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Article de revue

Ambivalences culturelles du risque

Pages 11 à 22

Notes

  • [1]
    Cette contribution reprend en partie l’article déjà paru dans Revue des Sciences Sociales, n°38, 2007, pp. 12-19, sous le titre : « Cultures du risque ».

1 Le monde dans lequel nous vivons, tout comme celui de nos ancêtres, recèle bien des embûches. Pour en rendre compte, les sciences sociales contemporaines, ainsi que nombre d’hommes politiques, d’expert, de commentateurs et de citoyens, privilégient le terme de risque. Pourquoi retenir cette appellation, plutôt que d’autres, comme danger, menace ou péril ? Pour Niklas Luhmann, ce dernier terme se réfère à des conditions extérieures sur lesquelles l’homme n’a pas de prise alors que le risque renvoie à une responsabilité (Perreti-Wattel, 2000). Comme nos choix et comportements ont une incidence sur nos modes de vie, le domaine du risque s’est étendu avec le développement de l’agir humain. De nombreux auteurs soulignent qu’il s’est accru avec la modernité. François Ewald, Ulrich Beck et Anthony Giddens rappellent que celle-ci a systématisé et diversifié ses activités, produisant par là même de nouveaux risques d’accidents et de catastrophes. De nos jours, les effets des interventions humaines se conjuguent aux forces de la nature pour induire une inquiétude qui s’exprime en terme de risque lorsque trois éléments se trouvent réunis : l’incertitude, la responsabilité et l’anticipation. Les attitudes par rapport au risque sont contrastées et ambivalentes parce qu’il condense des significations opposées. D’une part, il échappe à la volonté et met en relief l’impuissance à le maîtriser. D’autre part, il implique des choix et restaure une certaine maîtrise par la capacité à évaluer la probabilité de son occurrence et à prévoir des réactions appropriées. Les réflexions sur le risque sont en plein essor, car les sources d’incertitude sont nombreuses dans le monde contemporain. Elles l’étaient aussi dans le passé, mais elles se sont profondément transformées (Ewald, 1986). Nous vivons dans des sociétés complexes aux régulations fragiles et aux interdépendances multiples, si bien que nous sommes conscients que des événements mêmes très éloignés peuvent avoir des répercussions importantes sur notre vie quotidienne (Giddens, 1991). Les risques ont de plus changé parce que beaucoup d’entre eux dérivent d’activités humaines sujettes à ratés, dysfonctionnements, défauts de coordination et aussi parce qu’ils sont aujourd’hui susceptibles de provoquer des perturbations majeures de l’environnement et des ruptures dans les équilibres nécessaires à la vie (Beck, 1986). Le visage humain du risque s’est ainsi accusé et sa prégnance s’accroît encore par l’élévation de notre conscience de l’incertitude. Notre propension à la réflexivité nous conduit à soupeser les impondérables. Nous nous efforçons de tenir compte même de probabilités faibles (Lascoumes, 1996). Nous nous préoccupons aussi des conséquences à long terme des processus en cours. Nous nous tournons résolument vers l’avenir et conférons à l’éthique de responsabilité une portée accrue. En élaborant sans relâche de nouveaux projets, en prolongeant les logiques repérables, en anticipant les évolutions possibles, nous développons et approfondissons les significations culturelles du risque. L’omniprésence des risques contraste avec leurs prises en compte scientifiques, techniques et politiques, qui restent de nos jours souvent partielles et limitées. Ils sont encore volontiers l’objet d’une approche négative dominée par les craintes qu’ils inspirent et les manières de les réduire. On sait les marchés financiers paradoxaux à cet égard : fondés sur l’accepta- tion du risque, ils sanctionnent l’élévation de son niveau. Plus généralement, l’aversion pour le risque conduit à exagérer certaines menaces et à réagir par des craintes amplifiées, selon une logique qu’avait déjà discernée Tocqueville : plus un phénomène désagréable diminue, plus ce qu’il en reste est ressenti comme insupportable (Tocqueville, 1953). Ces tendances présentent de multiples conséquences sociales, idéologiques et politiques qui convergent pour dessiner une conception cohérente et répandue. Dans le schéma alors élaboré, les risques sont gérés par des systèmes experts, des spécialistes et des responsables politiques auxquels les citoyens font plus ou moins confiance. Les autorités mènent des politiques de réduction des risques, dont l’efficacité serait altérée par un ensemble de résistances individuelles qui dériveraient d’habitudes ou d’insouciances, voire d’une irrationalité incrustée ou d’intérêts particuliers. Il s’agirait de lever ces obstacles par des campagnes d’information et d’éducation jouant sur différents registres, de l’incitation à la menace. Un tel schéma est appliqué à la gestion de risques très divers, de la prévention routière à la protection de la santé publique. L’approche négative du risque aboutit à des mises en garde multipliées et donc banalisées. Les exemples de contradictions abondent : les cigarettes sont en vente libre dans des emballages signalant obligatoirement leur danger mortel. Les médicaments sont accompagnés de notices susceptibles d’induire un contre-effet placebo, tant elles alertent sur tout éventuel effet indésirable. La lutte contre le sida fait la promotion systématique du préservatif, présenté comme le moyen technique autorisant une sexualité sans risque. Ces messages visent en particulier les jeunes, mais sans s’intéresser aux usages contraceptifs qu’ils peuvent faire du préservatif ni aux perturbations qu’il instaure dans une relation amoureuse valorisée par la plupart d’entre eux (Hintermyer et alii, 1994). Les politiques de prévention, de gestion et de réduction des risques n’appréhendent que certains aspects de ces derniers, en se préoccupant peu de les situer dans leur contexte, de comprendre la subtilité des interactions ou d’établir les raisons qui peuvent conduire à adopter des comportements jugés irrationnels d’un point de vue extérieur. Dans ces cultures politiques placées sous le signe de la gestion, le risque n’est saisi qu’à travers certaines de ses significations. Bien sûr il suscite la crainte et l’angoisse ainsi qu’une tendance à s’en écarter et à s’en remettre à des spécialistes du soin d’assurer la sécurité à leurs contemporains. Ceuxci expriment en même temps un goût du risque qui se trouve aussi paré de tonalités positives : il peut représenter un divertissement, une intensification de l’existence, il peut être source de prestige et de légitimité. C’est pourquoi, loin d’être simplement évité, il attire, séduit et fascine également. Ces ambivalences ne sont pas étonnantes, car le risque est chevillé à la condition humaine. Vouloir l’en extirper, c’est aussi restreindre celle-ci, comme en témoignent ces êtres surprotégés, par exemple à l’adolescence ou à la vieillesse, qui se trouvent ainsi infantilisés et qui finissent par perdre le goût de vivre ou par commettre toutes sortes d’imprudences délibérées pour retrouver l’impression d’avoir quelque prise sur leur destin. Par « cultures du risque », nous entendons d’abord, en un sens anthropologique, des ensembles de représentations et d’attitudes par lesquelles nous appréhendons les incertitudes de notre rapport au monde. La deuxième acception de cette expression renvoie aux manières de cultiver le risque et aux avantages qui en sont attendus. Et nous employons le pluriel afin de souligner la multiplicité des activités, des existences et des milieux qui sont confrontés au risque et qui cherchent à en tirer parti. La relation entre risque et culture a été posée dès le milieu des années 1980 par Mary Douglas et ses collaborateurs (Douglas, Widavsky, 1984). Ces travaux ont mis en relief la relation étroite entre risques et valeurs et les bénéfices politiques liés à la gestion des risques. Ils insistent aussi sur la relativité culturelle des risques. Chaque époque en sélectionne certains pour constituer des « portefeuilles de risques » sur lesquels elle focalise son attention. Ainsi, « chaque forme de vie sociale a son propre portefeuille de risque. » (Douglas, Widavsky, 1984, p. 8). Cette approche positive confère à la problématique du risque une envergure anthropologique, mais elle nous semble limitée, d’une part par la tentative d’élaborer une théorie systématique envisageant les attitudes individuelles à partir des propriétés structurelles du groupe dont elles relèvent, d’autre part par la tendance à associer l’attrait pour le risque au groupe des entrepreneurs et des créateurs. Or ceux-ci ne sont pas les seuls à prendre des risques. Dans Risk and Culture, le pouvoir est appréhendé principalement à partir de la domination rationnelle légale exercée par des institutions bureaucratiques réticentes aux risques. Nous voudrions montrer qu’il est aussi fondé, historiquement et actuellement, sur la capacité à relever des défis et à affronter l’adversité.

Risque et charisme

2 La domination charismatique résulte de l’aura que diffuse une personnalité exceptionnelle. Celle-ci doit son ascendant non seulement à ses qualités éminentes, mais surtout à sa dimension surnaturelle. Elle est en effet réputée entretenir une relation privilégiée, étroite et constante avec une puissance transcendante, invisible et mystérieuse qui demeure d’ordinaire inaccessible pour les autres hommes et que certains anthropologues, à la suite de Rudolf Otto, appellent le numineux (Otto, 1917). L’individu qui occupe cette position hors du commun en tire une capacité à effectuer des prouesses et des prodiges qui suscitent l’étonnement, l’admiration, le respect, la ferveur. Il est sollicité pour des conseils, suivi dans ses avis et même dans ses ordres, en somme considéré comme une autorité. Nombreux sont ceux qui sont disposés à s’en remettre à lui dans les décisions les plus importantes de leur existence, à lui confier la direction des affaires individuelles et collectives, à l’accepter pour chef. Une telle confiance exige en retour de celui auquel elle est accordée la manifestation de ses dons extraordinaires lors d’épreuves effectives ou rituelles. Les premiers pharaons déjà devaient accomplir à Saqqarah lors de leur jubilé des performances qui témoignaient de la perpétuation de leurs facultés. Dans ces formes très anciennes du pouvoir, le principe charismatique est avéré. La domination charismatique n’a pas disparu avec la rationalisation moderne de la société. Au contraire, l’un de ceux qui a le plus efficacement œuvré à celle-ci est en général tenu, à juste titre, pour une incarnation typique de celle-là. Napoléon a notamment fondé son pouvoir sur l’intrépidité avec laquelle il prenait des risques extrêmes. Cet exemple montre que le ressort charismatique conserve de l’importance dans la modernité et qu’il y revêt des traits spécifiques. D’abord, il est susceptible d’être associé à d’autres et notamment à la domination rationnelle légale. Un dirigeant peut œuvrer à l’élaboration de codes de lois et à la mise en place d’une administration centralisée tout en cherchant à entretenir ou à raviver son prestige grâce à la mise en jeu de son existence. L’efficacité symbolique de ce procédé est utilisée jusque dans la défaite et l’exil, comme un moyen de rebondir, voire, lorsque c’est devenu décidément impossible, de marquer encore les esprits et de les préparer à un retournement post mortem en façonnant une légende épique. Dans la culture politique moderne, l’épreuve du feu présente un sens différent de celui qu’il revêtait pour les Anciens. Il n’est plus tant la preuve d’être favorisé par la fortune ou de pouvoir compter sur des forces surnaturelles qu’un gage de cohérence et de fermeté. L’issue du combat importe moins que la détermination à le livrer. On assiste ainsi à une psychologisation du charisme. Cette évolution accorde à l’acceptation du risque et à la confrontation avec la mort une place considérable qui révèle la véritable trempe d’une personnalité. Dans un contexte où la présence de la mort est devenue peu familière, le seul fait d’en assumer le risque contribue déjà à distinguer un individu de ses semblables et à lui prêter des qualités qui sortent de l’ordinaire. Cette mise en évidence de personnalités éminentes dérive d’une fascination récurrente pour l’héroïsme ainsi que d’associations enracinées entre prise de risque, rapport à la mort, liberté et maîtrise.

Fascination pour l’héroïsme

3 Celui qui est prêt à mourir devient difficile à contrôler. N’ayant plus rien à perdre, il offre moins de prise aux pressions, aux injonctions et aux menaces. Telle une bête aux abois, il s’avère dangereux et imprévisible, en actes et en paroles (Kazantzaki, 1956). Le monde antique a déjà été traversé par des récits dans lesquels la liberté se conquiert par la mort. Refus de se soumettre à des ordres ou à des lois dénoncés comme attentatoires aux valeurs suprêmes, quitte à ce qu’une telle rébellion soit châtiée par la mort, choix du suicide lorsque les conditions imposées à l’existence sont ressenties comme insupportables et avilissantes, conjuration en vue d’éliminer le despote et tyrannicide, affirmation de ses convictions et de ses croyances jusque dans les persécutions et le martyr, ces tragédies ont laissé une trace indélébile dans la conscience universelle et continuent à marquer la modernité. En effet, la résistance à l’oppression ou à l’invasion étrangère y revêt une place qui croît avec la référence aux droits de l’homme et à ceux des peuples à disposer d’eux-mêmes, avec le rejet de l’arbitraire et les revendications nationales et sociales. Dans les luttes qui en résultent, lorsque les forces en présence sont inégales, la plus faible augmente ses chances d’obtenir gain de cause en compensant l’insuffisance de ses moyens par l’intensité de son engagement, par sa résolution à aller jusqu’au bout, par sa détermination à vaincre ou à périr. Même là où la cause défendue est désespérée et où la prise de risque confine à la certitude de l’échec, la fascination pour l’héroïsme peut entraîner dans une logique du défi et du sacrifice (Hintermeyer, 2006). Le risque de mort est aussi associé à la maîtrise, à la fois maîtrise de soi et maîtrise sur autrui. Elle place le sujet face à la possibilité de sa propre disparition et modifie ainsi son point de vue et ses attitudes par rapport à lui-même et par rapport au monde. En regardant la mort en face, il se hisse au-dessus de sa propre personne et s’affranchit des limitations qui affectent le commun des mortels. Il transcende la faiblesse de son corps, lui impose la force de sa volonté et ne se soumet même pas à l’instinct le plus puissant, celui de sa propre conservation. Il se rend ainsi apte à tenir les rênes de tous les désirs humains, à les brider et à les orienter dans la direction opportune. Il peut aussi opposer à l’adversité une inébranlable fermeté et conserver en toute circonstance courage, sangfroid et contrôle de soi. Il est même réputé savoir relativiser ses propres intérêts. L’acceptation du risque de mort le rend ainsi supérieur à ce qu’il était et à ceux qui en sont restés éloignés. À l’apogée de la gloire napoléonienne, Frédéric Ancillon écrit un Essai sur les grands caractères. Il y fait l’apologie de l’héroïsme qui suppose de « mépriser ce que la plupart des hommes cherchent, braver ce que tous les hommes craignent » (Ancillon, 1806). Cette condition se retrouve selon lui chez ceux qui excellent dans l’administration des États, la politique et la conduite des opérations militaires. En favorisant le détachement par rapport à soimême et le dévouement pour une cause, le risque de mort élève l’individu au-dessus de la masse de ses semblables et le rend apte à l’exercice de fonctions éminentes. Parmi les figures qui ont laissé une trace profonde et durable dans la conscience des hommes, beaucoup ont renoncé à la sécurité pour prendre des risques, mettre leur existence en danger et devenir des héros. Certes, notre époque compte avant tout sur la science et la technique pour gérer les difficultés collectives, sélectionner les experts appropriés et gouverner les hommes. Mais elle se rend aussi compte que ces méthodes, compétences et assurances ne suffisent pas à établir une autorité reconnue et que les choix décisifs restent des questions de vie ou de mort. D’où l’importance encore accordée à ce que les dirigeants aient côtoyé le risque de mort de suffisamment près pour ne pas être désarçonnés à son approche. Le combat politique, dans sa dureté même, forme et prépare à la culture du risque requise par l’exercice du pouvoir. Il est rempli de défis, de règlements de compte et de paris périlleux. Il comporte une dimension irrationnelle qui subsiste même dans les périodes de consensus et celles qui ont tendance à se conformer à la pensée unique. On l’a souvent remarqué, il ressemble à une arène où les protagonistes ne cessent de se porter des coups pour tuer symboliquement leurs adversaires. La promotion culturelle du risque ne se limite pas aux cercles politiques où nous venons d’en identifier de puissants ressorts. Elle se diffuse à partir d’eux à divers pans de la société. Elle concerne notamment les entrepreneurs et les créateurs (Douglas, Widavsky, 1990), mais la place essentielle et toujours croissante que l’entreprise et la création, sous toutes leurs formes, occupent dans l’imaginaire contemporain fait que ces termes sont aussi des valeurs, largement partagées. Loin de borner leur influence aux milieux sociaux qui s’en réclamaient traditionnellement, elles irradient le monde contemporain, saturé de créateurs autoproclamés et d’apprentis entrepreneurs prêts à miser sur des formules et « concepts » diversifiés. Aussi les significations positives du risque précédemment dégagées se retrouvent-elles de nos jours dans des expériences diversifiées qui par ailleurs les associent, les mêlent ou les font alterner avec d’autres ressources culturelles du risque.

Cultures juvéniles du risque

4 Les risques que l’on prend renvoient à la personne et aux différentes dimensions de son existence. Dès la fin des années 1980, David Le Breton attire l’attention sur les passions du risque animant nos contemporains (Le Breton, 1989). Paradoxalement, les conduites à risque prolifèrent dans une société obnubilée par le risque zéro. La recherche du risque, directement liée à la subjectivité, et à ce qu’elle a de mal assuré, est moins étudiée que son refus ou son évitement et elle suscite un certain embarras : les prises de risque sont présentées à la fois emphatiquement et péjorativement. Elles sont valorisées parce que la dynamique sociale requiert le renouvellement, l’invention, qui supposent la prise de risque, laquelle se trouve en même temps dévalorisée parce qu’elle contrevient à l’idéal sécuritaire. Les risques que l’on prend sont à la fois honteux et glorieux. Honteux, car ils contredisent une tendance de la modernité à rendre l’existence prévisible, à la protéger des aléas, à maîtriser ce qui advient. Glorieux, car celui qui prend un risque est un audacieux à qui la fortune sourit volontiers. À la manière du chef, il fait preuve de force de caractère en se soumettant à une épreuve qui lui procure des raisons de vivre et aussi un prestige et un ascendant sur les autres. Cette faculté d’affirmation, reconnue aux héros, ne l’est pas au vulgum pecus qui néanmoins revendique une possibilité d’accès aux avantages que l’héroïsme est susceptible d’apporter. Une telle aspiration se heurte généralement à une certaine désapprobation de la part de ceux qui veulent limiter à quelques-uns l’accès aux ressources de l’héroïsme. Les jeunes générations constituent une classe d’âge où s’élaborent aujourd’hui des cultures du risque particulièrement déroutantes pour les attitudes protectrices volontiers adoptées par leurs aînés à leur égard. Une approche positive du risque est requise pour découvrir l’attrait qu’il exerce, mais elle soulève des réticences dans un contexte sécuritaire. Elle se révèle essentielle pour comprendre certains comportements juvéniles parce qu’il y a une relation entre prendre des risques et être autonome. Pouvoir prendre des risques signifie mettre en jeu son destin, ce qui suppose d’être responsable de soi, voire d’autrui. Être soi, c’est pouvoir agir sur ce que l’on devient, c’est assumer des risques. On ne reconnaît pas à celui qui est dépendant le droit de prendre des risques. L’enfant est un être humain que les adultes responsables de lui cherchent à protéger des multiples risques de l’existence. La prise de risque implique que la vie n’est pas d’emblée posée comme une valeur, mais que celle-ci doit être conquise par le sujet lui-même, y compris aux dépens de sa sécurité et parfois en mettant en jeu son existence. D’une certaine manière, accéder à la subjectivité suppose de renoncer à se comporter en simple héritier, en gestionnaire prudent d’un acquis. En s’attendant à ce que les jeunes se transforment en bons pères de famille et en projetant sur eux leurs propres normes, les adultes n’essaientils pas de les priver d’une part de leur jeunesse ? La jeunesse se voit souvent reprocher son irresponsabilité. Ainsi Parsons considère que c’est là une caractéristique de la culture jeune. N’est-ce pas aussi une conséquence de la condition de minorité sociale où sont maintenus les jeunes ? La jeunesse n’est ni l’âge de la plénitude, ni celui de l’accomplissement, mais celui de l’instabilité : tout change autour de soi et en soi, tout échappe. D’où un fréquent sentiment de perte de contrôle. La démarche du jeune (sujet) consiste alors à se réapproprier ce qui est imposé, se livrer à des expériences, procéder par essai/erreur. En particulier, le rapport aux autres est soumis à des hiérarchies et à des règles. La transgression des règles permet d’en éprouver la part de solidité et la part d’arbitraire. Le conflit est fréquemment recherché parce qu’il bouscule le statu quo ante (Freund, 1983). Il impose sa propre logique, il modifie les hiérarchies et s’affranchit des règles ordinaires. Dans les contextes sociaux où il est impossible, ce qui est de plus en plus fréquent dans une société qui se voudrait pacifiée, il peut être intériorisé. Quand la confrontation avec autrui est prohibée, reste celle avec soi-même et d’abord avec son propre corps. Comme il est donné au départ et s’est profondément transformé à la puberté, l’adolescent s’exerce à se l’approprier, à l’éprouver, à le modifier, à en tirer de multiples émotions. Les prises de risque juvéniles sont diverses. On peut faire la différence entre celles qui visent à se surpasser et à accomplir des prouesses, celles qui peuvent aller jusqu’à la tentative de suicide ou au suicide lui-même (Pommereau, 1996) celles qui sont liées à la violence du côté de celui qui l’exerce, de celui qui en est victime ou des deux à la fois (Baudry, Blaya, Choquet, Debarbieux, Pommereau, 2000), celles découlant de la consommation de substances psycho-actives, etc. On peut aussi opposer des risques plus intériorisés pris plutôt par des filles pour attirer l’attention sur ce qu’elles sont et des risques que prennent plus souvent des garçons, avides de conquérir le respect pour ce qu’ils font. En deçà de ces distinctions, les prises de risque présentent des significations récurrentes. Elles visent à relever des défis, à accéder à une dimension héroïque, à s’imposer aux yeux des autres. Elles tentent d’échapper à l’ennui, de rompre avec la monotonie qui dégrade la vie en mort lente, de sortir de l’ordinaire et du convenu. Elles expriment l’attrait pour une autre réalité, un monde à part, une vie intense. Elles comportent aussi une dimension ludique où se retrouvent les différentes facettes du jeu, analysées par Roger Caillois, notamment l’imitation, le vertige, l’ivresse, la compétition, le hasard (Caillois, 1958). Peut-être est-ce une angoisse diffuse devant le vide intérieur qui pousse à aller systématiquement à la recherche de sensations, de stimulations nouvelles, d’émotions prenantes, de mises en scènes spectaculaires. Insatisfaction relationnelle, recherche de sensations fortes, concentration sur le présent, sentiment de toute-puissance sont souvent décelables dans les prises de risque juvéniles et stimulées par le dépassement des limites, les logiques du défi et de la transgression, l’emprise de stupéfiants. L’exaltation héroïque se mêle à d’autres modes d’intensification de l’existence et à tous les types de jeux pour dessiner les contours de cultures du risque appréciées comme autant de moyens de chasser l’ennui, la vacuité et l’indifférence. Les risques sont particulièrement appréciés dans les contextes caractérisés par l’impression de ne pas avoir prise sur le monde. Tout en cultivant, sous une forme délibérée ou atténuée, certaine de ces ressources, les jeunes peuvent développer, à des degrés divers, des attitudes averses au risque. Certains d’entre eux vont loin dans cette direction, voire s’enfoncent dans un isolement croissant et se complaisent aujourd’hui dans des bulles virtuelles qui masquent la vacuité de l’existence en donnant accès à des pans d’informations, d’aventure et de rencontre par le truchement informatique. Au cours des années 1990 est apparu au Japon un phénomène qui radicalise cette tendance et qui prend depuis de l’ampleur : les hikikomori sont des jeunes, le plus souvent de sexe masculin, qui se cloîtrent délibérément dans une chambre où ils passent une grande partie de leur temps devant un écran d’ordinateur. Ces jeunes adultes, qui limitent le plus possible leurs contacts avec le monde extérieur, restent dépendants de leur famille qui pourvoit à leur entretien et s’efforce souvent de cacher la situation. Leur nombre est évalué à près d’un million au Japon et ce mode de vie est en train de se répandre dans d’autres pays développés. Il échappe à certains risques inhérents aux relations sociales, mais en cultive d’autres puisque beaucoup de jeux informatiques permettent de vivre par procuration une existence aventureuse et que ces investissements virtuels exclusifs se traduisent par un isolement relationnel accru. En ce sens, les attitudes averses au risque se définissent encore par rapport à lui et représentent une autre manière de le cultiver. Sans atteindre les extrémités auxquelles se livrent les hikikomori, beaucoup de jeunes éprouvent des difficultés à se situer et à s’orienter dans le monde qui les entoure, ce qui risque de les conduire à différentes formes de repli sur eux-mêmes et à un retrait de la sphère publique. Comme certains de leurs aînés, ils peuvent avoir du mal à se retrouver dans le labyrinthe de notre époque et être tentés par le repli sur une microsociété moins différenciée, déroutante et anxiogène. Le groupe de pairs offre le cadre rassurant de ses codes, de ses épreuves et de ses rites. L’affiliation à une bande permet d’éprouver la fidélité mutuelle, de connaître l’exaltation du risque partagé, de mettre en scène la rivalité avec d’autres groupes. Les facilités de l’entre-soi contribuent aussi à l’attachement exclusif à une famille, à un quartier, à une communauté. La priorité est alors accordée à tout ce qui permet au jeune de se faire reconnaître une place dans le groupe de pairs. Les cultures juvéniles du risque sont ainsi composées d’aspects multiples et divers. Loin d’être étanches les uns par rapport aux autres, ils se répondent et s’exaltent mutuellement, la diminution de certains en favorisant d’autres par compensation. C’est pourquoi les prendre en compte requiert de ne pas s’en tenir aux dissociations usuelles qui conduisent à traiter chaque symptôme isolément. Cette prise de conscience est à l’origine d’initiatives récentes comme celle de la création à Strasbourg d’un pôle de ressources sur les conduites à risques des jeunes, où l’écoute et l’orientation proposées concernent des problèmes de sexualité, de drogue, de violence, et bien d’autres sujets encore (cf. conduites-a-risque@cg67.fr). Dans les questions posées par les jeunes et les entretiens menés avec eux, on peut fréquemment relever leur difficulté à évaluer et mesurer les risques qu’ils prennent. La perception subjective du risque est souvent différente du risque effectivement couru, en raison du manque d’information, de l’inexpérience ou d’un sentiment d’invulnérabilité. Le risque débouche aussi fréquemment sur des conséquences non envisagées au départ. Une autre difficulté à apprécier les risques tient à ce que leurs effets, notamment sur la santé, peuvent apparaître à long terme. Ils présentent quelque chose d’imprévisible et de dilué dans une société où les risques prolifèrent. Certains d’entre eux ne sont pas envisagés d’emblée, d’où l’opportunité de développer une pédagogie des risques qui ne se réduise pas à une communication sur des mesures en vue de leur réduction. Cela suppose la possibilité de porter un regard réflexif sur les pratiques. Il apparaît en effet souvent au cours des entretiens que, dans un premier mouvement, les jeunes ne pensent pas courir de risque particulier alors qu’ils évoquent un peu plus tard des épisodes dont ils réalisent alors les potentialités dangereuses. Les rapports aux risques sont devenus de nos jours variés, complexes et essentiels. Ils entrent en tension avec des valeurs cardinales de notre époque : la rationalité, la volonté, la maîtrise. La reconnaissance de l’aléa suppose l’acceptation de limites à la rationalité même si celle-ci investit le risque par la probabilité. Chaque décision génère des risques qui en même temps lui échappent. Leur contrôle s’avère parfois illusoire tout en donnant aujourd’hui lieu à diverses propositions d’expériences hors des sentiers battus, dans les activités professionnelles, sportives ou de loisir. Une pédagogie du risque pourrait contribuer à faire face à ces contradictions, à condition de prendre en compte les significations contrastées du risque, celles qui provoquent l’inquiétude, mais aussi celles qui divertissent et fascinent. Les cultures du risque en font un moyen d’épanouissement personnel et de communication avec autrui. Ces potentialités dérivent de ce que le risque, étroitement lié à l’existence et à la relation, est aussi susceptible de les renforcer et de les intensifier. En dépit des phantasmes d’éternité et de sécurité, l’existence n’est jamais assurée de sa stabilité et de sa pérennité. Elle ne repousse ce qui la compromet et la menace qu’en se projetant hors d’elle-même, en allant au-devant des autres et de son environnement. Cette rencontre comporte de nombreux obstacles. En cultiver le risque aide à survivre et à y trouver goût

Bibliographie

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  • Yonnet, Paul, Jeux, modes, masses, Paris : Gallimard, 1986.

Mots-clés éditeurs : rationalité, culture, anticipation, responsabilité

Mise en ligne 06/05/2014

https://doi.org/10.3917/graph.045.0011

Notes

  • [1]
    Cette contribution reprend en partie l’article déjà paru dans Revue des Sciences Sociales, n°38, 2007, pp. 12-19, sous le titre : « Cultures du risque ».
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