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Article de revue

La planète du travail social et le travail social de la planète

Pages 13 à 19

Notes

  • [1]
    Les écrits de Henry David Thoreau reviennent au gout du jour pour à la fois ses positions vis-à-vis du rapport à la nature et celles concernant la désobéissance civile.
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1Depuis ses origines, le travail social développe des méthodes et des approches théoriques qui considèrent les individus et les groupes accompagnés dans et avec les environnements sociaux dans lesquels ils vivent. Des approches collectives, systémiques, communautaires, de développement social, de pédagogie sociale étayent largement cela. Toutefois, force est de constater que ces démarches se sont structurées dans une logique essentiellement « anthropocentrée ».

2Cette perspective, fortement ancrée à des approches philosophiques considérant l’homme au centre de l’univers et reposant sur une forte différenciation entre « nature et culture », est aujourd’hui questionnée par une vision « éco-centrée » qui s’inscrit dans une perspective de transition écosociale. Ces dichotomies entre nature et culture, sauvage et domestique, humain et non-humain fortement inscrites dans notre mode de pensée occidentale et nos approches du social, sont aujourd’hui questionnées des points de vue, philosophiques, anthropologiques, historiques, mais aussi dans le domaine des théories du travail social. La notion de nature ne va plus de soi et la séparation/opposition entre humanité et nature est bouleversée. Mais ceci ne signifie pas une disparition de la sphère naturelle. Il s’agit à présent d’envisager la diversité des relations, des formes d’interactions et de significations qui existent et se transforment entre les humains et la nature. Agir « avec » la nature plutôt que « sur ou contre » apparait comme une voie pertinente à suivre (Larrère 2018).

3L’anthropologie, qui aborde ces questions en considérant les rapports de signification et de symbolique entre les deux sphères humaines et naturelles, s’est construite aussi avec cette opposition « universalisme naturel vs particularismes culturels ». Depuis plusieurs années maintenant, les recherches tendent à mettre différemment en perspective ces approches pour considérer des formes de continuités et discontinuités à l’œuvre. Les travaux de Philippe Descola (2005, 2018) apportent un regard nouveau, considérant l’humain dans ses rapports avec le non-humain, comme un système variable, reposant sur quatre modèles d’interactions. Le totémisme intègre une continuité matérielle et morale entre humains et non-humains ; l’analogisme repose sur un faisceau de discontinuités que des relations de correspondances organisent ; l’animisme attribue aux non-humains des formes de pensée et d’action des humains, dont les corps sont différenciés ; le naturalisme associe les humains aux non-humains du fait de continuités matérielles et les dissocie sur le plan culturel.

4Si cette dualité humain/nature est toujours présente dans la recherche de significations qui accompagne l’histoire de l’humanité, les considérations soutenant la nécessité de protéger la nature apparaissent au XIXe siècle conjointement avec la mécanisation et l’avènement de la société industrielle.

5Tout d’abord dans le contexte de peuplement de l’Amérique du Nord des voix font entendre le besoin de prendre en compte et de respecter les espaces naturels appréhendés comme partie intégrée de l’identité de ce pays naissant. Des auteurs comme Henry David Thoreau [1] occupent une place particulière à cet égard. C’est en 1872 qu’est créé le premier parc national de Yellowstone. Ensuite, après la Deuxième Guerre mondiale, avec le processus rapide de transformation/exploitation des ressources naturelles, émergent des théories et des mouvements introduisant la nécessité d’une préservation de l’environnement. Il faut arriver aux années 1960 pour voir un mouvement écologique se constituer (Larrère, 2013).

6En France, dans le domaine Social, médico-social et éducatif (SMSE), les considérations de cette séparation, nourries par la pensée de Jean Jacques Rousseau, ont alimenté les mouvements philanthropiques visant à développer l’éducation et le prendre soin des êtres vulnérables. Le développement d’institutions en campagnes est ainsi significatif de cela et nourrit encore des représentations associant le bien être à une nature séparée et bienveillante. Aujourd’hui, les conséquences sanitaires, sociales et économiques de la pandémie de COVID 19 en cours, actualisent et exacerbent les enjeux liés aux interactions humain et non-humain. Cette pandémie vient s’ajouter aux effets conjugués d’évènements climatiques violents, de catastrophes naturelles répétées, mais aussi d’accès à un environnement sain de vie, à une alimentation plus sure déjà identifiée en général. Et particulièrement étudiés dans le cadre des approches théoriques et pratiques de travail social identifiées sous la notion de « Travail Social international ». Au travers de ce changement de point de vue et d’intervention, il est clairement constaté que les populations et les personnes qui sont les plus dramatiquement exposées à ces phénomènes sont les plus démunies, socialement et économiquement. Ainsi, les travailleurs et intervenants sociaux ont régulièrement à prendre en compte ces effets, mais aussi à contribuer à la prévention des risques sociaux et psychosociaux qui y sont liés. Dans cette situation, il convient de constater qu’en France, ils se trouvent peu ou pas outillés théoriquement et méthodologiquement et peu ou pas inscrits dans des organisations structurées de ce point de vue. Ils se trouvent ainsi singulièrement démunis pour agir de façon préventive et/ou adaptative.

7Pourtant dans d’autres pays à travers le monde cette approche intégrant les questions d’environnement au travail social se structure depuis plusieurs années. Les aspects liés aux enjeux sociaux de la transition écosociale y sont pris en compte de même que les interventions en situation de catastrophe, dans la pratique des travailleurs sociaux et sont étayés par les enseignements et la recherche en travail social. Un débat existe à l’échelle internationale impliquant praticiens, enseignants, chercheurs et étudiants du travail social. Depuis les années 2000, ces questions sont récurrentes dans les colloques et dans les formations initiales et continues du travail social. La conférence de Stockholm en 2012, suivi par celle de Melbourne 2014 durant laquelle fut adoptée la définition internationale du travail social, a mis l’accent sur ces questions et contribué au renforcement de réseaux internationaux d’enseignants-chercheurs en travail social. L’agenda global pour le travail social et le développement social, place cette question au cœur des enjeux de travail social avec ceux de droits humains, sociaux et de justice sociale.

8Les approches qui se structurent s’accordent sur un point de vue qui considère l’humain comme partie intégrante de l’environnement et non dans une opposition humain/nature. Elles partagent aussi une réflexion critique des modèles économiques et de développement existant et construisent aussi, dans le même temps, une critique des modèles de travail social construit qui agissent et se pensent dans et en dépendance à ce modèle économique de croissance. Par ailleurs, si l’objectif de contribuer à établir une dynamique de bien être écologique, social et économique juste mobilise l’ensemble des approches sur ce sujet, il existe plusieurs façons de concevoir ces dimensions en lien avec le travail social qui, sans être conflictuelles ou simplement en oppositions, dynamisent et enrichissent le débat sur la question.

9Léna Dominelli (2012), dans un ouvrage référence, ouvre la voie vers un travail social vert qui agit dans la perspective d’un travail social « radical » pour la protection de l’environnement et du bien-être des personnes. D’autres approches visent une plus grande radicalité dans la perspective de la « deep écology » ou écologie profonde (Frémaux, 2011). Un autre point de vue prend appuie sur l’intégration travail social/politiques sociales dans une perspective de transition écosociale (Matthies, Närhi, 2017 et Peeter, 2017).

10Au niveau international, le débat scientifique en marche apporte aux praticiens d’intervention sociale et psychosociale qui y participent des repères et des outils pour construire un regard critique et stratégique leur permettant de structurer leur action.

11Ce numéro hors-série est né de la volonté modeste de « praticiens-chercheurs-formateurs » français et québécois, mobilisés sur les interactions humain/non-humain appliquées aux situations de précarité, de vulnérabilité ou de souffrances psychosociales. Il propose aux intervenants sociaux et psychosociaux un espace d’échanges en même temps qu’une invitation à identifier tout d’abord et à approfondir ensuite, la notion de nature et les représentations à l’œuvre dans les rapports que les individus et les sociétés entretiennent avec elle aujourd’hui. Il s’agit, d’une part, de considérer les évolutions et dilemmes à l’œuvre aujourd’hui, en particulier au regard des transformations environnementales et de l’accès et de l’utilisation des ressources et, d’autre part, d’envisager les actions mobilisant ces médiations d’un point de vue théoriquement structuré et techniquement maitrisé.

12Les contributions de Juliette Cheriki-Nort, de Sébastien Rojo et Geneviève Bergeron, situent les enjeux et donnent des perspectives sur les nécessaires constructions techniques des actions d’intervention psychosociale en milieu naturel. Cathy Bousquet et Malia Calvet, abordent une question centrale des relations de l’humain avec son milieu physique : l’alimentation. Elles soulignent une mise en tension qui n’apparait pas d’emblée aux intervenants sociaux, celle du lien entre le biologique et le politique.

13Concernant la médiation animale, il aborde un sujet qui bien que donnant lieu à de plus en plus de pratiques intéressantes en France, n’a pas encore trouvé une inscription structurée dans le paysage de l’intervention sociale. Si les pratiques avec les équidés sont aujourd’hui très structurées (formations, diplômes, acteurs, institutions), il n’en est pas de même pour les pratiques mobilisant d’autres animaux. Il apparait dans un espace d’expérimentations diffuses, qui reposent encore essentiellement sur des initiatives singulières et locales dont l’évaluation de la pertinence et de l’efficience peuvent parfois laisser une large part à la subjectivité voir aux intérêts divers des acteurs.

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14Les contributions de Emmanuelle Fournier-Chouinard, de Béatrice Laffite et de Didier Vernay, apportent des éclairages sur des pratiques de médiation animale construites et maitrisées, s’appuyant sur des compétences et des savoirs professionnels d’intervenants psychosociaux avérés, mobilisant l’animal en complément.

Bibliographie

  • Descola, Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
  • Descola, Philippe, « Comment faire de l’anthropologie en 2018 ? Comment repenser la notion de nature en pleine crise écologique ? Quelles pistes envisager pour repenser le rapport humains / non humains ? », France culture, émission La méthode scientifique. En ligne : https://www.franceculture.fr/emissions/la-methode-scientifique/grand-entretien-avec-philippe-descola (consulté le 29 juin 2021).
  • Dominelli, Lena, Green Social Work. Cambridge, Polity Press, 2012.
  • Frémaux, Anne, La nécessité d’une écologie radicale. La pensée à l’épreuve des problèmes environnementaux, Paris, Sang de la terre, 2011.
  • Larrère, Catherine et Larrère, Raphaël, Penser et agir avec la nature : une enquête philosophique, Paris, La Découverte, 2018.
  • Larrère, Catherine, « Ce que sait la montagne. Aux sources des philosophies de l’environnement », cours au Collège de France, La vie des idées, 30 Avril 2013. En ligne : https://laviedesidees.fr/Ce-que-sait-la-montagne.html (consulté le 29 juin 2021).
  • Matthies, Aila-Leena et Närhi, Kati, The Ecosocial Transiton of Societies. The contribution of social work and social policy, Routlege, Taylor and Francis Group, London, 2017.
  • Peeter, Jeff, « Thinking about the commons : A post-capitalist perspective for social work », in Matthies, Aila-Leena et Närhi, Kati, The Ecosocial Transiton of Societies. The contribution of social work and social policy, Routlege, Taylor and Francis Group, London, 2017.
  • Thoreau, Henry-David, Walden ou la vie dans les bois, Paris, Gallimard, 1990.
  • Thoreau, Henry-David, « Précurseur de l’écologie », France Culture, émission « Savoirs ». En ligne : https://www.franceculture.fr/video/henry-david-thoreau-precurseur-de-lecologie (Consulté le 29 juin 2021).

Date de mise en ligne : 02/11/2021

https://doi.org/10.3917/graph1.hs014.0013

Notes

  • [1]
    Les écrits de Henry David Thoreau reviennent au gout du jour pour à la fois ses positions vis-à-vis du rapport à la nature et celles concernant la désobéissance civile.

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