celui sur le vibromasseur, la sensualité et le para-orgasme, pour ne citer que ceux-là, et les valoriser.
7 La sexualité virtuelle voit même le jour : des programmes informatisés de rencontres sexuelles diffusables sur Internet, et même des combinaisons qui se portent en habit avec capteurs (27 pour les hommes, et 36 pour les femmes) connectés à l’ordinateur, permettant l’accès à 5 sensations servant àstimuler les zones érogènes!
8 Dans le domaine du handicap, on peut relever également bien des changements durant ces années:
- Une connaissance des handicaps toujours plus subtile, qui a pu voir (et voit toujours) le jour grâce aux nouvelles découvertes scientifiques, aux apports enrichissants de la psychiatre et de la psychologie centrée sur la personne globale, et à l’essor de la vision humaniste de l’âme et du corps.
- L’appréhension de manière plus affinée les nombreux handicaps existants, a aussi permis d’avancer plus intelligemment dans l’accompagnement des besoins affectifs et sexuels.
- La tenue de multiples congrès locaux, nationaux et internationaux, ciblant les thématiques au sujet de la sexualité en lien avec les handicaps et la diversité croissante de leurs contenus montre la volonté manifeste, d’une nouvelle culture : celle du droit à la sexualité pour tous !
9 De spectaculaires progrès de la technologie chirurgicale (implants péniens), la médicalisation (Viagra) et les diverses aides pratiques pour les problèmes d’érection ont largement contribué à une pleine reconnaissance du droit à une vie sexuelle pour des personnes dont le handicap est physique.
10 Des campagnes d’affiches participent à la transformation des représentations sociales (années 2000), par exemple en Suisse, de la part de l’association faitière Pro Infirmis « Comme vous, nous vivons notre vie », mettant en scène le corps dysmorphique en soulignant ses atouts de séduction, de virilité et de sensualité.
- Des programmes spécialisés d’éducation à la vie affective, intime et sexuelle qui aident à informer et à donner de nouvelles habiletés aux hommes/femmes en situation de handicaps.
- Des sensibilisations et des formations ciblées sur la sexualité et les handicaps, destinées aux professionnels et aux parents [1]. Les parents dont les compétences parentales se sont de plus en plus développées quantitativement et qualitativement au fil du temps, eux-mêmes ou les autres enfants de la fratrie ayant bénéficié d’éducation sexuelle.
- Des agences de rencontres Unions et partenaires de cœur, destinée aux personnes en situation de handicap existent en Suisse allemande comme dans d’autres pays.
- Enfin, l’assistance sexuelle magnifiquement revendiquée par feu René Paul Lachal, directeur de recherche au CNRS (Centre national de la recherche scientifique) à Paris, lui-même tétraplégique, lorsqu’il dénonçait la misère sexuelle vécue par certaines personnes handicapées : « Tout moyen dans la sexualité, y compris humain, compense les effets de la déficience. J’ai récemment demandé à mon médecin s’il était d’accord, le moment venu, pour m’assommer de neuroleptiques. Afin de supprimer mon stress et tuer ma libido » (Lachal, 2002).
11 Durant les années 1972-1975, l’OMS (Organisation mondiale de la santé) publie pour la première fois une véritable définition de la santé sexuelle ! Sur le plan cinématographique et des publications d’ouvrages, les productions ont été croissantes. En Suisse, un film documentaire pose très clairement la question de « l’amour handicapé » en 1979 déjà et rencontre un large écho ( cf. Dätwyler, 1979).
12 Durant les années 1990, on voit plusieurs réflexions se développer autour de la vie affective et sexuelle des personnes handicapées : l’Union nationale des associations de parents et enfants inadaptés (UNAPEI) en France met en place un groupe d’étude à ce sujet qui rend un rapport dans lequel la notion de plaisir apparait comme faisant partie intégrante de toute personne.
13 Les années 2000 marquent véritablement un tournant. D’une part, le film Nationale 7 (2000) pose très clairement la question de la sexualité à vivre concrètement dans la structure d’accueil. Sa diffusion n’a pas manqué d’interpeler les équipes professionnelles qui attendent d’être mieux formées à cet égard. Les nombreux travaux de recherche et mémoires de fin d’études réalisés par les étudiants sur le sujet témoignent de leur besoin d’approfondir ces enjeux délicats.
14 Le contexte institutionnel reconnait les difficultés vécues par les équipes à laisser s’exprimer sentiments et désirs en son sein, et les directions concernées mettent des formations en place pour leurs différents personnels. Dans les Hautes écoles sociales en Suisse, une session portant sur la vie affective et sexuelle est intégrée. En Suisse romande, nous prodiguons également des formations destinées spécifiquement aux directions et responsables éducatifs, centrées sur l’autodétermination dans les droits sexuels, les aspects juridiques et la prise de risque mesurée mais indispensable pour des réponses enfin concrètes.
15 Ces années 2000 marquent un basculement, avec l’apparition des droits à la sexualité enfin reconnus, la question du libre choix et le concept d’autodétermination mis en avant, la notion de plaisir acceptée et non plus combattue. Plusieurs documentaires font l’objet de diffusion sur les télévisions aux heures de grande écoute, alors que les films d’auteur sur le sujet vont se succéder : Dance me to my song (1998), Yo Tambien (2009), Hasta la vista (2012), chacun présentant des situations différentes, mais toujours en relation à la vie affective et sexuelle.
16 The Sessions sorti en 2013 est le premier film grand public à aborder la question de l’assistance sexuelle à travers l’histoire véridique de Marck O’Brien (1990).
L’assistance sexuelle
17 L’apparition des assistants sexuels est un nouvel élément de la problématique. Il y a controverse à leurs propos aussi bien en France qu’en Belgique, mais en Suisse romande le projet a pris naissance en 2008-2009 (vingt ans après le Danemark, la Hollande, l’Allemagne et plus récemment l’Autriche) avec une première (et pour l’instant unique !) formation en assistance sexuelle.
18 C’est l’association suisse SEHP (Sexualité et handicaps pluriels) qui a conceptualisé, dirigé la première formation en assistance sexuelle de langue française et certifié 6 femmes et 6 hommes pour des demandes hétérosexuelles (pour la plupart) et homosexuelles de la part de personnes en situation de handicap.
19 L’assistance sexuelle s’exerce en Suisse sans tapage, en dehors des scandales et des remous, sans excès et performances non plus !
20 Un nombre restreint de femmes et passablement d’hommes handicapés, outre René Paul Lachal, avaient courageusement fait entendre leurs voix afin que cette assistance sexuelle devienne accessible, dont entre autres quelques personnalités célèbres parce qu’ils/elles ont mobilisé la scène publique pour cette cause:
- Vincent Fries (Belgique) « Pourquoi vouloir garder un contrôle sur la vie privée de celui dont on a un devoir d’accompagnement (…) et jusqu’où peut aller la liberté de chacun à donner et à recevoir de la tendresse, du toucher relationnel et de l’érotisme humanisant, pour atteindre ce corps en accord, en vue du corps à corps, respectant enfin le fameux principe de l’équilibre des chances? » [2]
- Marcel Nuss (France) « J’avais 22 ans. J’étais dans un service de réanimation depuis trois ans. Je vivais entouré d’infirmières et d’aides - soignantes qui étaient toutes dans ma tranche d’âge. Beaucoup d’entre elles m’avaient pris pour leur confident, je savais tout ou presque de leur vie affective et sexuelle, de leurs déboires, de leurs soupirs, de leurs fantasmes et de leurs émois amoureux. Mais, lorsque j’essayais de parler de mes interrogations et de mes frustrations affectives et sexuelles, elles se trouvaient systématiquement un travail urgent à faire. J’écoutais, mais je n’étais pas écouté, car on craignait notamment que je demande plus que de l’écoute (...)Tant et si bien que mes frustrations et mon dépit augmentèrent jusqu’à devenir intolérables parfois [...] [3].
- feu Aïha Zemp (Suisse) « Les hommes, les femmes qui présentent un handicap physique ou des difficultés d’apprentissage et avec handicap mental ne trouvent pas toujours de réponse dans les salons de massages érotiques, parce que ces personnes ont besoin de plus de temps pour être préparées et se sentir bien, leur communication requiert parfois des attentions particulières, elles ont besoin d’adaptations spécifiques à leur handicap, les collaborations avec leur entourage familial ou professionnel sont singulières. » (4). Les objectifs de l’assistance sexuelle sont liés aux valeurs humanistes et individuelles actuelles d’autonomisation. Ils font corps avec le concept d’intégration maximale. Cette « suppléance » relève des normes de qualité de vie de la personne en situation de handicap.
21 La plupart du temps, les professionnels de l’éducation et des soins, les thérapeutes, etc. osent petit à petit (selon les pays) parler des besoins affectifs et sexuels en général. Si mettre des mots demeure juste et significatif la plupart du temps, ce n’est toutefois ni suffisant ni adéquat dans un certain nombre de situations : des hommes et des femmes ont besoin d’une « nourriture » sensorielle, sensuelle, érotique, voire génitale. C’est là où le vaste et subtil champ d’action de l’assistance sexuelle prend tout son sens ( cf. Diserens et Vatré, 2012).
22 Les demandes et les besoins s’expriment, le plus souvent de manière anonyme par le biais du site de l’association SEHP (du moins pour les personnes vivant avec un handicap physique) ou par un message téléphonique. Lorsque le handicap est mental, c’est presque toujours l’entourage accompagnant qui observe et nous sollicite.
23 Les témoignages plus négatifs comptent aussi : tel bénéficiaire (homosexuel) aurait aimé partager l’intime avec un assistant sexuel plus proche de son âge (nous reconnaissons que le choix est encore restreint), telle femme aurait aimé recevoir davantage de séances en assistance sexuelle (nous limitons généralement à une rencontre toutes les trois semaines), tel homme préférait finalement la masseuse érotique du salon de la ville dans laquelle il habite, parce que répondant mieux à ses fantasmes.
Assistance sexuelle et/ou prostitution ?
24 La question la plus délicate et si souvent posée, a toujours été la suivante : l’assistance sexuelle n’est-elle pas de la prostitution ? Ou encore, en quoi l’assistance sexuelle se distingue-t-elle de la prostitution ?
25 Certaines personnes pensent que mieux vaut l’assistance sexuelle que la prostitution, et d’autres estiment qu’il serait plus clair de ne collaborer qu’avec les services de massages érotiques ou prostitutionnels.
26 Le débat n’est pas simple, car il découle des représentations sociales de la prostitution, il entraine des valeurs personnelles et sociétales (la culture française à cet égard n’est pas la même qu’en Suisse, en Allemagne ou en Hollande) et il réveille des combats idéologiques, politiques et sociaux. Assistance sexuelle ou prostitution, assistance sexuelle et prostitution, car ni l’une ni l’autre ne comblent tout ! Dans les pays qui connaissent l’assistance sexuelle, elle ne dispose pas d’un statut spécifique et elle est assimilée à la prostitution. Mais la prostitution y est légale et le racolage non diabolisé. En Suisse, les personnes en situation de handicaps n’ont pas attendu la mise en place de l’assistance sexuelle pour expérimenter leur sexualité : les professionnels du sexe ont, de tout temps, accueilli certains hommes (et quelques rares femmes) en situation de handicap. Les associations de prostitués ont toujours été à l’écoute des besoins et elles se sont impliquées dans la mesure de leurs possibles.
27 Selon les conditions dans lesquelles elles s’exercent, l’assistance sexuelle et la prostitution seront donc très proches (dans les bonnes conditions) ou très éloignées l’une de l’autre (dans les situations de prostitution souterraine et manipulée). Tel argument qui marquerait une préférence pour l’assistance sexuelle pourrait être balayé par un service prostitutionnel de qualité ! Et vice et versa.
28 Ainsi pourrait-on dire que l’assistance sexuelle est « plus appropriée » que la prostitution, car :
- Elle est pratiquée par des personnes ayant été sélectionnées, formées et supervisées.
- Elle se décline différemment pour la tarification : elle est fixée de manière unique (environ 120 euros) quelle que soit la nature de la prestation. Il en va de même pour le temps consacré : jamais moins d’une heure !
- Elle est mieux acceptée de la part des parents et des tuteurs ou tutrices, ainsi que des directions des structures d’accueil. Elle peut même être considérée comme thérapeutique !
- Elle protège davantage l’équilibre psychique des personnes qui l’exercent, car elle est pratiquée comme une activité professionnelle accessoire. Les assistants sexuels ont une autre profession pour gagner leur vie et elles ne dépendent pas de l’offre et de la demande.
- Elle garantit la sécurité, le respect, les adaptations nécessaires selon les situations individuelles, etc.
- Elle passe inaperçue en institution, parce qu’elle est très discrète.
- Elle est consacrée uniquement aux personnes handicapées avec toutes les sensibilités que cela implique.
29 Aussi bien que l’assistance sexuelle est « moins indiquée » que la prostitution, car :
- Les assistants sexuels sont moins « rôdé » aux demandes sensuelles et sexuelles des bénéficiaires que les masseuses érotiques ou que les prostitués.
- Les assistants sexuels sont régulièrement remis en question (états d’âme) face à leur compagnon/compagne et/ou famille quant à leurs implications intimes.
- Les assistants sexuels ne pratiquent que rarement la relation sexuelle avec pénétration.
- Les assistants sexuels sont moins disponibles que les masseuses érotiques ou les prostituées parce qu’ils/elles doivent donner priorité à leur profession principale.
30 Mais la prostitution est aussi « préférable » à l’assistance sexuelle, car :
- Certaines professionnelles du sexe font un travail remarquable en assistant des personnes handicapées de longue date.
- La prostitution ne fait pas de distinction entre les personnes « valides » et celles en situation de handicap : « Avec nous il n’y a pas d’handicapé ou de non-handicapé, car soit tous les hommes sont des hommes, soit nous sommes thérapeutiques pour tout le monde ! » (dixit une femme prostituée militante dans une association de professionnels du sexe).
- Dans le monde de la prostitution on possède plus facilement une chambre disponible (même si elle n’est, de loin, pas toujours bien adaptée, ni forcément conviviale).
- La prostitution permet l’accès aux relations sexuelles complètes.
- La femme prostituée, l’homme prostitué ne laisse aucune ambigüité quant aux espoirs affectifs, amoureux et relationnels projetés par la personne handicapée.
31 Cependant la prostitution n’est pas « préférable » à l’assistance sexuelle, car :
- Les femmes et les hommes prostitués ne sont de loin pas forcément libres. Ils sont souvent manipulés et en grandes difficultés personnelles.
- Les femmes/hommes prostitués doivent vivre de leurs actes et pourraient donc créer des besoins chez la personne handicapée, voire détourner les réels besoins de cette dernière pour une question de revenu.
- Le prix de la prestation augmentera proportionnellement selon le temps consacré à la durée de la prise en charge de la personne handicapée. Or pour beaucoup d’entre elles, il faut du temps pour se sentir à l’aise, pour être dévêtu, pour être déplacé de son fauteuil roulant sur un lit, etc.
- Certaines prostituées ne supportent pas le handicap qui les rebute. On peut être préparé à toutes sortes de demandes intimes, mais ne pas être capable de toucher des membres amputés, de voir un visage qui bave ou de se coucher contre un corps dysmorphique.
- La prostitution souffre trop du manque de reconnaissance sociale pour être admise par les parents, les tuteurs, les directions, etc.
Un statut en débat
32 Si l’assistance sexuelle pose problème en France, c’est à cause de son statut. Il n’existe pas (à ce jour) en dehors de celui de la prostitution (et ceci quelque soit le pays où ce service est exercé). En effet, la définition « basique » de cet accompagnement sensuel et sexuel est le même que celui de la prostitution : un corps à corps sexuel contre rémunération.
33 Si la culture politique et judiciaire relève du régime abolitionniste (en France) ou du régime règlementariste (et donc protectionniste, par exemple en Suisse) l’assistance sexuelle y sera assimilée de fait, avec un « profil » très différent selon le pays dans lequel elle s’exerce.
34 En Suisse, le statut de l’assistance sexuelle est le même que celui de la prostitution, excepté dans le canton de Genève qui, en 2009, à l’occasion d’une révision de sa règlementation cantonale sur la prostitution, a voté en 2e amendement, que « les assistants sexuels qui viennent en aide aux personnes handicapées ont été nommément exclus du champ d’application de la loi sur la prostitution ». Cette exception ne donne pourtant pas de nouveau statut (d’ailleurs lequel ?) et sur Genève, les assistants sexuels pratiquent ainsi sans statut identifiable.
Assistance sexuelle et pratiques sociales
35 L’assistance sexuelle doit pouvoir s’exercer en toute transparence et, fréquemment, en partenariat proche avec des éducateurs, soignants, thérapeutes, etc. Cela signifie que les acteurs sociaux concernés doivent être sensibilisés à la question. Or, comment imaginer un entourage professionnel d’emblée ouvert et compréhensif à l’égard de cette suppléance sensible ? Comment faire l’économie des ressentis profonds de chacun (ceci d’autant plus pour les parents) alors que l’assistance sexuelle touche aux valeurs de la société ? Enfin comment croire que l’assistance sexuelle puisse exister dans un contexte institutionnel si la question de la sexualité en général, est encore taboue comme nous le rappelle Zig Blanquer et Pierre Dufour « Je ne peux prétendre au contact sans expérimenter le contact. Mais si mes désirs font l’objet de réunions de synthèse, si du personnel soignant entre dans ma chambre à n’importe quel moment, si le choix des horaires pour une grasse matinée après le partage d’une nuit ne m’appartient pas, si je dois demander une autorisation de sortie pour une escapade intime, une envie imprévue d’un dîner au restaurant, alors de larges pans de mon existence sont sous le contrôle d’autrui et l’institution s’agence en machine à désexualiser » (2013, p.109). Malheureusement, de telles réalités existent encore : espace inquisiteur et intrusif qui multiplie les contrôles, les regards et laisse peu de possibilité de discrétion dans les rencontres, formations à l’attention des professionnels encore insuffisantes, peu de chartes déclinant les possibles et les souhaitables en matière de vie affective, intime et sexuelle, réflexions conduites entre la direction et les équipes trop peu fréquentes, etc.
Conclusion
36 Ecoutons Julia Kristeva (2011) : « Si je passe par Simone de Beauvoir (…) c’est parce que sa définition du sexe comme “corps vécu par le sujet” est intrinsèquement libératrice en ce sens qu’elle permet à un homme ou à une femme, considérés comme des “sujets” (…) de nouer des liens optimaux avec un autre en particulier et les autres en général. C’est la raison pour laquelle la simplicité de cette définition que je vous propose de la sexualité comme “corps vécu par le sujet” pourrait être aussi une conception libératrice de l’homme et de la femme en situation de handicap, permettant à cette femme-ci ou à cet homme-là d’entrer en contact avec son intimité la plus secrète, défendue, interdite, inaccessible, et cependant source de plaisir et de dépassement : pour se porter au contact avec autrui, et créer ainsi des espaces insoupçonnés, inimaginables de proximité et de socialité, et ainsi seulement de bien-être. D’humanisme, osons le mot ».
37 L’assistance sexuelle a ses limites. Entre rien (le désert de toucher sensuels et la sempiternelle « juste distance ») et tout (les attentes de l’impossible : la personne au « look » de rêve, disponible en tout temps, prêt à accueillir toutes les subtilités et à répondre à toutes les fantaisies, si possible à 5 minutes de chez soi, d’un âge proche du sien, etc. !), elle tente de s’adapter aux réalités de chaque personne handicapée, en coexistence avec celle de chaque assistant sexuel. Entre le rêve fou (c’est humain) et la réalité des offres (c’est encore humain), certains écarts sont parfois inévitables ! L’assistance sexuelle se pose comme une véritable plateforme de réflexion, car elle interroge fondamentalement les personnes en situation de handicap (de quelle nature est mon désir ?), les identités des personnes qui souhaitent se former en assistance sexuelle (quelles sont mes motivations profondes pour impliquer mon corps dans l’intime de l’intime ?) ainsi que les convictions des tiers professionnels et parfois parentaux (qui est censé construire la réponse au désir et jusqu’où vont nos responsabilités à cet égard ?).
38 Cette suppléance « extraordinaire » nous impose de mettre en œuvre une attitude critique quant à nos engagements dans l’accompagnement de la personne handicapée : elle implique de nous positionner en permanence en fonction des représentations et déterminants sociaux qui orientent nos positions éthiques.
« Nous appelons impossible ce qui n’a jamais été tenté »
Bibliographie
Bibliographie
- Agthe Diserens, Catherine et Vatré Françoise, Assistance sexuelle et Handicaps : au désir des corps, réponses sensuelles et sexuelles avec créativités, Lyon : Chronique sociale, 2012.
- Agthe Diserens, Catherine, Sexualité et Handicaps, entre tout et rien…, Saint-Maurice (Suisse) : SaintAugustin, 2013.
- Blanquer, Zig et Dufour, Pierre, « Le handicap est-il permis ? L’institution est-elle souhaitable ? » in Alain Giami, Bruno Py et Anne-Marie Toniolo (dir.), Des Sexualités et des Handicaps. Questions d’Intimités, Nancy : Presses universitaires de Lorraine, 2013.
- Dätwyler, Marlies Graf, film Behinderte Liebe (Amour handicapé), 120 min., Filmkollektiv Zürich und Marlies Graf Dätwyler, 1979
- De Heer, Rolf, film Dance me to my song, 102 min, Vertigo Productions, 1998.
- Fries, Vincent, « Plaisir de choisir », Communication aux journées de l’AWIPH (Agence Wallonne pour l’intégration des personnes handicapées), 2 et 3 février 2012.
- Enthoven, Geoffrey, film Hasta la vista, 113 min, Fobic film, 2012.
- Giami, Alain ; Humbert, Chantal et Laval, Dominique, L’ange et la Bête : Représentations de la sexualité des handicapés mentaux par les parents et les éducateurs, Paris : CTNERHI, 2001.
- Kristeva, Julia, « Sexualité et handicap », in Sexualité et Autisme, séminaire de l’association l’Élan, Paris,18 janvier 2011, consultable sur le site : http://www.kristeva.fr/sexualite-et-handicap.html
- Lachal, René-Paul, in Mathilde, Mathieu « La sexualité des handicapés sort difficilement de la clandestinité », Le Monde, 22 octobre 2002.
- Levin, Ben, film The sessions, 95 min, Rhino films, 2012.
- Nuss, Marcel, « Du corps du délit au corps désir », site http://www.assistancesexuelle.ch/index.php/documents?download=1:du-corps-du-delit-au-corp-dudesir, consulté le 3 janvier 2013.
- O’Brien, Marck, “On Seeing A Sex Surrogate”, in The Sun, mai 1990.
- Pastor, Alvaro et Naharro, Antonio, film Yo Tambien, 103 min., Alicia Produce et Promico Imagen, 2009
- Sinapi, Jean-Pierre, film Nationale 7, 90 min, La sept-Arte, Telecip, Arte France cinéma, 2000.
- Zemp, Aïha, « Handicap et Sexualité, nouvelles liaisons » in Insieme, n° 22, 2006, Suisse.
- Zweig, Stefan, La pitié dangereuse, Paris : Grasset, 1939.
Mots-clés éditeurs : incapacité, déficience, Suisse, assistance sexuelle
Mise en ligne 14/11/2014
https://doi.org/10.3917/graph.047.0071