Notes
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[*]
S. Kerbourc’h est sociologue, chercheur associé au Cadis-ehess (75), post-doctorant au Centre d’études de l’emploi (93). Mail : sylvain.kerbourch@libertysurf.fr
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[1]
Cf. Stiker H-J., 1982 et Castel R., 1995.
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[2]
Cf. Mottez, 1981, p. 5.
-
[3]
Cf. Kerbourc’h, 2006, p. 315.
-
[4]
En 2005, selon la Fédération nationale des sourds de France, 65% des départements n’avaient pas de numéro d’urgence accessible par les sourds.
-
[5]
Cf. Charpillon, 2002, p. 22.
-
[6]
Cf. Serres, 2003.
-
[7]
Cf. Delaporte et Pelletier, 2002, pp. 360-361.
1En sériant les nombreux obstacles qu’ils doivent franchir, les sourds expriment un malaise social qui indique combien la vie des sourds est bien mal connue, même si historiquement la surdité est institutionnellement organisée dans le champ de l’handicapologie [1].
2Ce malaise donne sens à ce que signifie être sourd dans une société bavarde, faite par et pour ceux qui entendent mais à laquelle, ne manquent-ils pas de rappeler, ils appartiennent aussi. L’ensemble de leurs critiques finit par former un cercle vicieux d’où il est bien difficile de sortir tant les arguments qui y circulent se suffisent à eux-mêmes et scindent en deux les modalités de leur intégration. D’un part, le modèle d’intégration sociale assigne aux sourds pour s’intégrer de « parler », d’oraliser dit-on, ce qui les engage, disent-ils, dans une culture du sur-effort et de continuelle adaptation aux autres. D’autre part, ils font l’expérience de ne pouvoir répondre aux attentes de la société tant font défaut les moyens pour les atteindre avec succès.
3Au bout du compte, ils estiment être considérés comme des « citoyens de seconde zone » parce qu’ils se sentent pris au piège d’un système qui édicte massivement une orientation à dominante réadaptative, et ferme les yeux devant leur manque de réussite. Avec fatalité, les sourds peinent à comprendre la rigidité de la société à l’égard de leur revendications sociales et culturelles, et les résistances qui freinent leur acceptation « tels qu’ils [sont] et non tels que [la société] voudrait qu’ils soient » (Mottez, Markowicz, 1979, p. 123). Karim le condense : « c’est compliqué, c’est la vie des sourds, c’est comme ça ! » (Kerbourc’h S., 2006, p. 301), signifiant que leur vie quoiqu’ils fassent demeure un parcours dans lequel rien, ou si peu, ne va de soi.
Un malaise social
4Inscrits dans ce système social sur la défensive et ne réussissant pas le pari de l’intégration, l’Etat et ses responsables politiques sont perçus comme ne donnant ni moyens suffisants aux associations de sourds, ni n’incitant aux changements des pratiques rééducatives, médicales, entrepreneuriales, scolaires ou civiques. Ce sentiment de partialité est plus que jamais une question que les sourds posent au regard des coûts qui expliqueraient l’absence de légitimité de la Langue des signes française (lsf), l’insuffisance d’interprètes ou d’adaptation de formations professionnelles. Cet argument pécuniaire se transforme en mauvais prétexte d’une histoire qui ne cesse de se répéter au gré de découvertes annonçant la solution pour traiter la surdité. En 2001, le budget national alloué aux centres d’implantation cochléaire est de l’ordre de 3 millions d’euros. Il est pour les sourds tout aussi légitime que ces ressources servent à développer ce qu’ils estiment être les clés d’une intégration meilleure, à commencer par faire de la lsf une langue enseignée et une langue d’enseignement. De sorte qu’en investissant le droit à l’information et le droit à la parole, les sourds puissent investir les dimensions interculturelles de leur expérience sociale en tant que sourds, et transformer plus largement les conditions de leur existence.
5Pour l’heure, une manière de sortir de ce malaise est de considérer les problèmes que la surdité pose aux entendants. En réintroduisant l’autre comme partie prenante de ce malaise social, c’est-à-dire dans la production de conditions de vie non satisfaisantes voire inacceptables, il devient possible de se dégager du regard ethnocentrique, dévalorisant et invalidant, que porte la société sur la surdité et donc sur eux ; ils l’expriment sous le terme de « surdophobie ». Au fond, ce malaise entre les sourds et la société montre la multiplicité de ce qui se joue socialement à travers la surdité. Entre difficultés de se comprendre, peurs de la surdité et crainte de l’assimilation, la surdité est avant tout un rapport social [2], des relations sociales qui relèvent alors moins d’une capacité-à-parler que d’un savoir-se-parler.
Un handicap socialement partagé
6Tous les sourds, ou presque, témoignent inlassablement du caractère sporadique des relations avec les entendants quand il ne s’agit pas tout simplement d’indifférence. Paradoxalement, le premier lieu de ce malaise concerne la famille, là où les premières expériences avec l’autre non-sourd se forgent lors des rassemblements collectifs, des repas ou des fêtes. Plus généralement dans la vie de tous les jours, les sourds n’ont bien souvent que des résumés lacunaires d’interminables discussions entre amis ou de nouvelles reçues par téléphone. Socialement, la surdité est un handicap de communication dont la soudaineté impose, pour qui n’est pas au fait de la surdité, un temps de distanciation pour décrypter la situation, pendant lequel des comportements et réactions inappropriées (gêne, sidération, évitement) viennent perturber, voire rendre impossible la rencontre avec l’autre.
7L’histoire racontée par Noa [3], jeune femme sourde oraliste de 25 ans, qui, juste après avoir précisé qu’elle est sourde, assiste impuissante à la dilution d’une discussion entamée comme si de rien n’était, le montre. L’avertissement de sa surdité se juxtapose à la demande de bien vouloir répéter des propos mal compris. Cette précaution est destinée à produire un climat de confiance et à venir maintenir les conditions d’une réelle discussion. Pour Noa, au silence de son interlocuteur subsistent l’évitement et sa fuite. Même bien oralisé, il n’en demeure pas moins qu’inlassablement au fil des conversations une donnée d’importance s’évapore pour se rappeler soudainement aux interlocuteurs : ils n’entendent pas. Les relations sociales s’installent alors sous le sceau de l’utilité. Dans ces conditions particulièrement instables pour la parole des sourds, il devient nécessaire de donner le cadre des règles d’une bonne communication : ne pas crier, parler en articulant bien sans exagérer, parler en face, ne pas tourner le dos ou la tête, etc. Ce cadre a pour objectif d’assurer la communication, de pallier les causes de l’incompréhension mutuelle et de prévenir ce qui devient des malentendus culturels. Mais ce cadre est aussi une contrainte impropre aux interactions parce qu’il vient lever l’illusion d’une apparente normalité installée, quand bien même c’est l’autre non-sourd qui oublie l’importance de ces requêtes d’attentions. Les sourds se doivent alors en pleine discussion et avec tact de rappeler les règles partagées de la communication. A défaut, ils encaissent seuls le risque de « perdre la face » (Goffman, 1998), de disqualifier aux yeux des autres leur qualité de sujet. A cet égard, la lsf semble offrir bien davantage de perspectives précisément parce que, donnant corps au partage de la surdité et à ce cadre de communication interculturelle, elle offre des situations d’interactions plus ordinaires. Cette langue permet aux sourds de dire ce qu’ils ont à dire comme d’être entendus pour ce qu’ils ont exprimé et ouvre ainsi des espaces de mixité où dialoguer se fait sans autre écueil que « l’entendement » (Meynard, 2003, p. 101) réciproque de chacun.
8Certes, comme beaucoup d’interlocuteurs le rappellent, la langue française orale est une réalité incontournable de notre société, à commencer par être celle de la majorité des parents des sourds. Cette évidence est affirmée de telle manière que tout autre forme de langue, signée par exemple, ne saurait produire un « énoncé signifiant » (Breton, 2005, p. 18) socialement pertinent ! L’ambition de pouvoir recourir à la langue de tous n’est pas de moindre importance lorsqu’elle dessert la qualité des relations familiales, amicales, amoureuses ou professionnelles. Or, la capacité des sourds de pouvoir tirer profit de ce langage commun est moins variable que contraignante parce que cette langue est d’abord la langue des non-sourds, de ceux qui entendent. Elle impose aux sourds les efforts d’une communication où leur parole rééduquée et le décryptage de la parole de l’autre leur laissent tout faire ou les excluent des situations collectives. Elle donne corps à une fiction sociale : celle d’une langue qui donne l’illusion de croire que l’autre sourd serait une personne qui entend aussi. Les efforts consentis par l’entourage marquent davantage la prise en compte de cette dimension interculturelle. Mais la gestion de cette mixité de fait s’abîme au fil des conversations et la prise de parole reste instable. Ceux qui servent d’intermédiaires ne peuvent durablement assurer leur position, d’autant qu’ils y prennent part, à l’instar de ceux qui tiennent lieu d’interprètes ou le sont. Cette situation de communication orale et les règles de cette communication interculturelle se réalisent, comme le disent les sourds, au bénéfice de l’autre qui entendant, qui plus est sans convertir culturellement ses habitudes de communication.
La place sociale des sourds
9Réinterprétées dans l’ensemble plus vaste de rapports sociaux, ces banalités se transforment en autant de discriminations, même latentes. Elles appartiennent à une histoire collective qui semble toujours tourner au désavantage des sourds, et constituent « des histoires tragi-comiques que les sourds se racontent volontiers » (Belissen, 1998, p. 3). Au-delà de ne pouvoir suivre les discussions ou d’y participer, c’est l’impossibilité d’être écouté qui caractérise davantage leur exclusion des interactions sociales dans un lieu où ils se trouvent être aussi présents. A force de dire ce qu’il convient de faire pour compenser la surdité et refusant dans l’ensemble d’écouter les sourds, la société oublie de se rendre accessible, compliquant inutilement leurs stratégies créatrices pour se faire une place socialement reconnue.
10Pendant longtemps, l’adaptation de la société n’a guère été envisagée comme facteur principal d’une meilleure intégration des « handicapés », et encore moins pour celle des sourds. L’absence de tels changements a eu pour effet de limiter leur participation sociale, de dénier leurs libertés individuelles et de faire des lieux de la société autant de sources de discriminations. Avec la récente notion d’accessibilité, la transformation globale des environnements sociaux de la société consiste à prendre en compte tout ce qui fait défaut dans nombre de domaines pour faciliter d’autant la vie quotidienne, que cela concerne leurs pratiques culturelles, leur formation ou leur activité et trajectoire professionnelle. Sa finalité est de permettre aux intéressés de mieux se déplacer, s’informer, ou assurer leurs droits et obligations civiques, en mobilisant au besoin les technologies adéquates. Les Technologies de l’information et de la communication (tic) facilitent les changements à produire, mais leur efficacité dépend surtout de leur capacité à être des outils de médiation pour penser mieux le lien social et la qualité du rapport à l’autre. Elles ne prémunissent pas contre des manières inappropriées d’envisager les relations quotidiennes comme de donner un numéro de téléphone à un sourd pour établir un contact, au lieu de passer par un logiciel de messageries électroniques. Ces technologies ne contiennent pas toutes l’inscription sociale d’un individu et leur développement, qui procède de choix politiques, ne fait que distribuer autrement le pouvoir de décision dans des domaines comme l’accessibilité.
Le monde à portée de main
11Les exemples qui suivent montrent que la pertinence des changements de l’environnement social provient de leur capacité à produire et à réinventer du lien social en assurant un principe de réciprocité qui reconnaît les possibilités de l’autre. Cet autre y est réintroduit comme sujet de droits, et les sourds, parce que sourds, possèdent aussi des capacités propres pour la formalisation de leur citoyenneté.
12L’observation empirique, en 2000, d’un service social accueillant des sourds en Ile-de-France montre les conséquences des crispations de notre société à accepter et reconnaître la singularité des sourds dans ses principes comme dans ses pratiques. La trivialité des problèmes auxquels il faut répondre renforce le diagnostic critique des professionnels, sourds, de ce service sur la situation générale. Ils accueillent toutes sortes de gens, jeunes ou moins jeunes, pour toutes sortes de menus ou épineux problèmes. C’est par exemple ce jeune homme qui tend une lettre qu’il ne parvient pas à déchiffrer faute d’une bonne maîtrise du français attendant pourtant de savoir si son futur employeur l’embauche, ou cette femme qui tente inlassablement d’obtenir un rendez-vous avec son banquier. On peut évoquer aussi cet homme d’une quarantaine d’années qui ne parvient pas à régler son différend avec le locataire de sa caravane, quand ce n’est pas cette femme qui s’inquiète d’avoir reçu une lettre de l’administration fiscale. Régulièrement, ces professionnels reprennent avec les usagers de ce service le contexte de la situation problématique, réexpliquant si nécessaire des documents apportés. Ils recourent aussi à un interprète en lsf pour appeler directement par téléphone les interlocuteurs concernés. Cette banalité des problèmes est d’autant plus exaspérante pour les sourds qu’elle parasite constamment leur vie et seulement la leur. Elle témoigne aussi, pour eux, à la fois des failles d’un système éducatif qui à l’évidence n’a pas fait son travail et d’un système social qui ne considère pas davantage leurs problèmes courants. Ce service montre aussi qu’il y a une divergence des moyens mobilisés entre les actions établies par les pouvoirs publics, en tout cas jusque récemment, et ce type de structures. Il répond sans controverses aux besoins de ceux qu’ils accueillent, sans les enfermer dans l’identité sociale du « handicap », juste pour obtenir une réponse à leurs besoins et le respect de leurs droits.
13Plus encore, lorsqu’il s’agit de questions d’urgence ou de sécurité [4], l’absence d’outils de communication adaptés devient source de risques, parfois mortels. Les services d’appels d’urgence posent régulièrement des problèmes d’accès et leur lente adaptation entamée à la fin des années 1990 est encore problématique. Les mêmes types de problèmes surgissent lorsque les logements prévoient rarement des dispositifs adaptés : comment s’assurer de l’identité de ceux qui sonnent aux interphones ou d’être averti en cas de danger d’incendie dans un immeuble ; en septembre 2008 à Toulouse cela a coûté la vie à un homme de 40 ans ? C’est aussi, disent les sourds, les administrations qui restent injoignables autrement que par téléphone. Le développement de centre de relais téléphoniques, via Internet notamment, commence à peine en France quand il existe depuis plusieurs années dans d’autres pays. Ailleurs, ce sont les transports en commun ou les réunions publiques d’informations sociales et politiques qui demeurent inaccessibles, ou à la télévision comme lors de la campagne présidentielle de 2002 [5]. En 2005, l’interprétation en lsf des débats sur la constitution européenne à Paris ou dans d’autres grandes métropoles de France constitue une autre exception, rappelant aussi la grande disparité géographiques de ce qui se fait ou non.
14A l’égard de l’emploi, ce qui fait défaut est bien la manière avec laquelle cette question du « handicap » est envisagée par les entreprises assujetties à la loi du 10 juillet 1987. Elles répondent peu à leurs obligations légales, quand pour les sourds, comme pour d’autres, le travail est un facteur central de leur « reconnaissance sociale » (Fanjeau, 2006, p. 15). Leur situation résulte d’une organisation des entreprises où la question du « handicap » est un impensé organisationnel accentuant la reproduction des barrières à l’emploi, à son maintien et à sa qualité. Jean-Luc Metzger et Claude Barril (2004) l’expliquent à propos du travail des sourds et des aveugles à France Télécom. Entre inégalités structurelles et discriminations sociales face à l’emploi, les entreprises se basent sur une conception réductrice du travail qui considère les employés « handicapés » comme étant sans capacités d’avoir et de savoir créer des compétences directement ou non professionnelles. A contrario, ces derniers possèdent des compétences générales « transférables dans différentes situations » (Kerbourc’h, 2006, p. 480) pour diminuer la dépendance à autrui et assurer l’efficacité de leur travail. Elles témoignent de leur faculté à s’adapter en permanence. C’est par exemple la faculté de savoir créer des collectifs en réseaux où la place des collègues est destinée à fournir les informations sur le travail et l’entreprise, à pallier notamment la circulation informelle de toutes sortes d’informations de couloir. C’est dire aussi que les sourds sont toujours en relation avec d’autres sourds dans et hors de l’entreprise, notamment avec les associations de sourds. Ces dernières jouent un rôle important pour « s’en sortir professionnellement » (Kerbourc’h, 2006, p. 480) dans ce cadre-là comme dans celui de la formation ou de l’insertion professionnelle, finissant de montrer combien elles servent de soupape au système social en place notamment scolaire. Cette situation possible à France Télécom tient de l’adéquation entre intérêts économiques de l’entreprise et compétences des salariés sourds pour la mise au point et la commercialisation d’outils de communication via l’Internet, notamment auprès de clients sourds. Elle dessert à la fois l’image de marque de l’entreprise et les perspectives professionnelles des sourds, échappant aux effets traditionnels limitatifs de leur scolarité et formation. Mais elle trouve ses limites lorsqu’il s’agit, comme pour d’autres entreprises, de l’étendre par exemple à l’amélioration des conditions de travail en obtenant des moyens adéquats à leur vie dans l’entreprise, délaissée à l’initiative des salariés et des syndicats.
15La justice vient éclairer davantage encore les formes que peut prendre la place sociale des sourds en marge de notre société. Comme l’explique Daniel Hureau et Anne Madec, initiateurs de l’association La Ligue des Droits des Sourds, à propos de l’article 936 du Code civil, les sourds sont mis sous tutelle à cause de leur seul illettrisme. Cet état de fait, précise Anne Madec, fait « porter la responsabilité de la communication au justiciable sourd alors qu’il devrait s’agir d’une responsabilité partagée, où la présence d’interprète est nécessaire aux deux parties, sourde et entendante » (Hureau D, Madec, 2001, p. 19). L’ouverture d’une permanence juridique à Lille (2001) et Paris (2002) et les premières demandes ont montré l’ampleur des besoins non satisfaits d’accès au droit des usagers sourds, devenus-sourds et malentendants. Ce service, qui délivre une information, des conseils et une aide en matière de droit, montre le type de contradictions sociales que rencontrent encore les sourds, en dépit des injonctions qui leur sont faites de s’intégrer. L’histoire de Marianna, modéliste sourde de 48 ans dans une entreprise de couture, qui veut contester son licenciement est significative de ce point de vue. En janvier 2004, le refus de sa demande de prise en charge financière d’un interprète ne lui permet plus de se défendre dans de bonnes conditions et comme elle le souhaitait initialement : gratuitement et sans avocat comme lui permet la loi. Le recours indiscutable aux interprètes en lsf n’est toujours pas acquis, aujourd’hui en raison aussi de rémunérations insuffisantes. Les conditions d’accès à la justice interpellent la responsabilité de l’Etat pour permettre à chaque sourd d’exercer ses droits et ses devoirs de citoyen : ils sont généralement exemptés de jury d’assise, leurs délibérations étant interdites aux interprètes ; ils connaissent des difficultés pour établir un testament authentique auprès d’un notaire, acte devant être formulé oralement.
Se fabriquer sa place
16L’absence d’accès à des droits fondamentaux a été le prix payé par les sourds pour une intégration dont ils n’ont jamais été invités à discuter des modalités réelles. Ces dernières années, des changements réalisés par et avec eux démontrent les possibilités de trouver un juste équilibre répondant à leurs besoins au sein même des espaces communs de la société. Ils ont la caractéristique de faire une place aux sourds, comme professionnels ou usagers, et à leur langue. L’ouverture à la Pitié-Salpêtrière en 1995 d’une consultation en LSF a permis de garantir l’accès aux soins des sourds dans leur langue, et d’assurer une déontologie médicale inespérée par la formation de professionnels de santé bilingues, entendants et sourds. Aujourd’hui, la mobilisation fait que 14 pôles de santé en France disposent d’un accueil en lsf. A l’origine de ce dispositif adapté de santé publique, la mobilisation de sourds au sein de l’association Aides a permis de rompre avec l’absence de campagne spécifique de lutte contre l’épidémie du Sida à l’attention de la communauté sourde, informée de manière différée et croyant ses membres non touchés par la maladie. Elle a permis de lever un grave contre-sens faisant du terme (séro)positif et de la représentation graphique du virus des critères de bonne santé. Cette manière de faire s’est aussi développée par rapport aux violences conjugales à l’initiative de l’association Femmes Sourdes, Citoyennes et Solidaires. En matière d’information et d’accès aux services publics, le développement de la société Websourd leur permet enfin d’accéder et de comprendre en LSF et en français écrit à quantité d’informations portant aussi bien sur l’actualité internationale que sur des domaines répondant à leurs besoins, comme l’adresse des accueils publics équipés d’un système de Visio-interprétation. A partir de ce système d’interprétation à distance, Websourd permet à des services publics de répondre à leurs usagers sourds, à l’instar de neufs Caisses d’allocations familiales [6] de la Préfecture de Bobigny, de certaines anpe, de Mairies, de Musées et de bibliothèques et d’autres lieux culturels ou sociaux. C’est aussi un système de visio-communication (Visio-signe) qui permet à des sourds de communiquer à distance en lsf permettant par exemple à des professionnels sourds de structures scolaires éloignées d’être en relation permanente.
17Ces exemples sont pertinents parce qu’ils correspondent à des situations où les sourds y réinvestissent eux-mêmes des espaces de droits communs. De telles situations tiennent peut-être aussi à la manière avec laquelle est envisagée la reconnaissance, ici, de la lsf. Entre institutionnalisation des pratiques de et en lsf et transmission de la lsf dans des « territoires réticulaires » (Kerbourc’h, Dalle, Garcia, 2009), cette langue supporte les défauts des avantages de son émancipation. En somme, l’ambiguïté du rapport social à la LSF tient en cela que sa diffusion permet à des professionnels entendants de se former à la lsf, pendant que d’autres non-entendants ne peuvent la revendiquer ouvertement et sans condition. Aujourd’hui, il est possible, et heureusement, à qui le souhaite de l’apprendre, d’y recourir ou d’en faire un métier, et ce faisant d’accroître l’accessibilité de la société : l’université Lille 3 a ouvert un dess d’interprétariat en 2003 ; à l’université Paris 8 plus de deux cents étudiants se bousculent à l’option lsf [7] et, en quelques années, le nombre d’entendants venant apprendre la lsf dans les cours des associations a quadruplé. Dans le même temps, les sourds, qui attendent toujours des filières de scolarisation et de formations supérieures bilingues, assurent encore l’enseignement de la lsf sur la base de statuts précaires et ne font toujours pas partie massivement du corps professoral de la scolarité des élèves sourds notamment. Autrement, certains sourds se voient refuser la mise en place, sur leur propre initiative, de projets personnels ou professionnels, adaptés ou en lsf, quand bien même il peut s’agir d’une formation pour travailler auprès de la petite enfance, ou de l’adaptation des formations internes des entreprises dont peut dépendre une promotion. Cette tension sociologique démontre la nécessité de ne pas opposer la reconnaissance des spécificités d’un individu et son inscription immuable comme sujet de droits pour qu’il puisse disposer de ressources essentielles et s’assurer davantage d’autonomie et de liberté de choix. En d’autres termes, qu’il sorte des dépendances excessives à autrui et des marges discriminantes de notre société.
Bibliographie
- Belissen P., « Les sourds, ces mal-connus », Les Cahiers d’interfaces, 1 et 2, 1998, pp. 1-3
- Breton P., « Hétérogénéité et dissonance des statuts de la parole », Sciences de l’homme & sociétés, 78, 2005, pp. 18-20
- Castel R., Les métamorphoses de la question sociale, Paris : Fayard, 1995
- Charpillon J., L’adaptation des programmes télévisés aux personnes sourdes et malentendantes, rapport n° 38-02, ministre de la culture et de la communication, Paris : La documentation française, 2002
- Delaporte Y. et Pelletier A., Moi, Armand, né sourd et muet, Paris : Plon, 2002
- Fanjeau C., Accès à l’emploi et qualité de l’insertion professionnelle des travailleurs handicapés en milieu ordinaire, Documents d’études n°126, Dares, 2006
- Goffman E., Les rites d’interaction, Paris : Les éditions de minuit, 1998 (1974)
- Hureau D. et Madec A., « Les sourds et les idéaux républicains », Surdités, 4, 2001, pp. 3-20.
- Kerbourc’h S;, L’expérience professionnelle des sourds en entreprises, DEA de Sociologie, Université Paris 5, 1999.
- Kerbourc’h S., Le réveil sourd. D’hier à Aujourd’hui (1971-2006) : de l’action collective d’un mouvement socioculturel pour la réhabilitation de la Langue-des-Signes-Française, à la construction d’une identité collective pour la participation sociale des sourds, Thèse de sociologie, Ehess-Cadis, Paris, 2006
- Kerbourc’h S., Dalle-Nazébi S. et Garcia B., Vers une redéfinition du « territoire » : lieux et réseaux de transmission de la Langue des Signes Française (LSF), in Sauzet P. et Pic F. (dir.), Politique linguistique et enseignements des Langues de France, Actes de colloque de l’association universitaire des Langues de France (Toulouse, mai 2005), paris : L’Harmattan, 2009, pp. 223-236
- Metzger JL. et Barril C., « L’insertion professionnelle des travailleurs aveugles et sourds : les paradoxes du changement technico-organisationnel », Revue française des Affaires sociales, 3, 2004, pp. 63-86
- Meynard A., « Accueil des enfants sourds : les langues signées vont-elles disparaître ?», La nouvelle revue de l’AIS, 23, 2003, pp. 101-111
- Mottez B., La surdité dans la vie de tous les jours, Paris : PUF, 1981
- Mottez B. et Markowicz H., Intégration ou droit à la différence. Les conséquences d’un choix politique sur la structuration et le mode d’existence d’un groupe minoritaire, les sourds, Paris : CORDES, CEMS, 1979
- Serres AM., « Les CAF et le handicap : des prestations génériques au service adapté. Trois réponses de terrain : Haute-Garonne, Roubaix-Tourcoing, Meurthe-et-Moselle », informations Sociales, 112, 2003, pp. 116-125.
- Stiker HJ., Corps infirmes et sociétés, Paris : Aubier Montaigne, 1982
Mots-clés éditeurs : discrimination, histoire, exclusion sociale, surdité, langue
Date de mise en ligne : 01/12/2011
https://doi.org/10.3917/graph.031.0057Notes
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[*]
S. Kerbourc’h est sociologue, chercheur associé au Cadis-ehess (75), post-doctorant au Centre d’études de l’emploi (93). Mail : sylvain.kerbourch@libertysurf.fr
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[1]
Cf. Stiker H-J., 1982 et Castel R., 1995.
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[2]
Cf. Mottez, 1981, p. 5.
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[3]
Cf. Kerbourc’h, 2006, p. 315.
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[4]
En 2005, selon la Fédération nationale des sourds de France, 65% des départements n’avaient pas de numéro d’urgence accessible par les sourds.
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[5]
Cf. Charpillon, 2002, p. 22.
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[6]
Cf. Serres, 2003.
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[7]
Cf. Delaporte et Pelletier, 2002, pp. 360-361.