Couverture de GMCC_246

Article de revue

« Angleterre que veux-tu à Madagascar, terre française ? » La propagande vichyste, l'opinion publique et l'attaque anglaise sur Madagascar en 1942

Pages 23 à 39

Notes

  • [1]
    Archives nationales d’outre-mer (ci-après anom), ap 636, dossier 1, télégramme 1426.
    L’auteur tient à remercier Mme Claude France Hollard Simoni pour son aide aux archives départementales de Vaucluse et la revue Esprit créateur, qui avait publié une version initiale, plus courte, du présent article, en langue anglaise, en?2007 (Vol 47, no 1).
  • [2]
    Alfred Hitchcock, Aventure malgache, London, Ministry of Information, 1944.
  • [3]
    Martin Thomas, The French Empire at War, 1940-1945, Manchester, Manchester University Press, 1998, p.?147.
  • [4]
    Archives départementales de La Réunion, Saint-Denis, M 2641?2, Tananarive le 5?juin 1942, Bulletin d’information no 1.
  • [5]
    Docteur Fontoynont, «?Madagascar pendant la guerre?», Académie des sciences coloniales, séance du 5?octobre 1945, p.?491-92.
  • [6]
    Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, Nanterre (ci-après bdic), procès Jules Brévié, p.?71-72. Voir aussi Robert Paxton, La France de Vichy, 1940-1944, Paris, Éditions du Seuil, 1973, p.?294, note 42.
  • [7]
    Voir Jean-Louis Crémieux-Brilhac, La France libre, Paris, Gallimard, 1996, p.?405-412.
  • [8]
    Voir à titre d’exemple?: Jacques Cantier, L’Algérie sous le régime de Vichy, Paris, Odile Jacob, 2002?; Jacques Cantier et Eric Jennings (éds.), L’Empire colonial sous Vichy, Paris, Odile Jacob, 2004?; Eric Jennings, Vichy sous les tropiques?: La Révolution nationale à Madagascar, en Guadeloupe et en Indochine, Paris, Grasset, 2004?; Évelyne Combeau-Mari et Edmond Maestri (éds.), Le Régime de Vichy dans l’océan Indien, Paris, sedes, 2002?; Ruth Ginio, French Colonialism Unmasked?: the Vichy Years in French West Africa, Lincoln, University of Nebraska Press, 2006; Catherine Akpo-Vaché L’aof et la Seconde-Guerre mondiale, Paris, Karthala, 1996?; Pierre Ramognino, L’Affaire Boisson?: un proconsul de Vichy en Afrique, Paris, Les Indes savantes, 2006?; Rodolphe Alexandre, La Guyane sous Vichy, Paris, Éditions caribéennes, 1988?; Dominique Chathuant, «?La Guadeloupe dans l’obédience de Vichy?», Bulletin de la Société d’histoire de la Guadeloupe, 91-94 (1992), p.?3-40?; l’ouvrage de Sébastien?Verney à paraître prochainement sur l’Indochine sous Vichy?; et le numéro spécial d’Outre-mers consacré à «?Vichy et les colonies?», 342 (2004). Pour des études centrées sur Madagascar, outre des sections des ouvrages cités ci-dessus, voir?: Claude?Bavoux, «?Le Tamatave de Vichy, 1940-1942?», Revue historique de l’océan Indien?1 (2005), p.?297-311?; Claude?Bavoux, «?Les Zanatany de Madagascar entre la Seconde Guerre mondiale et l’insurrection de 1947?: une communauté en état d’hypomnésie?», Travaux et Documents, revue de l’Université de la Réunion, 16 (novembre?2001), p.?49-75?; Eric Jennings, «?L’œil de Vichy à Madagascar?: le règne de terreur d’un chef de district en Imerina?», à paraître dans les Cahiers d’études africaines?; Lucile Rabearimanana, «?Dirigisme économique, planification et industrialisation à Madagascar sous le régime de Vichy, 1940-1942?», Outre-mers, 342-343 (2004)?; Lucile Rabearimanana, «?Le district de Manjakandriana (Province d’Antananarivo) pendant la Deuxième Guerre mondiale?: désorganisation économique et restructuration sociale?», Omaly Sy Anio, 29-32 (1989-1990), p.?433-456.
  • [9]
    Voir Charles-Robert Ageron, «?Vichy, les Français et l’Empire?», in Jean-Pierre Azéma et François Bédarida (éds.), Le Régime de Vichy et les Français, Paris, Fayard, 1992, p.?128-32?; Charles-Robert Ageron, France coloniale ou parti colonial??, Paris, puf, 1978, p.?269-75?; Miho Matsunuma, «?Propagande coloniale en France métropolitaine sous Vichy, à travers une association?», The Komoba Journal of Area Studies (Université de Tokyo), 4 (2000), p.?177-200?; Pascal Blanchard, «?La France de Pétain et l’Afrique, images et propagandes coloniales?», Canadian Journal of African Studies, 28 (1994), p.?1-31.
  • [10]
    E. Jennings, Vichy sous les tropiques, op.?cit., p.?275.
  • [11]
    Brett Bowles, «?La Tragédie de Mers el-Kébir and the Politics of Filmed News in France, 1940-1944?», The Journal of Modern History, 76 (juin?2004), p.?347-88.
  • [12]
    Pierre Laborie, L’Opinion française sous Vichy, Paris, Le Seuil, 2001, p.?263, 270-73.
  • [13]
    Sur le rôle d’André Chaumet au sein de ces deux organisations, voir, Pascal Ory, Les Collaborateurs, Paris, Le Seuil, 1976, p.?152, 156.
  • [14]
    D’après Ory, André Chaumet avait déjà collaboré avec le Reich en?1935?; Ibidem, p.?15-16.
  • [15]
    Toutes les citations de ce paragraphe proviennent d’André Chaumet, Angleterre, que veux-tu à Madagascar, terre française??, Paris, Dompol, 1942.
  • [16]
    «?Madagascar l’ambition de l’Angleterre et les droits de la France?», bdic Ps pièce 827.
  • [17]
    Archives nationales, Paris (ci-après an) an F 41?303, brochures Madagascar.
  • [18]
    an F 41?303, brochures Madagascar.
  • [19]
    an F 41?287, diffusion de documents de propagande.
  • [20]
    an F 41?303, Vichy 11/5?1942.
  • [21]
    an F 41, 303, affiche Madagascar, Paris, exécution.
  • [22]
    an F 41, 303, affiche Madagascar, province.
  • [23]
    Archives départementales des Pyrénées-Orientales (ci-après adpo) 1 W 47, Préfecture des Pyrénées-Orientales, Perpignan, le 8?mai 1942.
  • [24]
    adpo 1 W 47, lettre de Max Quiquempois à M. Barbara, délégué départemental de la propagande, Perpignan, le 3?juin 1942.
  • [25]
    adpo 1 W 47, rapport bimensuel pour la période du 1er?mai au 31?mai 1942.
  • [26]
    adpo 1 W 47, Le commissaire central au préfet des Pyrénées-Orientales, Perpignan le 10?mai 1942.
  • [27]
    adpo 1 W 47, Police nationale, commissariat de Sûreté, brigade politique, à M. le commissaire de Police, chef de la Sûreté, Perpignan, le 9?mai 1942.
  • [28]
    L’affaire comporte plusieurs volets. Si la présence de sous-marins japonais aux alentours de Diégo-Suarez semble avérée, la probabilité d’une quelconque menace japonaise terrestre dans l’île, située à une distance colossale de l’ultime ligne d’avancée nipponne, le paraît nettement moins. Enfin, l’on doit tenir compte des ordres envoyés par Vichy envers ses colonies, au sujet d’incursions des Alliés ou de l’Axe. Pour un récit de témoin, voir Henri Grapin, Madagascar, 1942, Paris, La Pensée Universelle, 1993. Quant à lui, l’historien Martin Thomas a démontré de manière persuasive que les services de renseignements britanniques doutaient de la possibilité que Madagascar puisse réellement tomber entre les mains du Japon. Martin Thomas, «?Imperial Backwater or Strategic Outpost? The British Takeover of Vichy Madagascar, 1942?», The Historical Journal 39:?4 (décembre?1996) p.?1056 et Martin Thomas, The French Empire at War, op.?cit., p.?142. Desmond Dinan ajoute que les autorités allemandes ont mis une pression sur le Japon, en mars?1942, pour que ce dernier établisse une base de sous-marins à Diégo-Suarez. Le télégramme nazi aurait été intercepté par les Alliés. Mais d’après Dinan, Churchill n’était pas dupe, et estimait que le Japon continuerait son avancée en Chine et en Asie du Sud, plutôt que de s’aventurer vers Madagascar. Ce seraient donc des motivations d’ordre «?personnelles et politiques?», et non stratégiques, qui le poussèrent à lancer Operation Ironclad. Desmond Dinan, The Politics of Persuasion: British Policy and French African Neutrality, 1940-1942, Lanham, University Press of America, 1988, p.?215-216.
  • [29]
    Archives départementales de Vaucluse, Avignon (ci-après adv) 6 W 27.
  • [30]
    adv 6 W 27.
  • [31]
    adv, 8 W 2.
  • [32]
    adv, 3 W 18.
  • [33]
    adv, 240 W 4.
  • [34]
    adv, 3 W 18, Préfecture de Vaucluse, observations générales, état d’esprit de la population, 5?octobre 1942.
  • [35]
    adv, 1 J 406.
  • [36]
    http://www.ihtp.cnrs.fr/prefets/fr/fzo0642mi.html, l’original portant la cote F1a/3705 aux an.
  • [37]
    http://www.ihtp.cnrs.fr/prefets/fr/fzo0742mi.html, l’original portant la cote F60/505.
  • [38]
    http://www.ihtp.cnrs.fr/prefets/fr/fzl0942mi.html
  • [39]
    an F 41?273, «?Fête nationale malgache à Toulouse les 20 et 21?novembre 1943?».
  • [40]
    «?Tous les Malgaches de France ont fêté le Fandroana ou Bain de la reine?», Le Journal des débats, 23?novembre 1943, p.?2.

1Le 9 mai 1942, alors que l’opinion française prenait connaissance de l’attaque anglaise sur Madagascar, le secrétariat d’État aux Colonies du régime de Vichy dépêchait le télégramme suivant au gouverneur de l’île, Armand Annet : « Au moment où la métropole et l’empire fidèle célèbrent avec ferveur la sainte nationale, nos pensées vont vers la colonie éprouvée et ses héroïques défenseurs. Contre le même envahisseur, l’île française montre le même courage. C’est le plus bel hommage qui soit rendu à Jeanne d’Arc : le sacrifice à la Patrie et la confiance dans son destin. » [1] Le secrétariat d’État enrôlait ainsi des images évocatrices pour mieux fustiger l’invasion britannique d’une colonie française. Pendant les mois qui suivirent l’événement, une avalanche d’invectives anglophobes allait déferler sur l’opinion : outre la longue rivalité franco-britannique autour de Madagascar, les propagandistes du maréchal Pétain invoquaient allégrement Fachoda, Dupleix, Jeanne d’Arc, Maurice, l’île de Sainte-Hélène, le Canada, l’Inde. Aucune querelle n’y échappait. Bientôt, de l’autre côté de la Manche, Alfred Hitchcock allait produire le film Aventure malgache, court-métrage qui dépeint Madagascar sous Vichy comme un véritable nid de vipères autoritaires [2]. La guerre de propagande battait son plein.

2L’Affaire de Madagascar ne se limita pourtant pas à une guerre de paroles. Les cimetières de la région de Diégo-Suarez attestent des combats qui opposèrent Français et Britanniques en mai 1942, combats qui allaient reprendre en septembre 1942, lorsque des troupes britanniques – soldats africains en grande partie – investirent le reste de la Grande Île dans un vaste mouvement de pince comportant des débarquements sur les côtes orientales et occidentales de Madagascar (nom de code de cette seconde opération : Streamline Jane) [3]. En effet, le gouverneur Annet et le général Guillemet défendirent la colonie avec une ténacité qui surprit même les interprètes les plus généreux de la posture internationale de Vichy. Guillemet démontra d’ailleurs sa détermination dans un télégramme rédigé peu après la chute de Diégo-Suarez, document qui montre qu’il considérait comme perdue la bataille contre la perfide Albion, mais non la guerre contre elle : « Nous sommes décidés à tirer le parti maximum de nos moyens et à faire payer très cher à l’assaillant toute attaque visant l’occupation des points défendus. […] Nous nous battrons et nous résisterons avec acharnement. » [4] Après la guerre, un éminent scientifique français à Madagascar, le docteur Antoine Maurice Fontoynont, allait reconnaître la férocité de la défense vichyste de l’île en 1942, au cours de ce qu’il convient d’appeler une campagne de sabotage et de guérilla contre l’avancée anglaise. « Des dégâts lamentables furent faits par nous-mêmes » sur les infrastructures, et notamment les ponts, reconnaissait-il. Pourtant, le docteur avançait pour cette conduite une explication à demi-teintes, guère convaincante à notre sens : « [Annet] recevait des télégrammes de Vichy lui ordonnant de poursuivre la lutte à outrance. Cependant, parmi ces télégrammes, l’un d’entre eux, m’a-t-on dit, prescrivait d’aller jusqu’au bout, dans la mesure du possible. Il y avait là, à mon avis, une échappatoire en langage quelque peu sibyllin, de façon à tromper les Allemands. Le gouverneur général ne comprit pas. » [5] En somme, à l’en croire, un quiproquo, lui-même inscrit dans un vaste double jeu, serait à l’origine de la résistance farouche offerte par les troupes de Guillemet. En réalité, comme l’ont révélé les procès d’après-guerre, Vichy avait ordonné que ses troupes combattent les Alliés, mais non les Japonais en cas d’incursion coloniale éventuelle (comme ce fut effectivement le cas en Indochine) [6].

3De telles entorses au bon sens sont néanmoins révélatrices. Elles mettent en lumière le nombre et le degré de contentieux autour de l’opération Ironclad, nom de code de l’attaque britannique initiale sur Diégo-Suarez en mai 1942. Les tensions internationales avaient atteint de nouveaux sommets en mai 1942 : Singapour était tombée aux mains des Nippons, et les routes maritimes de l’océan Indien se voyaient de ce fait menacées. Ce qui expliquerait la stratégie britannique risquée, et même quelque peu désespérée, de frapper dans un théâtre de la guerre mondiale aussi reculé, alors que les troupes de sa majesté auraient pu être déployées ailleurs. Contrairement à d’autres actions de ce type, comme à Dakar en 1940, le général de Gaulle ne fut même pas notifié à l’avance du coup de main. Le choc fut tel que l’on frôla la rupture anglo-gaulliste : silence du général de Gaulle face au Foreign Office pendant cinq jours, menace du Général de dissoudre le mouvement français libre, et même prise de contact avec les Soviétiques dans le but d’infléchir l’attitude britannique [7]. Et surtout, comme nous allons le constater, les services d’information du régime de Vichy allaient s’emparer de l’affaire comme preuve ultime de la traîtrise britannique, après Dunkerque, Dakar, et Mers el-Kébir.

4Au cours des quinze dernières années, les historiens ont fait couler beaucoup d’encre sur le sort des colonies restées fidèles à Vichy, dont Madagascar [8]. De même, ils ont exploré la manière dont Vichy s’est servi de l’empire colonial, soit pour négocier sa posture internationale, soit pour tenter de regonfler la fierté nationale [9]. Si je reste persuadé que le vecteur de la propagande impériale bascula sous Vichy, passant d’un instrument voué à exposer les colonies au public métropolitain avant guerre (comme lors de l’apothéose coloniale de 1931), à une propagande exportée aux colonies elles-mêmes, à vocation essentiellement défensive (contre les Alliés, contre de Gaulle), force est de constater que l’affaire de Madagascar suscita des réactions remarquablement violentes tant en zone libre qu’en zone occupée [10]. En tout cas, les services de propagande du maréchal Pétain s’en saisirent, l’instrumentalisant comme ils l’avaient fait pour Mers el-Kébir [11]. Quant à l’inévitable contre-attaque d’information britannique, elle prit notamment la forme de pamphlets largués sur l’Hexagone. Ceux-ci expliquaient les raisons de l’opération, la liant de manière quelque peu alambiquée à une future libération de la France (voir figure 1, page suivante).

5Une étude serrée des conséquences métropolitaines de l’opération Ironclad permet en outre d’éclairer l’attitude du public pendant cette conjoncture critique. Comme l’a souligné Pierre Laborie, la période constituait une charnière : rappelons que l’épisode qui nous intéresse se situe avant l’invasion allemande de la zone libre, avant l’avènement du Service du travail obligatoire (sto), alors que l’opinion française ne s’était pas encore franchement galvanisée contre Vichy. Le Maréchal conservait une grande part d’estime et de sympathie. Pourtant, les allégeances semblaient désormais plus flottantes ; Laborie évoque « un malaise » [12]. En outre, les réactions du public envers la propagande peu subtile de Vichy autour de l’affaire de Madagascar prennent une signification certaine avec l’intérêt historiographique pour les zones d’ombres des années noires, typifiées par le phénomène du vichysto-résistant. Ajoutons enfin qu’à quelques exceptions près, nous concentrerons nos exemples sur la zone dite libre, plutôt que sur la zone occupée.

Le ministère de l’information

6Dans son pamphlet de 1942 au titre peu ambigu : « Angleterre, que veux-tu à Madagascar, terre française », le collaborationniste André Chaumet dressait les actes d’accusation contre la « puissante Albion » (voir figure 2, pag 28). Avant guerre, Chaumet avait été le chef du parti populaire socialiste national. Son pamphlet de 1942 gagne en vitriol ce qu’il perd en netteté et en bonne foi. Chaumet commence par établir les droits français sur Madagascar depuis Richelieu ; s’ensuit une chronique des dessins britanniques sur l’île. Dans un passage particulièrement imagé, Chaumet compare la sollicitude de Winston Churchill envers les colonies françaises avec « Cet amour dont Oscar Wilde – un Anglais, nous citons nos sources ! – prétendait qu’il n’osait dire son nom ! » À partir de quoi, le codirecteur du Centre d’études antibolcheviques et président de l’Association des journalistes antijuifs s’interroge sur les véritables motifs anglais [13]. D’après ce collaborationniste de la première heure [14], Churchill était à l’affût d’une victoire facile à Madagascar, afin de mettre fin à une série de calamités militaires en Europe et en Asie ; le Premier ministre voulait en outre porter atteinte à la « collaboration franco-européenne ». Doux euphémisme. Et Chaumet de continuer : au lieu de venir au secours de Staline en ouvrant un second front européen, Churchill avait préféré s’en prendre à son ancien allié dans une colonie bucolique. Et le public français ne devait entretenir aucun doute sur l’avenir – l’île ne serait guère rendue à la France. L’Angleterre avait-elle rendu Ceylan et Le Cap aux Pays-Bas après les avoir saisis sous prétexte de mieux les protéger ? Le Royaume-Uni avait, en outre, fourni des armes à la reine Ranavalona dans sa résistance à la conquête française de Madagascar en 1895. Qui plus est, martelait l’allié d’Otto Abetz, les criminels responsables du massacre d’Amritsar en Inde s’étaient montrés inaptes à la colonisation. Madagascar, jadis paisible et idyllique, allait être « pulvérisée » prévoyait-il, avant d’invoquer le Canada, la guerre de Cent Ans et le poème prescient : « Anglois, Anglois, chastiez vous de lung promettre et l’autre faire. » Revenant au temps présent, Chaumet s’en prenait ensuite au frère ennemi : suite à l’opération Ironclad, le « Gaullisme virulent » allait devoir battre en retrait, n’étant plus que le « privilège de jeunes gens swings ». Les zazous, Churchill, Agincourt, Québec, la reine Ranavalona, Oscar Wilde, Richelieu et l’Inde sont ainsi convoqués dans cette vaste compilation anglophobe. La diatribe de Chaumet, bien que publiée à Paris, donc sous imprimatur nazi, allait être distribuée par le ministère de l’Information de Vichy, signe que le pas entre le régime maréchaliste et les ultras parisiens n’était parfois pas aussi important que l’on a pu l’imaginer [15].

Figure 1

Tract britannique lancé sur la France occupée, collection de l’auteur

Figure 1

Tract britannique lancé sur la France occupée, collection de l’auteur

Figure 2

Couverture du pamphlet d’André Chaumet, 1942. Collection de l’auteur

Figure 2

Couverture du pamphlet d’André Chaumet, 1942. Collection de l’auteur

7Un autre document de 1942 retient l’attention, celui-ci produit directement par le ministère de l’Information de Vichy. Intitulé « Madagascar : l’ambition de l’Angleterre et les droits de la France », il évoque lui aussi en détail les desseins anciens de l’Angleterre sur la Grande Île, rappelant qu’avant l’Entente cordiale, la France et l’Angleterre avaient frôlé la guerre pour cause de concurrence coloniale (voir la figure 3, page suivante). Au verso, le document fournit des données sur Madagascar (ses 1 055 écoles publiques, ses 55 hôpitaux, ses principales denrées d’exportation), censées marteler l’idée que cette colonie utile avait été enlevée à la France. Enfin, le pamphlet présente un dessin de Radiguet paru dans Le Rire en 1896. Britannia, l’allégorie féminine de la Grande-Bretagne, y interpelle une Marianne donnant le sein à Madagascar : « Soignez le bien, my Darling ; dès qu’il sera en âge de rapporter, je vous en débarrasserai. » Comme le texte de Chaumet, celui-ci insiste sur un modèle anglais de pillage colonial [16].

8Le ministère de l’Information avait investi du temps, de la préparation et une réflexion de taille dans la distribution de tels tracts. Sur les 6 000 exemplaires du document incendiaire de Chaumet, 750 furent distribués en Afrique du Nord, région qui semblait exposée à la même « menace » que Madagascar. Trois cents furent dirigés vers le ministère de l’Éducation, 700 vers des organisations de jeunesse, geste typique d’un régime obsédé par la jeunesse, quoique dirigé par un octogénaire. Mais principalement, le régime de Vichy fit usage d’organisations préexistantes pour diffuser son message. Cinq cents exemplaires d’Angleterre que veux-tu à Madagascar, terre française furent envoyés à la Ligue maritime et coloniale, qui jouissait d’une liste d’envoi considérable et d’un passé de prosélytisme colonial. Cent autres furent acheminés vers des « délégués à la propagande » régionaux, départementaux et paysans, qui à leur tour, devaient les utiliser dans leur propagande rurale et provinciale. Si Vichy fit certes grand usage des technologies de masse, comme les actualités cinématographiques, le régime ne négligea pas pour autant le bouche-à-oreille [17].

Figure 3

Dépliant vichyste, « Madagascar, l’ambition de l’Angleterre et les droits de la France ». Collection de l’auteur

Figure 3

Dépliant vichyste, « Madagascar, l’ambition de l’Angleterre et les droits de la France ». Collection de l’auteur

9Le ministère de l’Information espérait manifestement que le pamphlet de Chaumet pourrait faire basculer l’opinion publique pendant cette conjoncture critique. Alors qu’Angleterre que veux-tu à Madagascar, terre française quittait les entrepôts, André Chaumet signait déjà sa prochaine « œuvre » Bolchevisme and Bobards (en anglais dans le texte), voué lui aussi à éteindre les braises de soutien pour la cause alliée [18]. Les stratégies d’envoi et de regroupement du ministère de l’Information méritent d’être signalées. En 1942, en réponse à une première requête de propagande émanant du chef de la cité aux Compagnons de France de Montpellier, le ministère expédia 20 brochures intitulées Djibouti, 20 autres sur l’Afrique noire, 20 de plus portant sur les événements de Syrie, un autre lot sur les bombardements alliés sur Paris, ainsi que 50 exemplaires de Madagascar, les ambitions de l’Angleterre et les droits de la France[19]. Les « crimes » anglo-gaullistes contre une France déjà meurtrie se virent ainsi regroupés en un vaste complot, la plupart des cas invoqués étant coloniaux.

10La diffusion de Madagascar, l’ambition de l’Angleterre et les droits de la France fut donc tout aussi minutieusement planifiée. Alors que seuls 50 exemplaires étaient envoyés dans le Jura, quelque 425 copies l’étaient dans les Bouches-du-Rhône, un département non seulement plus peuplé, mais aussi plus potentiellement sensible à une thématique coloniale [20].

11De loin, la correspondance la plus volumineuse dans cette affaire concerne une affiche intitulée « En attaquant Madagascar, les Anglais nous volent une des terres les plus riches de notre empire ». L’affiche fait état d’un complot britannique et cite des extraits des réactions de Pétain, de Laval, et de Darlan, face à l’opération Ironclad. Rien qu’à Paris, le ministère de l’Information fit apposer quelque 342 de ces affiches en format de 12 m2. Cinq cents exemplaires en format plus petit furent apposés dans la capitale, et 700 autres dans la banlieue parisienne. À Paris, plusieurs compagnies de placardage d’affiches furent recrutées pour remplir cette mission [21].

12Les provinces ne furent pas négligées pour autant. Des ordres datés du 15 mai 1942 disposaient que « toutes les localités de deux à trois mille habitants auront cinq affiches, les localités de trois à cinq mille habitants auront dix affiches, et de cinq à dix mille auront quinze affiches ». Parmi les villes de plus de 10 000 habitants, Lyon en reçut 750, Cahors 50, Givors 20, Gap 50, Rodez 50, Narbonne 50, Bastia 30, Marseille 1 000, Aix-en-Provence 150, pour n’en citer qu’un échantillon. Relevons qu’en dehors de Paris, toutes ces localités se situaient en zone non occupée. Par ailleurs, le ministère de l’Information dépendait manifestement de réseaux locaux pour faire passer son message. Comme le remarquait un officiel du ministère dans une de ses directives anonymes : « Ces affiches ont été envoyées directement aux maires, à charge pour eux de les faire apposer et de vous envoyer le montant des frais. » [22]

13Comment fut reçue cette propagande somme toute assez lourde ? Nous proposons ici de répondre à la question à travers deux cas d’études représentatifs de l’état d’esprit en zone non occupée. Les deux cas proposés, les Pyrénées-Orientales et le Vaucluse présentent en outre un avantage pratique : dans ces deux archives départementales, d’épais dossiers consacrés aux réactions face à l’opération Ironclad ont survécu à ce jour.

Réception et réactions : le cas des pyrénées-orientales

14Les événements et orateurs locaux vinrent souvent se greffer aux spectacles concoctés par le ministère de l’Information. Ainsi, à Perpignan le 9 mai 1942, le chef départemental de la Légion française des combattants et des volontaires de la Révolution nationale (lfc) donna un discours enflammé sur Madagascar auquel assistèrent 1 700 personnes. Des hauts-parleurs avaient été installés dans la rue de la Loge pour accommoder la foule. Ceci dit, assister à l’événement relevait du devoir pour beaucoup, comme le suggère un mot conservé aux archives, griffonné au crayon : « Tout le monde [y assiste], fonctionnaires et non. » [23] La veille, les délégués de la propagande avaient placardé 200 affiches sur Madagascar envoyées par le ministère de l’Information. Le discours du 9 mai fut suivi par un « défilé des jeunes » dont le temps fort fut l’arrachage des plaques de l’avenue de la Grande-Bretagne à Perpignan [24]. L’improvisation locale avait ciblé le nouvel ennemi (ou l’ancien à en croire cette propagande) dans les rues mêmes de Perpignan.

15Cette propagande était-elle pour autant consommée avec crédulité, ces démontages de noms de rues accueillis avec enthousiasme ? Par certains, sans doute. En tout cas, les délégués régionaux de la propagande du régime furent certainement moins dupes qu’on pourrait l’imaginer. L’on devine en effet qu’ils aient pu esquisser un sourire en contemplant la colonne intitulée « Échos de la presse » dans leurs rapports bimensuels sur l’état de l’opinion. D’abord, parce que celle-ci n’était émaillée que par les adjectifs « néant », « bons » ou « excellents » – ce dernier étant d’ailleurs utilisé pour décrire la couverture médiatique du discours du 9 mai [25]. Ensuite et surtout parce que le régime lui-même dictait souvent mot pour mot le contenu d’un article. La profession de journaliste avait rarement été aussi « facile ».

16Pourtant, les archives révèlent également des signes intéressants de dissension. Prenons le rapport du 10 mai 1942, dans lequel le commissaire central de la Police rapportait au préfet :

17

« J’ai l’honneur de porter à votre connaissance que, hier soir, 9 mai 1942, un individu nommé Verdavoine, Charles a été conduit au poste de la Permanence par deux inspecteurs de la Sûreté pour les raisons suivantes : Vers 21 heures 30 alors que la foule écoutait dans la rue de la Loge, le discours diffusé prononcé par M. le Colonel Ruffiandis, Président départemental de la Légion française des Combattants et des Volontaires de la Révolution nationale, le sieur Verdavoine circulait de groupe en groupe et se répandait en propos pour le moins déplacés. Aux dires des Inspecteurs et en particulier de l’un d’eux auquel il s’adressa, ignorant sa qualité, il déclara : “Son discours est bien, mais il a dit des bêtises. On dirait qu’il veut soulever les Français de la zone libre contre ceux de la zone occupée.” Il ajouta : “Alors qu’ils devraient donner l’exemple, le Préfet régional lors d’une visite à Amélie-les-Bains et M. Valentin François à son passage à Castres s’en sont mis plein la gueule alors que les autres crèvent de faim. Au cri poussé par les auditeurs : “DE GAULLE AU POTEAU” Verdavoine répliqua : “Ce n’est pas lui mais d’autres qu’on devrait pendre.” Il déclara encore : “Nous aurions dû suivre la tactique ‘de Gaulle’ au sujet des chars et celle d’un Général italien au sujet de l’aviation.” Conduit à la permanence, le Sieur Verdavoine, Charles Auguste, 63 ans, expert comptable […] à Bordeaux, de passage à Perpignan […] a reconnu la plupart des propos qui lui étaient reprochés. » [26]

18Ce rapport comporte plusieurs pistes intéressantes. À l’évidence, des policiers en civil surveillaient les agissements et les déclarations de la foule. Les stratégies d’opposition apparaissent elles aussi clairement : parfois, il valait mieux discréditer le régime que contrer des allégations précises. Ainsi, Verdavoine s’en prenait à la gloutonnerie du préfet par temps de restrictions alimentaires, au lieu de contester son interprétation de l’affaire malgache. Le profil de cet opposant est lui aussi intriguant : ce sexagénaire usait d’arguments gaullistes bien rodés : Vichy divisait les Français, déchirait d’anciens alliés, de Gaulle aurait pu empêcher la débâcle de 1940 s’il avait été écouté, et ainsi de suite. Une telle familiarité avec l’orthodoxie gaulliste laisse supposer a minima que l’intéressé écoutait Radio Londres. Enfin, la loquacité de Verdavoine interpelle. Cherchait-il à convertir ? Avait-il délibérément choisi de colporter ses propos en pleine rue, plutôt que dans la salle même, pour s’assurer une plus grande discrétion ? Hélas, les archives ne révèlent pas le sort du Bordelais.

19Un rapport de police du 9 mai 1942 tente de tirer des conclusions générales sur l’attitude des Perpignanais face à l’attaque anglaise sur Madagascar. D’après un agent de la Sûreté :

20

« Dans l’ensemble, le public est outré de cette nouvelle agression anglaise contre la France. Quelques exaltés voient là le point de départ d’une victoire anglo-américaine sur le Japon. Certaines personnes se disant bien informées, prétendent que cette agression est la suite de l’entrevue du Maréchal Pétain et des diplomates japonais : en effet les Japonais étaient allés trouver le Chef de l’État, disent-ils, pour lui demander de céder Madagascar ou tout au moins de permettre aux forces nippones d’y séjourner un certain temps pour briser plus facilement la résistance anglaise en Extrême-Orient : les forces Britanniques auraient donc attaqué Madagascar pour parer à cette éventualité. À ce sujet, il est à signaler que lors du début de la manifestation organisée jeudi 7 courant par les membres de l’upjf [sic], l’activité des services de police a été trouvée intempestive et disproportionnée à l’importance de la manifestation ; le public s’est moqué plus sévèrement des jeunes manifestants. » [27]

21Notons que la justification britannique de l’opération Ironclad se voit ici reprise quasiment mot pour mot. Bien que l’imminence d’une intervention japonaise à Madagascar demeure incertaine, voire douteuse, jusqu’à ce jour, cette rumeur londonienne avait donc cheminé jusqu’à Perpignan [28]. À en croire ce rapport, l’attitude du public aurait été plus ou moins neutre : certes choqué par l’attaque anglaise (une attaque entreprise sans le soutien ni la moindre participation de la France libre, rappelons-le), mais très critique également de l’État policier qui prenait forme en zone libre et du ridicule des jeunes zélés vichystes.

En vaucluse

22Les archives départementales du Vaucluse révèlent les efforts considérables investis pour diriger l’opinion publique pendant l’affaire de Madagascar. Les censeurs glissèrent l’ordre aux journaux de reprendre des articles et même des titres précis émis par certaines agences de presse. À titre d’exemple, le 11 mai 1940, la direction de la censure locale « demand[a] instamment aux journaux d’insérer les dépêches des agences ayant pour titre I) La Légion et l’agression contre Madagascar. 2) Déjà en 1940, la Grande Bretagne sommait Madagascar de se rendre. 3) Opinion de la Turquie sur l’affaire de Madagascar. 4) Indignation populaire contre l’agression de Madagascar » [29]. Les censeurs donnaient le cap : lorsque Laval évoqua l’attaque sur Madagascar, ils insistèrent pour que les journalistes ne le citent que sur ce dossier, sans doute conscients de l’impopularité croissante du personnage : « 12 septembre 1942 : Dans les déclarations de la conférence faite à la presse par le président Laval, ne laisser passer strictement que ce qui concerne l’agression britannique à Madagascar et l’attitude américaine [30] ».

23Rien ne fut laissé au hasard. Le ministère de l’Information distribua une note de deux pages aux orateurs, leur fournissant les munitions nécessaires. Consigne et litanie y sont confondues :

24

« Incapable de défendre ses possessions d’Extrême-Orient, forcée d’abandonner la Birmanie, l’Angleterre cherche un succès de prestige qui fera croire à son opinion publique qu’elle est capable de prendre l’initiative au moins sur un point du monde […]. Mais alors que les chefs moscovites lancent des appels de détresse, il n’y a pas un soldat anglais luttant sur le front de l’Est à côté des Russes, il y a des soldats anglais luttant à Madagascar contre des soldats français […]. Dans les mêmes conditions, sous prétexte de “protéger” la Hollande, l’Angleterre annexa [jadis] Ceylan et Le Cap en laissant croire qu’il ne s’agissait que d’une mesure conservatoire et que ces colonies seraient ultérieurement rendues à la mère patrie. En 1815, une convention du traité de Vienne ratifiait la mainmise des Anglais sur ces colonies hollandaises. Voilà le sort qui attend nos colonies si elles n’étaient pas défendues. » [31]

25Les exemples de Ceylan et du Cap, ainsi que la référence moscovite, laissent supposer qu’André Chaumet était certainement à l’origine de ce texte.

26Chose remarquable, même le préfet du Vaucluse estima que la main de la propagande était trop lourde, et probablement, de ce fait, contre-productive. Prenons un rapport que le préfet Henri Piton rédigea en mai 1942 à l’attention du ministère de l’Intérieur à Vichy. Lorsqu’on compare son brouillon (rayé ci-dessous) avec la version définitive (insérée ensuite en italiques), on mesure bien le degré de frustration des services préfectoraux envers la propagande officielle entourant l’attaque anglaise sur Madagascar.

27

« Je dois noter enfin que les nombreuses conférences ou émissions qui ont été faites, soit par la propagande officielle, soit par les Services d’Ordre de la Légion contre l’Angleterre, à l’occasion de l’occupation de Madagascar, donnent l’impression de créer un malaise entre le gouvernement et l’opinion publique [de freiner le rapprochement si souhaitable du gouvernement et de la masse qui se dessine actuellement]. Les anglophobes sont souvent les premiers à trouver les conférenciers excessifs dans leurs propos et personnellement j’en conclus qu’il ne va pas sans inconvénient de confier à des orateurs non contrôlés [d’occasion] le soin de traiter semblables sujets. Ces conférences ou ces émissions sont au surplus sans portée, alors que le Gouvernement fait nettement les frais d’une propagande qui manque pour le moins d’habileté, [n’ont au surplus qu’une portée limitée]. » [32]

28C’est une véritable correction qu’avait infligée le cabinet du préfet aux services d’ordre légionnaires (sol) et autres propagandistes, avant de se ressaisir et de modérer légèrement son ton. Mais elle permet d’observer à chaud la réaction presque viscérale de la préfecture envers une propagande qu’elle estimait fanatique et malencontreuse. Même des anglophobes convaincus trouvèrent les diatribes excessives, se lamentait le préfet. Tout ceci laisse supposer que le docteur Gaide et Me Gontier, qui avaient pris la parole à l’hôtel de ville d’Avignon le 11 mai 1942 sur le thème « la France et l’agression de Madagascar », n’avaient fait que réchauffer et reprendre le vitriol de Chaumet, au grand désarroi du personnel de la mairie qui se trouvait dans l’assistance [33]. Le gouffre se creusait entre la préfecture et les sbires du ministère de l’Information.

29Un rapport du 5 octobre 1942, émanant lui aussi de la préfecture du Vaucluse, semble confirmer les soupçons du préfet Piton. La population locale, suggère-t-il, avait trop gagné en acquis pendant la Troisième République pour se rallier à l’ordre nouveau. Qui plus est, « Ce sentiment d’indifférence, sinon d’hostilité se manifeste avec plus de velléité encore à l’égard de la Légion française des combattants et des volontaires de la Révolution nationale. » Quant aux mesures antisémites, « elles ont soulevé quelque émotion dans la population qui s’est assez généralement apitoyée sur le sort des personnes regroupées. Le sentiment exprimé par l’Église sur cette question n’a pas été sans influence sur l’opinion ». En revanche, si l’on en croit ce rapport, l’affaire de Madagascar n’eut somme toute qu’un écho très limité auprès de l’opinion : « La dernière attaque des Anglais contre Madagascar n’a suscité aucune émotion nouvelle et n’a donné lieu à aucun commentaire. » [34] Il s’agissait certes du deuxième mouvement britannique dans l’île : l’opération sur Majunga et Tamatave, et non l’attaque initiale sur Diégo-Suarez. Mais nous pouvons néanmoins estimer que dans le Vaucluse tout au moins, l’affaire de Madagascar suscita moins d’émoi que le sort des Juifs.

30Si l’espace nous manque pour dresser l’inventaire de réactions individuelles, arrêtons-nous cependant sur le journal détaillé de l’archiviste départemental Hyacinthe Chobaut, même s’il ne révèle pas forcément plus que l’opinion d’un Avignonnais cultivé. Comme beaucoup de ses compatriotes, Chobaut espérait secrètement la victoire alliée finale. Mais il qualifiait également les résistants de « terroristes », sans y percevoir la moindre contradiction. L’archiviste réservait un mépris particulier pour les agissements des agriculteurs, qui arnaquaient d’après lui les Avignonnais, en affichant des prix inimaginables pour des cerises, par exemple, alors même qu’ils achetaient soi-disant des demeures en ville avec leurs profits. Le journal de Chobaut semble donc constituer une sorte d’instantané assez révélateur de l’esprit de 1942. Le 11 mai 1942, il confiait à son journal : « Ordre officiel aux journaux de s’indigner pour la Martinique et Madagascar. Au moins ici, le public ne réagit pas. On entend approuver les Anglais. » Chobaut avait en tout cas saisi l’incroyable mainmise du régime de Vichy sur la presse. Le lendemain, l’archiviste notait « Hier soir, conférence Gaide-Gontier, pour monter les gens contre les Anglais à propos de Madagascar. On a beau dire aux Français le plus de mal possible des Anglais, cela ne leur fait pas aimer les Allemands. » [35] Cette analyse semble assez bien résumer l’échec de la campagne de propagande vichyste entourant l’opération Ironclad.

Bilan

31Peut-on tirer des conclusions générales à partir de ces deux départements ? Les appréciations citées ci-dessus étaient clairement partagées dans le reste de l’Hexagone, et notamment en zone occupée. Une synthèse des rapports mensuels des préfets de la zone occupée de juin 1942 révèle que « les conférences qui avaient pour thème l’agression anglaise contre Madagascar n’ont réuni qu’un nombre très réduit d’auditeurs. Dans l’Orne, malgré une préparation active par voie de presse, elles n’ont attiré que quelques personnes, pour la plupart acquises à l’avance. La masse, remarque le préfet, s’abstient systématiquement ou se désintéresse de ces questions » [36]. Le mois suivant, à Blanc-Mesnil « Lors d’une conférence sur l’agression anglaise contre Madagascar […] une vingtaine d’instituteurs venus y assister se sont fait remarquer par leur attitude ironique ou détachée. » [37] En septembre, en zone libre, les rapports des préfets relatent que le second mouvement de l’attaque sur Madagascar « a été peu commenté » [38].

32En dépit des moyens importants mis en œuvre, le public dans son ensemble ne semble donc pas avoir suivi la propagande anglophobe. Pourtant, d’une certaine manière, l’événement s’y prêtait. Alors qu’à Dakar en 1940 et en Syrie en 1941, l’Angleterre pouvait au moins invoquer une action conjointe avec la France libre, en 1942, la prise de Madagascar s’était faite sous le nez du général de Gaulle. Tandis que l’action en Syrie paraissait toucher à un front militaire sensible, celle dans la lointaine Madagascar aurait pu sembler quelque peu alambiquée, nonobstant l’argument britannique que « le renforcement de notre situation stratégique au carrefour des océans Indien et Atlantique nous permettra de perfectionner nos plans d’opération dans les eaux européennes, opérations dont le succès hâtera la libération de la France » (voir figure 1, page 27). En somme, si l’opinion semblait lâcher le régime de Vichy sur ce dossier, alors que le sort de la guerre mondiale n’avait pas encore basculé, et que la nécessité urgente d’une intervention anglaise à Madagascar semble douteuse avec le recul, c’est sans doute en partie parce que Vichy perdait de sa crédibilité, en particulier en raison de la lourdeur de sa propagande. Du reste, l’effet était cumulatif : une certaine lassitude se faisait sans doute sentir face aux diatribes coloniales, le régime du maréchal Pétain ayant régulièrement tenté de remonter l’opinion au sujet de Dakar, de l’Afrique équatoriale française (et du Gabon en particulier), de Saint-Pierre-et-Miquelon, de la Nouvelle-Calédonie, etc.

Épilogue

33En novembre 1943, soit près d’un an après la défaite des troupes vichystes à Madagascar, la branche coloniale du ministère de l’Information de Vichy organisa à Toulouse une cérémonie de Fandroana, c’est-à-dire du bain royal malgache. La Ville Rose comptait en effet une importante communauté malgache, composée en partie de tirailleurs. Lors de ce Fandroana toulousain, le maréchal Pétain fut investi du rôle symbolique des anciens monarques merina. Un certain Bernard Ranarison reçut 2 000 F pour son exécution d’une sculpture d’un zébu en bois, cadeau qui fut remis au Maréchal en personne en signe de la fidélité d’une île qui avait pourtant quitté le giron du régime de Vichy [39]. D’après la presse, il s’agissait pour les Malgaches de France de « communier dans l’amour de leurs pays et ainsi de resserrer heureusement les liens de l’unité malgache » [40].

34Des traces demeuraient donc de la crise autour de l’opération Ironclad, intervenue une année auparavant, lorsque Madagascar avait été promue en thème de propagande. À une conjoncture critique, en 1942, le ministère de l’Information de Vichy avait désespérément tenté de déclencher une vague d’anglophobie autour des débarquements britanniques à Madagascar, présentant l’affaire comme un véritable casus belli. Si le message d’une Albion perfide toucha sans doute quelques secteurs, pour reprendre l’expression de Hyacinthe Chobaut, elle ne rendit pas les nazis plus attrayants pour la majorité des Français. Pour certains, même, la main lourde et maladroite des propagandistes suscita l’indignation, fomentant le cynisme, voire même la révolte.


Date de mise en ligne : 04/10/2012

https://doi.org/10.3917/gmcc.246.0023

Notes

  • [1]
    Archives nationales d’outre-mer (ci-après anom), ap 636, dossier 1, télégramme 1426.
    L’auteur tient à remercier Mme Claude France Hollard Simoni pour son aide aux archives départementales de Vaucluse et la revue Esprit créateur, qui avait publié une version initiale, plus courte, du présent article, en langue anglaise, en?2007 (Vol 47, no 1).
  • [2]
    Alfred Hitchcock, Aventure malgache, London, Ministry of Information, 1944.
  • [3]
    Martin Thomas, The French Empire at War, 1940-1945, Manchester, Manchester University Press, 1998, p.?147.
  • [4]
    Archives départementales de La Réunion, Saint-Denis, M 2641?2, Tananarive le 5?juin 1942, Bulletin d’information no 1.
  • [5]
    Docteur Fontoynont, «?Madagascar pendant la guerre?», Académie des sciences coloniales, séance du 5?octobre 1945, p.?491-92.
  • [6]
    Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, Nanterre (ci-après bdic), procès Jules Brévié, p.?71-72. Voir aussi Robert Paxton, La France de Vichy, 1940-1944, Paris, Éditions du Seuil, 1973, p.?294, note 42.
  • [7]
    Voir Jean-Louis Crémieux-Brilhac, La France libre, Paris, Gallimard, 1996, p.?405-412.
  • [8]
    Voir à titre d’exemple?: Jacques Cantier, L’Algérie sous le régime de Vichy, Paris, Odile Jacob, 2002?; Jacques Cantier et Eric Jennings (éds.), L’Empire colonial sous Vichy, Paris, Odile Jacob, 2004?; Eric Jennings, Vichy sous les tropiques?: La Révolution nationale à Madagascar, en Guadeloupe et en Indochine, Paris, Grasset, 2004?; Évelyne Combeau-Mari et Edmond Maestri (éds.), Le Régime de Vichy dans l’océan Indien, Paris, sedes, 2002?; Ruth Ginio, French Colonialism Unmasked?: the Vichy Years in French West Africa, Lincoln, University of Nebraska Press, 2006; Catherine Akpo-Vaché L’aof et la Seconde-Guerre mondiale, Paris, Karthala, 1996?; Pierre Ramognino, L’Affaire Boisson?: un proconsul de Vichy en Afrique, Paris, Les Indes savantes, 2006?; Rodolphe Alexandre, La Guyane sous Vichy, Paris, Éditions caribéennes, 1988?; Dominique Chathuant, «?La Guadeloupe dans l’obédience de Vichy?», Bulletin de la Société d’histoire de la Guadeloupe, 91-94 (1992), p.?3-40?; l’ouvrage de Sébastien?Verney à paraître prochainement sur l’Indochine sous Vichy?; et le numéro spécial d’Outre-mers consacré à «?Vichy et les colonies?», 342 (2004). Pour des études centrées sur Madagascar, outre des sections des ouvrages cités ci-dessus, voir?: Claude?Bavoux, «?Le Tamatave de Vichy, 1940-1942?», Revue historique de l’océan Indien?1 (2005), p.?297-311?; Claude?Bavoux, «?Les Zanatany de Madagascar entre la Seconde Guerre mondiale et l’insurrection de 1947?: une communauté en état d’hypomnésie?», Travaux et Documents, revue de l’Université de la Réunion, 16 (novembre?2001), p.?49-75?; Eric Jennings, «?L’œil de Vichy à Madagascar?: le règne de terreur d’un chef de district en Imerina?», à paraître dans les Cahiers d’études africaines?; Lucile Rabearimanana, «?Dirigisme économique, planification et industrialisation à Madagascar sous le régime de Vichy, 1940-1942?», Outre-mers, 342-343 (2004)?; Lucile Rabearimanana, «?Le district de Manjakandriana (Province d’Antananarivo) pendant la Deuxième Guerre mondiale?: désorganisation économique et restructuration sociale?», Omaly Sy Anio, 29-32 (1989-1990), p.?433-456.
  • [9]
    Voir Charles-Robert Ageron, «?Vichy, les Français et l’Empire?», in Jean-Pierre Azéma et François Bédarida (éds.), Le Régime de Vichy et les Français, Paris, Fayard, 1992, p.?128-32?; Charles-Robert Ageron, France coloniale ou parti colonial??, Paris, puf, 1978, p.?269-75?; Miho Matsunuma, «?Propagande coloniale en France métropolitaine sous Vichy, à travers une association?», The Komoba Journal of Area Studies (Université de Tokyo), 4 (2000), p.?177-200?; Pascal Blanchard, «?La France de Pétain et l’Afrique, images et propagandes coloniales?», Canadian Journal of African Studies, 28 (1994), p.?1-31.
  • [10]
    E. Jennings, Vichy sous les tropiques, op.?cit., p.?275.
  • [11]
    Brett Bowles, «?La Tragédie de Mers el-Kébir and the Politics of Filmed News in France, 1940-1944?», The Journal of Modern History, 76 (juin?2004), p.?347-88.
  • [12]
    Pierre Laborie, L’Opinion française sous Vichy, Paris, Le Seuil, 2001, p.?263, 270-73.
  • [13]
    Sur le rôle d’André Chaumet au sein de ces deux organisations, voir, Pascal Ory, Les Collaborateurs, Paris, Le Seuil, 1976, p.?152, 156.
  • [14]
    D’après Ory, André Chaumet avait déjà collaboré avec le Reich en?1935?; Ibidem, p.?15-16.
  • [15]
    Toutes les citations de ce paragraphe proviennent d’André Chaumet, Angleterre, que veux-tu à Madagascar, terre française??, Paris, Dompol, 1942.
  • [16]
    «?Madagascar l’ambition de l’Angleterre et les droits de la France?», bdic Ps pièce 827.
  • [17]
    Archives nationales, Paris (ci-après an) an F 41?303, brochures Madagascar.
  • [18]
    an F 41?303, brochures Madagascar.
  • [19]
    an F 41?287, diffusion de documents de propagande.
  • [20]
    an F 41?303, Vichy 11/5?1942.
  • [21]
    an F 41, 303, affiche Madagascar, Paris, exécution.
  • [22]
    an F 41, 303, affiche Madagascar, province.
  • [23]
    Archives départementales des Pyrénées-Orientales (ci-après adpo) 1 W 47, Préfecture des Pyrénées-Orientales, Perpignan, le 8?mai 1942.
  • [24]
    adpo 1 W 47, lettre de Max Quiquempois à M. Barbara, délégué départemental de la propagande, Perpignan, le 3?juin 1942.
  • [25]
    adpo 1 W 47, rapport bimensuel pour la période du 1er?mai au 31?mai 1942.
  • [26]
    adpo 1 W 47, Le commissaire central au préfet des Pyrénées-Orientales, Perpignan le 10?mai 1942.
  • [27]
    adpo 1 W 47, Police nationale, commissariat de Sûreté, brigade politique, à M. le commissaire de Police, chef de la Sûreté, Perpignan, le 9?mai 1942.
  • [28]
    L’affaire comporte plusieurs volets. Si la présence de sous-marins japonais aux alentours de Diégo-Suarez semble avérée, la probabilité d’une quelconque menace japonaise terrestre dans l’île, située à une distance colossale de l’ultime ligne d’avancée nipponne, le paraît nettement moins. Enfin, l’on doit tenir compte des ordres envoyés par Vichy envers ses colonies, au sujet d’incursions des Alliés ou de l’Axe. Pour un récit de témoin, voir Henri Grapin, Madagascar, 1942, Paris, La Pensée Universelle, 1993. Quant à lui, l’historien Martin Thomas a démontré de manière persuasive que les services de renseignements britanniques doutaient de la possibilité que Madagascar puisse réellement tomber entre les mains du Japon. Martin Thomas, «?Imperial Backwater or Strategic Outpost? The British Takeover of Vichy Madagascar, 1942?», The Historical Journal 39:?4 (décembre?1996) p.?1056 et Martin Thomas, The French Empire at War, op.?cit., p.?142. Desmond Dinan ajoute que les autorités allemandes ont mis une pression sur le Japon, en mars?1942, pour que ce dernier établisse une base de sous-marins à Diégo-Suarez. Le télégramme nazi aurait été intercepté par les Alliés. Mais d’après Dinan, Churchill n’était pas dupe, et estimait que le Japon continuerait son avancée en Chine et en Asie du Sud, plutôt que de s’aventurer vers Madagascar. Ce seraient donc des motivations d’ordre «?personnelles et politiques?», et non stratégiques, qui le poussèrent à lancer Operation Ironclad. Desmond Dinan, The Politics of Persuasion: British Policy and French African Neutrality, 1940-1942, Lanham, University Press of America, 1988, p.?215-216.
  • [29]
    Archives départementales de Vaucluse, Avignon (ci-après adv) 6 W 27.
  • [30]
    adv 6 W 27.
  • [31]
    adv, 8 W 2.
  • [32]
    adv, 3 W 18.
  • [33]
    adv, 240 W 4.
  • [34]
    adv, 3 W 18, Préfecture de Vaucluse, observations générales, état d’esprit de la population, 5?octobre 1942.
  • [35]
    adv, 1 J 406.
  • [36]
    http://www.ihtp.cnrs.fr/prefets/fr/fzo0642mi.html, l’original portant la cote F1a/3705 aux an.
  • [37]
    http://www.ihtp.cnrs.fr/prefets/fr/fzo0742mi.html, l’original portant la cote F60/505.
  • [38]
    http://www.ihtp.cnrs.fr/prefets/fr/fzl0942mi.html
  • [39]
    an F 41?273, «?Fête nationale malgache à Toulouse les 20 et 21?novembre 1943?».
  • [40]
    «?Tous les Malgaches de France ont fêté le Fandroana ou Bain de la reine?», Le Journal des débats, 23?novembre 1943, p.?2.

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