L’indispensable recours aux Marocains

2 Les premiers plans élaborés pour participer aux combats d’Extrême-Orient contre les Japonais ne comprennent que deux tabors. On leur préfère des « Sénégalais » du fait de l’agitation en AFN (révolte de Maison Carrée en 1941, émeutes de Fès et de Casablanca en 1944). Aussi en 1945, lorsque le général de Gaulle prend la décision de n’envoyer en Indochine que des effectifs « blancs », le corps expéditionnaire (CEF) se prive de moyens importants. La reconquête de l’Indochine se heurte rapidement à des difficultés imprévues. Si les opérations de la fin 1945 dégagent les axes principaux de Cochinchine, des régions entières restent à reconquérir puis à contrôler car l’APV mène une guérilla intense. Les troupes françaises diminuées par les maladies, la fatigue et les pertes doivent quadriller le terrain, tout surveiller (ponts, routes, cours d’eau, rizières…), patrouiller jour et nuit pour maintenir ou recréer le lien avec les autochtones, tout en menant des opérations contre un ennemi qui, le plus souvent, se dérobe. Il faut donc toujours plus d’hommes. Or l’armée est en pleine crise. La réduction des effectifs a commencé et les contrecoups de la guerre gênent le recrutement. Le nombre des volontaires faiblit régulièrement et pour des raisons politiques, les gouvernements refusent l’envoi d’appelés du contingent. Au printemps 1946 en Indochine, la situation des effectifs devient critique d’autant que l’enrôlement d’autochtones se fait avec lenteur. Dès août 1946, il faut trouver 38 000 hommes. À la fin de l’année, il manque encore 1 620 combattants rien que pour assurer les relèves [3]. Parallèlement, l’extension des territoires contrôlés nécessite de porter le CEF à 75 000 hommes. La métropole est incapable de satisfaire ces besoins aussi examine-t-on la possibilité d’un recours rapide aux Maghrébins. Le ministère de la Défense propose leur envoi pour renforcer les FTEO et remplacer les Européens. Le Haut-Commissaire répond qu’il préfère des métropolitains aux tirailleurs [4]. Commence alors la valse des hésitations. En octobre, le commandant supérieur des FTEO envisage la réception de bataillons nord-africains puis en fait la demande le 13 décembre [5]. En dépit des réserves du général Juin qui estime que des bataillons nord-africains présentent trop d’inconvénients du fait de la situation politique en AFN, le conseil interministériel sur l’Indochine décide l’expédition de 5 000 Maghrébins en renfort individuel et étudie l’éventualité de bataillons constitués en cas de crise [6]. En décembre, le général Valluy accepte deux tabors ou deux bataillons de tirailleurs tandis que l’État-major préfère des éléments individuels [7]. Le gouvernement choisit trois BTM du fait des facilités de recrutement. Début 1947, le dégagement des garnisons françaises après l’attaque générale de l’APV en décembre 1946, nécessite des renforts urgents car les pertes sont importantes et on rapatrie les hommes débarqués en 1945. En février 1947, le Haut-Commissaire demande trois tabors pour les régions montagneuses du Tonkin et des tirailleurs le plus vite possible car il manque 3 400 fantassins [8]. En mars, débarque la première unité marocaine, le BM/5^e RTM. À la fin de l’année, opèrent quatre BTM et un régiment de spahis et le gouvernement promet quatre autres bataillons [9]. Il admet aussi, après des demandes réitérées des hauts-commissaires et des commandants des TFEO de trois tabors en février 1947, l’envoi de goumiers malgré les réticences des autorités du Maroc et les réserves émises par de nombreux responsables du fait de leurs exactions en Italie et en Allemagne. Deux tabors (ce qui équivaut à un bataillon) sont en Indochine en décembre 1948. Les Marocains deviennent alors un élément indispensable aux FTEO et leur nombre ne cesse de croître. Dans chaque unité, les effectifs réalisés sont quasiment toujours supérieurs aux effectifs théoriques. En mai 1952, les 11^e et 17^e tabors ont respectivement 119 et 143 goumiers en surnombre [10]. Ils permettent les relèves ce qui limite la durée des séjours des Européens sur le TOE, assurent les maintenances et renforcent toutes les armes, même l’armée de l’air. Ils compensent la faiblesse du recrutement français. Dans de nombreuses formations, ils servent par substitution. Ce recours est donc un palliatif aux déficits chroniques des TFEO. Pour satisfaire le plan de 108 000 hommes fixé pour 1949 sont envoyés 9 BTM et deux groupements de spahis [11]. De même en 1953 pour honorer les promesses de renforcement des TFEO faites au général Navarre, le 5^e RTM à quatre bataillons est désigné en bloc. Pour la garde des bases aériennes, puisque les FTEO sont à court de moyens, dès 1951 se mettent en place des CGA dont les effectifs oscillent entre 711 et 1 267 hommes de 1951 à 1954 [12]. 75 000 Marocains foulent le sol indochinois entre avril 1947 et avril 1956.

La mise en œuvre

3 L’envoi de ces soldats en Indochine ne rencontre aucune vraie difficulté hormis en 1947-1948 (quatre bataillons initialement destinés à l’Extrême-Orient partent pour mater la rébellion malgache) et en 1953-1954. La déposition du Sultan et la propagande de l’Istiqlal ralentissent les volontariats mais sans que cela ne crée une crise sévère.

4 Le commandement trouve des volontaires en nombre toujours suffisant. On met d’abord sur pied des groupes de renfort qui deviennent bataillons une fois débarqués. Le détachement de renfort n° 2 (874 Marocains) devient ainsi BM/4^e RTM. Puis on constitue des bataillons de marche (BM) avec des éléments d’un régiment puis des détachements de renfort ou de relève constitués à partir de volontaires pris dans plusieurs unités. En 1947, le 6^e GESM est ainsi formé avec des éléments des 3^e, 5^e et 6^e GESM. Le 4^e RTM envoie quatre BM de 1947 à 1954. De septembre 1949 à septembre 1954, 2 500 hommes passent au II/6^e RTM. On puise dans toutes les unités. Les 214^e et 207^e BTM sont constitués à partir de deux bataillons de pionniers stationnés en France [13].

5 Les volontaires ne manquent pas. Après 1945, il ne reste plus que sept régiments et deux bataillons de tirailleurs et trois tabors. 17 000 ex-goumiers sont disponibles et les autorités estiment le potentiel du Maroc à 72 000 hommes. Et afin d’avoir plus de volontaires, on assouplit les règlements pour que les « vétérans » puissent partir en Indochine [14].

6 On recrute les hommes sur leur lieu d’habitation ou ils se présentent à un bureau de recrutement ou aux régiments. À partir de 1948, des com­missions sillonnent le Maroc. Formées de quelques officiers, d’un médecin, parfois de tirailleurs en service et de notables, elles acceptent moins de 50 % des candidats. Leur venue dans les villages, souvent accompagnée d’une nouba, donne l’occasion d’un bon repas. La propagande évoque les soldes régulières, un voyage dans un pays verdoyant à l’image du paradis musulman et la chance de faire carrière dans l’armée française comme en 1914 ou en 1943. Elle met en avant le baroud et la renommée guerrière récompensée par des médailles. Les recruteurs insistent sur le retour au pays auréolé de gloire, la possibilité de faire de riches cadeaux aux proches et sur les facilités à trouver un travail une fois le temps de service accompli. La misère, la curiosité, l’envie d’échapper aux lourdeurs sociales, la recherche d’une réputation militaire et pour les exilés ruraux déçus par la ville, la volonté de fuir leurs désillusions procurent l’essentiel des hommes. On est obligé de limiter les engagements faute de crédits [15].

7 90 % des Marocains sont des ruraux mais le pourcentage des citadins croît tout au long du conflit du fait de l’urbanisation du Maroc et d’une propagande plus visible et plus active en ville qu’à la campagne. Ce sont des hommes jeunes, le plus souvent célibataires, frustres, résistants, peu exigeants, peu instruits (90 % ne savent pas lire ou déchiffrent avec peine un texte simple). En revanche beaucoup savent compter et les citadins pratiquent un meilleur français que les ruraux [16]. Ce faible niveau intellectuel rend quasi impossible leur promotion et leur instruction pour les armes spécialisées [17].

8 La formation militaire est fondée sur des exercices répétitifs (tirs et marches) mais rien sur le TOE à qui on les destine. Si l’entraînement au tir et aux armements est à peu près correct, les Marocains ne reçoivent guère de préparation sur les mines, les progressions en milieu aquatique ou les techniques d’approche des villages.

9 Embarqués à Marseille et à Oran, ces soldats connaissent des traversées misérables. Entassés dans les cales de transports de troupes sans aucun confort, ils attendent avec impatience l’Asie. Le temps passe lentement ponctué par les prières, les exercices d’alerte, les discussions à n’en plus finir, les corvées et l’approfondissement des relations avec les cadres. À partir de 1950, on organise sur les bateaux des représentations de musiques arabo-musulmanes et des séances de cinéma dont les goumiers sont particulièrement friands. Quelques BTM et les tabors voyagent avec leur BMC. Les cadres profitent « des traversées » pour faire des causeries sur les dangers vénériens et sur ceux de l’eau, beaucoup plus rarement sur l’ennemi. Des unités reçoivent un complément d’entraînement aux tirs et des cours sur les mitrailleuses et les mortiers [18].

La guerre des Marocains

10 65,5 % des Marocains sont des fantassins (57 % des tirailleurs et 8,5 % des goumiers), 11,5 % des spahis, 5,5 % des artilleurs. 6,5 % servent dans le Matériel, l’Intendance, le Service de santé et les CGA. 5 % opèrent dans le Train en particulier dans les 555^e et 805^e compagnies muletières. Enfin 6 % constituent des compagnies du Génie. À partir de 1947 au 73^e BCG, les Marocains remplacent les Cambodgiens et les 148 sapeurs français manquant. Puis en décembre 1947, débarque le 75^e génie (216 Marocains) et enfin en mars 1949, le 31^e BMG constitué par 71 % de sapeurs issus du 31^e génie de Port-Lyautey [19]. Aucun Marocain ne sert parmi les troupes aéroportées.

11 Le séjour d’un Marocain est fixé à deux ans mais dans la réalité, il dure plus longtemps. Les moyens maritimes manquent pour les rapatriements et les relèves n’arrivent pas toujours aux dates prévues. Sur le terrain, les difficultés de transport ou les attaques de l’APV empêchent parfois la circulation des convois. On parle alors de retards fortuits. Ils s’élèvent à trois-quatre mois en 1948 puis ils sont réduits à un mois ultérieurement [20]. En 1953, le général Navarre décide de porter le temps de séjour des Nord-Africains à 26 mois. Moins de 5 % restent volontairement en Indochine au-delà des 24 mois. D’ailleurs ils n’ont pas droit à la prime de prolongation et le commandement n’est pas favorable à leur maintien en Indochine. L’abondance des volontaires facilite grandement cette stricte observance des durées de séjour, contrairement à ce qui se passe pour les Européens. 19 % reviennent en second séjour mais après avoir servi en Europe ou au Maroc au moins 18 mois [21].

12 Jusqu’en 1950, les bataillons rentrent constitués, remplacés par des bataillons de relève. Ainsi le 2^e BM/2^e RTM prend la suite du BM/ 2^e RTM en juin 1949. Après, sauf pour les tabors, les BTM restent en place complétés par des détachements de relève ou de maintenance [22].

13 Les uns participent à la défense de surface en unité de secteur, d’autres aux forces d’intervention non attachées à un territoire. Les hommes affectés à des missions statiques sont éparpillés et mènent une vie austère avec peu de possibilités de grandes batailles. En 1950, le II/1^er RTM a en charge 20 postes dans le secteur de Mocay en Cochinchine [23]. Gardes, patrouilles succèdent aux contrôles des populations et aux ouvertures de route. Les cavaliers procèdent aux escortes de convois et à la sécurité des axes. La réputation des Marocains est telle qu’on les inclut rapidement dans les unités d’intervention. Les unes opèrent dans un secteur défini pour dégager un convoi attaqué ou une zone menacée et pour des opérations locales ; les autres sont intégrées aux groupes mobiles (GM) de réserve générale. Le commandement considère qu’un GM doit comporter un bataillon nord-africain pour l’exploitation et les contre-attaques [24]. Ainsi les tirailleurs entrent-ils dans la composition des GM à tour de rôle. Le BM/1^er RTM compose d’abord le GM 2, puis passe au GM 7, ensuite au GM 1 et enfin au GM 4 [25]. Engagés contre le corps de bataille de l’APV, ils participent à la guerre de mouvement et aux grands combats du Tonkin comme Nasan ou Dien Bien Phu. C’est une vie nomade sans contacts avec les populations, faite d’à coups et de courtes phases de repos [26]. Le 5^e RSM sert trois mois comme unité d’infanterie avant de recevoir ses blindés. Le 2^e et le 6^e organisent deux commandos tandis que des spahis du 2^e RSM arment des vedettes fluviales en Cochinchine.

14 Aucune unité marocaine n’est « jaunie ». Elles sont renforcées par des compagnies de supplétifs pour l’éclairage et les fouilles de village. Les contacts entre les deux communautés militaires sont parfois rugueux. Les tirailleurs n’apprécient pas les autochtones et ceux-ci en veulent aux Marocains à cause de leur comportement envers leurs femmes.

15 En tenant compte des changements d’appellation et des retours (le 10^e tabor fait deux séjours), 24 BTM, 9 tabors et 3 RSM font campagne en Indochine.

Les contacts avec le pays et les hommes

16 Les Marocains débarquent heureux car les conditions de voyage les ont agacés. Aussi sont-ils impatients de découvrir un nouveau pays d’autant que leurs camarades qui ont déjà effectué un séjour, leur parlent des combats, des ruses vietminh, des possibilités de médailles mais surtout des filles faciles, jolies et pas chères [27].

17 Le contact avec l’Indochine les déconcerte. Certains tirailleurs sont défavorablement impressionnés par les paysages et le climat tonkinois [28]. Ils ne se font pas aux zones aquatiques ni aux rizières dans lesquelles ils se révèlent maladroits et lourds. La jungle les désoriente par ses cris d’animaux inconnus et la vue limitée par la végétation. Ils s’adaptent mal aux régions montagneuses couvertes de forêt car ils s’y sentent seuls, perdus dans une nature qu’ils ignorent et ils redoutent que les évacuations aériennes y soient impossibles [29]. À l’arrivée, ils apprécient les pluies mais rapidement, ils en mesurent tous les inconvénients. En Haute-Région, ils se couvrent pour échapper aux averses froides. Avec la moiteur ambiante et les efforts, les vêtements mouillés et salis favorisent l’éclosion de dermatoses. En saison sèche, ils boivent n’importe où contractant ainsi des parasitoses. En saison humide, les Marocains souffrent autant que les Européens des affections tropicales, un peu plus des maladies de la peau et beaucoup plus des pathologies infectieuses et vénériennes. Leur santé s’améliore en saison sèche car ils sont en opération [30].

18 Souvent xénophobes, ils manifestent fréquemment un grand mépris envers les Vietnamiens [31]. Le commandant du 10^e tabor écrit en 1948 :

19

Le goumier ne comprend pas les nuances et son mépris traditionnel pour le chinois (ce terme est une insulte au Maghreb) le rend peu apte à saisir les subtilités de notre politique [32].

20 Ils sont surpris par leurs habitudes alimentaires comme manger du chien ou du rat et beaucoup estiment qu’ils ont des allures et des habitudes sournoises [33]. Ils en conçoivent un certain dégoût si bien qu’au cours des fouilles de villages ils se montrent rudes et en zone VM, ils ont tendance à prendre tous les habitants pour des « Viets ». Il en résulte parfois une incompréhension de la part des habitants et un échec de la pacification dans leur secteur [34]. En revanche, ils apprécient vite les femmes autochtones. Si dans un premier temps, elles sont effrayées par ces étrangers parfois barbus, elles s’en rapprochent néanmoins. Les Marocains aux soldes faibles peuvent alors fréquenter des prostituées clandestines beaucoup moins onéreuses que les autres ce qui entraîne de nombreuses maladies vénériennes. En poste, les sous-officiers ont fréquemment une concubine, une congaï.

21 Dans l’ensemble, l’Indochine ne déplaît pas aux Marocains [35].

Un moral solide

22 Les Marocains partent contents en Indochine. D’ailleurs beaucoup ont tout fait pour « aller au baroud » ou « faire partie du renfort ». Le débarquement leur redonne un allant vif.

23 Leur moral, c’est-à-dire leur volonté de se battre, ne connaît pas de baisses significatives durant tout le conflit. En revanche, en quelques circonstances très précises, leur moral s’émousse et parfois s’effondre. Tout au long de 1949-1950, les embuscades à répétition sur la RC 4 découragent les combattants et certains se sentent inférieurs aux bodoï. En 1951, certains tirailleurs sont impressionnés par les grandes attaques de l’APV mais les succès du général de Lattre puis l’arrivée de renforts les galvanisent [36]. Les combats de Dien Bien Phu ne les touchent guère. Les événements, de surcroît mal connus, agissent peu sur ces hommes sauf ceux auxquels ils sont directement confrontés. Parfois, la fatigue et les pertes provoquent une baisse de la détermination tel au 10^e tabor revenu exténué des opérations Pomone I et II (45 jours dans la région de Tuyen Quang). Des marches en jungle montagneuse, les maladies tropicales, les dermatoses, la mauvaise nourriture et les combats l’ont épuisé et ont porté un coup à son moral [37]. De même en 1950, le II/6^e RTM n’est plus en état de se battre [38]. Les nettoyages qui tombent dans le vide les désarçonnent, un assaut violent parfois les effraie. Sur la RC4, des sections du BM/8^e RTM perdent pied et sont gagnées par la panique [39]. Au Laos en janvier 1954, le II/4^e RTM qui a subi de lourdes pertes en tentant de s’opposer à la poussée de l’APV, incendie son matériel avant de fuir dans la jungle ; le commandement envisage sa dissolution et sa transformation en unité de sapeurs [40]. On note aussi des écroulements lors des combats des collines à Dien Bien Phu. Cependant, tous les rapports spécifient que peu de choses suffisent à tonifier les hommes : un succès, l’arrivée de renforts, la perception de nouveaux matériels, la venue du BMC, les permissions, l’envoi en repos ou un article de presse élogieux [41]. La participation à un GM « regonfle » les tirailleurs qui à la longue s’ennuient dans les tâches statiques. Tous en espèrent de vrais combats, des citations et des médailles. En 1953, le moral connaît une légère baisse car les séjours sont portés à 26 mois au lieu de 24 et une part de la solde est bloquée sur un compte de pécule pour faire face à dévaluation de la piastre [42]. Il en découle moins de détermination chez les rapatriables et une irritation contre les Français. La propagande vietminh n’a qu’une influence dérisoire. Illettrés, les tirailleurs remettent les tracts à leurs cadres. Les plus évolués les lisent mais ils en rient à cause de leur mauvais arabe. Les appels par haut-parleurs n’ont guère plus d’effets. Des quolibets, des tirs leur répondent. Mais le manque de citations décourage les combattants si bien que les unités insistent pour que leurs hommes soient récompensés à hauteur de leurs actions et le plus souvent possible.

24 Globalement, le moral des officiers reste toujours à un niveau élevé car ils veulent montrer leurs capacités au commandement. Celui des sous-officiers ne baisse guère ; rengagés souvent expérimentés, ils considèrent l’armée comme une seconde famille. Enfin la troupe souffre peu de crises morales, tout au plus note-t-on parfois une érosion du tonus.

25 En revanche, la médiocrité du recrutement et les délais de rapatriement atteignent parfois leur état d’esprit. Les « vieux soldats » ne comprennent pas pourquoi on ne les récompense pas plus par un avancement et déplorent que de jeunes gradés prennent leur place en Indochine [43]. La fréquence des sabotages les ulcère [44]. Ils sont aussi touchés lorsque leurs uniformes laissent trop à désirer ou lorsqu’ils ne reçoivent pas ce qui les distingue des autres formations (les chèches, les djellabas pour les goumiers ou les calots pour les spahis) [45]. Ils se plaignent très fréquemment de la qualité des cigarettes [46]. Beaucoup déplorent l’insuffisance, la médiocrité et la monotonie de la nourriture [47]. Il en résulte de mauvaises façons de servir et des sanctions [48].

26 Le commandement fait très attention aux Nord-Africains comme le montre la création du bureau des Affaires militaires musulmanes (AMM) en 1947 chargé de renseigner et de conseiller l’État-major sur toutes les questions les concernant. On essaie de respecter le temps de séjour réglementaire pour faciliter les rengagements et éviter les mécontentements d’autant que les Marocains ne jouissent pas des mêmes avantages financiers que les Européens [49]. Progressivement, se met en place une remise automatique de décorations de façon à ce qu’aucun soldat ne rentre au pays sans au moins une citation. La plupart des hommes se montrent satisfaits de ce système mais certaines unités, le déplorent. Au 6^e RTM en 1953, les tirailleurs estiment que les contingents exceptionnels de médailles dévalorisent la croix de guerre [50]. L’envoi en centre de repos (Doson, Cap-Saint-Jacques) est du meilleur effet et tous le réclament. Les AMM procurent des disques de musiques arabes, organisent des séances cinématographiques, veillent à ce que les assistantes sociales n’oublient aucune formation et que les corps sans BMC soient visités par les « filles » régulièrement. On prend un soin particulier à la nourriture : livraison de thé, de moutons pour les fêtes ou de pois chiches. Les unités font savoir leur mécontentement lorsqu’elles constatent des carences dans ces domaines [51]. Périodiquement le commandement envoie des notes pour rappeler aux cadres les mesures à prendre. Celle de janvier 1953 précise qu’il faut être vigilant sur les problèmes administratifs et matériels, appeler les hommes par leur nom, regrouper les natifs d’une même tribu et parler avec les combattants [52]. À partir de 1952, on permet à de bons soldats de gagner La Mecque lors des retours. L’annonce d’un départ pour les lieux saints renforce la motivation des hommes qui pensent alors que leurs efforts sont dignement récompensés [53].

27 À l’échelon des bataillons, tout est fait pour renforcer et consolider le moral : respect des grandes fêtes (Aïd et Mouloud), création de cafés maures, adaptation de la nourriture aux habitudes musulmanes, paternalisme et surtout organisation d’un BMC. En secteur, on ne laisse pas les compagnies inactives : on multiplie les sorties, on les emploie comme groupes d’intervention et dans les temps morts, on reprend les entraînements [54].

L’épineux problème de la désertion

28 La désertion est difficile à appréhender du fait d’archives interdites et les témoignages semblent parfois des reconstructions convenues. Néanmoins elle ne connaît pas l’importance qu’on lui a donnée même si on ne dispose pas d’un recensement exact. Une fiche indique 338 déserteurs chez les Nord-Africains de 1948 à 1954, une autre 400. En 1958, une note parle de 192 Marocains mais une autre de seulement 92 [55]. On peut estimer leur nombre entre 200 et 250 avec les fautifs de 1955. Les Marocains, mais surtout les goumiers attachés à leurs chefs, trouvent dans l’armée et les combats de quoi satisfaire leurs désirs : argent, gloire, aventure… ce qui limite leur envie de quitter leur unité. Les simples soldats procurent 95 % des coupables.

29 La peur de sanctions suite à des fautes (non-respect des ordres, vols, violations de consignes, absences, violences…) cause la plupart des désertions [56]. Beaucoup sont des réactions brutales, sous l’emprise de l’alcool, chez des soldats mal notés ou habitués aux punitions. En mai 1950, un tirailleur rentré ivre à son cantonnement se dispute avec son chef de groupe. Arrêté, il se précipite sur la sentinelle et fuit en zone vietminh où il est fait prisonnier [57]. Les désertions se produisent plus souvent dans des formations où les cadres ont une faible expérience des Marocains [58]. On relève aussi des rejets de la guerre, de l’autorité et de la discipline parmi de jeunes soldats depuis peu sous les drapeaux. Une minorité est la conséquence de relations amoureuses. La plupart du temps, les désertions se déroulent lors des périodes de répit, exceptionnellement au cours des opérations. La majorité des déserteurs regagnent leur unité ou sont repris. Quelques-uns sont assassinés ou faits prisonniers. Bien peu rejoignent le VM. Le Dich Van, le service de la guerre psychologique du VM, déploie pourtant une grande activité. Des appels par haut-parleurs harcèlent les postes. Des tracts tentent de faire peur aux tirailleurs. « Les Français vous emmènent à la mort » dit l’un d’eux. D’autres expliquent comment abandonner les FTEO. L’un d’eux adressé aux « Frères marocains » indique les consignes pour passer dans les lignes VM : « fusil en bandoulière crosse en l’air, chiffon blanc au bout du canon, bras croisés sur la poitrine, haut les mains au cri halte-là prononcé en français par nos soldats [59] ». Cela joue peu mais on note des désertions directement liées à cette propagande comme au 2^e RSM en 1952 où trois spahis abandonnent leur escadron ensemble [60]. Le Dich Van utilise habituellement de jolies femmes ou des prostituées pour provoquer des ralliements [61]. La propagande évoque la fraternité des peuples colonisés, l’injustice de la guerre contre un peuple qui se bat pour son indépendance, les massacres coloniaux, Abd el Krim et la lutte nationale entamée au Maroc [62]. Des tracts font des promesses alléchantes : accession à de hauts grades dans l’APV, récompense si le rallié apporte armes et matériels, mariages, permissions agréables et parfois rapatriement [63]. En réalité peu d’hommes partent avec l’idée de rejoindre le VM mais ce type de désertion devient plus fréquent au moment de la déposition du Sultan en 1953. Des individus par opportunisme préfèrent se déclarer ralliés plutôt que de croupir dans un camp de prisonniers. Quelques-uns collaborent avec l’APV. En 1949, un Marocain fait partie d’un commando dont la mission est d’attaquer les petits postes pour s’emparer de leurs armes [64]. D’autres travaillent pour le Dich Van (préparation des tracts, appels par mégaphone). Au col de Mugia en 1953, des ralliés essayent d’influencer le 4^e RTM déjà très fragilisé [65]. La plupart se retrouvent dans des camps aux conditions très comparables à celles des camps de prisonniers ordinaires. À la fin de la guerre presque tous demandent à rejoindre les TFEO. Un petit nombre reste au Vietnam et rentre progressivement au Maroc. Certains ne le retrouvent qu’en 1970 [66].

Nationalisme et guerre

30 En dépit des graves incidents de 1944, les Marocains ne manifestent aucun intérêt pour leur pays jusqu’en 1950. La plupart, rengagés avec une longue expérience militaire apprécient l’armée. Pourtant dès 1948, l’Istiqlal prend des photographies des défilés de façon à entrer en contact avec les militaires si bien qu’on relève des propos anti français contre des gradés et des propagations de fausses nouvelles pour saper le recrutement. Les résultats sont maigres mais on sent une lente influence monter comme en témoignent quelques désertions [67]. Pourtant la majorité semble indifférente à toute propagande, d’où qu’elle vienne. En 1949, à Port Saïd, éclatent des incidents entre propagandistes et tirailleurs en route pour l’Indochine [68]. La querelle entre le Sultan et le pacha de Marrakech, El Glaoui, n’intéresse que les soldats les plus « évolués », les autres l’ignorent totalement [69]. Les natifs de Marrakech se disent favorables au pacha, les autres y sont hostiles [70]. Loin du Maroc, pris par la guerre, peu intéressés par la politique qui les dépasse, écoutant peu la radio, les combattants n’attendent que des nouvelles de leur famille et de leur douar [71]. Néanmoins, l’idée nationale et une prise de conscience d’appartenance à une nation progressent. En juillet 1951, un tract de l’Istiqlal écrit : « Pour envoyer beaucoup plus de monde à la boucherie se faire tuer au service des colonialistes, l’administration offre aux recrues une prime de 1 000 F par kg [72]. » En 1952, les rapports évoquent un cheminement des idées nationales parmi les débarqués du fait de campagnes déclenchées pour décourager les engagements mais elles n’entament pas le loyalisme des soldats. Ils rejettent les extrémistes et n’adhèrent pas à des idées qui risquent de porter atteinte aux avantages financiers de tout militaire de l’armée française. En 1952, par exemple, les tirailleurs du II/4^e RTM gênés par les morts de Meknès s’en montrent nerveux sans plus [73]. Progressivement, tous portent un intérêt nouveau pour leur pays d’autant que les AMM ont fait des efforts pour doter les unités de postes de radio. Cependant même si les combattants parlent entre eux et interrogent les nouveaux arrivants, le nationalisme les influence peu. Les ruraux se méfient des citadins porteurs d’informations tendancieuses. Les Marocains restent disciplinés [74]. Les événements de la fin 1952 ont peu d’échos [75]. Mais le nationalisme relayé par la propagande vietminh et des radios antifrançaises comme celle de Djakarta, n’est plus ignoré. Si tirailleurs et spahis attendent des nouvelles du bled, la plupart des lettres évoquent peu les incidents.

31 La déposition du Sultan connue ne suscite pas de mouvements profonds ni de longs commentaires [76]. Un rapport écrit :

32

Les événements qui se déroulent actuellement au Maroc sont connus de nos tirailleurs. Ils n’en n’ont cependant les échos que par les émissions radiophoniques, les extraits de presse, peut-être par quelques vagues allusions glissées dans les lettres ou par les nouvelles fraîches rapportées par les éléments de renfort [77].

33 Les répercussions sont faibles : remous passagers au I/1^er RTM et mécontentements chez des officiers proches de Sidi Mohamed. En re­- vanche l’hostilité au Glaoui monte peu à peu au 3^e, 4^e et 6^e RTM [78]. On relève cependant des désertions à l’ennemi plus nombreuses parmi de bons soldats en fin de séjour, une attente des journaux marocains, de la nervosité chez les hommes de la région de Marrakech et quelques crises sévères comme au IV/2^e RTM. Dans ce bataillon très éprouvé des tirailleurs ne cachent pas leur sympathie pour l’Istiqlal et pour Sidi Mohamed. Deux sergents ayant eu des contacts avec les nationalistes tuent au pistolet-mitrailleur six officiers [79]. Tant que les hommes sont au combat, ils servent sans trop se soucier des affaires extérieures à l’Indochine [80]. Mais après le cessez-le-feu, ils ont le temps d’écouter les radios et de discuter. Les idées qui ne transperçaient pas, se font jour et les AMM renouvellent leurs demandes de surveillance [81]. La répression les inquiète, ils ont peur pour les leurs et deviennent tendus [82]. Des séances de cinéma sont l’occasion de manifester. Durant les actualités, il y a des remous et des cris lorsque le nouveau sultan Ben Arafa apparaît sur l’écran [83]. Les mêmes tensions se produisent au cours des retours sur les transports de troupes et des incidents se produisent avec des cadres français connaissant mal les tirailleurs et ignorant l’arabe [84].

Un changement de mentalité

34 Jusqu’en 1950, les Marocains des FTEO comprennent surtout des soldats chevronnés, ayant déjà fait campagne, habitués à l’armée et fiers d’y appartenir. Ils avaient fait partie d’une troupe victorieuse et avaient acquis sur les théâtres européens une expérience solide. Volontaires, rengagés, ils servent en soldats disciplinés souvent indifférents aux décisions du commandement, confiants dans leurs chefs même s’ils ne comprennent pas bien les retards au rapatriement. Par exemple un spahi du 2^e RSM montre immédiatement à son chef de groupe une lettre qui lui explique qu’il ne se bat pas pour la France mais pour les capitalistes et contre de vrais patriotes [85]. Un rapport de 1948 les qualifie de soldats, excellents, courageux, agressifs et disciplinés [86]. Tous ont de l’argent dont ils envoient une bonne part à leur famille.

35 Mais petit à petit, leur mentalité évolue. Arrivent sur le TOE des hommes nouvellement enrôlés et donc peu expérimentés. Au I/1^er RTM en mai 1951, 40 % des tirailleurs ont plus de deux années (20 % plus de cinq ans). En revanche en 1953, 80 % des renforts du III/1^er RTM arrivent avec 8 mois de service sans instruction pour les armes collectives [87]. Il en découle de nombreuses « mauvaises façons de servir ». Généralement plus jeunes, d’origine plus urbaine, un peu plus instruits que leurs anciens, les débarqués ont en outre une plus grande habitude des Français et de leurs défauts. Progressivement leur encadrement change. De 1947 à 1949, des cadres en nombre suffisant, les connaissant bien et parlant souvent l’arabe assurent une présence française Les tirailleurs et les spahis à partir de 1949-1950, se sentent de moins en moins bien épaulés et commandés. Les hommes de troupes et les petits gradés européens, mauvais esprits, souvent, ivrognes, combinards, parfois filous, montrent un mauvais exemple aux Marocains qui ont tendance à les imiter [88]. Un rapport résume sévèrement la situation : « Les bataillons de tirailleurs sont remplis de raclures de l’armée, par les ivrognes, les incapables parmi lesquels on ne peut recruter aucun cadre [89]. » Les sous-officiers et les officiers n’ont plus l’expérience de leurs aînés. Beaucoup n’ont jamais servi dans les tirailleurs et beaucoup de sous-officiers français sont trop âgés pour leurs fonctions. L’encadrement se révèle presque toujours déficitaire. En avril 1950, 26 caporaux et tirailleurs français manquent au II/1^er RTM et en mai 1952 au I/4^e RTM, trois officiers et sept sous-officiers font défaut. En outre, le nombre de cadres marocains est exceptionnellement atteint. Aux mêmes dates, au IV/2^e RTM, il n’y aucun officier marocain alors que les tableaux en prévoient deux, et six adjudants sont absents. Au II/1^er RTM, il n’y a plus que deux capitaines au lieu des six prévus et deux compagnies n’ont plus que deux officiers [90]. Les hommes en deuxième séjour, ne fournissent pas pour autant de bons soldats bien au contraire. Beaucoup se donnent des airs « d’évolués » et montrent de nombreux signes de fatigue. Certains sont versés dans l’intendance et le génie ce qui les aigrit. Il en est de même pour les sous-officiers à rengagement spéciaux souvent trop âgés [91]. Le type de guerre qui use les hommes et les revers français finissent par irriter certains tirailleurs d’autant que la propagande vietminh systématique les agace. De jeunes soldats ont été au contact des nationalistes et du parti communiste en France et sans doute au Maroc avant leur départ.

36 Tout cela entraîne des changements de comportement qui parfois deviennent inquiétants après 1952. Au 2^e RSM en 1953, les éléments de renfort se montrent revendicatifs à la limite du refus d’obéissance et de l’insubordination. Tous ont tendance à exiger l’égalité totale avec leurs camarades français pour l’avancement, les soldes, les citations et même la consommation d’alcool. Quelques-uns réclament des rations identiques même si elles contiennent du porc [92]. On note des changements significatifs parmi les hommes : abandon des coutumes religieuses comme le non-respect du ramadan en opération, alcoolisme et suicide malgré les interdits de l’Islam, violation croissante des consignes et parfois désertions à l’ennemi [93]. Le commandant du 7^e RTM évoque une intempérance générale parmi ses tirailleurs en 2^e séjour [94]. Certains contestent l’autorité de cadres marocains fraîchement nommés et arrivés depuis peu et les « vieux sous-officiers » s’opposent aux ordres des petits gradés européens à qui ils reprochent le manque d’habitude au commandement des Nord-Africains. Les réclamations se multiplient : relèvement du plafond des livrets de caisse d’épargne, plus de sanctions pour les mauvais soldats, venue des BMC, jours de repos, lutte en AFN contre ceux qui demandent des bakchichs pour que les familles reçoivent leur courrier et leurs mandats [95]. Beaucoup ne supportent plus que les officiers ne parlent qu’aux Français en dehors du service ou que les journaux métropolitains ne parlent pas de leur travail en Indochine [96]. Les officiers marocains, volontaires pour le TOE après leur sortie des écoles de Meknès ou leurs stages à Auvour (infanterie) ou à Saumur (cavalerie), voient d’un mauvais œil les discriminations entre leur situation et celle des Français à grade égal. Beaucoup se sentent lésés et certains sont aigris. Ils souhaitent la parité avec leurs camarades français et certains la veulent totale, quitte à subir des prolongations de séjour. Un rapport des AMM conclut qu’il n’est plus possible de favoriser les Français à grade équivalent sauf à risquer de vifs mécontentements. Un autre précise les dangers de telles pratiques :

37

Leur amour-propre en souffrirait et leur sentiment à l’égard de la France risquerait d’évoluer dans un sens défavorable, ce qui ne serait pas sans danger étant donné l’influence que ces officiers ont dans leur milieu [97].

38 Après les cessez-le-feu, les dispositions mentales des Marocains évoluent encore. Les restructurations des bataillons, les replis, l’installation au sud Vietnam et les temps morts plus nombreux perturbent les hommes qui sont en plus inquiets pour leur rapatriement. Les nouvelles du Maroc déstabilisent certains d’autant qu’ils sont soumis à des versions tendancieuses des événements de la part du VM et des nationalistes [98]. Tous les commandants d’unité réclament une information officielle pour contrecarrer ces menées mensongères [99]. Les fautes de services, les désobéissances, les absences illégales, l’éthylisme, parfois des chahuts antifrançais croissent et les sanctions aussi. Des chefs de bataillon notent un esprit fuyant et des discussions qui s’arrêtent dès qu’un cadre européen passe. Une fiche parle même de nervosité et de propos antifrançais voire provocateurs [100]. Pour tous les témoins, le Marocain de 1952-1954 n’est plus le soldat des années quarante.

39 Les lieux de recrutement expliquent bien souvent le comportement et la mentalité des hommes. Dans les formations où le nombre de citadins a augmenté les changements paraissent les plus patents. En revanche, dans les bataillons à très forte dominante rurale les combattants ne changent guère. Au 1^er RTM formé à 60 % de Berbères de la région de Meknès, les tirailleurs plutôt rustres continuent de respecter l’autorité et, d’une façon plus générale, la France et ce qu’elle représente [101].

40 Cependant, ces hommes dans leur ensemble donnent encore satisfaction et manifestent courage et loyauté sans indiscipline. Un chef de bataillon conclut ainsi son rapport trimestriel : « Les tirailleurs restent toujours militaires et bons soldats [102]. » Quant aux goumiers, ils servent en mercenaires simplistes et confiants puisqu’ils se considèrent bien payés. Un rapport de 1952 résume bien l’évolution de l’état d’esprit des combattants :

41

L’usure physique, les raisons de mécontentements, le souci du patrimoine plus ou moins bien protégé, l’abandon des normes d’appui spirituel et temporel engendrent la désaffection, le détachement qui tendent à rendre une troupe beaucoup moins individualiste pour garder l’esprit de corps avec tout ce que cela comporte de discipline, d’oubli de soi-même et de dévouement total à l’ensemble [103].

Des fins de guerre et des retours différents

42 Hormis les polytraumatisés, les aveugles, les paralysés et les grands brûlés rapatriés par avion sanitaire, les Marocains rejoignent leur pays par la voie maritime sur les transports de troupes qu’ils ont connus à l’aller, c’est-à- dire souvent dans de mauvaises conditions. Avant 1951, ils rentrent au pays en unité constituée, du moins dans l’infanterie ; après cette date, ils s’embarquent par détachements de rapatriés. À leur arrivée, des fanfares, des boissons et des cadres les accueillent car il faut montrer que l’armée, donc la France, leur témoigne de la reconnaissance. Ces mesures consolident l’état d’esprit et visent à encourager engagements et volontariats pour un nouveau séjour. Après les cessez-le-feu et les rétractations des dispositifs en Indochine, conformément aux accords de Genève, des BTM comme le II/6^e regagnent directement l’AFN. D’autres sont regroupés dans quatre régiments le 1^er octobre 1954 (3^e, 5^e, 8^e, 9^e RTM). Les formations du Tonkin rembarquent entre janvier et septembre 1955, quelques-unes y sont dissoutes comme le II/3^e RTM et certaines partent s’implanter en Cochinchine. De même, celles du Laos gagnent le Sud Vietnam avant d’être rapatriées (4^e BM/2^e RTM par exemple). À partir d’août 1954, le II/1^er RTM se rassemble dans la région de Haïduong dont il prend le secteur en charge puis en novembre il rejoint Quangtri au sud. Avec des éléments du 3^e et 5^e RTM il devient II/8^e RTM [104]. Les cavaliers partent de janvier à juillet 1955 soit pour le Maroc soit pour l’Algérie (6^e RSM). Le 31^e génie quitte le Tonkin en avril 1955 pour la Cochinchine. Cette fin de guerre est dédiée aux opérations d’évacuation, de destruction des postes et de protection au Nord. Au Sud les troupes participent à la construction d’infrastructures pour les troupes qui se replient du Tonkin mais aussi de points d’appui dans l’hypothèse d’une reprise des hostilités ou d’un revirement vietnamien. Outre ces tâches, le génie est impliqué dans l’aide aux réfugiés du nord (hébergement, aide technique pour les rizières notamment) [105]. Le 8^e RTM reste en Indochine jusqu’en avril 1956. Le 31^e BMG évacue le Vietnam en mars 1956.

43 Selon les époques, l’état d’esprit est différent. Jusqu’en 1950-1951 les soldats reviennent contents de leur séjour (médailles, carnets d’épargne bien remplis, beaux souvenirs) mais soulagés de quitter la guerre. Ils pensent au pays et à leur joie de remettre des cadeaux de valeur aux leurs, d’autres parlent de se rengager, certains de revenir vite. L’ambiance est plutôt bon enfant surtout s’ils rentrent en unité constituée et avec leur BMC. À partir de 1951, les sentiments deviennent plus complexes et diffèrent selon les unités et les hommes. Beaucoup comprennent qu’ils ne rentrent pas victorieux et pensent qu’on n’a pas assez récompensé leurs sacrifices sur le TOE et quelques-uns estiment même avoir été désavantagés pour les récompenses [106]. Les militaires de 1950-1955 haïssent le Vietminh quand ils constatent l’état physique des libérés des camps et évoquent un retour pour se venger. Des rumeurs, les événements du Maroc et les échos qu’ils en reçoivent, déformés par la propagande vietminh et les tentatives des nationalistes, perturbent un bon nombre. Au II/8^e RTM se propage l’idée qu’il ne faut plus acheter français et qu’il existe des filières permettant aux déserteurs d’être rapidement rapatriés et dirigés vers des camps de fellaghas [107]. Beaucoup attendent avec impatience leur débarquement. À partir de 1954 de nombreux soldats qui envisageaient de se rengager se montrent plus réticents. Ils craignent que leur volontariat nuise à leur famille. Cependant, la majorité affirme vouloir rester dans l’armée, prendre un nouvel engagement mais à la condition de ne pas servir en AFN mais en France ou en Allemagne. Ils redoutent de devoir faire du maintien de l’ordre au Maroc [108]. Ceux qui ont connu un temps les camps de prisonniers vietminh bien qu’ils aient subi un constant meulage psychologique, auraient préféré être maintenus dans leur unité, plutôt que d’être immédiatement rapatriés. Les commissaires politiques des camps les ont endoctrinés à part des autres Nord-Africains et ont insisté sur le capitalisme américain, la nécessaire lutte contre l’impérialisme français, la grandeur des peuples des démocraties populaires et le développement des luttes en AFN. Cela n’a guère d’échos visibles ; en revanche, ils restent marqués par la misère de leurs conditions de vie. Certes ils sont contents de ne plus « manger comme des Chinois », d’avoir été choyés par le service social mais ils en gardent des impressions que les chefs n’arrivent pas toujours à décrypter [109]. Certains parlent de Si Marouf, un représentant du parti communiste marocain qui agit dans les camps, d’autres de l’organisation et de la force vietminh [110]. Les prisonniers sont libérés en trois tranches entre le 13 juillet 1954 et le 13 septembre à Vietri et à Samson. Puis une chaîne d’accueil les prend en charge avant qu’ils ne gagnent les centres de repos de Cap-Saint-Jacques et de Nhatrang. Les AMM engagent une contre-propagande, de la libération à l’embarquement, et parfois sur les transports de troupes. Elles précisent qu’il faut faire attention aux injustices, aux maladresses et au mépris [111]. Les officiers qui ont eu des commandements effectifs (compagnies, postes, quartiers), pensent à leurs futures fonctions et redoutent de retomber dans des emplois subalternes. Les AMM demandent donc que le commandement se penche sur cette question du fait de l’influence que ces cadres ont sur les soldats marocains [112].

44 On relève quelques incidents avec des Français lors des embarquements ou parfois des chahuts lors de séances de cinéma sur les transports de troupes si bien que le commandement souhaite que l’on prête attention aux soldats qui ont eu des membres de leur famille arrêtés lors d’opérations de maintien de l’ordre au Maroc [113].

45 Selon une fiche de 1958, de 1947 à 1954, les Marocains perdent en Indochine 4 120 hommes et 611 sont encore considérés comme disparus. Une autre de 1954 mentionne 2 907 militaires disparus et prisonniers alors que l’APV ne signale que 1 279 prisonniers entre ces mains. Il est raisonnable de penser que 40 % des prisonniers marocains décèdent dans les camps de l’APV et qu’environ 6 000 ont été blessés en Indochine (certains plusieurs fois) [114]. Au-delà des chiffres imprécis, comme dans toute guerre, il convient d’affirmer que le sacrifice de ces soldats nord-africains a été à la hauteur de leur engagement. Ils ont acquis en Indochine des titres de guerre élogieux en maintes occasions comme en témoigne l’assaut du 1^er tabor à Cocxa (Tonkin, octobre 1950) pour percer les lignes de l’APV qui encerclent les restes du groupement Charton ou les actions du 6^e RTM à Vinh Yen (janvier 1951). Leur engagement permet à l’armée française de mener la guerre en Extrême-Orient et de limiter l’effort de la métropole, en un mot de tenir. Jusqu’en 1950-1951 ces hommes ne posent aucun problème. Puis les événements du Maroc, l’enlisement des FTEO, le contact avec la guerre révolutionnaire et le renouvellement du recrutement provoquent une évolution de leur état d’esprit mais sans que cela ne crée de crises sévères. Deux questions se posent alors : quelles furent les conséquences de cette guerre sur les mouvements nationalistes du Maroc et comment l’image de la France est-elle perçue après le rapatriement de ces militaires ?