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Article de revue

Les dessins de Robert Fuzier, révélateurs de la ligne du quotidien socialiste Le Populaire vis-à-vis de l’URSS (1931-1940)

Pages 97 à 119

Notes

  • [1]
    Nicole Racine et Olivier Duhamel, « Léon Blum, les socialistes français et l’Union soviétique », Lilly Marcou (dir.), L’URSS vue de gauche, Paris, Puf, 1982, p. 121-153.
  • [2]
    Léon Blum, Le Populaire, 24 février 1931.
  • [3]
    Blum, Le Populaire, 28 janvier 1930.
  • [4]
    Parmi les publications les plus utiles, citons : Richard Gombin, Les Socialistes et la guerre. La SFIO et la politique étrangère française entre les deux guerres mondiales, Mouton, 1970 ; Michel Bilis, Socialistes et pacifistes. L’intenable dilemme des socialistes français (1933-1939), Syros, 1979 ; Lilly Marcou, op. cit. ; Stéphane Courtois, « La gauche française et l’image de l’URSS », Matériaux pour l’histoire de notre temps, no 9, janv.-mars 1987, p. 15-17 ; Charles Jacquier, « La gauche française, Boris Souvarine et les procès de Moscou », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, 45-2, avril-juin 1998, p. 451-465 ; Sophie Cœuré, La Grande Lueur à l’Est. Les Français et l’Union soviétique, 1917-1939, Seuil, 1999. Le sujet n’étant pas dissociable de l’anticommunisme, on verra aussi : Serge Berstein, Jean-Jacques Becker, Histoire de l’anticommunisme en France, t. 1, 1917-1940, Paris, O. Orban, 1987.
  • [5]
    Parti socialiste SFIO, XXXIe congrès national, Toulouse, mai 1934, Compte rendu sténographique, Paris, Librairie populaire, 1934, p. 76. Il est également mis en cause peu après par l’économiste spécialiste des questions soviétiques Lucien Laurat dans : « Ce que Le Populaire n’a pas dit », Le Combat marxiste, no 10-11, juillet-août 1934.
  • [6]
    Pour des informations plus complètes sur Fuzier, nous nous permettons de renvoyer à nos propres contributions : « Robert Fuzier », in Claude Pennetier (dir.), Dictionnaire biographique, mouvement ouvrier, mouvement social, période 1940-1968, Les Éditions de l’Atelier, t. 5, p. 331-333 ; et « Une grande figure du dessin de presse socialiste, Robert Fuzier (1898-1982) », Recherche socialiste, revue de l’Office universitaire de recherche socialiste, no 48-49, juillet-décembre 2009, p. 120-131. Pour le situer par rapport aux autres dessinateurs des années 1930, voir aussi Christian Delporte, « Dessinateurs de presse et dessin politique en France des années 1920 à la Libération », thèse de doctorat d’histoire, Institut d’études politiques de Paris, 1991.
  • [7]
    En particulier dans le quotidien Le Soir, et les hebdomadaires Le Carnet de la semaine et Cyrano, en 1930-1931.
  • [8]
    Vive la guerre ! 35 compositions inédites, Éditions Pythagore, 1932.
  • [9]
    En abscisse, les mois ; en ordonnée, les années. Par mesure de simplicité, nous comptons pour une unité chacune des vignettes de la « Semaine humoristique » qui évoque l’URSS, au même titre que chaque dessin isolé.
  • [10]
    La figure 2, où il apparaît longiligne, fait exception.
  • [11]
    Le Populaire, 7 (Litvinov) et 31 (Molotov) décembre 1933.
  • [12]
    Notamment par l’affiche d’H. Petit (1934), « Contre les valets de Staline, votez national », qui place cette fois le couteau entre les dents de Staline en personne.
  • [13]
    Blum, Le Populaire, 8 mars 1938. Voir aussi Bracke, directeur par intérim en 1936-1938, in Le Populaire, 25 avril et 9 mai 1937.
  • [14]
    Dans un article de L’Humanité du 28 septembre 1933, intitulé « Les attaques réformistes contre l’Union soviétique », Marcel Cachin écrit, sans aucun respect des faits, que « nulle part l’agression [contre l’URSS] n’est plus malhonnête qu’au Populaire, de Blum, de Rosenfeld, et des “durs” de la SFIO ».
  • [15]
    Rappelons, par exemple, qu’une première tentative nazie d’Anschluss échoue en juillet 1934.
  • [16]
    Le Populaire, 7 septembre 1933.
  • [17]
    Le Populaire, 29 septembre 1932 et 7 septembre 1933.
  • [18]
    Que Blum qualifie de « NEP diplomatique », in Le Populaire, 18 novembre 1933.
  • [19]
    Le Populaire, 31 août, 20 septembre et 12 octobre 1933.
  • [20]
    Sur le dessin de droite et l’URSS, voir Delporte, op. cit., p. 477-478.
  • [21]
    Le Droit de vivre, 10 mars 1936. Le soldat soviétique y lance à un Hitler en tenue de combat : « Vas-tu bientôt nous f… la paix ! »
  • [22]
    De fait, les Izvestia saluent le discours. Le Populaire du 28 janvier, p. 3, se plaît à rapporter qu’elles voient dans le Front populaire « un des facteurs les plus importants de la paix européenne ».
  • [23]
    Le 20 mars, les États-Unis ont refusé de reconnaître le protectorat allemand sur la Bohême-Moravie. Le 15 avril, Roosevelt enverra un message à Hitler et Mussolini pour qu’ils cessent leurs agressions.
  • [24]
    Dans Le Populaire du 23 mai 1939, Blum appelle à opposer à la guerre « la “barrière vivante” des peuples résolus à défendre leur indépendance et leur liberté ».
  • [25]
    Il y a plaidé, le 13 avril 1939, en faveur d’« un rempart vivant et énergique de toutes les nations pacifiques » contre Hitler et Mussolini (Le Midi socialiste, 15 avril 1939, p. 2).
  • [26]
    Flandin s’est attiré de nombreux reproches en envoyant un télégramme de félicitations à Hitler après les accords de Munich.
  • [27]
    Voir S. Berstein, J.-J. Becker, op. cit., p. 345-349.
  • [28]
    Après l’invasion de la Finlande, Blum estime qu’« on ne peut pas écarter comme entièrement absurde l’hypothèse d’un revirement de Staline pendant une phase ultérieure de la guerre », et ajoute qu’en tout cas : « L’Angleterre et la France ne doivent pas acculer Staline, malgré lui… et malgré les neutres scandinaves, à une belligérance ouverte et publique qu’il a jusqu’à présent esquivée » (Le Populaire, 11 décembre 1939).
  • [29]
    15 janvier 1940.
  • [30]
    Ibid., 14 janvier 1940.
  • [31]
    Ce dont témoignent les titres de ses éditoriaux, tels « La paix d’Hitler et de Staline », ou « Staline a voulu cela », Le Populaire, 30 septembre, 30 décembre 1939.
  • [32]
    Le Populaire, 5 et 28 janvier, 12 mars 1940.
  • [33]
    Blum, « L’omni-obéissance », Le Populaire, 22 septembre 1939.

1Quelle attitude adopter vis-à-vis de l’URSS ? Confronté à un régime soviétique qui prétend atteindre les mêmes objectifs révolutionnaires que lui, mais par des méthodes de force à l’opposé des siennes, le Parti socialiste SFIO répond entre les deux guerres à cette question difficile en définissant ce que certains politologues appellent une « matrice ambivalente [1] », que Léon Blum, son chef de file, expose en 1931 de la manière suivante dans Le Populaire, l’organe central du Parti, dont il est le directeur politique : « Vis-à-vis de la Russie soviétique, nous avons un double devoir maintes fois défini dans ce journal […]. Nous devons d’une part, la protéger contre toutes les attaques, contre tous les assauts de la réaction capitaliste ; nous devons d’autre part, définir et juger impartialement son œuvre, la situer exactement vis-à-vis du socialisme qu’elle méconnaît et qu’elle compromet [2]. » Cette synthèse présente l’avantage de permettre aux socialistes de maintenir une façade d’unité. Cependant, elle ne les empêche pas de se diviser, entre ceux qui privilégient le premier « devoir », ceux qui ne croient que dans le second, et ceux qui essaient de trouver une voie intermédiaire. Blum lui-même ne tient pas la balance égale entre les deux pôles de sa pensée. L’orientation qu’il assigne au Populaire le montre bien. Pour lui, le quotidien doit être un « journal d’action [3] », à diriger d’une main ferme vers des objectifs précis, qu’il lui revient d’identifier, plutôt qu’un organe représentatif de l’ensemble de l’opinion socialiste. À ce titre, il le fait passer par deux positions tranchées successives. À la fin des années 1920, il le voue en priorité à la critique du régime soviétique. C’est ainsi qu’il inspire et soutient la campagne menée sans répit durant plusieurs années par Oreste Rosenfeld, le responsable de la rubrique de politique extérieure, contre le premier plan quinquennal soviétique. Mais à partir de la mi-1931, sous l’effet de la double menace de la guerre et du fascisme, il estime inapproprié de continuer à « juger » l’œuvre de l’URSS. C’est dorénavant une image neutre, voire parfois positive, qu’il fait diffuser par l’organe socialiste.

2C’est cette nouvelle image de l’URSS que nous voulons ici mettre en évidence. Quoique relevée ponctuellement par divers travaux d’historiens [4], elle n’a pas fait l’objet d’une étude suivie sur toute l’étendue des années 1930. Il faut dire qu’elle est bien moins visible que celle, critique, qui l’a précédée. Cette fois, aucune campagne de presse. À partir de l’automne 1931, Le Populaire ne traite de l’URSS qu’avec une grande discrétion, par une limitation et un contrôle strict de l’information, en mettant l’accent avec parcimonie sur les faits susceptibles de servir ses objectifs de politique internationale, tout en faisant silence sur ceux qui sont les plus gênants. Interrogé à ce propos, Blum doit reconnaître devant le congrès réuni par son parti à Toulouse en mai 1934 que le journal qu’il dirige « raréfie parfois les nouvelles » sur l’URSS [5]. En fait, le leader socialiste est gêné dans son approche plus positive de l’État soviétique par ses propres scrupules démocratiques, qui l’arment contre le régime stalinien, de même que par ses convictions pacifistes, qui brouillent sa perception, au moins dans un premier temps, d’un pacte franco-soviétique qui rappelle l’ancienne alliance franco-russe jugée par les socialistes, responsable de la Grande Guerre. Il demeure également prudent du fait de l’antisoviétisme inébranlable de la fraction la plus anticommuniste de la SFIO, que mènent des acteurs influents comme le secrétaire général du Parti Paul Faure et la Fédération du Nord, et que renforce la montée de l’anticommunisme parmi les militants à la fin des années 1930. Et s’il affirme le droit pour le directeur politique de donner une orientation nette au Populaire, il reste tout de même conscient du risque qu’il y aurait à placer celui-ci sur un axe qui le ferait apparaître comme l’organe d’une tendance plutôt que du Parti. Enfin, il lui faut éviter de donner raison à la propagande prosoviétique permanente des rivaux communistes en France. Au-delà de ces préoccupations qui lui sont propres, il est clair qu’il n’est pas aidé par Staline, dont la politique intérieure impitoyablement répressive et l’association avec Hitler à partir d’août 1939 sont injustifiables en milieu socialiste.

3Le manque de visibilité de cette nouvelle orientation dans les rubriques classiques du Populaire fait tout l’intérêt d’une source jusqu’ici peu exploitée, l’œuvre graphique de Robert Fuzier. Ce dernier (1898-1982) publie dans l’organe de la SFIO, de la mi-1931 jusqu’à la défaite de 1940, environ deux mille dessins, soit isolés, soit regroupés en bandes hebdomadaires sous le titre « La Semaine humoristique », dont trente-huit exactement ont trait à l’URSS [6]. Il ne fait pas de doute qu’il y exprime le point de vue de son directeur politique. C’est pour lui d’abord une exigence contractuelle. Le contrat d’exclusivité qu’il a signé avec Le Populaire lui assure le monopole de la publication des dessins politiques, mais l’oblige aussi à suivre strictement la ligne éditoriale du quotidien. Il peut d’autant moins s’y soustraire que Blum attache beaucoup de prix à la cohérence d’ensemble du contenu rédactionnel. Mais c’est aussi une affaire de convictions personnelles. C’est de lui-même et sincèrement que le dessinateur partage la volonté « blumienne » de défense de la paix, puis de résistance au fascisme international, par le rapprochement des démocraties avec l’URSS. Avant de rejoindre la SFIO et son organe, il est déjà connu pour ses dessins dans la presse de gauche en faveur de la sécurité collective et contre les fauteurs de guerre [7]. Et c’est en toute indépendance qu’il publie en 1932, hors Populaire, un album de 35 compositions intitulé par dérision : Vive la guerre ![8]. Ce pacifisme lui vient de son expérience de fantassin durant la Grande Guerre, qu’il a terminée en 1918 en captivité dans un camp de prisonniers en Allemagne, avant de passer deux ans en sanatorium pour avoir inhalé des gaz de combat. Il le partage avec sa famille, en particulier sa mère, Berthe Serrano, une artiste très contestataire, et son beau-père, le second époux de celle-ci, le célèbre caricaturiste de gauche Henri-Paul Gassier, auprès desquels il vit dans les années 1920. De même, c’est indépendamment de Blum que Fuzier épouse l’idée de la résistance aux dictatures fascistes par le rapprochement avec l’URSS. Il est proche dans la seconde moitié des années 1930 de la tendance la plus unitaire et la plus antifasciste de la SFIO, celle de Jean Zyromski, la Bataille socialiste, qui en fait son cheval de bataille. Il collabore en outre régulièrement, de 1935 à 1939, à titre personnel, à certains journaux communistes, et par là-même prosoviétiques, comme Mon Camarade. Il illustre donc la pensée de Blum d’autant plus aisément qu’il y adhère dans l’ensemble. Ses affinités avec le leader socialiste sont même encore renforcées à la fin des années 1930 quand ce dernier et la Bataille socialiste font cause commune sur la question de la guerre et des alliances.

4Les compositions publiées par Fuzier dans Le Populaire apparaissent donc comme une source de choix pour appréhender la nouvelle ligne suivie par le quotidien de la SFIO sur l’URSS de 1931 à 1940, dont elles donnent une traduction sans équivalent, à la fois visuelle, simplifiée et comique. Le tableau ci-dessous (Figure 1) montre leur répartition dans le temps, en trois séquences d’inégale durée, qui correspondent, on le précisera plus loin, au renouvellement à trois reprises, en 1931 et durant les étés 1938 et 1939, de la question de la paix et de la guerre, sous l’effet des initiatives des dictatures fascistes mais aussi des tournants de Moscou. Ce que notre étude se propose de faire ressortir, c’est la constance frappante avec laquelle Fuzier se refuse à tout antisoviétisme sommaire, quels que soient ces avatars, pourtant brutaux, du contexte international. Le dessinateur porte sur l’État soviétique en lui-même un regard neutre, si ce n’est bienveillant, jusqu’à la guerre. Et il en voit la politique internationale d’une façon toujours plus positive que la partie non blumiste et non zyromskiste de la SFIO. Ainsi dépeint-il l’URSS d’abord comme une force de paix solitaire, de 1931 jusqu’à l’été 1938, puis comme un élément possible et souhaitable d’un « front de la paix » contre les dictatures fascistes, de juillet 1938 à août 1939, et enfin comme une complice mais non une amie d’Hitler, après le pacte germano-soviétique d’août 1939.

Figure 1. Nombre de dessins où l’URSS est représentée [9]

010203040506070809101112
19311
19321
19331312
19341
1935
1936
19371
193811
19391411317
1940322

Figure 1. Nombre de dessins où l’URSS est représentée [9]

Un regard neutre, voire bienveillant, sur l’État soviétique (1931-23 août 1939)

5C’est d’abord la neutralité du regard que Fuzier porte sur l’État soviétique en lui-même, de 1931 jusqu’à l’été 1939, qui retient l’attention. Le dessinateur socialiste se distingue de la plupart de ses collègues de la presse non communiste par des choix graphiques à peu près constants, du moins jusqu’à la guerre, qui expriment son refus aussi bien de la critique que de l’éloge. S’il se départit parfois de cette réserve, c’est plutôt pour faire preuve de bienveillance.

6Ainsi ne prête-t-il jamais à l’URSS le visage de son leader, Staline. C’est une option singulière, qui le distingue de nombre de ses collègues anticommunistes, et tranche avec son propre traitement des dictatures fascistes d’Italie et d’Allemagne, qu’il ne représente que sous les traits de Mussolini et d’Hitler. Elle l’aligne en revanche sur les pratiques des dessinateurs de L’Humanité à l’époque du Front populaire. On ne peut l’expliquer par un déficit de notoriété du leader soviétique, car ce dernier est déjà bien connu des lecteurs du Populaire au début des années 1930, et plus encore à la fin. Les raisons sont politiques. Tout d’abord, Fuzier assure ainsi la défense de l’Union soviétique auprès de ses lecteurs, en la mettant à l’abri des réactions de rejet que suscite son chef. Il maintient aussi, et c’est là une préoccupation spécifiquement socialiste, la possibilité d’une démocratisation du régime issu de la révolution russe, qui suppose que celle-ci ne s’identifie pas au bolchevisme et à ses représentants. Et, à partir de 1934, il évite ainsi de donner prise à la propagande de la droite nationale, et même de certains anticommunistes de gauche, qui essaie de faire passer l’unité d’action et le Front populaire pour les instruments de l’asservissement de la gauche au leader soviétique. Sur ce point, il partage les préoccupations de ses homologues de L’Humanité. Mais on devine aussi, cette fois pour toute la période, y compris le moment des luttes fratricides d’avant 1934, un souci de défense de la SFIO contre le Parti communiste (PC). Admettre la présence de Staline dans des dessins socialistes qui, on le verra, exposent la politique extérieure de l’URSS sous un jour favorable, ce serait donner aux communistes des arguments redoutables pour glorifier encore plus leur leader suprême, ce grand homme de paix.

7Ce n’est que dans sa dernière composition d’avant la guerre, le 1er juillet 1939, que le dessinateur en vient lui aussi à faire de Staline l’incarnation de l’URSS, et pour longtemps. Mais cela ne signifie pas qu’il renonce à la neutralité vis-à-vis de Moscou. C’est pour toutes les puissances qu’il fait le choix de la représentation par les leaders réels plutôt que par l’allégorie. Il remplace le soldat à la chapka par Staline, mais aussi, en même temps, Marianne par Daladier, John Bull par Chamberlain, et l’oncle Sam par Roosevelt. On ne voit pas comment expliquer cette substitution générale autrement que par le contexte de dramatisation et de simplification des enjeux qui marque l’été 1939. Le monde est au bord de la guerre, et son sort semble suspendu à la volonté de quelques hommes entre qui tout se joue, qui sont au pouvoir depuis des années, s’imposent depuis 1938 comme les vedettes inséparables de toutes les crises, et tiennent les peuples en haleine par des déclarations qu’amplifient les médias modernes. Si Fuzier met désormais la personne de Staline en avant, et l’identifie comme les autres à son État, c’est d’abord pour répondre à cette nouvelle réalité. Ajoutons que ce choix lui offre aussi l’occasion de se dégager d’un mode de représentation par l’allégorie jugé dorénavant suranné et abandonné par beaucoup de ses collègues.

8Jusqu’à cette date, ce sont des figures neutres ou positives qu’il préfère pour incarner l’URSS. Entre toutes, il privilégie celle d’un soldat coiffé en toutes saisons d’une chapka frappée du symbole communiste de la faucille et du marteau ou d’une étoile, qu’il représente en règle générale chaussé de bottes, sanglé dans un long manteau et la poitrine barrée d’une cartouchière, le plus souvent immobile, placide et inexpressif (Figure 2). Si les particularités du personnage renvoient pour certaines à des réalités, comme son uniforme à celui des soldats de l’Armée rouge ainsi qu’aux rigueurs bien connues de l’hiver russe, ou son inexpressivité à la difficulté du décryptage de la politique soviétique, elles traduisent dans leur ensemble l’espoir que Le Populaire place en une action pacifique, voire pacifiste, de Moscou, qui pourrait contribuer à faire barrage aux forces de guerre. Le soldat à la chapka donne par son immobilité une impression rassurante d’équilibre psychologique et d’absence d’agressivité, qui laisse penser que ses intentions sont uniquement défensives et que l’on peut s’y fier. Il s’impose comme le contretype et donc l’adversaire naturel de ces grands fauteurs de trouble aux traits convulsés, à l’agitation incontrôlable et aux sentiments manifestement mauvais que sont les militaires japonais, Mussolini ou Hitler. Et sa massivité, souvent marquée, quoique pas toujours [10], suggère que son renfort serait puissant. L’État soviétique est parfois aussi représenté par d’autres personnages : une fois par Litvinov, commissaire du peuple aux Affaires étrangères, une autre par Molotov, président du Conseil des commissaires du peuple [11], et à trois reprises par des travailleurs anonymes. Cependant, outre que chacun d’eux n’est visible qu’une fois, en des esquisses qui les rendent d’ailleurs à peine reconnaissables, il n’y a pas là matière à démentir l’image apaisante d’une force tranquille, puisque les premiers n’interviennent que pour parler en faveur de la paix, tandis que les autres sont d’une allure très pacifique.

Figure 2 Les quatre premières vignettes d’une bande hebdomadaire qui en compte six, intitulée : « Pour assurer la paix du monde ».

Figure 2Les quatre premières vignettes d’une bande hebdomadaire qui en compte six, intitulée : « Pour assurer la paix du monde ».

Figure 2 Les quatre premières vignettes d’une bande hebdomadaire qui en compte six, intitulée : « Pour assurer la paix du monde ».

Source : Fuzier, Le Populaire, 30 août 1934, p. 1.

9Le dessinateur répudie en revanche la diabolisation graphique de l’URSS par sa représentation sous les traits de barbares terrifiants, que prise tant la droite anticommuniste. Il s’en prend en particulier à la réactivation de la thématique de l’homme « au couteau entre les dents » par le Centre de propagande des républicains nationaux d’Henri de Kérillis [12]. En témoigne le dessin intitulé « Au G.Q.G. », qu’il publie le 29 avril 1936, entre les deux tours des élections législatives. On y voit les chefs de la droite, de Kérillis, Laval et La Rocque, se dire, perplexes : « Il faudrait trouver quelque chose de nouveau ! », au milieu d’affiches de propagande d’un anticommunisme et d’un antisoviétisme primaires. L’une d’elles, au premier plan, met en scène un Soviétique à chapka étoilée, bouche ouverte et les mains en avant. Elle explique, en gros caractères : « Il mange les petits enfants ! ». Son sens est renforcé par une autre, qui montre un partisan espagnol du Frente popular, porteur d’une torche enflammée entre ses dents. Ridiculiser l’outrance du discours des « nationaux », c’est là encore rassurer sur l’URSS.

10Enfin, Fuzier épargne le régime stalinien. En bon socialiste, il n’aurait pu l’évoquer directement que d’une manière critique. Mais précisément, il s’évite ce devoir en n’en disant mot. En lisant ses dessins, on n’apprend rien sur les aspects les plus sombres du stalinisme, sur son caractère dictatorial et sa politique répressive implacable, à laquelle les procès de Moscou et les grandes purges donnent pourtant un retentissement planétaire à partir de 1936, ni sur la famine provoquée par la collectivisation forcée de l’agriculture, les ratés de l’industrialisation ou l’archaïsme maintenu de la condition ouvrière. Il ne sort du silence qu’une fois, le 15 septembre 1933, pour évoquer les réalisations du régime en montrant le voyage en URSS d’un Édouard Herriot « enthousiasmé par les usines et les institutions soviétiques ». Cette évocation est indirecte et vise d’abord à ironiser sur la naïveté de l’ex-président du Conseil radical. Mais il est frappant que la seule appréciation que le dessinateur laisse passer sur l’œuvre intérieure de l’État communiste soit plutôt positive. Cela étant, l’unicité et l’ambiguïté d’un tel dessin interdisent d’en tirer des enseignements plus larges. Le mutisme de Fuzier sur le régime et son œuvre reste donc globalement le fait saillant. Il correspond à celui du Populaire dans son ensemble. Il est même plus complet que celui du directeur politique qui se doit de rappeler son attachement aux principes démocratiques quand la répression stalinienne dépasse les limites du supportable [13]. C’est qu’un dessinateur n’est pas astreint aux mêmes obligations que celui qui est vu comme la « conscience » du Parti, et peut rester concentré sur les objectifs spécifiques de son journal.

11Si Blum et Fuzier se montrent ainsi respectueux, c’est pour ne pas fragiliser un État dont le rôle leur semble utile sur la scène mondiale.

L’URSS, une force de paix (1931-juillet 1938)

12La première séquence que l’on peut identifier dans l’œuvre de Fuzier sur l’action internationale de l’URSS est la plus longue, puisqu’elle va de l’été 1931 à l’été 1938, et c’est aussi celle où le dessinateur est le moins productif, avec onze compositions seulement en sept ans (voir Figure 1). Mais l’inspiration en est invariable. Elle tient en deux thèmes. Le premier est que la politique extérieure soviétique est pacifique, et même pacifiste à l’occasion. Contrairement à une idée reçue, martelée par les communistes jusqu’en 1934 [14] et reprise par nombre de commentateurs, ce n’est pas seulement à partir de 1934, mais dès 1931, que Le Populaire, sinon la SFIO, la perçoit ainsi. L’événement déterminant est l’attaque japonaise en Mandchourie en 1931. C’est l’amorce d’une série de coups portés à l’ordre mondial par le Japon, puis par l’Allemagne devenue hitlérienne en 1933 et enfin par l’Italie. Menacé, l’État communiste tente de sortir de l’isolement, en participant à la vie internationale, en entrant à la Société des Nations (SDN), en 1934, et en concluant des pactes avec d’autres pays. Les dessins de Fuzier, au même titre que les articles de Blum et d’Oreste Rosenfeld, le spécialiste des questions internationales, témoignent de la sympathie du Populaire pour cet effort.

13Mais, second thème directeur, l’URSS reste solitaire. Fuzier ne l’associe pas durablement à des puissances démocratiques d’esprit pacifique. Les socialistes demeurent en effet encore fondamentalement attachés à l’idée d’une paix fondée sur la sécurité collective et le désarmement plutôt que sur les alliances particulières et l’armement. Et jusqu’en 1938, le contexte ne les pousse pas à penser autrement. Le spectre d’une nouvelle guerre mondiale est encore éloigné, les dictatures belliqueuses ne se sont pas encore totalement dévoilées, et les démocraties ne sont pas toutes également sensibles au péril.

14Encore faut-il distinguer entre les années 1931-1933 et celles qui suivent, de 1934 à 1938. Le tableau introductif nous indique que neuf des onze compositions publiées par Fuzier jusqu’en 1938 le sont dans le premier temps, de 1931 à 1933 (Figure 1). L’espoir d’une sauvegarde de la paix est alors toujours permis, en raison d’une série de facteurs convergents, en particulier le nouveau cours de la politique soviétique, l’arrivée au pouvoir en France en 1932 d’une majorité de centre gauche d’esprit pacifique menée par les radicaux, l’élection du président Roosevelt fin 1932 aux États-Unis, et la réunion à Genève en 1932 de la conférence du désarmement. De surcroît, les États fauteurs de guerre semblent encore contrôlables, du fait de leurs divisions, de leur manque de moyens, et de leurs propres difficultés [15]. Dans ce contexte, Fuzier saisit toutes les occasions de présenter l’URSS en force de paix. D’abord, il la montre rétive aux sollicitations guerrières dans les trois dessins où il évoque ses relations directes avec des puissances agressives. Le premier, le 15 novembre 1931, traite du conflit qui vient de se déclencher en Extrême-Orient. Il met en valeur l’impassibilité d’un soldat à chapka devant des squelettes qui l’invitent à se joindre à leur ronde macabre avec un militaire japonais et un chinois armé. C’est une manière d’illustrer les événements en cours, mais aussi d’indiquer d’où vient le danger de guerre, comme d’où il ne vient pas, et de suggérer que l’on sait garder raison du côté soviétique, malgré le péril. Fuzier traite dans le même esprit des rapports entre Hitler et l’URSS. En 1933, il représente le nouveau dictateur piétinant un soldat à chapka, dont la situation de victime est propre à inspirer de la sympathie, et dont l’absence de réaction prouve le pacifisme sincère [16]. En dehors de ces situations tendues, ses dessins font aussi ressortir que l’URSS place ses relations avec les États belliqueux avant tout sur le plan économique, par la livraison de carburant au Japon, ou la conclusion d’accords commerciaux avec Mussolini. Si cette idée ne va pas sans une pointe d’ironie envers les Soviétiques, c’est tout de même encore une façon de manifester qu’ils tiennent à la paix [17].

15En 1933, notre auteur développe aussi l’idée que l’URSS peut contribuer directement à la sauvegarde de la sécurité collective, alors qu’Hitler vient de prendre le pouvoir, et que la conférence du désarmement s’enlise. C’est le sujet de six de ses compositions, qu’il livre en quatre mois, du 31 août au 31 décembre 1933. Il y fait l’éloge de la nouvelle politique extérieure de Moscou [18], à laquelle les voyages de Litvinov en Europe et les visites de personnalités françaises en territoire russe donnent désormais de la visibilité. La plus significative est celle du 31 décembre 1933, intitulée : « Lueurs d’espoir » (Figure 3). Elle évoque le passage de relais entre l’année qui s’achève et celle qui s’ouvre. Sur un nuage, l’allégorie de 1933 conseille à la jeune 1934 de bien écouter, si elle veut être heureuse, les personnages en contrebas, qui prononcent tous des paroles de paix. Parmi ceux-ci, on repère le nouveau président américain Roosevelt, des manifestants socialistes, et un homme coiffé d’une chapka frappée de la faucille et du marteau, qui déclare, le dos tourné : « Unissons-nous tous contre les pays agresseurs ». L’orateur à la chapka, qui est Molotov, est mis en valeur tant par le titre du dessin, par sa propre déclaration et par les personnages qui l’entourent, que par l’éditorial de Blum sur la même page, qui dresse l’inventaire des raisons d’espérer, parmi lesquelles la réaffirmation de « la résolution du gouvernement soviétique de participer à l’organisation active de la paix ». Ce dessin en dit long sur les attentes du Populaire envers l’URSS, un recours possible contre le danger de guerre, au même titre que la nouvelle administration américaine. Mais si Fuzier valorise tant la politique extérieure soviétique, ce n’est pas seulement en raison de ses vertus propres. Il y trouve aussi la possibilité de ridiculiser les communistes français à un moment où les relations entre la SFIO et le PC sont au plus bas, en faisant ressortir leur incapacité à suivre la diplomatie de leurs maîtres, malgré leur désir de soumission. Dans « Vérité à Moscou, erreur au-delà ! », il montre Herriot en partance pour l’URSS, sous le regard de deux communistes, l’un français, l’autre soviétique, le premier récitant sa leçon habituelle : « Voici l’infâme Herriot, qui prépare la guerre impérialiste contre la Russie des Soviets !… », tandis que l’autre lui répond : « Mais non, camarade, c’est notre cher petit Herriot. Ici nous l’appelons “le lutteur infatigable de la paix”. » Dans « Le russe tel qu’on le parle », il fait dire par un communiste à des travailleurs incrédules que : « lorsqu’un commissaire du peuple crie : “Vive l’armée française !” en russe, cela veut dire : “À bas l’impérialisme français…” ». Et dans « Un pur », des communistes éberlués entendent un lecteur de L’Humanité leur expliquer que : « l’URSS et la Russie ne sont pas le même pays, car il est bien évident que l’URSS ne peut pas donner son adhésion au plan impérialiste français ! » [19]. Cette opposition entre l’État soviétique et ses zélateurs français donne clairement le beau rôle au premier, tout en renvoyant les seconds à leurs égarements.

Figure 3

Figure 3

Figure 3

Source : Fuzier, Le Populaire, 31 décembre 1933, p. 1.

16De janvier 1934 à juillet 1938, Fuzier semble s’intéresser beaucoup moins à l’URSS, bien que celle-ci déploie une activité qui concerne la France puisque, rappelons-le, elle entre à la SDN, signe le pacte franco-soviétique de mai 1935, et aide la République espagnole durant la guerre d’Espagne, de 1936 à 1939. Durant ces quatre années et demie, il ne lui consacre plus que deux compositions qui, on le verra plus loin, n’évoquent pas ces engagements soviétiques majeurs (voir Figure 1). Il se distingue en cela nettement des dessinateurs de droite, qui pour leur part font de Moscou un sujet important à partir du pacte de mai 1935 [20]. Toutefois, le fait qu’il publie dans Le Droit de vivre, l’organe de la Ligue internationale contre l’antisémitisme, un dessin valorisant l’engagement de l’URSS contre Hitler au lendemain de la remilitarisation de la Rhénanie suggère que ce n’est pas de sa propre initiative qu’il se retient dans Le Populaire[21]. Comment expliquer cette réserve de plus de quatre années ? Elle tient d’abord à la volonté de la direction politique de l’organe socialiste qui, comme il a été dit dans l’introduction, entend alors « raréfier » et filtrer l’information. Blum est soucieux de désamorcer les accusations que suscitent dans les milieux anticommunistes et antisoviétiques, jusque dans le Parti, tant le rapprochement des partis de gauche au sein du Front populaire, que celui de l’URSS avec la France. Il faut laisser Moscou dans l’ombre pour ne pas accréditer l’idée de sa mainmise sur la gauche française, et bientôt sur la France elle-même. D’autres explications peuvent aussi être avancées. Le pacte d’unité d’action conclu en juillet 1934 par la SFIO et le PC, qui impose à chaque parti signataire de respecter l’autre, en est une. Dès sa signature, Fuzier doit cesser d’ironiser comme il le faisait jusque-là sur les divergences entre les communistes français et l’URSS, ce qui lui ôte une raison d’évoquer celle-ci. Il continue de mettre les premiers en scène, mais dans des dessins d’où elle est bannie. La politique de non-intervention décidée par le gouvernement Blum dans la guerre civile espagnole joue aussi son rôle à partir de juillet 1936. Elle interdit d’évoquer l’action de Moscou en Espagne. Il s’agit de ne pas donner raison aux dictatures fascistes, qui justifient par l’aide soviétique à la République leur propre assistance à Franco. Une dernière explication réside dans le recul de la sécurité collective, à laquelle le dessinateur associait volontiers jusque-là l’URSS. Par étapes, les États bellicistes s’en libèrent avec fracas. Et les démocraties elles-mêmes semblent s’en détourner. C’est le cas de la France, que dirige de 1934 à 1936 une majorité d’union nationale dont la SFIO se défie. Elle dit en avril 1934 vouloir assurer sa sécurité, désormais, par ses propres moyens.

17Mais si la production de Fuzier se réduit à deux compositions, c’est toujours pour donner l’image d’une puissance pacifique et solitaire. La manière varie toutefois selon l’orientation de la majorité gouvernementale. La première des deux, une bande hebdomadaire intitulée « Pour assurer la paix du monde », paraît le 30 août 1934 sous le gouvernement d’Union nationale présidé par Doumergue (Figure 2). Sur la quatrième de ses six vignettes, un militaire japonais provoque vainement un soldat soviétique, qui dort debout, silencieux, imperturbable et l’arme au pied, et ne comprend pas « l’utilité d’un conflit ». Ce dessin ne contredit pas notre propos précédent sur la minoration de l’URSS à partir de 1934, puisqu’il ne met celle-ci en scène que pour la confronter à un acteur exotique, sur un théâtre lointain, considéré en Europe comme secondaire. Mais pour en saisir pleinement le sens, il faut le rapporter à l’ensemble de la bande, qui montre Mussolini, Hitler, Doumergue et les marchands de canons rivaliser d’hypocrisie avec le Japonais pour camoufler sous un discours de paix leur politique de guerre. Au lieu de différencier les dictatures bellicistes et les démocraties pacifistes comme en 1933, Fuzier rend désormais les États capitalistes responsables dans leur ensemble, quel que soit leur régime politique, du risque de guerre. Certes, il n’est pas un marxiste sectaire, et la bande montre qu’il ne stigmatise pas Doumergue, le seul en civil d’ailleurs, autant que Mussolini, Hitler ou le Japon. Mais il suggère tout de même que la France des « nationaux » n’est pas elle non plus étrangère à la montée des périls, du fait de ses intérêts de puissance impérialiste et de son choix de se défendre seule. Le Soviétique, quant à lui, est radicalement dissocié de l’ensemble des autres acteurs, et apparaît comme le seul pacifiste sincère. La deuxième composition, parue le 28 janvier 1937, conforte l’image pacifique de l’URSS, tout en suggérant cette fois qu’une action internationale contre la guerre n’est pas de l’ordre de l’impossible. Le nouveau contexte politique est à la source de cette première lueur d’espoir. La France est désormais conduite par un gouvernement de Front populaire dirigé par Blum. Le dessin fait précisément suite au grand discours que ce dernier a prononcé le 24 janvier à Lyon sur l’organisation de la paix. On y voit les représentants de tous les pays, URSS comprise, mais Allemagne exclue, plongés dans la lecture des comptes rendus de presse. La présence du Soviétique atteste de l’intérêt que Moscou porte aux thèses du président du Conseil socialiste [22], et de sa disponibilité pour jouer un rôle positif, s’il est de nouveau sérieusement question de paix.

18Au demeurant, si Fuzier n’intègre plus que très peu l’URSS à ses compositions, c’est aussi pour en mettre en valeur le pacifisme d’une façon indirecte, en l’excluant des scènes inspirées par un esprit de guerre. Bien qu’elle soit une puissance militaire, il ne la montre jamais, en dehors de la bande du 30 août précitée, en compagnie des autres puissances dans les dessins qui ont trait à leur course aux armements, tel celui du 19 avril 1934, où ces dernières se trouvent toutes placées près d’un baril de poudre, ou celui du 15 mars 1935, consécutif au débat parlementaire sur les questions militaires, qui les montre arborant chacune un petit avion-jouet. Il l’écarte également de ceux qui évoquent la passivité ou la mollesse des démocraties face aux provocations des dictateurs fascistes, que ce soit celui du 19 avril 1934, encore, où elles ne font que protester contre Hitler, sans s’éloigner, quand celui-ci craque une allumette à proximité des barils de poudre ; celui du 2 janvier 1937, où Marianne et John Bull interpellent le chancelier, mais avec une grande timidité, sans lui dire plus que : « PST ! » et « HEP ! » ; ou celui du 26 avril 1938, où Mussolini et Hitler en acteurs de cirque les « épatent » sans qu’elles bougent. Que l’URSS soit absente de toutes ces scènes, c’est évidemment tout à son avantage. Elle est ainsi différenciée de démocraties encore insuffisamment mobilisées contre les dictatures fascistes.

Un élément possible et nécessaire du « Front de la paix » (juillet 1938-23 août 1939)

19À partir de l’été 1938, la guerre ouverte menée par le Japon contre la Chine depuis 1937, l’annexion par l’Allemagne de l’Autriche puis de la Tchécoslovaquie en 1938 et 1939, l’agression italienne contre l’Albanie en 1939, le resserrement des liens entre les trois dictatures, leur course accélérée aux armements, et la relance incessante de leurs revendications annoncent un conflit généralisé. Face au danger, une part importante de l’opinion place ses espoirs en un « front de la paix », qui réunirait les démocraties et l’URSS dans le but d’empêcher la guerre ou, sinon, de la gagner. Cette solution paraît d’autant plus crédible qu’au printemps 1939, l’URSS, la France et bientôt l’Angleterre ouvrent effectivement des pourparlers en vue d’une alliance défensive. Malgré une forte opposition interne, Blum y rallie la SFIO, en ses congrès de décembre 1938 et mai-juin 1939, et peut ainsi valider la ligne qu’il inspire au Populaire. Dans ce cadre, Fuzier infléchit sa production sur l’URSS. Il l’augmente, avec huit compositions en une seule année, de juillet 1938 à août 1939. Et il en fait évoluer la thématique. S’il continue d’évoquer l’URSS comme une force de paix, il cesse de la traiter en puissance solitaire. Il ne la montre pratiquement plus que dans des scènes de groupe, où il met en évidence d’une part sa présence croissante sur la scène internationale, d’autre part son rapprochement de plus en plus visible avec les démocraties, et enfin l’utilité de cette nouvelle attitude contre le fascisme. Mais il procède avec prudence, pour ne pas être démenti par les faits, ou mis en cause par les socialistes les plus pacifistes.

20Le dessin du 28 janvier 1937, évoqué plus haut, sur le retentissement du discours prononcé par Blum à Lyon, fait transition entre sa production antérieure et la nouvelle. L’idée d’un rassemblement des puissances attachées à la paix s’y devine. Mais ce n’est qu’à peine. Il faut chercher minutieusement l’Allemagne pour se rendre compte de son absence. Les autres nations, absorbées par leur lecture et tournées dans des directions différentes, ne communiquent pas entre elles. Le Soviétique, placé en profondeur, au troisième plan, et seulement dessiné au trait, s’impose moins que d’autres à la vue. On est encore bien loin d’un « front de la paix », réunissant des États antifascistes en petit nombre, dont l’URSS serait une pièce maîtresse.

21Un an et demi plus tard, Fuzier donne consistance à ces virtualités en figurant l’URSS avec plus de précision, et en la rattachant à un camp. Le périple aérien d’Howard Hughes est un premier prétexte. Parti de New York, l’aviateur réalise en juillet 1938 un tour du monde en un temps record en rejoignant son point de départ via Paris, Moscou, la Sibérie et l’Alaska. Le dessin du 15 juillet 1938 salue l’exploit, en lui donnant une signification bien plus politique que sportive. On y voit un oncle Sam géant tendre ses longs bras depuis l’autre rive de l’Atlantique, pour serrer les mains de Marianne et d’un Soviétique, par-dessus un petit Hitler médusé. C’est la première représentation d’un trio réunissant les États-Unis, la France et l’URSS. Ce regroupement n’est pas explicitement antifasciste, puisqu’il ne s’oppose pas directement au Führer, mais il l’est implicitement, puisqu’il l’exclut visiblement. Le 7 août 1938, Fuzier fait resurgir le Soviétique dans une proximité semblable avec les démocraties, alors que la guerre continue en Chine et en Espagne, et que la crise de Munich s’annonce, dans une bande, en cinq vignettes, intitulée : « La guerre qui rôde ». Un squelette botté et armé d’une épée y cherche à s’employer en Extrême-Orient, à Berchtesgaden, à Rome et à Burgos, mais finit par battre en retraite devant l’Angleterre, la France, les États-Unis et l’URSS groupés. En se retirant, il déclare : « Rien à faire ; tant que ces quatre-là s’entendront bien, il n’y aura pas de bonne place pour moi dans le monde ! ». Le soldat soviétique, qui sourit, pour une fois, apparaît comme un garant de la paix par son entente avec les trois démocraties. Néanmoins, sa position suggère qu’il conserve sa particularité et que son engagement reste à confirmer. Alors que les démocraties font directement face à l’allégorie de la guerre et se tiennent par la main sur la même ligne, il se place derrière elles, même si c’est tout près d’elles.

22Sept mois après, au printemps 1939, sous l’effet de la crise ouverte le 15 mars par l’entrée des troupes allemandes en Bohème et en Moravie, et de l’ouverture des négociations entre l’URSS, la France et l’Angleterre, Le Populaire va encore plus loin, et engage une vraie campagne en faveur d’un « front de la paix » à participation soviétique. Fuzier évoque l’URSS à une fréquence sans précédent, à six reprises en neuf semaines. Il met en évidence le rapprochement des puissances antifascistes contre Hitler, que celui-ci soit isolé ou associé à Mussolini, en soulignant leur attitude commune d’exaspération et de refus, et leur positionnement de plus en plus semblable. Pour bien faire ressortir qu’elles ne visent que la paix, il dessine systématiquement leurs représentants en civil et sans armes, dans des attitudes de refus de la guerre déterminées mais sans agressivité, à l’inverse des dictateurs fascistes surexcités, toujours en uniforme et souvent armés, voire surarmés.

23C’est d’abord avec précaution et discrétion qu’il évoque leur rapprochement, alors que rien n’est encore sûr. Dans son dessin du 23 mars 1939, intitulé « Devant la barrière », il présente un Hitler torse gonflé au premier plan, auquel Marianne, John Bull, l’oncle Sam [23], et le soldat soviétique crient à l’arrière-plan : « Assez ! », « ça suffit ! », « La barbe ! » et « zut ! ». Les quatre sont proches et font bien « barrière », selon un mot désormais prisé de Blum [24], mais sont tout de même relégués assez loin à l’arrière-plan, et détachés les uns des autres. Le Soviétique n’est encore qu’à côté et un peu en retrait des trois autres. Le 7 mai 1939, dans « L’union… écrasante », publié après la réaffirmation par Hitler de l’union germano-italienne, les mêmes contemplent la réalité des rapports entre les deux dictateurs sous l’aspect d’un Hitler assis sur les épaules d’un Mussolini suant à grosses gouttes. Mais s’ils sont alignés, ils restent à bonne distance et très en arrière-plan, peu visibles, figés et inexpressifs, le Soviétique plus encore que les autres.

24Pour faire comprendre ce que l’URSS pourrait apporter à un « front de la paix », Fuzier recourt aussi à l’image du barrage ou du rempart, que Blum a mise en avant lors d’un discours à Mulhouse [25]. Alors que la France et l’Angleterre se disent prêtes à la guerre en cas de nouvelle atteinte à la paix, et qu’avancent leurs pourparlers avec Staline, il montre dans les deux dernières vignettes de sa bande hebdomadaire du 15 mai 1939, « Accord et désaccord », que, comme le précise la légende : « l’accord est en train de se faire sur la meilleure façon de construire un barrage ». Sur l’une, il représente Daladier et son homologue anglais Chamberlain empilant de gros blocs formant une muraille, dont certains portent des inscriptions : FRANCE, POLOGNE, URSS… Mais sur l’autre, Flandin, l’un des leaders de la droite, partisan d’un compromis avec les dictatures, déclare au milieu des mêmes blocs disloqués : « On s’arrangerait à l’amiable », la légende expliquant : « Il n’y a que Flandin qui à ce propos ne soit pas d’accord » [26]. Mais là encore l’URSS n’est qu’en partie présente. Si un des blocs est à son nom, elle ne figure pas parmi les constructeurs du barrage.

25Fuzier l’implique davantage dans la défense de la paix après la proclamation du « Pacte d’acier », par lequel l’Allemagne et l’Italie annoncent unir leurs forces pour assurer leur « espace vital », le 22 mai. Il exploite désormais le thème de l’encerclement des dictatures, qui fait florès à l’époque. Dans son dessin du 24 mai 1939, il coince Hitler et Mussolini, chacun revolver au poing, entre le soldat soviétique, d’une part, John Bull et Marianne, d’autre part. Par rapport aux dessins antérieurs, les trois sont devenus plus intimidants pour les deux fascistes. Quasiment au premier plan désormais, sans y être encore tout-à-fait, et de la même taille qu’eux, ils les encadrent de près, et leur crient des injonctions plus fermes : « Halte ! », « Assez ! » et « Stop ! ». Si le Soviétique se distingue encore par son isolement, cette résistance commune est en tout cas couronnée de succès. Mussolini, dépité, déclare qu’il s’enfermera désormais dans le silence. Le prenant au mot, Fuzier se concentre ensuite sur le seul Hitler. Dans sa bande en six « tableaux » du 29 mai 1939, « Espace vital et encerclement » (Figure 4), un Hitler fou furieux, un revolver à chaque poing, crie : « Place ! Place ! J’ai besoin d’espace vital ! », mais ne cesse de buter sur des obstacles, d’abord John Bull, puis Marianne. Il finit par dire : « Alors c’est par là que j’irai… », un revolver tendu vers un homme en lourd manteau et chapka dans le lointain. Mais celui-ci lui répond : « Niet ! Niet ! ». Le tableau final montre l’homme à la chapka grandi et au premier plan, faisant cercle avec Marianne et John Bull autour d’Hitler, qui lâche ses armes en criant : « Au secours, je suis encerclé ! ». La disposition circulaire du trio accrédite cette idée d’encerclement, tout en donnant l’impression d’un rapprochement qui, sans être encore une alliance, est devenu plus étroit et obtient des résultats.

Figure 4. Les deux derniers tableaux de la bande hebdomadaire consacrée à la revendication par Hitler de l’espace vital.

Figure 4 Les deux derniers tableaux de la bande hebdomadaire consacrée à la revendication par Hitler de l’espace vital.

Figure 4. Les deux derniers tableaux de la bande hebdomadaire consacrée à la revendication par Hitler de l’espace vital.

Source : Fuzier, Le Populaire, 29 mai 1939, p. 5.

26Le dernier dessin, celui du 1er juillet 1939, « L’heure énigmatique », pousse l’idée encore plus loin. Il place Hitler, poings fermés, face à un groupe d’hommes sur le même plan et de la même taille que lui, au premier rang desquels on reconnaît Daladier, Chamberlain et Staline, et derrière eux Roosevelt, tous également déterminés. Tandis qu’Hitler se demande : « Résisteront-ils ?… », ceux-ci s’interrogent : « Osera-t-il ?… » Le Soviétique, toujours porteur de son équipement hors de saison, mais désormais avec le visage de Staline, montré de trois quarts, est maintenant bien visible, et n’est plus décalé. Sur la même ligne que Daladier et Chamberlain, et au coude-à-coude avec eux, il s’impose clairement comme partie intégrante du « front de la paix ». Mais ici le dessin anticipe, puisque dans les faits la France et l’Angleterre ne sont toujours pas parvenues à un accord avec lui.

27Sur fond de course à la guerre, Fuzier montre donc de plus en plus l’URSS comme un recours à la fois possible et nécessaire contre le fascisme international. Cependant, il ne la situe jusqu’au 1er juillet 1939 ni au milieu des démocraties, ni sur la même ligne, ce qui traduit son incertitude sur la détermination de Staline à les rejoindre. S’il semble sortir de l’expectative le 1er juillet, c’est d’une manière hasardeuse, en prenant ses espoirs pour la réalité.

Une complice, mais pas une amie d’Hitler (23 août 1939-mai 1940)

28Le pacte germano-soviétique du 23 août puis les assauts de l’Armée rouge sur la Pologne et la Finlande semblent en effet ruiner l’espoir d’un « front de la paix » à participation soviétique, et justifier les avertissements de la fraction la plus anticommuniste et la plus pacifiste de la SFIO sur l’absence de fiabilité de Moscou et la vanité de toute distinction entre Staline et les autres dictateurs. Néanmoins, Blum, Fuzier et Le Populaire trouvent aussi dans ces événements, qui établissent le bien-fondé de leurs mises en garde contre Hitler, et prouvent l’impossibilité d’arrêter celui-ci par des concessions, matière à justifier la guerre contre l’Allemagne [27]. Et ils gardent malgré tout l’espoir d’un revirement ultérieur de Staline, cette fois à l’avantage des démocraties [28]. Tout en s’associant à la condamnation générale du leader soviétique, ils refusent donc de pousser à une rupture qui le rejetterait davantage vers Hitler. « Pas de croisade antisoviétique », titre ainsi Le Populaire[29]. La tâche est difficile : « Sauver la Finlande sans nous mettre à dos la Russie. Tout le problème est là », reconnaît un rédacteur [30].

29Mais Fuzier s’en acquitte avec habileté. D’abord, il fait ressortir l’importance de la question soviétique dans ce nouveau contexte en manifestant un intérêt sans précédent pour l’URSS, dont il traite dans dix-neuf des soixante-quatre compositions qu’il publie de septembre 1939 à mai 1940. Et ce n’est plus seulement sur l’État soviétique qu’il attire l’attention, c’est aussi sur son leader désormais emblématique. Staline apparaît dans quinze des dix-neuf dessins précités, où il s’impose comme l’un des personnages principaux, le plus souvent au premier plan, à l’instar de son associé Hitler. Désormais visible de près, il garde l’allure habituelle du soldat soviétique, mais en arborant les signes d’identification personnels qu’on lui prête dans toute la presse : des yeux d’Oriental, ainsi qu’une moustache, des sourcils et des cheveux noirs et épais. S’il est ainsi mis en vedette, c’est en raison des facteurs généraux qui poussent à la personnalisation de tous les États à la veille de la guerre, déjà évoqués, mais aussi de son partenariat avec Hitler et de son rôle avéré dans le déclenchement des hostilités, que Blum entend vraiment condamner [31].

30D’autre part, le dessinateur socialiste met en accusation Staline, vigoureusement, mais sans en faire un autre Hitler, en le présentant comme un moindre danger, et en suggérant la possibilité d’un retournement, par des procédés graphiques subtils.

31Il le dénonce clairement comme un complice d’Hitler. Dans ses compositions, le leader soviétique n’existe presque que par son couple avec le dictateur allemand, puisqu’il apparaît douze fois sur quinze en sa compagnie. Tous deux sont peints comme des fauteurs de guerre également dépourvus de sens moral. Leur connivence éclate à maintes reprises. Le 5 décembre, ils se lancent un énorme ballon en forme de globe terrestre : « Et hop ! Chacun son tour », commente Hitler. Le 30 décembre, ils contemplent, côte-à-côte, les destructions considérables causées par le tremblement de terre d’Anatolie, et concluent, amers : « La nature fera toujours mieux que nous ! » Le 2 février 1940, on les voit se parler tout bas. Hitler confie à Staline : « Je crains qu’il n’y ait encore beaucoup de républicains en Allemagne ! ». Staline lui répond : « Et moi… des communistes en Russie ! » Quelques semaines plus tard, leur complicité est à son comble. Le 28 février, ils se congratulent. Staline, esquissant un sourire, tape sur l’épaule de son compère et lui dit : « Je savais bien que tu deviendrais Stalinien ! ». Et Hitler, lui tapant sur le ventre, de répondre : « Et moi, j’étais sûr que tu deviendrais Hitlérien ! » Puis, le 10 mars, un dessin intitulé « Romance sentimentale » dévoile une scène intime. À proximité d’une table basse, où les symboles de la croix gammée et de la faucille et du marteau ont été déposés, Hitler, assis sur un canapé, mains jointes sur les genoux, paraît sous le charme d’un Staline au visage pour une fois radieux, qui lui chante, au son de la balalaïka, sur un air connu : « Je ne sais plus quel est le tien ! Je ne sais plus quel est le mien ! ». Un dessin du 25 octobre, qui traite d’un sujet de politique intérieure allemande, suggère aussi cette connivence, moins directement. Hitler y essaie des costumes devant un miroir, dans son dressing, près d’une étagère où une casquette nazie voisine avec une chapka à faucille et marteau. C’est ensemble aussi que les deux hommes perdent le sens de ce qu’ils font. Le dessin « À force de brouiller les cartes », paru le 29 décembre, les représente en joueurs de cartes perdus dans leurs réflexions. La légende explique qu’ils se demandent : « Au fait, à quel jeu jouait-on ? »

32Mais Fuzier ne cesse aussi de suggérer qu’il faut dépasser ces apparences pour comprendre ce qui se joue, et pour garder espoir. C’est dans cet effort qu’il se distingue des dessinateurs antisoviétiques. D’abord, il fait ressortir l’ambiguïté du couple. En réalité, les deux dictateurs ne sont pas des amis, mais des rivaux. La fragilité de leur entente se révèle sitôt la Pologne écrasée. Dès le 22 septembre, assis l’un en face de l’autre à une petite table recouverte d’une carte, ils se posent la question : « Il ne nous reste plus qu’à décider. Qui est le “génial-père-des-peuples” ? » Le 14 octobre, dans « La paix à l’Est », ils se font de nouveau face, cette fois de part et d’autre de leur frontière désormais commune. Tous deux assurent, en levant la main droite en signe d’amitié : « Et pour nous une frontière… c’est sacré ! » Mais le lecteur, qui les sait experts en violations de traité, constate qu’ils tiennent chacun de l’autre main un revolver, dans leur dos. Et dans cette fausse relation, Staline a clairement l’ascendant. En sa présence, Hitler ressent régulièrement un malaise, dont les symptômes varient. Plusieurs dessins le montrent préoccupé par la croissance incontrôlable de son associé. Dans celui du 19 octobre, « La famille nazie », il doit constater avec Goering que : « le petit dernier grandit un peu trop vite », face à un énorme bébé plus grand qu’eux, en chaussons et chapka à faucille et marteau, une épée de bois dans une main, une trompette dans l’autre. Dans celui du 19 novembre, il contemple, impressionné, Staline au volant d’une immense machine, d’où part un tuyau qui aspire de petits enfants portant les noms de Finlande, Estonie, Lettonie, Lituanie, et commente : « En 14 c’était peut-être un rouleau compresseur, mais à présent ce serait plutôt une pompe aspirante. » Ailleurs, il s’alarme des intentions de son troublant comparse. C’est ainsi que le 31 décembre 1939, alors que ce dernier vient lui présenter ses vœux de nouvel an, il glisse à Goering et Goebbels, sourcils froncés : « – Je suis inquiet. – Pourquoi ? – Il dit qu’il nous souhaite ce que nous lui souhaitons nous-mêmes… » (Figure 5). Il le juge aussi encombrant, et décevant. Le 24 décembre, dans « Petit-Père-Noël fait du zèle », l’enfant Adolf trouve près de ses bottes un Staline en « Petit-Père-Noël » à chapka, bottes et cartouchière, si immense qu’il ne sait comment s’en défaire. Sa réaction traduit sa déception : « C’est pas toi que j’avais demandé… c’était tout juste une panoplie ! » Même quand les rapports s’améliorent, Staline reste dominant. Dans « Romance sentimentale », c’est lui qui joue le rôle du séducteur. Hitler semble d’ailleurs n’avoir aucune prise sur lui. Le 25 mars 1940, il est attablé pour Pâques devant un grand œuf en chocolat porteur de la mention « Balkans », mais les chaises de ses convives, la Russie et l’Italie, demeurent vides. « Pas un qui soit f… d’arriver à l’heure ! », marmonne-t-il.

Figure 5

Figure 5

Figure 5

Fuzier, Le Populaire, 31 décembre 1939, p. 1.

33En outre, le dessinateur épargne à Staline le traitement qu’il inflige aux dictateurs fascistes. Il le présente en général comme un homme froid et maître de ses nerfs, impassible, taciturne et impénétrable. Ce portrait correspond en partie à la réalité, telle qu’on la perçoit à l’époque, mais c’est aussi une construction, qui permet de placer le maître de Moscou dans la continuité du soldat à la chapka, et de le distinguer nettement des autres dictateurs. Sous le crayon de Fuzier, ceux-ci sont plus que jamais dépeints comme des barbares ridicules et déments, en proie à leurs passions mauvaises, toujours prêts à user de leurs armes, qui n’inspirent que dérision, indignation ou dégoût. Si Staline est lui aussi inquiétant, il n’apparaît ni aussi monstrueux, ni aussi dangereux, ni même aussi antipathique. Pour sa part, il n’est ni ridiculisé ou moqué, ni diminué, ni diabolisé. Malgré le contexte de guerre, et malgré sa responsabilité dans l’invasion de la Pologne puis de la Finlande, il n’est pas directement associé à des destructions, ni tâché de sang. Il est absent des quelques compositions où les morts et les dommages provoqués par la guerre de Finlande sont évoqués [32]. Habituellement, il ne porte pas d’arme. Il ne déroge à cette règle que dans trois dessins, et ce n’est pas pour révéler un naturel meurtrier. Dans celui du 14 octobre, déjà cité, il cache un revolver derrière lui alors qu’il discute avec Hitler, qui fait de même, ce qui trahit un tempérament plus sournois qu’agressif. Dans celui du 19 octobre, précité aussi, il ne fait que brandir une épée de bois, qui semble à sa place dans la main d’un enfant. Le troisième dessin, du 27 décembre 1939, prête davantage à discussion, puisqu’il traite de la guerre de Finlande. Cependant le sujet est dédramatisé. Staline y a l’aspect d’un géant, qui fait intrusion dans la maison de la petite Finlande, armé d’une véritable épée, dont l’extrémité est noircie, signe qu’elle a servi. Mais la fillette le rejette dehors, à mains nues, et s’il tente bien de résister à ce qu’il appelle l’agression de « cette petite brute », c’est sans user de son arme.

34De plus, Fuzier évite toujours de s’en prendre au régime soviétique. Sans doute laisse-t-il entendre, pour la première fois, que Staline pourrait être l’objet d’une contestation intérieure. L’occasion lui en est donnée par les premiers revers de l’Armée rouge en Finlande. Le 5 janvier, il fait apparaître deux soldats soviétiques dans la neige, seuls et désabusés. L’un dit : « Tout ça, c’est la faute au petit père Staline. » L’autre lui répond : « Il mériterait qu’on se f… en Soviet ! » Le 28 janvier, il donne la parole à deux autres, cette fois sans armes ni équipements, dans un paysage neigeux jonché de cadavres et de matériel abandonné, pour l’échange suivant : « – Staline qui nous croyait invincibles ! – Et nous qui le croyions génial ! » Cependant cette critique ne va pas bien loin. Elle n’évoque qu’une perte de confiance des soldats, pour des raisons strictement militaires. Le régime lui-même reste hors de cause. Et les civils sont ignorés.

35Enfin, notre auteur continue de passer sous silence, comme durant la période précédente, l’assujettissement des communistes français à Moscou, qui est pourtant plus visible que jamais, et motive la dissolution de leur parti. Il ne leur consacre qu’un seul dessin, le 9 janvier 1940, où il s’abstient de toute allusion à l’URSS. S’il y évoque leur esprit de soumission, c’est uniquement vis-à-vis de leurs chefs locaux. Sur ce point encore, il essaye d’éviter que Staline ne soit perçu en France comme un danger. Par rapport à cet objectif, on peut même le juger plus cohérent que son directeur politique, qui consacre plusieurs éditoriaux à dénoncer l’« omni-obéissance » des communistes [33].

36Les dessins de Fuzier confirment la constance de la ligne inspirée par Blum au Populaire depuis 1931, quelle que soit la stratégie suivie par Staline. On ne peut douter qu’ils la servent puissamment. Leur aptitude à séduire le plus grand nombre et l’audience de l’organe de la SFIO aidant, ils contribuent jusqu’en 1939 à acclimater en milieu socialiste l’idée d’une URSS pacifique qui pourrait concourir à défendre la paix menacée par les dictatures fascistes. Après août 1939, à l’inverse de ce que prétendent les communistes, acharnés à stigmatiser en Blum le chef d’orchestre de l’antisoviétisme, leur critique de Staline ne les empêche pas d’entretenir l’espoir d’un nouveau revirement de Moscou, et de mettre en place une thématique qui sera celle de la Résistance socialiste dès l’été 1940, et plus encore à partir de juin 1941, quand la rupture entre Staline et Hitler justifiera les attentes blumistes, ce qui différencie fortement la SFIO des autres partis anticommunistes. Et, même si ce n’est pas l’objectif premier, leur valorisation de l’URSS favorise aussi de 1934 à 1939 l’unité d’action entre la SFIO et le PC.

37Mais cet effort de Fuzier et du Populaire a ses limites. Il s’opère au prix d’une division de la SFIO de plus en plus profonde. Malgré les précautions prises, Le Populaire est l’objet de critiques croissantes à l’intérieur du Parti pour son approche de l’URSS, qui se libèrent lorsque s’ouvre le grand débat entre socialistes sur la question de la guerre consécutif à la crise tchèque de l’automne 1938. Tandis que Blum plaide pour une politique de résistance aux dictatures fascistes appuyée sur l’URSS, la fraction des socialistes que conduit le secrétaire général Paul Faure défend des conceptions « pacifistes » très réservées envers Moscou. Le quotidien et ses dessins sont alors dénoncés par ces derniers comme l’expression non plus du Parti, mais d’une simple tendance. Et si Blum et Le Populaire finissent par être légitimés par les congrès, c’est tout de même à des majorités courtes. Cette question de leur représentativité continue de se poser après le pacte germano-soviétique. Bien que l’image de l’URSS se soit alors fortement dégradée, Blum, Fuzier et leur organe poursuivent dans le même sens, sans qu’aucun congrès ne se prononce sur la situation nouvelle et ne leur donne son accord.

38Les limites sont aussi chronologiques. Le regard porté par Fuzier sur l’URSS fait exception dans le temps long de l’histoire de l’imagerie du Parti socialiste. Il traduit avant tout l’engagement des socialistes les plus antifascistes contre le fascisme international durant les années 1930. Mais il était inconcevable avant l’été 1931 dans le journal de la SFIO. Et une fois le fascisme vaincu, puis ouverte la guerre froide, il perd sa raison d’être. Après l’éphémère exaltation de l’amitié franco-soviétique lors de la Libération, la SFIO en revient vite, dans les années 1945-1947, à son positionnement antisoviétique dominant d’avant 1931, et Le Populaire cesse définitivement de présenter l’URSS comme une force de paix. C’est alors que se manifeste la singularité de Fuzier par rapport à Blum, si difficile à apprécier jusque-là. Hostile à ce recentrage, le dessinateur continue pour sa part sur sa lancée. Il reconstitue avec ses amis socialistes de gauche la tendance Bataille socialiste en 1947, puis quitte la SFIO, dont il dénonce les reniements, pour participer à la fondation en 1948 du Parti socialiste unitaire. Ainsi émancipé, il persiste jusque dans les années 1950 à présenter dans son œuvre graphique une image positive de l’URSS, propre à servir la cause de « la paix » telle qu’il la conçoit. Mais ce n’est plus que dans la presse dite « progressiste », celle des compagnons de route du PC, qu’il peut s’exprimer ainsi.

Notes

  • [1]
    Nicole Racine et Olivier Duhamel, « Léon Blum, les socialistes français et l’Union soviétique », Lilly Marcou (dir.), L’URSS vue de gauche, Paris, Puf, 1982, p. 121-153.
  • [2]
    Léon Blum, Le Populaire, 24 février 1931.
  • [3]
    Blum, Le Populaire, 28 janvier 1930.
  • [4]
    Parmi les publications les plus utiles, citons : Richard Gombin, Les Socialistes et la guerre. La SFIO et la politique étrangère française entre les deux guerres mondiales, Mouton, 1970 ; Michel Bilis, Socialistes et pacifistes. L’intenable dilemme des socialistes français (1933-1939), Syros, 1979 ; Lilly Marcou, op. cit. ; Stéphane Courtois, « La gauche française et l’image de l’URSS », Matériaux pour l’histoire de notre temps, no 9, janv.-mars 1987, p. 15-17 ; Charles Jacquier, « La gauche française, Boris Souvarine et les procès de Moscou », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, 45-2, avril-juin 1998, p. 451-465 ; Sophie Cœuré, La Grande Lueur à l’Est. Les Français et l’Union soviétique, 1917-1939, Seuil, 1999. Le sujet n’étant pas dissociable de l’anticommunisme, on verra aussi : Serge Berstein, Jean-Jacques Becker, Histoire de l’anticommunisme en France, t. 1, 1917-1940, Paris, O. Orban, 1987.
  • [5]
    Parti socialiste SFIO, XXXIe congrès national, Toulouse, mai 1934, Compte rendu sténographique, Paris, Librairie populaire, 1934, p. 76. Il est également mis en cause peu après par l’économiste spécialiste des questions soviétiques Lucien Laurat dans : « Ce que Le Populaire n’a pas dit », Le Combat marxiste, no 10-11, juillet-août 1934.
  • [6]
    Pour des informations plus complètes sur Fuzier, nous nous permettons de renvoyer à nos propres contributions : « Robert Fuzier », in Claude Pennetier (dir.), Dictionnaire biographique, mouvement ouvrier, mouvement social, période 1940-1968, Les Éditions de l’Atelier, t. 5, p. 331-333 ; et « Une grande figure du dessin de presse socialiste, Robert Fuzier (1898-1982) », Recherche socialiste, revue de l’Office universitaire de recherche socialiste, no 48-49, juillet-décembre 2009, p. 120-131. Pour le situer par rapport aux autres dessinateurs des années 1930, voir aussi Christian Delporte, « Dessinateurs de presse et dessin politique en France des années 1920 à la Libération », thèse de doctorat d’histoire, Institut d’études politiques de Paris, 1991.
  • [7]
    En particulier dans le quotidien Le Soir, et les hebdomadaires Le Carnet de la semaine et Cyrano, en 1930-1931.
  • [8]
    Vive la guerre ! 35 compositions inédites, Éditions Pythagore, 1932.
  • [9]
    En abscisse, les mois ; en ordonnée, les années. Par mesure de simplicité, nous comptons pour une unité chacune des vignettes de la « Semaine humoristique » qui évoque l’URSS, au même titre que chaque dessin isolé.
  • [10]
    La figure 2, où il apparaît longiligne, fait exception.
  • [11]
    Le Populaire, 7 (Litvinov) et 31 (Molotov) décembre 1933.
  • [12]
    Notamment par l’affiche d’H. Petit (1934), « Contre les valets de Staline, votez national », qui place cette fois le couteau entre les dents de Staline en personne.
  • [13]
    Blum, Le Populaire, 8 mars 1938. Voir aussi Bracke, directeur par intérim en 1936-1938, in Le Populaire, 25 avril et 9 mai 1937.
  • [14]
    Dans un article de L’Humanité du 28 septembre 1933, intitulé « Les attaques réformistes contre l’Union soviétique », Marcel Cachin écrit, sans aucun respect des faits, que « nulle part l’agression [contre l’URSS] n’est plus malhonnête qu’au Populaire, de Blum, de Rosenfeld, et des “durs” de la SFIO ».
  • [15]
    Rappelons, par exemple, qu’une première tentative nazie d’Anschluss échoue en juillet 1934.
  • [16]
    Le Populaire, 7 septembre 1933.
  • [17]
    Le Populaire, 29 septembre 1932 et 7 septembre 1933.
  • [18]
    Que Blum qualifie de « NEP diplomatique », in Le Populaire, 18 novembre 1933.
  • [19]
    Le Populaire, 31 août, 20 septembre et 12 octobre 1933.
  • [20]
    Sur le dessin de droite et l’URSS, voir Delporte, op. cit., p. 477-478.
  • [21]
    Le Droit de vivre, 10 mars 1936. Le soldat soviétique y lance à un Hitler en tenue de combat : « Vas-tu bientôt nous f… la paix ! »
  • [22]
    De fait, les Izvestia saluent le discours. Le Populaire du 28 janvier, p. 3, se plaît à rapporter qu’elles voient dans le Front populaire « un des facteurs les plus importants de la paix européenne ».
  • [23]
    Le 20 mars, les États-Unis ont refusé de reconnaître le protectorat allemand sur la Bohême-Moravie. Le 15 avril, Roosevelt enverra un message à Hitler et Mussolini pour qu’ils cessent leurs agressions.
  • [24]
    Dans Le Populaire du 23 mai 1939, Blum appelle à opposer à la guerre « la “barrière vivante” des peuples résolus à défendre leur indépendance et leur liberté ».
  • [25]
    Il y a plaidé, le 13 avril 1939, en faveur d’« un rempart vivant et énergique de toutes les nations pacifiques » contre Hitler et Mussolini (Le Midi socialiste, 15 avril 1939, p. 2).
  • [26]
    Flandin s’est attiré de nombreux reproches en envoyant un télégramme de félicitations à Hitler après les accords de Munich.
  • [27]
    Voir S. Berstein, J.-J. Becker, op. cit., p. 345-349.
  • [28]
    Après l’invasion de la Finlande, Blum estime qu’« on ne peut pas écarter comme entièrement absurde l’hypothèse d’un revirement de Staline pendant une phase ultérieure de la guerre », et ajoute qu’en tout cas : « L’Angleterre et la France ne doivent pas acculer Staline, malgré lui… et malgré les neutres scandinaves, à une belligérance ouverte et publique qu’il a jusqu’à présent esquivée » (Le Populaire, 11 décembre 1939).
  • [29]
    15 janvier 1940.
  • [30]
    Ibid., 14 janvier 1940.
  • [31]
    Ce dont témoignent les titres de ses éditoriaux, tels « La paix d’Hitler et de Staline », ou « Staline a voulu cela », Le Populaire, 30 septembre, 30 décembre 1939.
  • [32]
    Le Populaire, 5 et 28 janvier, 12 mars 1940.
  • [33]
    Blum, « L’omni-obéissance », Le Populaire, 22 septembre 1939.
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