Notes
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[*]
Recherche réalisée en collaboration avec le SDIS 86 (Service Départemental d’Incendie et de Secours de la Vienne).
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[1]
Université de Poitiers, Laboratoire GRESCO (EA 3815), Département de Psychologie – 3 rue Théodore Lefebvre, bât A4, TSA 81118 – 86073 Poitiers cedex 9 ; martine.roques@univ-poitiers.fr
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[2]
Université de Poitiers, Laboratoire CeRCA (UMR-CNRS 6234) ; jean.michel.passerault@univ-poitiers.fr
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[3]
9 entretiens semi-directifs ont été réalisés : 7 auprès de sapeurs-pompiers volontaires : trois hommes, quatre femmes, et 2 auprès de jeunes sapeurs-pompiers (durée moyenne : 40 mn ; minimum 20 mn ; maximum 75 mn).
1 – Introduction
1Dans les pays occidentaux, de nombreuses organisations, notamment du secteur non marchand, ne pourraient survivre sans l’assistance du volontariat (Finkelstein, 2008), qui représente une ressource économique et sociale importante. Le volontariat est défini comme un travail volontaire formel (Prouteau & Wolff, 2008), comme un comportement d’aide non rémunéré, soutenu, prosocial (Musik &Wilson, 1997) et sans lequel l’organisation bénéficiaire ne pourrait pas fonctionner. Ainsi, aux Etats-Unis, 61.2 millions d’adultes ont donné 8.1 billions d’heures de services volontaires en 2006 (Grimm et al., 2007). En France, le volume du volontariat est estimé à 820 000 emplois à temps plein en 2002, soit 3.3 % de l’emploi total (Prouteau &Wolff, 2004). Cependant, ces dernières années, le nombre de volontaires est en baisse constante et le turnover est en hausse, tendance générale dans de nombreux pays (McLennan &Birch, 2005). Ainsi, environ 35 % des volontaires abandonnent avant de finir leur première année et la durée moyenne de l’engagement est d’un an et demi (Davila &Chacon, 2007).
2En France, comme dans beaucoup d’autres pays, le service de protection et d’incendie repose en majorité sur le volontariat. Ainsi, les pompiers volontaires sont au nombre de 221 000 en Australie (Cowlishaw, Evans & McLennan, 2010), 830 000 aux Etats-Unis (Karter & Stein, 2008) et de 192 986 en France, où ils représentent 78 % de l’ensemble des sapeurs-pompiers. Il est à noter que le volontariat possède des caractéristiques particulières pour les sapeurs-pompiers en France. Ainsi, par exemple, ils reçoivent une indemnité en fonction des heures de mission à caractère opérationnel pour lesquelles ils interviennent et l’engagement est de cinq ans (pouvant être suspendu pour raisons personnelles).
3La baisse générale du volontariat affecte également les services d’incendie et de secours. Le nombre de sapeurs-pompiers volontaires a diminué de 30 % en Australie entre 1995 et 2003 (Cowlishaw et al., 2010). De même, en France, leur nombre est passé de 207 583 en 2004 à 197 800 en 2010 (80 % de l’ensemble des sapeurs-pompiers, Pudal, 2010) et 192 986 en 2012 (78 %, Direction Générale de la Sécurité Civile, 2013), alors que le nombre d’interventions est en augmentation de 3 % par an en moyenne (Ferry, 2009). De plus, beaucoup de nouvelles recrues mettent fin à leur engagement avant la période probatoire de trois ans.
4Cette problématique préoccupe les pouvoirs publics et a déjà donné lieu à divers rapports (Fournier, 2003 ; Chevrier & Dartiguenave, 2009 ; Ferry, 2009, Troendle, 2010-2011). Ceux-ci mettent en relief les différents facteurs, tant économiques, sociaux que territoriaux expliquant la crise du volontariat chez les sapeurs-pompiers, tels que par exemple la montée de l’individualisme et la crise des valeurs de dons et de volontariat, la difficulté à concilier une vie familiale avec les obligations inhérentes à l’engagement, la réticence des employeurs, les difficultés de recrutement dans les zones rurales, la départementalisation des Services Départementaux d’Incendie et de Secours, l’augmentation des poursuites civiles ou pénales à l’égard des sapeurs-pompiers volontaires. Cette liste de facteurs, non exhaustive, montre à quel point la question de l’engagement (et du désengagement) des sapeurs-pompiers est complexe et multifactorielle.
5Cette crise du volontariat peut aussi être analysée du point de vue de la perception des ressources et contraintes entre les différents domaines de vie. Dans la littérature, deux perspectives d’étude des relations entre les différents rôles du sujet peuvent être repérées (Parasuraman & Greenhaus, 2003 ; Chen, Powell, Greenhaus, 2009).
6La première, la perspective conflictuelle, est la plus ancienne (Gadbois, 1975) et est prédominante dans l’étude des rapports entre les domaines de vie, notamment entre vie de travail et vie hors travail. Ici, les rapports entre les différents domaines de vie sont considérés comme conflictuels, il s’agira donc pour les sujets de trouver un compromis entre les différentes contraintes. Dans ce cadre, des études ont été menées auprès de sapeurs-pompiers volontaires (SPV), montrant notamment leurs difficultés à prioriser les besoins familiaux par rapport aux responsabilités en tant que SPV, un manque de temps avec la famille et des interruptions dans les activités et routines familiales. D’une manière générale, ces études soulignent l’effort que doivent produire les SPV pour équilibrer les demandes qui leur sont faites en tant que volontaires et les besoins de leur vie familiale et professionnelle (Cowlishaw, Evans & McLennan, 2008 ; McLennan, Birch, Cowlishaw & Hayes, 2009).
7La deuxième perspective, dite de l’enrichissement (Weer, Greenhaus & Linnehan, 2010), est plus récente et pose qu’un rôle occupé par un sujet peut constituer une ressource pour ses autres rôles (Greenhaus, Collins & Shaw, 2003 ; Greenhaus & Powell, 2003 et 2006). Les recherches, moins nombreuses que précédemment, ont étudié par exemple les interdépendances positives et négatives dans l’interface travail / famille chez des employés à temps plein (Powell & Greenhaus, 2010), montrant notamment que les sujets qui ont un fort score de saillance du domaine familial ont de bas niveaux de conflit inter-rôles, et ce quel que soit le genre (DiRenzo, Greenhaus & Weer, 2011).
8L’étude présentée ici se propose d’allier ces deux perspectives. En effet, poser dès l’abord les rapports entre le volontariat et les autres domaines de vie en termes de conflits et/ou de contraintes peut masquer une éventuelle modification de la perception du volontariat en fonction de la présence ou non d’une pratique et de la durée de celle-ci. Plus précisément, cette recherche s’inscrit dans le cadre de la théorie du système des activités (Roques, 1995 ; Curie, 2000 ; Guilbert & Lancry, 2007). Celle-ci pose que les activités forment système pour au moins trois raisons : 1) Chaque activité utilise des ressources qui sont limitées (en temps, énergie, niveau d’information, etc.). Les ressources utilisées par une activité ne sont donc plus, de fait, disponibles pour une autre. Chaque activité constitue donc à ce titre une contrainte pour les autres. 2) Mais, si chaque activité constitue une contrainte pour les autres, elle peut aussi apporter des ressources (matérielles, informatives, énergétiques, symboliques, etc.) aux autres activités. 3) Cependant, pour utiliser une activité comme ressource, encore faut-il que le sujet la signifie comme telle. Ainsi, une activité n’est pas considérée comme ressource ou contrainte a priori, elle est ressource ou contrainte parce que le sujet la traite et la perçoit comme telle. Autrement dit, si les échanges entre activités peuvent être décrits en termes de ressources et/ou de contraintes, ils doivent l’être aussi en terme de signification.
9Ce système, comme tout système, est régulé. Disposant de ressources finies à un instant t, tout accroissement des contraintes ou tout changement à un point donné du système (baisse de la satisfaction ressentie par exemple) doit mobiliser des régulations.
10Substituer une activité à une autre, décider ou non de travailler à mi-temps, de se marier, d’être volontaire ou au contraire de diminuer son engagement, etc., c’est-à-dire arbitrer d’une manière particulière entre des contraintes et des ressources différentes, dépend en partie du système de valeurs de l’individu, de ses représentations et de ses projets (de son modèle de vie). Le système des activités peut ainsi être défini comme le produit de l’activité de régulation d’un sujet agissant en fonction de son modèle de vie et des contraintes et ressources de ses conditions de vie. Autrement dit, c’est le produit de choix opérés sous contraintes.
11Nous faisons l’hypothèse que le volontariat en tant que sapeur-pompier apparaît avant ou au début de l’engagement comme un enrichissement, générant des ressources pour les autres domaines de vie : développement du réseau social et amical, apprentissage des premiers secours pouvant servir tant dans le domaine professionnel que dans les domaines extra-professionnels, statut valorisé, etc. Puis, au fil du temps, la perception de l’importance de l’investissement demandé par cette activité se modifie, notamment si de nouvelles activités sont choisies ou imposées (arrivée d’un enfant, nouvel emploi, etc.). Autrement dit, nous faisons l’hypothèse que l’engagement en tant que sapeur-pompier volontaire est d’abord signifié par l’individu comme une ressource, un enrichissement pour ses différents domaines de vie, pour être perçu ensuite, avec la durée de l’engagement, aussi comme une contrainte, notamment en lien avec les conditions de vie.
2 – Méthodologie
2.1 – Population
12Les données ont été recueillies auprès d’un échantillon de sapeurs-pompiers volontaires (SPV) de la Vienne ayant ou non une expérience des activités de secours d’urgence.
13L’échantillon est constitué de 286 personnes (950 questionnaires distribués, soit 30 % de réponse) qui se répartissent en 5 groupes :
- Des postulants pour être SPV : les aspirants (groupe ASP). Il s’agit donc de personnes n’ayant pas de pratique de l’engagement ni d’expérience directe des activités de secours d’urgence. Ces personnes ont été sollicitées pour notre étude lors de la journée de recrutement.
- Des Jeunes sapeurs-pompiers (groupe JSP) : ces jeunes reçoivent une formation mais ne peuvent intervenir sur le terrain.
14Ces deux premiers groupes constituent donc pour nous une mesure de la manière dont est signifié à priori l’engagement en tant que sapeur-pompier volontaire et de la satisfaction qui en est attendue.
15Les 3 groupes suivants sont des sapeurs-pompiers volontaires dont la durée de l’engagement varie :
- Sapeurs-pompiers volontaires ayant trois ans ou moins d’engagement (trois ans correspondant à la période probatoire, groupe SPV-3).
- Sapeurs-pompiers volontaires étant engagés depuis plus de trois ans et moins de 10 ans (groupe SPV+4).
- Sapeurs-pompiers volontaires ayant 10 ans et plus d’engagement (groupe SPV=10).
16Ces trois derniers groupes nous permettent de voir comment l’engagement vécu, mis en pratique est signifié et la satisfaction qui en est retirée.
17Les caractéristiques socio-démographiques des cinq groupes sont présentées dans le tableau n°1.
Descriptif des groupes : effectifs et caractéristiques sociodémographiques
Descriptif des groupes : effectifs et caractéristiques sociodémographiques
2.2 – Mesures
18Les données recueillies permettent d’aborder :
- La satisfaction à l’égard du rôle de SPV :
18 items ont été proposés, sur différents aspects du rôle de SPV (montant des indemnisations, nombre d’astreintes, l’ambiance dans les centres, etc.). Ces items ont été extraits d’une part d’une analyse de contenu d’entretiens [3], et d’autre part, d’une analyse documentaire approfondie des différents rapports (Fournier, 2003 ; Chevrier & Dartiguenave, 2009 ; Ferry, 2009) et articles sur les sapeurs-pompiers.
Pour chacun des items retenus, le sujet devait dire s’il était satisfait en tant que SPV (ou s’il pensait qu’il serait satisfait une fois qu’il sera SPV) sur une échelle en quatre points : de « ça ne me satisfait pas du tout » (codé 1) à « ça me satisfait tout à fait » (codé 4). L’addition des réponses à ces 18 items (? = .87) divisé par le nombre d’items (18) donne un score de satisfaction allant de 1 à 4. - La perception du fait d’être sapeur-pompier comme ressource / contrainte.
Pour mesurer la perception de l’engagement comme ressource et/ou contrainte, nous avons utilisé un des exercices de la méthode ISA (Inventaire du Système des Activités : cf. Curie, Hajjar, Marquié et Roques, 1990), en focalisant notre investigation sur la seule perception du volontariat. La question suivante était posée : « dans quelle mesure considérez-vous que le fait d’être sapeur-pompier peut être pour vous une aide ou un obstacle pour la réalisation de ces activités ou bien est sans rapport ? ». Quatre modalités de réponse étaient proposées : « c’est une aide » ; « c’est un obstacle » ; « ni aide ni obstacle » ; « non concerné ». 24 activités étaient listées : 8 pour le domaine familial (ex. : me rendre disponible pour m’occuper de mes – futurs – enfants) ; 8 pour le domaine professionnel (ex. : avoir plus de reconnaissance au niveau professionnel) et 8 pour le domaine personnel et social (ex. : partir – ou partir plus souvent – en vacances). Une Analyse Factorielle des Correspondances (AFC) a été réalisée pour les items pour lesquels au moins 20 % de l’échantillon global a exprimé que le fait d’être SPV était une aide OU un obstacle, soit 21 items. Pour chacun de ces items, trois classes de réponses ont été conservées : (1) aide, (2) obstacle ou (3) ni aide ni obstacle et non concerné. Pour les dimensions conservées, l’analyse des pôles positif et négatif de l’axe a été réalisée en prenant en compte les items dont la contribution est supérieure à la moyenne des contributions. - Les contraintes externes à l’activité du SPV. Des données socio-démographiques habituelles ont été recueillies (âge, situation familiale, nombre d’enfants, etc.) ainsi que celles relatives à l’engagement en tant que SPV (statut : ASP, JSP ou SPV ; durée de l’engagement).
3 – Résultats
3.1 – Satisfaction des volontaires
19Les moyennes des scores de satisfaction pour les cinq groupes (cf. tableau 2) permettent de noter dans un premier temps que les cinq groupes sont globalement plutôt satisfaits quant à leur rôle de SPV, tel qu’il est ou tel qu’ils l’imaginent, les scores étant significativement supérieurs à 2,5 pour les 5 groupes (p<.001, test de Student). Dans un deuxième temps, il convient d’examiner l’effet de l’engagement sur ces scores. Compte tenu du lien entre l’âge et la durée de l’engagement (cf. tableau 1), l’effet de l’engagement sur le score de satisfaction a été analysé en considérant le facteur âge en covariant (ANCOVA).
Scores de satisfaction dans les différents groupes (mini=1 ; maxi=4)
Scores de satisfaction dans les différents groupes (mini=1 ; maxi=4)
20Le score de satisfaction est significativement différent selon les groupes : F(4,280)=7,37 ; p< .0001. On observe une tendance à une baisse de la satisfaction avec la durée d’engagement. Les sapeurs-pompiers de plus de 10 ans sont ceux dont le score de satisfaction est le plus faible ; leur score diffère significativement des JSP, des ASP et des SPV-3 (p<.001 dans les 3 cas). Le score de satisfaction des SPV+10 n’est toutefois pas significativement différent du score des SPV+4, qui eux aussi se distinguent des JSP, des ASP et des SPV-3 (respectivement : p<.001 ; p<.005 ; p<.005).
3.2 – L’engagement : aide ou obstacle ?
21L’AFC a été réalisée sur 21 items (cf. supra). Ont été retenues les dimensions qui portent au moins 10 % de l’inertie totale, en l’occurrence les dimensions 1 et 2. La dimension 1 (14,26 % de l’inertie totale) oppose les items renvoyant aux loisirs et à la vie familiale (cf. tableau 3), pour lesquels du côté positif le fait d’être SPV est perçu comme un obstacle, alors que du côté négatif, le fait d’être SPV est perçu ni comme une aide, ni comme un obstacle.
Items ayant la plus forte contribution sur la dimension 1
Items ayant la plus forte contribution sur la dimension 1
22Cet axe oppose d’un côté les SPV, quelle que soit leur ancienneté, qui ressentent plutôt leur engagement comme un obstacle pour leurs loisirs et leur vie familiale (coordonnées de ces trois groupes sur l’axe 1, respectivement +.059 pour les SPV+10 ; +.038 pour les SPV+4 et +.034 pour les SPV-3) à ceux qui ne sont pas encore engagés et qui perçoivent leur futur volontariat ni comme une aide, ni comme un obstacle aux loisirs et à la famille (-.234 pour les ASP et -.017 pour les JSP).
Items ayant la plus forte contribution sur la dimension 2
Items ayant la plus forte contribution sur la dimension 2
23Pour la deuxième dimension (11,38 % de l’inertie totale), il est à noter que, du côté positif, les items qui saturent le plus ont une contribution inférieure à la moyenne des contributions. Les items qui ont les plus fortes contributions sur ce côté positif, correspondent aux items renvoyant au domaine professionnel, pour lesquels le fait d’être SPV est sans rapport (ni aide, ni obstacle) et des items renvoyant aux loisirs notamment en famille pour lesquels le fait d’être SPV est un obstacle : SPV de + de 10 ans (+.41) et de 4 à 9 ans (+.08).
24Du côté négatif se trouvent des items renvoyant aux loisirs et à la famille ainsi qu’à plus de reconnaissance globale (i.e. de la part des amis, de la famille et au niveau professionnel) pour lesquels le fait d’être SPV est une aide. Ce côté de l’axe rassemble les aspirants (-.720), les JSP (+.434) et les SPV de 3 ans (-.178).
25La représentation graphique de ces deux dimensions (cf. figure 1) nous permet de voir que nous obtenons un continuum sur lequel se positionnent les cinq groupes.
Projection des coordonnées des cinq groupes sur les deux dimensions de l’AFC
Projection des coordonnées des cinq groupes sur les deux dimensions de l’AFC
- Les aspirants et les jeunes sapeurs-pompiers se caractérisent par la perception du rôle de SPV comme une aide, d’une part pour obtenir plus de reconnaissance de la part des amis, de la famille et au niveau professionnel et d’autre part, une aide pour les loisirs et la vie de famille.
- Les SPV de moins de 3 ans d’ancienneté ont une position intermédiaire : ils trouvent, comme les précédents, que le fait d’être SPV est une aide pour plus de reconnaissance, pour les loisirs et la famille, mais commencent à percevoir des contraintes, même si celles-ci sont pour le moment moins importantes que la perception d’aides.
- Le fait d’avoir plus de quatre ans d’ancienneté dans l’engagement de SPV semble renverser la perception en rendant les contraintes plus présentes, celles-ci étant prépondérantes pour les SPV de plus de 10 ans d’ancienneté.
27Notre hypothèse prédisait que la perception de ressources et/ou de contraintes pouvait être en lien avec la survenue de contraintes objectives dans la vie de l’individu (conditions de vie). Nous avons donc projeté sur la même AFC que précédemment les coordonnées des sujets en fonction de trois variables socio-démographiques : avec ou sans enfant, avec ou sans emploi, marié, divorcé ou veuf opposé à célibataire (cf. figure 2).
Projection des coordonnées des variables socio-démographiques sur les deux dimensions de l’AFC
Projection des coordonnées des variables socio-démographiques sur les deux dimensions de l’AFC
28Le figure 2 nous permet de voir que la perception des ressources et contraintes attachées au fait d’être SPV n’est pas indépendante des contraintes objectives des conditions de vie. Ceux qui perçoivent le fait d’être SPV avant tout comme une aide (ASP, JSP et SPV-3) sont en grande majorité célibataires, sans enfant ni emploi, alors que ceux qui perçoivent plus de contraintes sont mariés, avec enfant et emploi. Les résultats de l’AFC présentés ci-dessus rejoignent les résultats obtenus lorsqu’on analyse l’effet de la durée d’engagement sur le nombre d’items (sur les 24 proposés, cf. supra) pour lesquels la réponse est « aide » ou « obstacle » (ANOVA). Le nombre d’items pour lesquels la réponse est « aide » (cf. tableau 5) varie selon les groupes : F(4,281)= 12,19 ; p<.001. On observe globalement que plus l’engagement s’est prolongé, et moins cet engagement est considéré comme une aide. Les sapeurs-pompiers depuis plus de 10 ans présentent un nombre moyen d’items « aide » inférieur aux jeunes sapeurs (p<.02), ainsi qu’aux aspirants (p<.0001) et aux sapeurs de moins de 3 ans (p<.0005).
Nombre moyen d’items (et écart-type) pour lesquels la réponse est « aide » dans les différents groupes
Nombre moyen d’items (et écart-type) pour lesquels la réponse est « aide » dans les différents groupes
29Le nombre d’items pour lesquels la réponse est « obstacle » (cf. tableau 6) varie également selon les groupes : F(4,281)=2,74 ; p=.028. La seule comparaison post-hoc montrant un effet significatif oppose les sapeurs-pompiers de plus de 10 ans et les aspirants (p<.05), les premiers évoquant davantage d’obstacles que les seconds.
Nombre moyen d’items (et écart-type) pour lesquels la réponse est « obstacle » dans les différents groupes
Nombre moyen d’items (et écart-type) pour lesquels la réponse est « obstacle » dans les différents groupes
30Une ANOVA réduite aux trois groupes de sapeurs ne révèle pas de tendance significative à une augmentation du nombre d’items pour lesquels la réponse est obstacle : F (2,220)= 1,51 p>.10.
31En résumé, on observe donc que plus l’engagement se prolonge, et plus les sapeurs-pompiers considèrent que cet engagement, qui au départ était perçu comme une aide, le devient de moins en moins. Il est finalement, au bout de dix années d’engagement, perçu davantage comme un obstacle que dans les premières années (figure 3).
Nombre d’items pour lesquels la réponse est « aide » ou « obstacle » pour les cinq groupes
Nombre d’items pour lesquels la réponse est « aide » ou « obstacle » pour les cinq groupes
32Si on examine les items concernés prioritairement par les réponses « aide » et « obstacle », on note que les 3 items pour lesquels les SPV-3 considèrent à plus de 50 % que leur engagement est une aide sont « le développement de compétences » (90 %), « la reconnaissance au plan professionnel » (68 %), « la confiance dans ses capacités professionnelles » (53 %). Après 10 ans d’engagement, les SPV+10 considèrent toujours majoritairement que l’engagement est une aide pour « le développement des compétences » (57 %), mais c’est le seul item supérieur à 50 %.
33Les items pour lesquels les SPV-3 considèrent à plus de 50 % que leur engagement constitue un obstacle sont « la possibilité d’aller au cinéma, théâtre, restaurant » (58 %), « de passer du temps avec ses amis » (53 %), « de partir en vacances » (50 %). Après 10 ans d’engagement, les SPV+10 considèrent que les obstacles principaux concernent « le temps pour les loisirs » (61 %), « la reconnaissance de la part de la famille » (59 %), « l’engagement associatif » (52 %).
34Il apparait ainsi que si l’engagement est considéré comme aidant principalement le domaine professionnel, les obstacles sont quant à eux du domaine des loisirs d’abord, puis du domaine familial.
4 – Discussion
35Cette étude avait pour objectif d’étudier l’évolution de la perception du volontariat en tant que ressource et/ou contrainte chez des SPV. Les résultats nous ont permis de voir que :
- Si tous les SPV sont globalement satisfaits de leur engagement volontaire, cette satisfaction diminue avec la durée de l’engagement.
- Cette diminution de la satisfaction est parallèle à une évolution de la perception de l’engagement : si celui-ci est perçu au début comme une ressource pour obtenir plus de reconnaissance et pour les loisirs et la famille, avec la prolongation, les contraintes de cet engagement deviennent plus présentes, notamment au niveau des loisirs et de la famille.
- Cette évolution de la perception de l’engagement d’abord comme ressource puis comme obstacle s’accompagne de contraintes objectives (mariage, enfant, emploi).
36Il est à noter toutefois que cette perception des contraintes n’inclut pas le domaine professionnel : les résultats montrent que le volontariat est d’abord considéré comme une aide pour le domaine professionnel, la perception de contraintes se focalisant principalement sur les domaines « familial » et « de loisirs ». Ce résultat rejoint celui d’autres études sur les sapeurs-pompiers. Ainsi, Cowlishaw, McLennan et Evans (2008) dans une étude qualitative montrent que le premier thème qui est extrait d’entretiens sur les difficultés rencontrés par les SPV concerne les conflits entre le volontariat et les rôles familiaux.
37Cependant, même si la perception des contraintes semble se focaliser sur les domaines familiaux et de loisirs, il conviendra dans de futures recherches de replacer ce conflit volontariat / famille – loisirs dans un contexte plus large. En effet, si les résultats de notre étude rejoignent ceux d’autres recherches, il n’en demeure pas moins que d’autres résultats soulignent aussi des difficultés supplémentaires chez les SPV, telles que l’ambiance dans les casernes, le temps à consacrer au volontariat, ainsi que l’implication professionnelle.
38Mais il est à noter aussi que notre étude porte sur des SPV qui n’ont pas rompu leur engagement. Autrement dit, malgré la perception de plus en plus importante d’obstacles, s’accompagnant de la survenue de contraintes objectives des conditions de vie, ces personnes poursuivent leur engagement. On peut donc supposer qu’ils continuent à y trouver des ressources, celles-ci pouvant être de plusieurs types. Par exemple, des études ont montré que l’engagement volontaire, notamment durant les temps de loisirs, peut permettre de modérer les effets du stress professionnel (Mojza & Sonnentag, 2010). De même, de nombreuses études insistent sur les besoins que le volontariat peut remplir, comme l’opportunité de nouer des relations amicales et développer un sentiment d’appartenance à la communauté, qui seraient, d’après Shye (2010) les deux motivations les plus importantes du volontariat.
39Ainsi, de façon à mieux comprendre pourquoi, malgré les contraintes perçues, ces volontaires poursuivent leur engagement, il serait nécessaire d’approfondir la représentation qu’ils ont du volontariat et son évolution à différents stades de carrière. Mais, pour mieux comprendre pourquoi certains restent alors que d’autres abandonnent, il est nécessaire de s’intéresser à d’anciens SPV qui ont démissionné, afin de pouvoir accéder aux éléments qui différencient ceux qui sont restés et ceux qui ont mis fin à leur engagement.
40Afin de relancer les effectifs, la Commission Ambition Volontariat, en 2009, rassemblant des représentants de l’État, des élus, des sapeurs-pompiers, préconisait plus de souplesse et de reconnaissance. La loi du 20 juillet 2011 clarifie alors la qualification juridique et offre un cadre attractif et protecteur au volontariat des sapeurs-pompiers. Elle sera complétée par plusieurs décrets en 2012 et 2013 concernant la création du conseil national des SPV, le régime indemnitaire, la prise en compte des formations suivies en tant que SPV, leur protection sociale… Ces différents éléments ne peuvent que contribuer à la fidélisation de l’engagement.
41Mais les services départementaux de secours ont également à mettre en place une politique active pour maintenir le volontariat. La plupart des projets d’établissement intègrent d’ailleurs cet objectif. Le premier axe à développer est celui de la compensation du turn-over en développant une politique plus active de recrutement : promotion du recrutement des SPV dans les entreprises, encouragement du dispositif JSP comme vivier, par exemple. Le deuxième axe est celui de la mise en place de modes de management prenant en compte la spécificité du volontariat, comme le développement d’outils dédiés (gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences des volontaires). Le troisième axe est celui de la fidélisation des SPV. Cette fidélisation peut s’appuyer sur une meilleure intégration, en renforçant leur sentiment d’appartenance au service public. Elle peut aussi prendre appui sur des marques de reconnaissance : avancement, attribution de responsabilités, mais aussi développement de compétences pour leur permettre d’être une ressource pour les entreprises qui les emploient. La fidélisation peut enfin bénéficier de l’allègement des contraintes : développement des conventions avec les employeurs privés et publics, optimisation des temps de formation et mise en place de formation à distance, aide au logement…
42La question du conflit avec la sphère familiale, pointée dans cette étude, est évidemment un élément décisif. Comme le soulignent Cowlishaw, McLennan et Evans (2008), pour minimiser le conflit entre l’engagement volontaire et la vie familiale, il est important d’informer les volontaires et leur famille, en focalisant cette information sur la nécessité de prioriser de la manière la plus consistante possible la famille par rapport aux responsabilités impliquées par le rôle de SPV. Il est important de prendre en compte les membres de la famille (et notamment le partenaire) dans la communication qui peut être faite en direction des SPV, afin d’impliquer le conjoint activement, ceci dans le but que celui-ci reste un support pour le sapeur-pompier. En effet, si le SPV a l’impression de devoir de plus en plus choisir entre son engagement et sa famille, et que le partenaire accepte de moins en moins cette situation, la perception de conflit de rôle ne peut que devenir omniprésente. Il convient de réfléchir aux modalités pratiques de cette participation, qui ne seront sans doute pas les mêmes par exemple en fonction du contexte rural ou urbain. Pour illustrer, on peut par exemple penser à des réunions au cours desquelles les SPV et leur famille échangeraient sur leur propre stratégie pour allier volontariat et vie familiale, sur les atouts et ressources existants dans l’environnement (réseau d’entraide pour la garde des enfants par exemple) et ainsi mutualiser tant les expériences que les solutions présentes mais aussi à trouver.
43Pour finir, nous pouvons ajouter que les résultats de cette étude suggèrent que ces actions doivent être mises en place au plus tôt, dès la première année si possible et avant la fin de la troisième année, puisqu’il semble que ce soit durant ce laps de temps que la bascule se produise quant à la perception du volontariat.
Bibliographie
Références
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- CHEVRIER S., DARTIGUENAVE J-Y., 2009, Etude sur l’avenir du dispositif de volontariat chez les sapeurs-pompiers. Mana Lares, Université de Rennes 2.
http://www.pompiers.fr/docs/textes-juridiques/2009_09_01__etude_sur_le_volontariat_mana_lares.pdf?sfvrsn=0 - COWLISHAW S., EVANS L., McLENNAN J., 2008, « Families of rural volunteer firefighters ». Rural Society, 18, 1, pp. 17-25.
- COWLISHAW S., EVANS L., McLENNAN J., 2010, « Balance between volunteer work and family roles : Testing a theoretical model of work-family conflict in the volunteer emergency services », Australian Journal of Psychology, 62, 3, pp. 169-178.
- COWLISHAW S., McLENNAN J., EVANS L., 2008, « Volonteer firefighting and family life : An organizational perspective on conflicts between volunteer and family roles », Australian Journal on Volunteering, 13, 2, pp. 21-31.
- CURIE J., 2000, Travail, personnalisation, changements sociaux – Archives pour les histoires de la psychologie du travail, Octares, Toulouse.
- CURIE J., HAJJAR V., MARQUIE H., ROQUES M., 1990, « Proposition méthodologique pour la description du système des activités », Le Travail Humain, 53, 2, pp. 103-118.
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Notes
-
[*]
Recherche réalisée en collaboration avec le SDIS 86 (Service Départemental d’Incendie et de Secours de la Vienne).
-
[1]
Université de Poitiers, Laboratoire GRESCO (EA 3815), Département de Psychologie – 3 rue Théodore Lefebvre, bât A4, TSA 81118 – 86073 Poitiers cedex 9 ; martine.roques@univ-poitiers.fr
-
[2]
Université de Poitiers, Laboratoire CeRCA (UMR-CNRS 6234) ; jean.michel.passerault@univ-poitiers.fr
-
[3]
9 entretiens semi-directifs ont été réalisés : 7 auprès de sapeurs-pompiers volontaires : trois hommes, quatre femmes, et 2 auprès de jeunes sapeurs-pompiers (durée moyenne : 40 mn ; minimum 20 mn ; maximum 75 mn).