Couverture de GMP_044

Article de revue

Le Nouveau Management Public conduit-il à un rapprochement public-privé ? Une analyse à partir des procédures d’évaluation du personnel

Pages 121 à 137

Notes

  • [1]
    Maître de conférences, Centre de recherche Humanis, Ecole de Management de Strasbourg, Université de Strasbourg, 61 avenue de la Forêt Noire, 67085 Strasbourg Cedex -Jocelyne.yalenios@em-strasbourg.eu
  • [2]
    Ingénieur, Centre Magellan, IAE Lyon, Université Jean Moulin Lyon 3, 6 cours Albert Thomas 69008 Lyon - Eric.thivant@univ-lyon3.fr
  • [3]
    Professeur émérite, Centre Magellan, IAE Lyon, Université Jean Moulin Lyon 3, 6 cours Albert Thomas, 69008 Lyon - Alain.roger@univ-lyon3.fr
  • [4]
    Un sous-officier d’active est un militaire qui dépend du corps des sous-officiers. Ce corps d’encadrement militaire comprend cinq grades de Sergent à Major, en passant par Sergent-chef, Adjudant et Adjudant-chef selon l’article L4131-1 du Code de la défense.
  • [5]
    Décret n° 2002-682 du 29 avril 2002, Décret n°2007-1365 du 17 septembre 2007 et Décret n°2010-888 du 28 juillet 2010
  • [6]
    Décret n° 2007-1365 du 17 septembre 2007 et arrêté du 10 avril 2008.
  • [7]
    « La Loi est l’expression de la volonté générale », art. 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 26 août 1789.

Introduction

1D’abord introduits dans les années 1950 dans le secteur privé aux États-Unis, les systèmes d’évaluation individuelle se sont diffusés dans la plupart des organisations et ils se déclinent à tous les niveaux hiérarchiques, dépassant les traditionnels clivages entre secteur privé et secteur public, grandes entreprises et PME, personnel d’encadrement et d’exécution.

2Parvenir à mettre en place et à pérenniser un système d’évaluation efficace au sein d’une organisation demeure néanmoins un défi pour les directions des ressources humaines. Dans le secteur public d’Etat français, des décrets définissent les conditions de mise en place de ce type d’évaluation. Ainsi par exemple, l’armée de terre a défini le 25 février 2008 des instructions relatives à la notation de sous-officiers d’active [4]. Dans la fonction publique d’Etat, le principe des entretiens annuels a été instauré par les décrets du 29 avril 2002, du 17 septembre 2007 et du 28 juillet 2010 [5] pour remplacer le système de notation traditionnel, et il a été ensuite précisé par des arrêtés et des circulaires, notamment la circulaire du 23 avril 2012. Ces évolutions relèvent probablement en grande partie de l’idée de copier les pratiques du privé, ou du moins de s’en inspirer pour développer une nouvelle forme de management public afin d’améliorer et de moderniser l’action publique. Amar et Berthier (2007) remarquent cependant que l’évaluation de la performance dans le secteur public reste difficile et suscite les craintes des acteurs : « les risques supposés sur la rémunération et la protection sont intimement liés à l’évaluation dont les fonctionnaires craignent l’arbitraire ».

3Dans le secteur privé, certaines organisations se contentent de transposer des systèmes-types existants qui constitueraient des modèles plus ou moins universels ; d’autres cherchent à développer des pratiques spécifiques adaptées à leur culture organisationnelle. Notre article a pour objet de comprendre dans quelle mesure, dans des contextes organisationnels où les valeurs et les objectifs peuvent être très différents, les spécificités organisationnelles l’emportent sur une approche universelle qui conduirait à une homogénéisation des discours managériaux dans les guides d’évaluation du personnel.

4Nous rappellerons l’origine et le développement des systèmes d’évaluation du personnel dans les organisations, en particulier dans le secteur public, puis nous préciserons la méthode employée, une analyse lexicométrique du vocabulaire des guides d’entretien complétée par une analyse plus précise de ces textes, puis nous présenterons les résultats obtenus. Enfin, nous mettrons en perspective ces résultats, leurs limites et les voies de recherche que nous pouvons proposer.

1 – Revue de littérature et cadre théorique

5Dans le secteur public prévalait jusqu’à récemment le système de notation des fonctionnaires combinant une note chiffrée et une appréciation ouverte, qualitative et unilatérale, émise par le responsable hiérarchique de l’agent. La mise en œuvre de procédures d’évaluation du personnel reprenant le modèle issu du management par objectifs fait partie des évolutions récentes de la réforme visant à un « nouveau management public » (NMP) cherchant à réduire la rigidité du système en se référant au modèle de l’entreprise privée (Desmarais et al., 2007 ; Chappoz, Pupion, 2012). Cette conception s’oppose à celle de la bureaucratie wébérienne classique comme le soulignent Amar et Berthier (2007) dans le tableau 1. Les auteurs remarquent cependant que « le développement ou l’apparition de notions nouvelles comme la flexibilité, l’efficacité, l’efficience, la gouvernance ou encore l’évaluation dans le secteur public soulève plusieurs questions ». Le NMP a des implications dans les domaines de la stratégie, des finances, du marketing ou des ressources humaines. Au-delà des modalités d’évaluation, il suppose de valoriser par exemple les notions de résultat, de performance, de compétence ou de participation.

Tableau 1

Comparaison des administrations de type wébérien et NMP

Tableau 1
Administration wébérienne Administration NMP Objectifs respecter les règles et les procédures atteindre les résultats, satisfaire le client Organisation centralisée (hiérarchie fonctionnelle, structure pyramidale) décentralisée (délégation de compétences, structuration en réseau, gouvernance) Partage des responsabilités politiciens/administrateurs confus clair Exécution des tâches division, parcellisation, spécialisation autonomie Recrutement concours contrats Promotion avancement à l’ancienneté, pas de favoritisme avancement au mérite, à la responsabilité et à la performance Contrôle indicateurs de suivi indicateurs de performance Type de budget axé sur les moyens axé sur les objectifs

Comparaison des administrations de type wébérien et NMP

Source. Amar et Berthier (2007)

6En France, les récents dispositifs réglementaires poussent à la généralisation à terme de l’entretien professionnel en lieu et place de la notation pour l’ensemble de la fonction publique. Toutefois, comme le souligne Rangeon (1992), la notation et l’évaluation ne sont pas synonymes et s’inscrivent dans des relations d’emploi différentes. Le cadre du secteur public se caractérise principalement en termes de gestion des ressources humaines par des règles relativement strictes qui régulent les rapports sociaux, même si les missions de la fonction Ressources Humaines sont à peu près semblables à celles des entreprises du secteur privé et si les outils développés dans le secteur privé ont tendance à s’étendre à la fonction publique. C’est le cas notamment de l’entretien d’évaluation qui est officiellement entré en vigueur il y a quelques années pour remplacer le système de notation traditionnelle par le seul responsable hiérarchique. L’application peut cependant varier selon le corps auquel appartient un fonctionnaire, chaque corps pouvant prévoir des instructions ou des décrets spécifiques pour gérer les recrutements et les carrières. Crozet (2013, p. 406) remarque cependant que le statut n’évolue que lentement, mais « n’interdit pas de développer, à sa marge, d’autres démarches, de dépasser l’administration du personnel pour mettre en œuvre une gestion des ressources humaines modernisée ». Bartoli soulignait déjà en 1997 les « aberrations de la notation dans le secteur public », mais elle constatait que les règles juridiques et les statuts de la fonction publique « ne sont pas, a priori, aussi contraignants qu’on le croit ». « De nombreuses marges de manœuvre existent pour les responsables publics … des variables telles que la formation, les conditions de travail, la communication interne ou l’appréciation du personnel peuvent, si elles sont reconfigurées et activées, contribuer à la création des dynamiques mobilisatrices qui manquent souvent à l’intérieur du service public » (Bartoli, 1997, p. 115). Pontier (2003) remarquait aussi que, dans la fonction publique hospitalière, la logique économique s’impose et conduit à la mise en place de nouveaux outils de gestion et à la « coexistence d’un outil issu du secteur public avec des outils d’appréciation empruntés au secteur des grandes entreprises privées ». La notation, censée réduire le risque d’arbitraire, avait conduit à de nombreux dysfonctionnements, mais sa remise en cause aurait bouleversé la relation hiérarchique et la gestion des carrières. Finalement « les objectifs initiaux sont souvent loin d’être atteints ; la prise en compte du mérite dans la gestion statutaire semble un vœu pieu plus qu’une réalité » (Crozet, 2013, p. 415).

7Dans le secteur privé, la consécration des entretiens individuels dans les systèmes d’évaluation du personnel est le fruit d’étapes successives dans le développement de la pratique de l’évaluation formalisée dans les organisations. Introduite dans les années 1950 dans le secteur privé aux États-Unis et renforcée par la direction par objectifs (Drucker, 1954 ; Odiorne, 1965), l’évaluation formalisée du personnel a d’abord été mise en place pour les cadres avant de concerner l’ensemble du personnel. L’enjeu du management par objectifs porte sur la définition d’un modèle rationnel de la relation d’emploi dans lequel des objectifs spécifiques sont attribués aux individus. Ces objectifs individuels sont généralement supposés décliner les objectifs stratégiques de l’organisation.

8Malgré les critiques dont ils ont fait l’objet, les systèmes d’évaluation individuelle se sont diffusés dans la plupart des organisations et ils font l’objet d’une institutionnalisation croissante sous l’effet de multiples incitations réglementaires et conventionnelles. Ce mouvement touche l’ensemble des organisations, quels que soient leur taille et leurs statuts. Les grandes entreprises privées ont été les premières à se doter de systèmes d’évaluation formelle, mais ceux-ci se sont étendus aux entreprises de dimension plus réduite dès qu’elles atteignent une certaine taille ou qu’elles sont soumises à des pressions de leur environnement (Razouk, Bayad, 2010). La formalisation requise ne semble cependant pas toujours adaptée à des petites et moyennes entreprises qui souhaitent préserver la proximité et le caractère informel des liens internes et éviter toute forme de bureaucratisation (Torres, 1998 ; Marchesnay, Fourcade, 1997, p. 278). La mise en œuvre des pratiques d’évaluation formelle dans le système de gestion des ressources humaines des organisations du secteur public ou dans les PME n’a donc rien de spontané au regard des relations d’emploi à l’œuvre dans ces contextes. Leur implantation suppose donc pour les directions des ressources humaines (DRH), principaux initiateurs de ces démarches, de prendre en compte leur interaction avec le contexte organisationnel et de justifier de leur pertinence auprès de ceux qui sont chargés de les mettre en œuvre, à savoir les responsables et leurs collaborateurs.

9Dans cet article, nous analysons la procédure d’évaluation du personnel à travers les discours écrits prescripteurs en matière d’évaluation : les guides ou instructions destinés aux responsables, et parfois aux collaborateurs, pour accompagner la mise en œuvre du système d’évaluation au travers de la conduite des entretiens individuels. Ces documents représentent un ensemble de textes signifiants, un système d’affirmations, et donc une forme particulière de discours managérial qui contribue à l’élaboration et à l’évolution des représentations des acteurs (Rivière, 2006). Ils participent ainsi non seulement à la production de sens mais également à l’action, avec une fonction performative (Austin, 1970) visant à modifier les comportements des personnes pour répondre aux objectifs de l’organisation dans laquelle elles travaillent. Les guides d’entretien précisent les conditions dans lesquelles doit se dérouler cet entretien, mais ils sont aussi un outil de communication sur la politique et les pratiques de GRH en lien avec l’évaluation individuelle. Ils sont à cet égard porteurs du discours organisationnel (Detchessahar, Journé, 2007).

10Phillips, Lawrence et Hardy (2004) soulignent que les acteurs sont d’autant plus sensibles au discours que le texte adopte un genre universel susceptible d’être transposé à d’autres organisations. Pour obtenir l’adhésion du personnel, les guides d’entretien, quelques soient les contextes organisationnels, utiliseraient alors des termes analogues, spécifiques à la pratique de l’évaluation individuelle conduisant à une harmonisation des messages véhiculés dans les guides d’entretien. Avec cette approche, ils risquent cependant de ne pas répondre aux contraintes propres à chaque organisation en termes de mobilité interne ou de politique de rémunération. Des guides spécifiques peuvent réduire les résistances potentielles et faciliter l’acceptation et la mise en œuvre des entretiens individuels. Dans les documents du secteur public par exemple, on peut s’attendre à trouver une argumentation spécifique dans la mesure où, comme le suggère Duveau (2006), la personnalisation de la relation d’emploi introduite par l’évaluation individuelle va à l’encontre des règles traditionnelles du traitement général et impersonnel des fonctionnaires.

11Des travaux portant sur ces guides d’entretien font ressortir l’importance du contexte et du cadre interactionniste entre acteurs (Ientile-Yalenios, Roger, 2010). En se fondant sur le modèle de la régulation organisationnelle proposé par Ouchi (1980), Quinn et Rohrbaugh (1983) identifient les critères d’efficacité organisationnelle en fonction des valeurs de l’organisation (contrôle/flexibilité et interne/externe). Leur « modèle des valeurs concurrentes » (figure 1) a fait depuis l’objet de plusieurs travaux empiriques, et il est largement utilisé pour analyser les cultures organisationnelles (Rogers, Hildebrandt, 1993 ; Delobbe, Vandenberghe, 2004).

Figure 1

Modèle des Valeurs Concurrentes

Figure 1

Modèle des Valeurs Concurrentes

Source : Adaptée de QUINN R.E., ROHRBAUGH J., 1983, “A spatial model of effectiveness criteria : towards a competing values approach to organizational analysis”, Management Science, 29, 3, 363-377.

12Cameron et Quinn (1999) puis Lejeune et Vas (2009) considèrent que chaque quadrant de ce modèle représente un type de culture organisationnelle. La culture bureaucratique, qui caractérise souvent la fonction publique, est fondée sur le contrôle, la rigueur de la structure, la neutralité, la logique et le réalisme. Les trois autres types se retrouvent plus souvent dans le secteur privé. La culture du clan est caractérisée par la confiance, la qualité des relations, la convivialité et la recherche du consensus. La culture de marché est caractérisée par l’engagement, l’action et la persuasion. Enfin, la culture adhocratique représente la recherche et l’innovation. Ces différences de valeurs devraient se retrouver au niveau des procédures d’évaluation du personnel telles qu’elles sont définies dans les guides ou instructions qui s’adressent aux acteurs de l’entretien individuel.

13Palpacuer et al. (2010) analysent les supports d’évaluation collectés auprès de 40 organisations en se fondant également sur les travaux d’Ouchi. Les auteures distinguent trois modèles d’évaluation en fonction du statut et de la taille de l’organisation : l’évaluation scientifique des performances qui correspond au « modèle du marché », le « modèle du clan », associé au courant participatif de l’appréciation, et le « modèle du métier » fondé sur la formalisation des compétences, la technique, la formation et l’expertise. Elles pointent notamment la prédominance du modèle du métier dans les entreprises publiques de leur échantillon, alors que les grandes multinationales correspondraient plutôt à un modèle hybride marché/clan.

14Nous chercherons à voir si ces différences sont confirmées dans les entreprises que nous avons étudiées, ou bien si la généralisation de la pratique des entretiens d’évaluation conduit à l’uniformisation des termes mobilisés dans les guides d’entretien par une sorte de mimétisme organisationnel. Pour explorer cette question, nous utilisons une analyse lexicométrique du vocabulaire mobilisé dans les procédures d’évaluation telles qu’elles sont formalisées par deux organisations publiques, à savoir une composante de la fonction publique d’état et une composante de l’armée concernant les sous-officiers, et deux entreprises privées dont une entreprise mondialisée ayant depuis longtemps mis en place un système d’évaluation et une PME en forte croissance.

2 – L’approche méthodologique

15Chaque organisation développe un discours spécifique qui se traduit notamment dans la rédaction de guides ou instructions destinés aux responsables ou à leurs collaborateurs pour leur expliquer la façon dont devrait se dérouler un entretien professionnel. La méthodologie de type lexicométrique permet de comprendre comment sont construits ces guides d’entretien et plus précisément avec quelles catégories de mots et quels registres ils sont articulés dans des contextes différents. D’autres types d’analyse de ce type de discours se fondent sur des analyses conversationnelles, des analyses sociolinguistiques ou des analyses rhétoriques dont les visées sont bien entendu distinctes. Maingueneau (2000, p. 41-45) suggère que « l’analyse du discours n’a pour objet, ni l’organisation textuelle en elle-même, ni la situation de communication, mais doit penser le dispositif d’énonciation qui lie une organisation textuelle et un lieu social déterminés ».

16L’analyse lexicométrique reprend les principes de la classification automatique de discours. Elle propose « une approche instrumentée des corpus, articulant synthèses quantitatives et analyse à même le texte » (Lebart, Salem, 1994). Elle permet de mettre en évidence « les convergences et les divergences observables dans un corpus selon la dimension de représentation considérée (qui peut être lexicale, mais aussi grammaticale, phonétique, etc.) » (Pincemin, 2012). Plusieurs méthodes classiques d’analyse lexicale sont alors disponibles : des méthodes factorielles ou des méthodes de classification automatique (Cottrell et al., 2003, p. 2).

17L’analyse lexicométrique implique trois opérations préparatoires : « (1) le choix puis le découpage de la chaîne textuelle en’unités étudiables’, (2) la réunion d’un corpus clos de ‘textes’ qui partitionnent ce corpus (3) la mise en comparaison de constats chiffrés, effectués sur les unités présentes dans ces textes » (Charaudeau, Maingueneau, 2002). Pour ce faire, nous avons effectué une première analyse exploratoire sans a priori avec le logiciel d’analyse lexicale Sphinx Lexica. Après une première lemmatisation et un repérage des segments répétés dans les quatre textes que nous avons retenus, nous avons travaillé sur un lexique réduit et structuré pour faire émerger les principales thématiques. Dans un deuxième temps, une recherche orientée a permis de définir les mots-clefs signifiants en nous basant sur notre savoir d’expert sur le sujet des entretiens d’évaluation et en analysant l’apparition des mots présents dans ces guides par fréquences d’occurrences. Une représentation graphique par une analyse factorielle des correspondances a enfin permis d’illustrer les points communs et les différences entre les lexiques utilisés par les quatre textes.

18En faisant ressortir les cohérences entre ces textes, nous cherchons à caractériser le genre particulier d’écriture propre à ces guides d’entretien professionnel, puis à voir dans quelle mesure ils se distinguent l’un de l’autre et dans quelle mesure nous pourrions identifier une « langue de l’évaluation » qui leur serait commune. Girin (2001, p. 184) explique aussi que, « sans pouvoir aller pour l’instant jusqu’à une véritable typologie, la question du langage permet de distinguer différentes sortes d’organisations, suivant la manière dont celles-ci mettent en œuvre le langage comme une ressource spécifique parmi les autres ressources (humaines, matérielles, symboliques autres que langagières) dont elles disposent ». Ainsi les différences entre les quatre guides devraient pouvoir être analysées pour mettre en évidence les spécificités de chacune des quatre organisations et leurs points communs, et notamment faire ressortir les différences éventuelles entre les procédures d’organisations du secteur public et celles d’entreprises privées. Pour préciser et illustrer les résultats obtenus, nous avons également identifié dans le contenu des textes des citations correspondant aux thèmes principaux ressortant de notre analyse.

Les textes analysés et leur contexte

19Les quatre textes que nous avons analysés représentent l’essentiel du contenu des guides ou instructions d’évaluation de quatre organisations correspondant à des contextes très différents.

Une circulaire de la fonction publique d’état

20Dans la fonction publique d’état, après une période de transition, le dispositif d’entretien professionnel annuel s’est complètement substitué depuis 2007 au principe d’une évaluation fondée principalement sur la notation [6]. Parallèlement, des évolutions ont concerné les perspectives d’évolution des agents dans le courant de la modernisation de la fonction publique. Le texte que nous avons étudié est une circulaire du 23 avril 2012 relative aux modalités d’application du décret du 28 juillet 2010 relatif aux conditions générales de l’appréciation de la valeur professionnelle des fonctionnaires de l’État. Son objectif est de préciser le rôle des acteurs de « l’entretien professionnel » : l’agent, son supérieur direct et l’autorité hiérarchique au niveau supérieur, les différentes phases de l’entretien, les thèmes sur lesquels il doit porter, puis l’établissement du compte-rendu et les recours possibles.

Une instruction du ministère des armées concernant la notation des sous-officiers

21Cette instruction publiée en 2008 s’inscrit dans le cadre du Code de la défense et des décrets correspondants. Elle précise les objectifs et les modalités de la « notation » des sous-officiers, les éléments à prendre en compte et les modalités de calcul, les conséquences en termes de reclassement ou de mutation, la façon dont doit être remplie la feuille de note et les modalités de recours.

Le guide d’une grande entreprise multinationale

22Le guide d’« Évaluation de la Performance Individuelle » (EPI) utilisé par cette entreprise pour l’évaluation de son personnel s’applique à l’ensemble de ses unités dans le monde. Nous avons analysé la version française utilisée dans les filiales situées en France. Il s’agit d’un grand groupe pétrochimique employant plusieurs dizaines de milliers de salariés. Le processus d’évaluation répond à la volonté du groupe d’harmoniser les pratiques de gestion des ressources humaines au sein de ses différentes entités. Le document indique d’abord l’enjeu du système, puis sa finalité et ses objectifs opérationnels, puis il précise le planning, les outils et le déroulement de l’entretien centré principalement sur les objectifs à atteindre, notamment par rapport à des « attitudes et comportements gagnants » représentant une sorte de charte des valeurs. Il définit enfin les modalités d’un « ranking de performance » visant à déterminer la contribution relative des collaborateurs.

Le guide d’une PME en forte croissance

23Ce document contient une « charte de l’entretien professionnel annuel », puis des guides pratiques pour le responsable hiérarchique et pour le collaborateur. Cette PME familiale de 200 personnes est spécialisée dans le transport interurbain de personnes. Ayant remporté d’importants appels d’offre, elle vit depuis quelques années un développement rapide et continu de son activité, accompagné d’un accroissement important de ses effectifs « conducteurs », cœur de l’entreprise. L’objectif du système est de favoriser le développement des compétences et le dialogue sur les souhaits d’évolution professionnelle des salariés, et enfin d’alimenter la réflexion sur la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC). Il n’est pas directement connecté à la rémunération qui varie dans cette entreprise en fonction de l’activité (horaires, jours travaillés) et de l’ancienneté.

3 – L’analyse

24Nous avons entrepris une première analyse des quatre textes avec le logiciel Sphinx Lexica en suivant la procédure classique, à savoir la réduction et la lemmatisation des textes, puis la recherche des mots liés en suivant les recommandations de Baulac et Moscarola (2006) pour aboutir à un lexique réduit et structuré, puis nous avons identifié des expressions ou groupes de mots que nous avons considérés comme des mots-clés (tableau 2), et nous avons supprimé quelques termes généraux qui nous semblaient inappropriés pour l’analyse.

Tableau 2

Expressions repérées et fréquence d’apparition*

Tableau 2
Compte Rendu 30 Supérieur hiérarchique 13 Responsable hiérarchique 28 Développement personnel 9 Autorité hiérarchique 21 Ressources Humaines 9 Attitudes comportement gagnants 16

Expressions repérées et fréquence d’apparition*

* Les verbes avoir, faire, devoir, fixer, pouvoir, savoir, et les mots suivants : afin, année, autre, cas, celui, dernier, jour, point, premier et suivant.
Source : Tableau réalisé avec le logiciel Sphinx Lexica

25Pour analyser les similarités entre les quatre guides, nous avons calculé la fréquence d’apparition des vingt premiers mots-clés dans chacun des guides. Compte tenu de la taille des textes, une mesure ajustée a été calculée pour pouvoir faire des comparaisons pertinentes. Elle est obtenue en multipliant la fréquence d’apparition du mot dans le texte par le rapport entre le nombre moyen de mots des quatre textes et le nombre de mots du texte.

26Le tableau 3 qui présente ces résultats fait ressortir des différences assez nettes entre secteur public et secteur privé pour qualifier les acteurs de l’évaluation.

Tableau 3

Les 20 premiers mots-clés dans les quatre textes analysés avec les fréquences (Fr.) et les fréquences ajustées (Fr. Aj.)*

Tableau 3
Rang Multinationale Fr. Fr. Aj. PME Fr. Fr. Aj. Fonction publique Fr. Fr. Aj. Armée Fr. Fr. Aj. 1 Collaborateur 43 65 Entretien 44 66 Agent 56 45 Notation 69 49 2 Objectif 41 62 Objectif 28 42 Entretien 48 38 Notateur 64 45 3 Performance 30 45 Collaborateur 19 29 Professionnel 46 37 Officier 61 43 4 Manager 22 33 Professionnel 15 23 Autorité hiérarchique 25 20 Niveau 60 42 5 Évaluation 19 29 Annuel 15 23 Compte-rendu 24 19 Noter 37 26 6 Individuel 17 26 Compétenc e 11 17 SHD* 24 19 Note 32 23 7 Ranking 17 26 Poste 10 15 Décret 18 14 Appréciation 22 16 8 Attitude_cpt. gagnant 16 24 Entreprise 9 14 Notification 17 14 Fonction 21 15 9 Contribution 13 20 Activité 8 12 Recours 16 13 Feuille 20 14 10 Entretien 10 15 Préparer 8 12 Évaluation 15 12 Progrès 17 12 11 Réalisation 10 15 Responsable hiérarchique 8 12 Fonctionnaire 14 11 Observation 16 11 12 Résultat 9 14 Résultat 8 12 Prévoir 14 11 Ensemble 13 9 13 Développement pers. 9 14 Exprimer 7 11 Article 13 10 Prendre 13 9 14 Support 7 11 Fonction 7 11 Observation 13 10 Résultat 13 9 15 Bilan 7 11 Outil 7 11 Procédure 13 10 Taux 11 8 16 Plan 7 11 Travail 7 11 Hiérarchique 12 10 Autorité 10 7 17 Processus 7 11 But 6 9 Exercice 11 9 Communication 10 7 18 Action 6 9 Constructif 6 9 Supérieur hiérarchique 11 9 Signer 10 7 19 Cadre 6 9 Moyen 6 9 Délai 10 8 Corps 9 6 20 Développement 6 9 Succès 6 9 Évaluer 10 8 Formuler 9 6 Nb mots 1098 1099 2073 2337

Les 20 premiers mots-clés dans les quatre textes analysés avec les fréquences (Fr.) et les fréquences ajustées (Fr. Aj.)*

* Supérieur Hiérarchique Direct
Légende : En italique grisé, les mots désignant la procédure.
Soulignés, les mots représentant les acteurs
(Source : tableau réalisé avec le logiciel Sphinx Lexica)

27Dans la fonction publique, on parle d’« agent » (fréquence ajustée : 45), de « fonctionnaire » (11) ou d’« officier » (43) dans l’armée, alors que dans le privé le terme « collaborateur » (65 et 29) est utilisé pour évoquer la personne qui est évaluée. Le « responsable hiérarchique » dans la PME devient « l’autorité (ou le supérieur) hiérarchique » dans la fonction publique. Dans la fonction publique, même si le terme « entretien » est fréquemment repris (38), l’accent est plutôt mis sur la « procédure » (10) avec des termes à caractère réglementaire comme « décret » (14), « article » (10), « notification » (14), « recours » (13) ou « délai » (8). Les entreprises privées insistent plutôt sur la « performance » (45 dans la multinationale), les « objectifs » (62 et 42), le « succès » (9 dans la PME), la « compétence » (17 dans la PME) ou le « développement personnel » (14 dans la multinationale).

28Par contre, bien que l’armée ait un système très centré sur la notation (49), nous pouvons remarquer des termes qui correspondent à une approche plus ouverte et qui sont habituellement présents dans les guides du secteur privé : le document évoque les notions de « progrès » (12), de « communication » (7) ou l’adverbe « ensemble » (9).

29Pour représenter les proximités et les différences entre les quatre guides d’entretien, nous avons ensuite réalisé une analyse factorielle des correspondances multiples en retenant les 70 mots les plus fréquemment utilisés dans l’ensemble des quatre textes. La représentation graphique des proximités entre les termes est présentée dans la figure 2.

Figure 2

Analyse factorielle des correspondances multiples (quatre textes)

Figure 2

Analyse factorielle des correspondances multiples (quatre textes)

30Les mots représentant plutôt la fonction publique ou l’armée sont positionnés à gauche de la figure, avec une partie distinctive (agent, fonctionnaire, compte-rendu, autorité hiérarchique ou SHD - Supérieur Hiérarchique Direct - pour la fonction publique ; officier, note, notateur, feuille ou taux pour l’armée) et une partie commune avec des mots comme autorité, décret ou recours. Le texte de la fonction publique indique par exemple : « L’article 4 du décret du 28 juillet 2010 prévoit une procédure précise quant à l’établissement du compte-rendu de l’entretien professionnel et sa communication puis notification au fonctionnaire », et il précise : « l’autorité hiérarchique peut viser le compte-rendu de l’entretien professionnel et, le cas échéant, connaître des contestations des agents à l’égard de leur compte-rendu … en cas de recours hiérarchique exercé par l’agent, l’autorité hiérarchique peut réviser le compte-rendu en cause ». L’appui sur la loi est également important pour définir qui sont les acteurs de l’entretien professionnel avec en particulier une définition classique en droit administratif qui insiste sur le « pouvoir hiérarchique » dont dispose le « supérieur hiérarchique direct » : « le pouvoir d’adresser des instructions aux subordonnés, le pouvoir de retirer les actes pris par les subordonnés, le pouvoir de réformer ces mêmes actes en leur substituant des actes émanant du supérieur hiérarchique. ». En cas de désaccord, les « voies de recours » font l’objet de détails précis sur la procédure à mettre en œuvre.

31Pourtant, à côté de ces éléments formels on voit apparaitre, mais de façon marginale, une ouverture par rapport à la notation traditionnelle en insistant sur les échanges entre le fonctionnaire et son supérieur hiérarchique : « Le fonctionnaire doit bénéficier chaque année d’un entretien professionnel, moment privilégié d’échanges avec son supérieur hiérarchique direct qui permet notamment de dresser un bilan de l’année écoulée et d’identifier les objectifs pour l’année à venir ». Sur le modèle de la direction par objectif, il précise que les objectifs « (3 à 5 par agent), peuvent être constitués par des objectifs individuels mais aussi par une contribution aux objectifs de la structure, du service ou aux objectifs institutionnels. Ils doivent être réalistes et réalisables ». Dans un petit paragraphe, les notions de compétence et d’évolution professionnelle sont également prises en compte dans cet entretien dont le but est aussi de « faire le point sur le travail accompli au cours de l’année écoulée, d’identifier les points forts et les points faibles de l’agent, d’évaluer les compétences acquises dans le poste ainsi que les compétences qui restent, le cas échéant, à acquérir, de déterminer ses besoins de formation et de l’accompagner dans la construction de son parcours professionnel ». Cet accent mis sur la notion de compétence traduit probablement une évolution de l’approche de la gestion des ressources humaines dans ce type d’organisation.

32L’arrêté du 10 avril 2008 du Ministère des armées fait encore référence à la notion de notation, et l’entretien est présenté comme une information de l’évaluation par le chef : « Conformément aux dispositions de l’article L. 4135-1 du code de la défense, les militaires sont notés au moins une fois par an. Cette notation, traduite par des notes et appréciations est communiquée chaque année aux militaires. Lors d’un entretien, le chef fait connaître à son subordonné son appréciation sur sa manière de servir ». L’évaluation est faite sur la base des observations quotidiennes, mais aussi sur la base de contrôles plus ciblés : « les notateurs (…) doivent mettre à profit toutes les occasions pour réunir les éléments d’appréciation qui leur permettront, le moment venu, de formuler un jugement solidement étayé. Ils peuvent, au besoin, provoquer ces occasions en effectuant des contrôles soit inopinés, soit annoncés à l’avance et ayant pour but principal de vérifier la qualité et l’efficacité de l’action menée par les sous-officiers ». Le texte comprend cependant aussi des éléments d’encouragement et de valorisation individuelle, et le dialogue est encouragé dans une optique de progrès et de développement : « la notation annuelle est donc à la fois un facteur de progrès pour les notés et un outil de gestion entre les mains du commandement, soucieux de mener en permanence une politique de valorisation de son personnel sur le fondement de l’appréciation des mérites de chacun. Elle est également l’occasion, pour le subordonné, de dialoguer avec son supérieur hiérarchique sur sa manière de servir, sur les progrès personnels à envisager et sur le déroulement de sa carrière ».

33Plusieurs mots parmi les plus représentatifs de la multinationale sont clairement positionnés dans la partie droite du graphique (performance, ranking, attitudes et comportements gagnants, manager, plan, processus, développement ou développement personnel). Ainsi, le processus a pour premier objectif « d’établir clairement un lien entre les objectifs individuels, le plan de développement personnel et le plan d’actions annuel de l’entité à laquelle le collaborateur est affecté ». Il s’agit aussi de « de mettre en évidence l’importance des "Attitudes et Comportements Gagnants" » et « d’évaluer la performance individuelle de chaque collaborateur sur la réalisation de ses objectifs individuels et de son plan de développement personnel ». Le collaborateur est encouragé à « faire un bilan de ses aptitudes et axes d’amélioration, d’exprimer ses aspirations en termes de développement professionnel, et des moyens nécessaires à leur réalisation (formation, …) ». L’incidence que peut avoir la procédure sur les salaires repose en grande partie sur un classement, le « ranking de performance », un « processus utilisé pour déterminer la performance et la contribution relative des collaborateurs. Les résultats du processus de ranking permettent de valoriser la contribution dans le cadre de la politique salariale ». L’importance de ces notions de plan et de performance correspond plus généralement à une orientation stratégique de l’entreprise centrée sur les résultats et sur une vision à moyen et long terme.

34Le système de la PME se retrouve avec un noyau central de mots présents également dans plusieurs discours (comme « objectif », « service », « entretien », « évaluation » ou « résultat »), mais il se distingue par des termes plus spécifiques (compétence, constructif, préparer, outil ou succès). Une volonté claire est exprimée de « doter l’entreprise d’un outil de management favorisant un dialogue constructif (…). Cet outil sert également de grille d’évaluation permettant ainsi d’évaluer les niveaux de compétences de chaque collaborateur » On leur donne la possibilité de « préparer et fixer les objectifs de l’année à venir », « Faire le point sur l’année écoulée, ses succès et ses difficultés », « faire le point sur ses missions et d’évaluer ses résultats ». Il est demandé au responsable hiérarchique « d’instaurer un moment privilégié d’échanges ouverts, approfondis et constructifs avec votre collaborateur pour atteindre en commun une meilleure efficacité » avec « pour but essentiel l’amélioration des compétences et des performances de votre collaborateur pour contribuer au succès de l’entreprise ». Nous allons dans la partie suivante discuter ces résultats.

4 – Discussion

35Notre objectif dans cette étude était de comprendre dans quelle mesure les systèmes d’évaluation du personnel dans des organisations du secteur de public se distinguaient de celles d’entreprises privées. Nos résultats réfutent l’hypothèse d’une institutionnalisation des pratiques et d’une approche universelle qui conduirait à une homogénéisation des discours managériaux en matière d’évaluation du personnel. Ils ne font ressortir que peu d’éléments d’une « langue de l’évaluation » commune dans les organisations analysées.

36Compte tenu de la taille limitée de notre échantillon, nous n’avions pas l’ambition de définir un modèle d’évaluation général en fonction de l’organisation comme ont pu le faire Palpacuer et al. (2010). Nos analyses font cependant ressortir certaines différences en termes de genre d’écriture par type d’organisation qui traduisent autant de différences culturelles entre ces organisations.

37En nous centrant sur le secteur public, nous proposons de discuter les spécificités relevées en mobilisant trois thèmes communs à savoir la justification de l’entretien individuel, les acteurs mobilisés dans la mise en œuvre de l’entretien, enfin ce sur quoi porte l’entretien c’est-à-dire les objets de l’évaluation.

38Concernant la justification de l’entretien, les documents étudiés n’en explicitent pas tous une. Dans ceux du secteur public, les titres les réfèrent à la loi, expression de l’intérêt général [7], pour justifier la mise en place de l’entretien professionnel dans la fonction publique ou de la notation pour les militaires (article du code de la défense) avec la recherche d’un bien commun. La PME indique une finalité à l’entretien professionnel qui apparaît comme un argument d’ordre économique, celle de « contribuer au succès de l’entreprise ». Dans la multinationale, c’est le « Groupe » qui met en place l’entretien périodique individuel ce qui peut manifester une démarche d’harmonisation des pratiques dans ses établissements.

39Concernant les acteurs de l’entretien, la mise en place d’un nouveau système d’évaluation bouscule les traditionnelles relations hiérarchiques fondées sur l’autorité et la « crainte du chef » (Trépo, Estellat, Oiry, 2002, p.154). Sont-elles remises en cause dans les textes que nous avons analysés dans le secteur public ? Dans la circulaire de la Fonction publique d’Etat, nous pouvons noter l’appui sur la loi (précisément le droit administratif) pour définir qui sont les acteurs de l’entretien professionnel et surtout pour rappeler qui a le pouvoir. Le texte définit quasiment dès l’introduction le « pouvoir hiérarchique » du supérieur hiérarchique comme « le pouvoir d’adresser des instructions aux subordonnés, le pouvoir de retirer les actes pris par les subordonnés, le pouvoir de réformer ces mêmes actes en leur substituant des actes émanant du supérieur hiérarchique ».

40Ces précisions apparaissent en contradiction avec la volonté de rompre avec la notation considérée comme infantilisante et d’un ancien temps. L’introduction de l’entretien, d’abord qualifié dans le texte d’entretien professionnel invitant à un « moment privilégié d’échanges », amène très rapidement au rappel paradoxal du pouvoir hiérarchique. Le désaccord qui pourrait survenir dans le cadre d’un entretien n’est envisagé ni dans la circulaire de la fonction publique d’état ni dans le support de l’armée, alors que dans le groupe privé, il est précisé que les désaccords seront mentionnés sur le compte-rendu. L’importance donnée aux procédures de recours dans les documents du secteur public semble indiquer que l’entretien permettra difficilement d’exprimer son point de vue : il sera nécessaire d’entrer dans une procédure de recours après l’entretien pour « faire entendre » son désaccord. Le recours est l’expression d’un désaccord, voire du conflit entre le supérieur hiérarchique et le subordonné, en contradiction avec l’idée de développer une relation fondée sur un échange constructif.

41Concernant enfin les objets de l’évaluation, à savoir « sur quoi porte l’évaluation ? », la circulaire de la Fonction Publique de l’Etat, maintient un niveau de généralité dans les critères, hormis la « manière de servir » qui renvoie à la fiche de poste de l’agent : « Les acquis de l’expérience professionnelle doivent s’entendre (….) comme des compétences et connaissances acquises sur le poste au regard duquel est menée l’évaluation. L’appréciation de ces acquis s’opère notamment par référence à la fiche de poste et aux compétences requises pour le poste considéré ». Dans le groupe multinational par exemple, les critères sont clairement précisés : « L’examen se fera en termes de comportements professionnels et de potentiel : Opérationnels (Fiabilité, Productivité, Technicité,…) ; Relationnels (Contacts, travail en équipe, capacité de conviction), etc. ». Concernant le terme « objectifs », il apparaît commun à l’ensemble des guides, sauf celui de l’armée qui évoque plutôt le terme de « progrès ». Dans la circulaire de la Fonction Publique, les objectifs sont « assignés à l’agent » et « ils doivent être réalistes et réalisables », mais il n’est pas précisé qui les assigne. Dans le groupe privé, ils sont « fixés par le Responsable Hiérarchique pour la période à venir » et celui-ci « mettra un soin tout particulier à la rédaction de ces objectifs qui doivent être clairs, réalisables et correctement formulés ». Dans la PME, les objectifs font l’objet d’une négociation.

42Ainsi la présence d’un registre plus réglementaire est prévalent pour les deux fonctions publiques. Les termes « décret », « autorité hiérarchique », soulignent certaines caractéristiques des bureaucraties énoncées par Crozier (1971), à savoir l’étendue du développement des règles impersonnelles et la centralisation des décisions. Par contre, le registre de ces deux organisations ne reprend pas le registre de la firme multinationale axé sur la performance, le ranking, les attitudes et comportements gagnants, qui sont les mythes d’une bonne fonction GRH selon le « Nouveau Management Public ».

43Crozet (2013, p. 412) souligne que, dans la fonction publique, « la volonté de transformation a été fortement affirmée au cours des deux dernières décennies » mais que la procédure de notation reste lourde et bureaucratique  : « une des principales justifications de son maintien est que le défaut de notation est de nature à vicier bon nombre d’actes de gestion des carrières et donc, au final, crée une incertitude juridique et pourrait pénaliser les agents ». La mise en place d’un nouveau système d’évaluation bouscule les traditionnelles relations hiérarchiques fondées sur l’autorité et la « crainte du chef » (Trépo, Estellat, Oiry, 2002, p. 154).

44En revanche, dans le cas des entreprises privées, nous sommes face à un genre de discours plus dynamique, avec la présence de mots comme « objectif » ou « performance ». Le guide de l’entreprise multinationale insiste notamment sur les « comportements » et le « développement des collaborateurs ».

45Certaines entreprises, pour répondre à la diversité des objectifs, ont choisi de diversifier les procédures en séparant d’une part une forme d’appréciation centrée sur le contrôle, la performance et les résultats, et d’autre part une forme d’appréciation centrée sur le développement, la compréhension et l’orientation des salariés. La première peut être vécue comme contraignante par les responsables comme par leurs collaborateurs, et le rôle de juge joué par le responsable est difficilement conciliable avec l’attitude d’ouverture et d’écoute que requiert la seconde. Trépo, Estellat et Oiry (2002) rappellent cependant qu’au-delà de la procédure formelle d’entretien annuel, l’évaluation informelle a toujours existé, sous différentes formes dans les organisations et plus largement dans les sociétés humaines et qu’elle peut compenser certaines limites des évaluations traditionnelles fondées sur une notation et une autorité hiérarchique. Baret et Oiry (2014, p. 99) trouvent, dans leur enquête sur un centre hospitalier public, que les agents, malgré l’absence d’impact des entretiens sur leur rémunération, « persistent néanmoins à considérer que ces entretiens sont un moment important, voire crucial ».

46Les deux organisations du secteur public présentent plusieurs caractéristiques des organisations bureaucratiques dans la mesure où elles mettent en avant les procédures internes. Elles s’en éloignent cependant sur certains points qui traduisent l’évolution générale du secteur public vers un « Nouveau Management Public » visant à développer la responsabilité et la flexibilité. Cette évolution ressort principalement ici dans le cas de l’armée où apparaissent les notions de progrès, de résultat et de communication. Elle correspond aux grandes tendances observées au niveau international par l’OCDE en 1997 : « un accent sur les résultats, en termes d’efficacité et de qualité de service, le remplacement des structures centralisées et hiérarchiques par des environnements au management décentralisé, la flexibilité, qui va de pair avec une orientation plus entrepreneuriale des administrations, l’accent sur les capacités stratégiques du centre, pour permettre de réagir aux évolutions de l’environnement » (cité par Becuwe, Szostak, 2011, p. 5).

47Les notions de résultat, d’objectif ou de performance fréquemment reprises dans les guides de la PME et de la multinationale évoquent une culture de marché centrée sur des objectifs rationnels. La PME se distingue cependant du modèle de la multinationale, contrairement à ce que suggèrent certains auteurs arguant que la mise en place des pratiques de gestion des ressources humaines dans les PME consiste souvent à reproduire celles des grandes entreprises (Katz et al., 2000).

48Compte tenu du nombre très limité de guides, l’objectif n’était pas de chercher à identifier des axes qui n’auraient expliqué qu’un pourcentage infime de la variance. Par contre, la représentation de la figure 2 permet de faire ressortir les quelques termes caractérisant certains guides.

Conclusion

49La recherche que nous avons réalisée apporte un éclairage sur la façon dont est mise en place l’évaluation du personnel dans différentes organisations du secteur public et du secteur privé. Elle présente bien sûr quelques limites qui sont autant de pistes d’approfondissement. Pour être validée, cette première approche devrait être complétée par l’analyse d’un plus grand nombre de textes en prenant en compte d’autres organisations du secteur public de la santé, de l’éducation ou de la culture par exemple. Les entreprises privées sont aussi très diverses par leur domaine d’activité, leur taille ou leur degré de développement.

50Une autre limite est liée à la méthode elle-même qui se fonde sur des mots sans vérification du sens qu’ils ont dans la phrase à laquelle ils appartiennent. Ainsi par exemple, objectif peut être un nom ou un adjectif, et l’entretien peut être pris dans le sens d’une discussion entre des personnes ou dans le sens d’un maintien de compétences. Le retour au texte d’origine pour vérifier le contexte du mot dans la phrase est alors important. Nous l’avons fait dans certains cas à titre d’illustration, mais une analyse plus poussée pourrait être faite par une analyse de contenu approfondie prenant en compte le sens des mots dans leur contexte.

51Au-delà de l’analyse classique que nous avons réalisée, d’autres types d’analyses pourraient être menées : des analyses linguistiques, cognitives, thématiques comme celles proposées par Fallary et Rodhain (2007), ou des cartes cognitives faisant ressortir les relations entre les principaux concepts apporteraient également une meilleure compréhension des phénomènes. Il faudrait enfin voir, par des études de terrain, comment les procédures prévues dans les guides sont effectivement mises en place dans les organisations concernées. L’expérience montre que, malgré les efforts des DRH pour former le personnel à la pratique de l’évaluation selon les conseils ou les instructions contenues dans les guides, il est fréquent que les acteurs ne respectent pas ce qui leur est demandé, soit parce qu’ils sont en désaccord avec les instructions, soit parce que la situation est très spécifique et justifie des écarts. L’analyse des documents portant sur l’entretien d’évaluation fait aussi apparaître à travers les notions de résultat, de compétence ou de plan des différences au niveau de la stratégie et de la gestion des ressources humaines qu’il serait intéressant d’approfondir.

52En choisissant deux organisations publiques et deux organisations privées, nous pouvions nous attendre à des distinctions nettes entre les caractéristiques culturelles qui pourraient ressortir de l’analyse de leurs guides d’entretien d’évaluation. Notre analyse montre qu’elles se situent aux deux extrémités d’un axe qui irait de contrôle/formalisation à développement/performance. Les deux organisations publiques et l’entreprise privée multinationale se situeraient aux deux extrêmes, et la PME se rapprocherait de la multinationale. Cependant, les frontières ne sont pas aussi nettes qu’on pourrait le penser, même si notre étude contredit l’idée d’une sorte de discours universel, de langage commun que l’on retrouverait dans les guides d’entretien fondés sur des modèles standards proposés dans la littérature.

Une première version de ce document a été présentée au 7ème colloque international du GEM&L le 22 mars 2013 à Marseille. Nous remercions les participants pour leurs remarques utiles qui ont permis d’enrichir cet article

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Notes

  • [1]
    Maître de conférences, Centre de recherche Humanis, Ecole de Management de Strasbourg, Université de Strasbourg, 61 avenue de la Forêt Noire, 67085 Strasbourg Cedex -Jocelyne.yalenios@em-strasbourg.eu
  • [2]
    Ingénieur, Centre Magellan, IAE Lyon, Université Jean Moulin Lyon 3, 6 cours Albert Thomas 69008 Lyon - Eric.thivant@univ-lyon3.fr
  • [3]
    Professeur émérite, Centre Magellan, IAE Lyon, Université Jean Moulin Lyon 3, 6 cours Albert Thomas, 69008 Lyon - Alain.roger@univ-lyon3.fr
  • [4]
    Un sous-officier d’active est un militaire qui dépend du corps des sous-officiers. Ce corps d’encadrement militaire comprend cinq grades de Sergent à Major, en passant par Sergent-chef, Adjudant et Adjudant-chef selon l’article L4131-1 du Code de la défense.
  • [5]
    Décret n° 2002-682 du 29 avril 2002, Décret n°2007-1365 du 17 septembre 2007 et Décret n°2010-888 du 28 juillet 2010
  • [6]
    Décret n° 2007-1365 du 17 septembre 2007 et arrêté du 10 avril 2008.
  • [7]
    « La Loi est l’expression de la volonté générale », art. 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 26 août 1789.
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