1« Lorsque j’ai commencé à travailler auprès des personnes adultes handicapées, j’étais pleine d’appréhensions. Allais-je savoir communiquer avec elles ? Allais-je me culpabiliser de ma bonne santé apparente, de ma validité reconnue ? Allais-je souffrir avec elles et pourrais-je prendre assez de distance pour ne pas souffrir de mon impuissance à les guérir ? Allais-je accepter le handicap ou bien, connaissant mon volontarisme, allais-je chercher à les normaliser ? Toutes ses questions je me les suis posé avant même de connaître les personnes dont j’allais m’occuper. Mais une fois dans le partage du quotidien m’est apparu une première évidence, il m’était impossible de regrouper ses personnes en une appellation commune ; il n`y avait pas un handicap mais des personnes différentes présentant des désavantages différents et les vivant de façon très variable. »
2C’est ainsi que formatrice et psychothérapeute, je reçois les témoignages de la plupart des travailleurs sociaux, conscients du fait que sous le mot « handicapé » de multiples réalités se cachent. Pourtant les dernières campagnes en faveur de personnes handicapées, relatives aux places de parking ou aux priorités en caisse dans les supermarchés semblent mettre tout le monde à la même enseigne : « si tu veux ma place, prends mon handicap ! ». Pourtant la différence entre une personne paraplégique en fauteuil et un adolescent handicapé par des difficultés de comportement est grande. Les deux peuvent pourtant prétendre être reconnus handicapés par la mdph (Maison des personnes handicapées). Cette campagne coup de poing me semble revêtir une fois de plus un caractère culpabilisant et assez manichéen. Elle sous-entend en effet que le handicap présente un caractère de gravité lourd à porter, à tel point que les personnes valides ne peuvent le comprendre. Elle sous-entend aussi que les personnes valides usurpent des places à des personnes désavantagées, incapables qu’elles sont de prendre la douleur d’autrui en compte. Enfin elle place d’un côté les personnes handicapées dans le camp des gentils et les personnes valides dans celui des méchants potentiels.
3Pourtant cette campagne ne semble indigner personne, preuve si il en faut de notre sentiment de culpabilité à l’égard des personnes handicapées. « Si tu veux ma place, prend mon handicap » est une phrase à la limite du respectueux, une phrase considérant impossible la responsabilité individuelle par rapport au handicap. Dans le même ordre d’idée, d’autres sentences pourraient fleurir dans les bus : « Si tu veux t’asseoir, deviens vieux ! » ; ou encore au cinéma : « si tu veux une place pas chère, deviens chômeur ! ». Cela vous fait bondir et bien moi aussi mais notre considération sociale du handicap me perturbe.
A qui s’applique la loi de 2005 ?
4Si nous revenons à la définition de la loi de 2005, constitue un handicap : « toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs de ses fonctions physiques, sensorielles, mentales cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant » (loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées du 11 février 2005).
5Que dire dés lors de cette jeune femme, incapable d’entretenir une relation amoureuse avec les hommes car violée dans son enfance par son oncle ? Elle me semble présentée une altération psychologique qui nuit gravement à son bien-être social. Pourtant, elle n’est pas reconnue handicapée pour autant. Que dire de cet homme très complexé par sa maigreur naturelle et qui n’ose pas sortir de chez lui de peur du regard des autres ? De cette femme au nez trop gros qui s’est toujours entendue qualifiée de « tarin » ? De cet adolescent que l’on a traité d’âne toute sa vie scolaire et qui n’ose plus prendre la parole en public ni postuler à un emploi ? Que penser de cette interdiction de réussir qui frappent certains d’entre-nous ayant eu des parents paniqués à l’idée d’être dépassé par leurs enfants ? Comment prendre en compte ces enfants nés sous X, abandonnés dés la naissance et incapables de s’investir dans une relation de peur de revivre un abandon ? Que fait-on des gens terrés chez eux, ne dormant plus la nuit parce qu’ils se sont fait agressés un jour chez eux par une personne armée ? Nous pourrions étendre cette liste à l’infini mais je suis certaine que vous avez saisi mon propos : lequel d’entre nous n’est pas handicapé par son histoire, son éducation, son physique ou son origine ? J’entends des cris indignés objecter que ce n’est pas pareil, que cela n’a rien à voir. Pourquoi ? Parce que le handicap, au sens de la loi, c’est pour la vie. Mais ne portons-nous pas à vie les cicatrices de nos combats d’enfance ? Les failles de notre histoire ? Parce qu’il n’y a pas de commune mesure entre des seins trop petits et une surdité ? Je n’en sais rien et vous non plus. Qui d’entre nous peut prétendre connaître la douleur d’une situation ? Qui peut se permettre de les mesurer ? Mon voisin ne sort plus depuis qu’il perd ses cheveux.
6C’est en lisant un livre remarquable écrit par deux personnes elles-mêmes handicapées (Cesarina Moresi et Philippe Barraqué) que je me suis autorisée à penser ce que je viens d’écrire. Dans ce livre (Handicap, un challenge au quotidien, Jouvence, 2007), des personnes handicapées témoignent de leur ras-le bol d’être considérées comme courageuses, comme angéliques, asexuées ou encore comme malheureuses. Et ce message « Nous ne sommes ni plus courageuses que vous, ni plus lâches, ni plus pures, ni plus viles, ni plus heureuses, ni plus malheureuses. Notre course au bonheur est la même que la votre ».
7En lisant ces lignes, j’ai pris une grande claque dans ma culpabilité, ce sentiment orgueilleux d’être responsable du bonheur ou du malheur d’autrui. Il n’y a pas de différences entre les personnes dites handicapées et nous, si ce n’est cette reconnaissance par la mdph d’une nécessité d’aide publique de ces personnes du fait de leur désavantage et la nécessité d’une adaptation de l’environnement pour rendre possible leur intégration sociale.
Le handicap pourrait-il conférer un avantage ?
8Depuis, mon esprit affranchi de sa censure, s’est aventuré plus loin encore. En effet, j’ai toujours pensé que pour être heureux il n’était nul besoin d’être parfait mais bien de s’accepter dans son imperfection. Le handicap reconnu s’impose. La personne n’a pas d’autre choix que de l’accepter et donc de se donner une chance de vivre heureuse. Dans le camp des soi-disant valide, nous en sommes encore à lutter pour que personne ne remarque nos failles, nos faiblesses, nos vulnérabilités, nos imperfections. Dans la course au bonheur nous perdons déjà beaucoup de temps. Nous sommes encore sur la ligne de départ que la plupart des personnes reconnues handicapées ont déjà commencé la course. Parce qu’elles n’ont pas le choix tandis que nous l’avons. Nous pouvons choisir de penser que nous sommes infaillibles, parfaits et passer nos vies enfermés dans cette image de nous impossible à atteindre. Nous pouvons aussi choisir de reconnaître nos défauts et de nous en accommoder. Notre vie sera plus facile et celle de notre entourage aussi, souvent entraîné par notre délire perfectionniste.
9Pour ma part je regarde mon travail auprès des personnes handicapées avec beaucoup plus d’humilité. Non je n’ai pas plus de chance qu’elles d’être heureuse, il me faut l’admettre et sortir de cette position haute qui consistait à croire que j’avais une injustice à réparer en aidant ces personnes. Je ne les aide pas plus qu’elles ne m’aident. La preuve : elles viennent de m’autoriser à m’accepter comme je suis. Je leur dois la fin d’une course infernale et sans issue. Je ne sais pas pourquoi certains d’entre nous naissent avec un handicap, subissent un accident ou des atrocités familiales. Je sais juste qu’il ne m’appartient pas de juger de la souffrance d’autrui sur une étiquette et de prétendre l’aider quand peut-être il ne me demande rien.
10Sous prétexte de prendre en compte la différence de l’autre, poser des étiquettes nous rassure. Le statut de personne en situation de handicap est une nécessité pour que la société se préoccupe de compenser les désavantages de certains. Mais reconnaître la différence de l’autre peut cacher des effets pervers comme le fait de se sentir investi en contrepartie d’une certaine « normalité » ou « validité ». Derrière l’idée de vouloir aider l’autre se cache parfois un sentiment d’indignité à l’idée d’avoir reçu de meilleures cartes au départ. J’ai cependant connu des parcours étonnants avec un jeu désastreux et des parcours désastreux avec un tirage de départ royal…
11Je ne veux plus payer pour ma soi-disant validité. Nous avons tous notre lot de souffrance et travailler auprès de personnes handicapées n’est pas différent de travailler auprès d’hommes et de femmes en général. A partir d’aujourd’hui je lance cette réplique « Je ne prendrais ni ta place, ni ton handicap mais j’ai toujours été prête à prendre en considération tes difficultés, comme je prends soin des miennes ».