Couverture de GRAPH_044

Article de revue

Rien ne sert de bâtir, il faut habiter avant

Pages 91 à 97

Notes

  • [1]
    Sociologue, responsable du pôle Jeunesse des CEMEA. Animateur du réseau national « Jeunes en errance » (Paris). Mail : francois.chobeaux@cemea.asso.fr
  • [2]
    La réalité, la mise en acte de ces positions, ainsi que l’écart entre les réalités des vies de ces jeunes et ces affirmations identitaires ne seront pas discutés ici
  • [3]
    Crédits immobiliers gagés sur le logement de l'emprunteur (principe de l'hypothèque), avec un taux d'emprunt fixe les premières années, puis variable au cours du temps.
  • [4]
    Voir l’étude conduite par l’équipe de Vincent Girard, l’Assistance publique des hôpitaux de Marseille et Médecins du Monde, avec l’appui de la Ville de Marseille, au squat « Le Marabout ».
  • [5]
    Chrs Augustin-Gartempe, de l’Arsl. Ses synthèses sont en ligne sur les pages internet du réseau Jeunes en errance : www.cemea.asso.fr/spip.php?rubrique375

1 Ce texte, dissonant parmi les discours et les revendications légitimes portant sur le droit au logement pour tous, s’appuie sur les acquis du travail conduit depuis une vingtaine d’années par des équipes au contact avec des jeunes en errance qui revendiquent cette celle-ci comme participant d’un choix de vie (cf. Chobeaux, 2011). Ces errants, zonards, « punks à chiens » comme ils sont souvent désignés, ne se situent pas dans les positions et les discours de plainte, d’appel à l’aide et/ou de demande de compassion qui ont le lot commun des malheureux, des pauvres et des exclus qui vivent, se présentent et sont considérés comme les victimes d’un système excluant. Ces « bons pauvres », comme les catégorisait Geremek (1987), ne remettent pas en cause les bases culturelles et économiques de la société. Ils demandent juste de pouvoir y être intégrés comme tout le monde. Ce n’est pas le cas des jeunes en errance dont il sera question ici, qui construisent et mettent en avant des positions politiques basiques centrées sur l’anarchie, le punk et le refus des normes de la société bourgeoise capitaliste [2]. À l’image de ces jeunes, interrogeons alors les présupposés qui construisent actuellement le rapport au logement, puis la réalité des offres sociales existantes destinées aux personnes en difficulté. Ensuite, en lien étroit avec les façons d’habiter de ces jeunes, réfléchissons à des possibles qui soient adaptés à leurs dynamiques. L’ensemble de ces observations et de ces réflexions, construites du point de vue des « mauvais pauvres » de Geremek, ceux qui ne font rien pour être conformes à l’image sociale attendue du pauvre dépendant, modeste, respectueux, laborieux… pouvant s’appliquer d’évidence et structurellement à ces a-typiques, mais également plus largement à tous les exclus qui souvent n’osent rien dire, mais n’en pensent pas moins.

L’idéologie du logement

2 La fable des trois petits cochons nous enseigne que la qualité de la construction est primordiale pour pouvoir résister aux agressions extérieures. Fable du solide contre le précaire, elle est aussi fable du sédentaire contre le nomade, lequel sait pourtant depuis longtemps se protéger des loups aussi bien que le font les petits cochons renfermés dans leurs abris permanents plus ou moins solides. Voici le premier point de l’idéologie du logement et des façons d’habiter, c’est-à-dire des représentations inconscientes qui semblent si évidentes qu’elles n’en sont plus interrogées, voire in-interrogeables (cf. Chobeaux, 2009). La propriété est le second point de cette idéologie. Mise en avant par les Droites françaises depuis le XIXe siècle en direction des ménages populaires afin de stabiliser socialement et politiquement l’ouvrier par les obligations du crédit à honorer, la norme « propriété » s’est généralisée jusqu’à la crise du crédit en France, et la crise des subprimes[3] aux États-Unis. Ne pas être propriétaire à 50 ans, est-ce alors avoir raté sa vie ? Troisième composante idéologique, la taille du logement adaptée à la taille et à la forme de la famille destinataire. Les choix de construction, les présentations, les surfaces et volumes attribuables en logement social sont indexés sur les besoins de la famille nucléaire, parents et enfants. Il est hors norme de souhaiter disposer de plus de chambres et d’espaces communs pour une vie communautaire, pour occuper les lieux en famille élargie, parents et grands-parents du couple ainsi qu’oncles et tantes et cousinages de divers âges. Certes, les amis peuvent être ponctuellement de passage, il y a même une chambre dédiée pour cet usage. Mais pas plus ! Dernier point, les façons d’habiter. Les baux locatifs le disent clairement : occuper les lieux en « bon père de famille », « bourgeoisement ». Pas d’histoires, pas de bruits, pas de troubles du voisinage… Alors comment faire pour qui rêve de communauté, pour qui la famille élargie est une réalité de vie, pour qui souhaite rester dans de l’éphémère, pour qui a tendance à faire la fête avec d’autres ?

Les réalités de l’offre-insertion

3 On peut en prendre comme forme resserrée ce que sont les réalités des Chrs (Centres d’hébergement et de réinsertion sociale). Chambre individuelle ou studio pour un célibataire, F2 pour un couple, appartements « familiaux » pour couples avec enfants... L’implicite de l’occupation nucléaire est à l’l’œuvre. Il est évidemment interdit d’y consommer de l’alcool et encore plus des substances illicites. Il est très souvent impossible d’y inviter quelqu’un sans autorisation préalable. Il est tout aussi impossible d’y garder un animal. Ces règles sont atténuées dans le cas des Chrs « hors murs » avec logements répartis dans l’agglomération, mais bien souvent cette atténuation est plus liée à une difficulté à contrôler qu’à une volonté claire de permettre plus de souplesse de la part de l’institution gestionnaire. Comment tenir avec des règles pareilles quand on sort d’années de rue, de squat, de camion ? Ni chien, ni copain-copine, ni cannabis, ni bière, des horaires contrôlés ; où est la vie et qu’en reste-t-il là ?

Les solutions pour habiter

4 « Habiter », et non « loger-logement » la différence est de taille, c’est être où on est, s’y repérer, s’y retrouver. Le nomade habite sa tente, sa caravane et son territoire. On peut habiter un camion, un squat, une cabane, en en faisant un chez soi. Et entre habiter un squat choisi et habiter une chambre de Chrs, où est-on le plus chez soi ? Les solutions alternatives et marginales pour habiter, les façons alternatives et marginales d’habiter ne peuvent pas être lues au seul filtre de l’exclusion avec son corollaire du « droit à » qui s’impose alors à tous sous des formes stéréotypées. Il ne s’agit évidemment pas ici de refuser la lutte contre les habitats indignes, mais de rappeler que des personnes peuvent faire des choix en connaissance de cause et que les refus de grands SDF (sans domicile fixe) de se rendre dans des refuges de nuit sont — comme les refus de jeunes en errance de frapper aux portes des Chrs — des comportements qui ont leurs logiques et leurs rationalités. La vie en squat choisi, avec des compagnons choisis, est sans aucune mesure comparable à la vie isolée en chambre sociale. Ceci est tellement vrai qu’il arrive régulièrement à des écoutants des 115 de donner des adresses de squats à des personnes primo-appelantes qui leur semblent non conformes aux règles et aux normes des accueils de nuit. Les squats, comme les regroupements de camions, peuvent être des espaces de partage, de solidarité, de tolérance aussi, où la vie est possible selon les choix des personnes. Il n’y a pas à s’en glorifier ni à en faire des idéaux. Ils sont avant tout la triste solution trouvée pour pallier les carences et les inadaptations du système d’accueil et d’accompagnement social (cf. Bouillon, 2009).

Quand l’appartement est là

5 Housing first, logement d’abord. Cette nouvelle doxa postule que le travail doit commencer par loger, certains allant jusqu’à affirmer que sans « habiter » (sans plus le définir), le travail clinique n’est pas possible [4]. L’affirmation est devenue programme. Et qui dit programme, dit une fois encore stéréotypie : les logements dont il est question sont dans la fidèle reproduction des normes idéologiques de l’habiter et sont le plus souvent des logements de transition dans des systèmes collectifs où les personnes sont certes hébergées, mais de là à pouvoir habiter… Pour reprendre les termes anglais, ces personnes ne sont certes plus roofless (sans toit), mais elles restent homeless (sans chez soi, sans possibilité d’habiter pour soi et dans la durée). Ceci peut étonner alors que les prémisses du « logement d’abord » viennent d’une expérience marseillaise construite sur l’accompagnement en squat avec la reconnaissance de tous les possibles permis par cette situation ! Une équipe engagée dans les partages du réseau Jeunes en errance est au travail depuis cinq ans dans le cadre d’un projet expérimental « hébergement jeunes marginaux » [5]. Il apparait que l’offre de logement indépendant, en ville, avec un accompagnement modulé et adapté par des travailleurs sociaux, sur une longue durée (jusque trois ans), n’a abouti à aucune stabilisation pérenne en logement autonome faisant penser à de la réinsertion. La période de logement est utilisée par les jeunes pour se ressourcer, stabiliser leur santé, engager une substitution aux opiacés, faire quelques économies, régler des passifs avec la justice, avant de repartir dans la rue, sur les routes, en camion, en squats… Le logement permet ici d’engager un travail en dehors de la grande précarité et de la grande incertitude de la rue, mais sans l’aboutissement idéal attendu. Il y a plusieurs raisons à cela malgré la disponibilité locale de logements de droit commun dans le parc social. On retrouve toutes les difficultés à habiter « bourgeoisement », à peu près régulées durant la phase d’accompagnement rapproché, mais qui échappent dès la sortie du dispositif. Se retrouvent aussi très vite des dynamiques rapides de non-paiement des loyers et des charges, qui conduisent à des ruptures tout aussi rapides et choisies avant même l’engagement de procédures de contrainte de paiement et d’expulsion de la part des bailleurs. Ceci, parce que c’est souvent la première fois que ces jeunes doivent faire face à ce type de contraintes et de responsabilités, et qu’ils n’ont jamais appris réellement à le faire auparavant. Se posent aussi des questions de localisation, les appartements du parc social étant souvent situés en périphérie urbaine dans des quartiers dédiés. Pour qui tète depuis des années le lait des centres-ville, la rupture est forte. se pose au fond la confrontation aux multiples difficultés de vie du « pauvre », de l’assisté social de droit commun devenu un des multiples composants anonymes des files actives des services sociaux de droit commun alors qu’auparavant des équipes spécialisées et dédiées étaient attentives à leurs particularités. Il semble également qu’il ne faille pas concevoir l’éventuel parcours de réinsertion de ces jeunes engagés très loin dans la rupture sociale comme une linéarité, mais comme un système complexe fait de cahots, de ruptures, de reprises, de régressions, de progressions partielles, de détours… L’offre d’accompagnement en logement est alors un des éléments de ce parcours et non pas une étape normalisable d’une dynamique utopique d’insertion. Il parait nécessaire de penser que la phase de logement est une sorte de stabilisation, de plateau, et pas une partie d’une droite ascendante vers l’idéal d’insertion, comme si ce qui était engagé au début du processus, lié à l’accès au logement, devait être intégré, digéré, maturé, avant de pouvoir passer à plus complexe avec ceux pour qui c’est envisageable. Une des solutions à l’étude pour éviter les échecs de ceux qui tentent la sortie par le droit commun, dont l’expérimentation va commencer, consiste à maintenir de façon dégressive l’accompagnement après la sortie du dispositif de façon à construire dans le réel une lente transition avec les services de droit commun. Il n’en demeure pas moins que l’entrée en appartement elle-même n’a rien d’évident pour nombre de jeunes et que ce qui est conçu comme l’amorce d’une solution est pour eux le début d’une déstabilisation quand elle n’est pas parfois la marque d’inadaptations fortes. D’une part, il est très difficile de quitter la suroccupation permanente liée à la vie d’errance pour se retrouver sans rien à faire dans son logement, ceci parce que justement la vie d’errance permet de ne pas avoir à s’arrêter sur soi par impossibilité matérielle. L’errance est un passage à l’acte permanent et nécessaire qui masque le vide et les angoisses qui ressurgissent devant le miroir installé dans le logement. Il en découle souvent des phases dépressives et des augmentations des consommations de substances psychoactives, et la prise en compte des processus psychiques alors émergeants demande aux accompagnants des compétences peu fréquentes dans les professions sociales. D’autre part, l’errance de nombre de jeunes est le produit d’années de placements institutionnels peu ou pas responsabilisants. Certains ne savent pas s’occuper seuls, ne savent pas acheter des vêtements, faire des courses alimentaires et de ménage, entretenir a minima leur appartement, gérer un budget mensuel… Et on se prend alors à rêver pour eux d’appartements collectifs, accompagnés par une maitresse de maison chargée des apprentissages sociaux qu’ils n’ont pas vécus en MECS (Maison à caractère social), ITEP (Institut thérapeutique, éducatif et pédagogique), Erea (Établissements régionaux d’enseignement adapté)…

Pour des offres et accompagnements diversifiés

6 Logement d’abord ? S’il y a un « d’abord » c’est qu’un « après » est envisagé, est sous-entendu. On a pu constater les difficultés liées à celui-ci, qui s’inscrit certes dans le possible, mais qui reste à découpler des visées linéaires, automatiques et simplistes. Peut-être qu’après le « d’abord » viendra bien souvent, nécessairement, l’« au revoir » et le « pas plus, pas tout de suite ». Loger d’abord, c’est donc à la fois prendre en compte ce qui vient « d’avant » en blocages, en vides, en refus, en échecs invalidants, pour tenter d’y remédier au moins pour partie, sinon la phase logement est impossible. Et c’est aussi accompagner après, en ne se contentant pas de passer le relai techniquement, même si cet après semble un échec ou une régression. Loger, c’est aussi proposer des habitats adaptés aux possibles des personnes. Pour l’un, ce sera l’appartement en ville au plus près des normes sociales, pour un autre ce pourrait être une construction modulaire type Algeco ou un chalet en bois avec un voisinage tolérant lui permettant de continuer avec son rythme de vie et ses chiens. Et pour un autre encore, cela supposera qu’il soit accompagné à partir de ce qu’il est, dans le squat où il a trouvé ses marques, dans un espace où ses rituels et ses peurs s’équilibrent grâce à un espace-lieu-groupe qui tolère ses conduites inhabituelles. Ajoutons à cette liste, des solutions techniques comme la disposition de quelques yourtes, tipis, de caravanes et de mobil-home sur des campings, l’adresse d’un squat accueillant et dynamique, une grande maison à multiples pièces en zone peu urbanisée… Voilà la palette des espaces qui devrait être en permanence utilisable, mobilisable dans des démarches d’offres d’accompagnements appuyées non pas sur le seul logement, mais sur autant d’offres d’habiter possibles aussi diverses que les personnes sont différentes. Rêvons : le Chrs de demain ne sera pas constitués que par des murs, intégrés ou diffus en ville, avec des accompagnants pour être dedans, mais sera un système centré sur les personnes et appuyé sur des « habiter » adaptés. Plutôt que mettre des gens dans des murs pré-existants, firstly or secondary, il faudra créer les « murs », y compris en paille, qui correspondent aux gens et les accompagner dans ces possibles pour eux.

Bibliographie

  • Bouillon, Florence, Les mondes du squat, Paris : PUF, 2009.
  • Chobeaux, François, Intervenir auprès des jeunes en errance, Paris : La Découverte, 2019.
  • Chobeaux, François, Les nomades du vide, Paris : La Découverte, 2011.
  • Geremek, Bronislaw, La potence et la pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen-Âge à nos jours, Paris : Gallimard, 1987.
  • Séminaire 2012 des équipes mobiles psychiatrie précarité, Lyon, septembre 2012.

Mots-clés éditeurs : habitat, normes, mode de vie

Date de mise en ligne : 29/04/2014

https://doi.org/10.3917/graph.044.0091

Notes

  • [1]
    Sociologue, responsable du pôle Jeunesse des CEMEA. Animateur du réseau national « Jeunes en errance » (Paris). Mail : francois.chobeaux@cemea.asso.fr
  • [2]
    La réalité, la mise en acte de ces positions, ainsi que l’écart entre les réalités des vies de ces jeunes et ces affirmations identitaires ne seront pas discutés ici
  • [3]
    Crédits immobiliers gagés sur le logement de l'emprunteur (principe de l'hypothèque), avec un taux d'emprunt fixe les premières années, puis variable au cours du temps.
  • [4]
    Voir l’étude conduite par l’équipe de Vincent Girard, l’Assistance publique des hôpitaux de Marseille et Médecins du Monde, avec l’appui de la Ville de Marseille, au squat « Le Marabout ».
  • [5]
    Chrs Augustin-Gartempe, de l’Arsl. Ses synthèses sont en ligne sur les pages internet du réseau Jeunes en errance : www.cemea.asso.fr/spip.php?rubrique375

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions