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Article de revue

Société et addiction

Pages 10 à 16

Notes

  • [*]
    JP. Couteron est psychologue clinicien, Président de la Fédération Addiction, membre du Conseil national du Sida. Mail : couteronjp@wanadoo.fr
  • [1]
    Cf. Reynaud-Maurupt Catherine, Hoareau Emmanuelle (2011), « Les carrières de consommation de cocaïne chez les usagers "cachés" – Dynamique de l’usage, conséquences de la pratique et stratégie de contrôle chez des consommateurs de cocaïne non connus du système de prise en charge social et sanitaire et des institutions répressives », p. 273. Cf. également Fontaine Astrid (2006).

1La société addictogène banalise l’expérience addictive avant même que n’aient lieu les premières expériences avec les substances.

2Elle promeut une culture de l’excès et de l’accélération qui habitue l’enfant, puis l’adolescent, à des réponses instantanées et intenses, similaires à celles qu’apporteront les substances. Elles court-circuitent l’apprentissage des solutions éducatives, l’acquisition de compétences nouvelles, toujours condamnées à paraître plus incertaines, fades, moins intenses et rapides. Le danger n’est donc pas seulement dans le produit, mais dans l’acquisition ou non, des compétences dont l’homme a besoin pour utiliser ces objets potentiellement addictifs. C’est à cela qu’il faut penser pour déterminer nos modes d’interventions, renforcer la compétence de l’usager, son empowerment, à partir des compétences de l’homme ? Penser le soin, la réduction des risques au-delà du médicament, de la distribution de matériel stérile, comme un engagement, un réengagement dans un processus créateur.

3La conception historique du soin reposait sur la désintoxication et le maintien de l’abstinence. Le produit était le mal, on sortait le mal du corps et on instaurait l’abstinence. Aujourd’hui, l’objectif n’est plus d’imposer l’abstinence, devenue une option comme une autre, mais d’éviter, au patient comme à la société, les conséquences néfastes des usages. Les réponses vont concerner autant la perte de contrôle, l’impulsion à consommer que la dépendance et la « centration », cette captation des activités au seul profit de l’usage qui appauvrit les capacités d’agir de manière autonome et de trouver ailleurs des satisfactions.

4Elles viseront à faire évoluer un attachement au style de vie induit par l’addiction, qui peut aller jusqu’à l’emprise, accentuant la dépendance à la substance et les souffrances du manque. Répondre aux addictions, c’est mettre en débat les dangers de nos modes de vie, notre société addictogène, autant sinon plus que de tenter d’éloigner la substance et d’en éradiquer l’usage.

Les 4 axes de la société addictogène

5Le premier est celui d’un estompage des contenants collectifs, du cadre d’appartenance, des mutations du lien social. Les travaux de François Dubet et Didier Lapeyronie (1992), ceux de Pascale Jamoulle (2008), les analyses de François De Singly (2005) décrivent ces évolutions du social ou de la famille. Parfois repris sur un mode « déclinologique » que regrette Alain Ehrenberg (2010), ils évoquent les mutations de l’individuation et les questions qu’elle suscite. Prolongeant ces analyses, Gilles Lipovetsky et Jean Serroy (2008) parlent du passage de « la désagrégation des encadrements collectifs » à la « démultiplication des modèles d’existence… » (p. 53). La conséquence principale, sur le versant addiction est l’affaiblissement d’un contrôle de soi pourtant indispensable à une régulation des expériences et des comportements d’usage.

6Le deuxième est la création d’un environnement hyperstimulant. La conjonction entre le progrès technique et un marketing agressif suscite un permanent besoin de changements d’objets devenus démodables donc jetables. Dans la vie quotidienne, l’élévation du seuil de sensations, d’incessantes interactions qui se retrouvent dans pratiquement tous les secteurs (loisirs, travail, sports…) contribue à un effet de toujours plus d’intensité. L’environnement est celui de la vitesse et de l’instantanéité : vitesse de déplacement qui modifie la perception de l’espace, de la distance (Cf. Hartmut, 2010), mais aussi vitesse de la réponse qui court-circuite le temps d’élaboration, de maturation. Comme l’indique Zygmunt Bauman (2006), la culture consumériste ne concerne pas la satisfaction des désirs, mais l’excitation du désir, de toujours plus de désir.

7La volonté de dépassement de soi accompagne l’homme depuis toujours, mais l’actuel lien entre recherche de performances, pharmacoassistance et progrès technique peut lui substituer une accumulation de prothèses chimiques ou technologiques. S’en suit une course au no limit et à l’excès (Cf. Nouvel, 2008) jusqu’à un effet de dopage (Cf. Hautefeuille, 2009) qui est le troisième axe d’une société addictogène.

8Effacer des limites corporelles vécues comme des contraintes, celle de la fatigue, du sommeil ; décupler ses performances sexuelles, stimuler sa créativité psychique, tenir le coup grâce à une consommation médicamenteuse ou d’alcool, de compléments vitaminés, cocaïne ou d’autres produits illégaux, sans compter l’usage « convivial » du cannabis que les 15 millions de spectateurs d’Intouchables n’ont pu manquer de voir, est tout sauf rare ! L’intensité du sport moderne rappelle que vivre longtemps peut s’opposer à vivre plus intensément. La réponse sociale est hésitante, souvent incohérente, car condamner ces usages nécessiterait de se confronter aux valeurs sociales qui en sont à la base : rester dans la course, jeune, fun, moderne, être plus musclé, plus performant [1] et qui ne sont pas en soi coupable.

9Enfin, l’usage de substances entretient avec les précarités et la pauvreté un lien d’interdépendance qui en fait le quatrième axe de la banalisation addictive. Les usagers des quartiers périurbains, les populations exclues ou en errance sont dans le même bain de performance, d’hédonisme et d’individualisme. Mais la double emprise du produit et du mode de vie est encore plus prégnante quand s’y adjoignent la précarité, la stigmatisation et l’exclusion économique. Un ensemble de pathologies : anxiété chez les adolescents, obésité, maternités précoces, violence, troubles mentaux et usages de drogues, augmente en même temps que les inégalités économiques (Cf. Wilkinson, et Pickett, 2010). La dérégulation accentue les effets d’une crise à laquelle les habitants des quartiers d’habitat social sont directement exposés. Certains recourent à une économie parallèle (Cf. Jamoulle, 2008) qui participe d’un système de redistribution et se heurtent parfois au travail social. La professionnalisation ne se résume pas à celle des trafics du binôme usagers/trafiquants (Cf. Kokoreff, 2010) dont les médias dévoilent les aspects les plus spectaculaires, produit des guerres de territoires. Les migrations de la mondialisation génèrent un public exposé au double décrochage marché du travail/habitat qui rejoint dans l’errance (Cf. Fernandez, 2010) les jeunes victimes d’un bouleversement de vie (maladie, violences subies, rupture familiale).

Repenser les régulations

10L’individu contrôlé s’efface en partie derrière le nouvel individu hyperperformant ou ses avatars monstrueux. Il survalorise le présent, le diktat de l’instant, passe d’un univers à un autre, du festif au travail. On peut s’interroger sur cet homme sans gravité, immergé dans l’éphémère, le transitoire. Mais au regard de l’addiction, la priorité reste de répondre à la mise à mal d’un contrôle de soi qui permet d’utiliser les signaux d’alerte et le temps de récupération qui suivent chaque expérience d’usage. C’est donc sur un double versant de l’éducation et du soin que nous devrons avancer nos réponses pour que ce constat n’alimente pas un sentiment nostalgique et de déclin, mais sollicite les capacités d’adaptation de l’homme.

11Nous nous intéresserons ici, à ce seul premier versant. Il s’y formule une réflexion sur le type de contrôle, individuel et social, apte à répondre au contexte de dérégulation. Dans cette perspective, poser des limites s’impose – mais sont-elles uniquement celles des lois ? Nous devons prendre la mesure de l’affaiblissement de la maîtrise des expériences d’usage dans une société qui en ouvre de plus en plus tôt l’accès à des enfants de moins en moins préparés à les gérer.

12Philosophie et religion ont longtemps eu le rôle de contenir l’expérience d’usage, cherchant à donner sens aux passions par le langage, la parole, traçant les limites du licite et de l’illicite. Au XXe siècle apparaît un contrôle social technique et biotechnologique décrit par Michel Foucault (1994) et le XXIe annonce le règne des nouvelles technologies et des psychopouvoirs qu’étudie Bernard Stiegler (2008). Mais pour être efficaces et sortir d’une conception des addictions appréhendées soit comme maladie, soit comme délit, les rôles de la loi, des approches médicales et thérapeutiques, de l’éducation et de la réduction des risques sont à refonder.

13L’actuel contrôle social associe les trois logiques suivantes.

141/ Celle de la loi revendique de limiter ou interdire l’usage pour protéger la personne et la société. La loi sur l’usage des stupéfiants date de 1970 et met en avant les effets trop puissants des alcaloïdes. Isolés par la chimie moderne. Ils rendraient impossible un usage contrôlé. Autre argument, la loi aurait à préserver une homogénéité sociétale que pourrait mettre à mal une trop forte pluralité de styles de vie, rendant la société ingouvernable (Cf. Carrier, 2008) si chacun poussait à l’extrême son mode de vie. On peut s’interroger sur ces arguments, mais si en matière de drogues illicites cette normalisation pénale est en difficulté, c’est qu’elle fait de l’abstinence l’étalon d’une société où la norme est la consommation de masse (Cf. Rosenzweig, 1998). De la même manière, elle veut faire du contrôle et de la modération la règle dans une société de l’excès et du sans limites, et qu’à la sévérité de l’état face à l’usager réponde sa faiblesse face aux lobbies industriels et bancaires.

15La loi se piège à être d’autant plus sévère qu’elle punit ceux que la société renonce à éduquer. Une des pistes serait donc que la loi se recentre sur la sanction des dommages qui portent tort à la vie en société.

162/ La logique thérapeutique aborde l’usage comme le symptôme d’un mal à corriger, indifféremment logé dans le corps, la psyché ou la société. La tendance à traiter par une molécule un état qualifié de pathologique, même s’il résulte de conditions sociales particulières (stress, obligation d’hyper-performance), interroge. Elle limite les choix du processus de décision. Du seul fait qu’un médicament va modifier cet état, celui-ci sera rétrospectivement qualifié de maladie. L’industrie pharmaceutique est souvent accusée de cette annexion progressive qu’illustre l’extension du Dsm (Diagnostic and statistical manual of mental disorders, 1994). Mais son rôle indéniable ne doit pas occulter une autre origine, cet appétit qu’à l’homme pour l’expérimentation avec lui-même (Cf. Nouvel, 2008). D’autant que la médicalisation est nécessaire pour répondre à bien des aspects de l’addiction et qu’elle ouvre un espace de solidarité, d’écoute et d’entraide dans lequel les usagers sont moins stigmatisés.

173/ La troisième logique est celle de la réduction des risques (RdR). Elle privilégie des interventions centrées sur les risques quantifiables et physiques. Ses résultats positifs en santé publique sont connus : baisse des surdosages, des contaminations et de toute une série d’actes de délinquance. Elle peut être limitée à une série d’actes techniques et centrée sur la seule prévention des maladies infectieuses, donnant l’impression de ne pas oser confronter l’usager au changement possible. Elle se voit alors accuser d’abandonner l’intentionnalité de changement, de soins. Or la RdR a profondément fait évoluer les définitions du soin, longtemps conçu comme un trajet unique vers l’abstinence ou d’une prévention imposant des normes de santé et luttant contre telle ou telle drogue. Elle a donné de nouvelles pratiques et suscité de nouvelles approches : l’intervention précoce (stratégie qui associe l’adaptation des services pour faciliter la rencontre d’usagers dégagés d’un statut de malade ou de délinquant) et la capacité à « aller vers » sans attendre une hypothétique demande, par exemple.

18Actuellement, au lieu de se compléter sans se contredire, chacune de ces logiques accentue un potentiel de déqualification de l’homme qui renforce l’affaiblissement du contrôle de soi qu’elle veut combattre. La judiciarisation en plaçant l’interdit à la place de l’auto-contrôle et de l’éducation – non en soutien ; la médicalisation, en répondant par la chimie au dérèglement social ou sociétal, évitant l’effort éducatif ; la réduction des dommages, en étant limitée à la gestion quantitative des comportements, sans visée de transformation, de renforcement du pouvoir d’agir.

19Éducation et prévention restent délaissées, oubli dangereux au regard des mutations technologiques et culturelles, notamment celles reposant sur l’incitation à consommer et portées par le marketing et les médias d’une société addictogène. Cet oubli donne à la pénalisation une place prééminente et bloque les avancées de la réduction des risques et des pratiques thérapeutiques.

Bibliographie

  • Bauman Zygmunt, La vie liquide, Arles : Rouergue, 2006.
  • Carrier Nicolas, La politique de la stupéfaction, pérennité de la prohibition des drogues, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2008.
  • Coppel Anne, Peut-on civiliser les drogues ?, Paris : La découverte, 2002.
  • De Singly François, Libres ensemble, l’individualisme dans la vie commune, Paris : Armand Colin, 2005.
  • Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders publié par l’Association américaine de psychiatrie, Washington : APA Press, 1994.
  • Dubet François, Lapeyronnie Didier, Les quartiers d’exil, Paris : Seuil, 1992.
  • Ehrenberg Alain, La société du malaise, Paris : Odile Jacob, 2010.
  • Fernandez Fabrice, Emprises. Drogues, errance, prison : figures d’une expériences totale, Bruxelles : Larcier, 2010.
  • Fontaine Astrid, Double vie, les drogues et le travail, Paris : Les empêcheurs de penser en rond, 2006.
  • Foucault Michel, Dits et écrits IV, Paris : Gallimard, 1994.
  • Hautefeuille Michel, Dopage et vie quotidienne, Paris : Payot, 2009.
  • Jamoulle Pascale, Des hommes sur le fil, la construction de l’identité masculine en milieux précaires, Paris : La Découverte, 2008.
  • Kokoreff Michel, La drogue est-elle un problème ? Usages, trafics et politiques publiques, Paris : Payot, 2010.
  • Lipovetsky Gilles et Serroy Jean, La culture-monde. Réponse à une société désorientée, Paris, Odile Jacob, 2008.
  • Morel Alain, Couteron Jean-Pierre, Fouilland Patrick, Aide Mémoire en addictologie, Paris : Dunod, 2010.
  • Morel Alain et Couteron Jean-Pierre, Drogues, faut-il interdire ?, Paris : Dunod, 2011.
  • Morel Alain, Couteron Jean-Pierre, Chappard Pierre, Aide mémoire de la Réduction des Risques en addictologie, Paris : Dunod, 2012.
  • Nouvel Pascal, Histoire des amphétamines, Paris : PUF, 2008.
  • Pharo Patrick, Plaisirs et dépendances dans les sociétés marchandes, Bruxelles : Édition Universitaire de Bruxelles, 2012.
  • Reynaud-Maurupt Catherine, Hoareau Emmanuelle, Les carrières de consommation de cocaïne chez les usagers « cachés », Paris : Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), 2011.
  • Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, Paris : La Découverte, 2010.
  • Rosenzweig Michel, Les drogues dans l’histoire entre remède et poison, Bruxelles : De Boeck et Belin, 1998.
  • Soulet Marc-Henri, Gérer sa consommation, Drogues dures et enjeu de conventionnalité, Fribourg : Édition Universitaire de Fribourg, 2002.
  • Stiegler Bernard, Économie de l’hypermatériel et psychopouvoir. Entretiens avec Philippe Petit et Vincent Bontems, Paris : Mille et une nuits, 2008.
  • Wilkinson Richard, et Pickett Kate, L’égalité c’est la santé, Paris : Démopolis, 2010.

Mots-clés éditeurs : addiction, société, risque, loi

Date de mise en ligne : 31/10/2012

https://doi.org/10.3917/graph.039.0010

Notes

  • [*]
    JP. Couteron est psychologue clinicien, Président de la Fédération Addiction, membre du Conseil national du Sida. Mail : couteronjp@wanadoo.fr
  • [1]
    Cf. Reynaud-Maurupt Catherine, Hoareau Emmanuelle (2011), « Les carrières de consommation de cocaïne chez les usagers "cachés" – Dynamique de l’usage, conséquences de la pratique et stratégie de contrôle chez des consommateurs de cocaïne non connus du système de prise en charge social et sanitaire et des institutions répressives », p. 273. Cf. également Fontaine Astrid (2006).

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