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Article de revue

Réflexions sur la guerre d'Afghanistan

Pages 121 à 131

Notes

  • [1]
    Ces réflexions ont été suscitées par le livre de Jean-Charles Jauffret, Afghanistan 2001-2010. Chronique d’une non-victoire annoncée, Paris, Autrement, coll. « Frontières », 2010, 277 p.
  • [2]
    Parlement, gouvernement, commandement, l’armée de métier sous la 3e République : 1871-1914, Vincennes, Service historique de l’armée de terre, 1987, 2 vol., 1 355 p.
  • [3]
    Tâlib, c’est en arabe, le demandeur de savoir, l’étudiant.
  • [4]
    Livre de Daniel, 2, 37.
  • [5]
    Prix Nobel de la paix 1973, avec le Vietnamien Le Duc Tho.
  • [6]
    De l’arabe shâfa, yashûfu : regarder, voir.
  • [7]
    Le terme désigne un sport équestre violent des steppes du nord de l’Afghanistan.
  • [8]
    En arabe, pluriel de ‘âlim : savant en matière du savoir par excellence, le savoir islamique (‘ilm, signifie aussi science).
  • [9]
    Koran, sourate III (La famille de ‘Imran), verset 15.
  • [10]
    Parmi les Algériens, notamment Mohammed Seddik Benyahia, Tayeb Boulahrouf, Ahmed Boumendjel, Saad Dahlab, Reda Malek, parmi les Français, notamment Robert Buron, général de Camas, Claude Chayet, Louis Joxe, Bruno de Leusse, Bernard Tricot.
  • [11]
    Entre à la maison.
  • [12]
    C’est à la fin de tout que les choses vont bien.

1Jean-Charles Jauffret a travaillé sur une documentation impressionnante – la presse, une bibliographie exhaustive, dont plusieurs œuvres littéraires, des films, et des entretiens avec des protagonistes de la guerre d’Afghanistan. Il appuie ses analyses sur des comparaisons suggestives, par exemple avec la guerre du Liban de l’été 2006, et surtout avec la guerre de libération algérienne, à la fois semblable et différente. De 1954 à 1962, on était alors à l’ère du national, du colonial à marque nationale – en résulta la décolonisation – et non du système mondial actuel où ce n’est pas une nation qui combat, mais les États-Unis et une coalition internationale. De leur côté, les Afghans ne constituent pas une nation mais une mosaïque de communautés aux cultures et aux langues diverses, un « empire du chaos » avec pour point commun la grande pauvreté du « malheur enfermé » dans leur isolat montagnard, aggravée par les interventions extérieures.

2Jean-Charles Jauffret évoque les antécédents historiques – depuis les guerres anglo-afghanes du xixe siècle jusqu’au coup d’État de juillet 1973 ; puis le régime communiste, l’insurrection de 1978 et la résistance de l’Alliance du Nord du commandant Massoud durant la décennie d’intervention soviétique, qui prend fin en février 1989 grâce à Gorbatchev… et le million de morts (environ 15 % de la population d’alors), sans compter l’héritage des 20 millions de mines qui mutilent encore aujourd’hui tant d’enfants. Le régime de Babrak Karmal, puis du docteur Najibullah, surarmé par les Russes, prend fin en 1992. S’ensuivent des épisodes convulsifs, entre les forces de Massoud/de l’Alliance du Nord, et celles de l’ancien agent de la cia et chef du hizb a-islami naguère affronté aux Soviétiques, Gulbuddin Hekmatyar, le mollah Omar/les talibans, intégristes sunnites ennemis des Hazaras, chiites et de langue persane du centre de l’Afghanistan.

3Les talibans prennent Kaboul en avril 1996 ; le mollah Omar s’installe au pouvoir, Najibullah est pendu en septembre. L’engrenage sanglant rebondit : en 1997-1998, massacres et contre-massacres se succèdent ; les talibans prennent Mazar-e-Cherif en août 1998 et ils massacrent plusieurs milliers de Hazaras. Le tournant du 11 septembre 2001 – Massoud a été tué deux jours auparavant – prélude une nouvelle période de chaos sanglant entre talibans et forces de l’Alliance du Nord, soutenues par les Américains qui envoient des troupes. En novembre, nouveau massacre de Mazar-e-Cherif, que les Américains laissent perpétrer : des talibans et des prisonniers pakistanais sont entassés dans quatorze containers où ils étouffent, meurent de soif, avant d’être torturés et abattus par balles : bilan : 1 500 à 3 000 morts. Se multiplient attentats suicides, bombardements aveugles et « dommages collatéraux »… Plusieurs millions d’Afghans fuient à l’étranger, à commencer par le mollah Omar. Intervient en Afghanistan une coalition occidentale sous la forme de la Force d’assistance à la sécurité (fias), mandatée par le conseil de sécurité de l’onu le 20 décembre 2001, et dont l’otan prend la direction en 2003. Soutenus par les forces fias-otan, l’Alliance du Nord, puis le régime précaire de Karzaï, élu pour la première fois en 2004.

4Jean-Charles Jauffret, étourdissant spécialiste des conflits armés, auteur d’une thèse-somme sur l’armée de métier sous la IIIe République [2], démontre dans ce livre, s’il en était besoin, sa culture militaire, notamment sa maestria dans l’analyse stratégique. Utiles, les explications des termes anglais qui font florès (insurgent, target, bad guy…) ; éclairantes les évocations de ces bunkers pour nouveaux riches du « dollaristan » de Kaboul, dûment protégés par des milices armées, et où l’on ne se déplace qu’en 4×4. Surréaliste le tableau que fait Jean-Charles Jauffret du kaf (Kandahar Air Field), ville multinationale de 13 000 habitants, avec gargotes à hamburgers, pizzas et glaces, salles de sports et de relaxation, cybercafés, magasins, et police militaire dont les radars surveillent la vitesse des véhicules, limitée à 16 km/h ; le tout sous des tirs de roquette, dûment dépistés et neutralisés quand Dieu le veut. Les annexes du livre – cartes, chronologie, un glossaire des sigles – sont indispensables au lecteur pour qu’il puisse se repérer quand il est perdu.

5Un constat : en Afghanistan, la corruption/privatisation est générale : des gouverneurs de province détournent les salaires des enseignants ; combattre dans les rangs des talibans est un métier qui rapporte – de 300 à 600 dollars par mois, provenant de la narco-économie, de deux à cinq fois plus que le salaire d’un policier ou un soldat du régime Karzaï. Mais un taliban peut se rallier moyennant finance, puis retourner au maquis. Deux condamnés sur trois, dans le régime Karzaï, ne font pas de prison : ils achètent leur droit à l’aménagement de leurs peines. Côté fias, la guerre est privatisée avec le recours à des sociétés mercenaires qui combattent en réseau.

6Les combattants de la coalition sont « chargés comme des mulets » – les Américains traînent un équipement de 30 à 40 kg, dont 17 pour le gilet pare-éclats. Fragilisent la coalition les dysfonctionnements de la chaîne du commandement. On ne compte pas les épisodes où un ou plusieurs membres de la coalition refusent de suivre les directives américaines, et où même des généraux américains s’affrontent dans cette « tour de Babel » fias-otan, sans stratégie unifiée solidaire crédible. Les unités sont dispersées sur le terrain ; une minorité de soldats fiasotaniens y combattent de fait quand les autres restent « bunkérisés » dans leurs fortins. Il y a l’imbroglio des innombrables règlements, plus d’une fois contradictoires, dont les caveats – décisions d’un partenaire de la coalition de limiter l’emploi de ses troupes, voire même refus de participer à des opérations : chaque commandement de chaque contingent, en fait, agit à sa guise. Il y a aussi les traditions de cultures de guerres différentes, les frictions entre Américains et Anglais, entre Anglais et Français, entre Français et Italiens…

7En mars 2008, c’est le désastre logistique de Khyber où 60 camions d’approvisionnement sont détruits. L’été 2008 est chaud ; il est entre autres marqué par le sanglant bilan de la bataille de la vallée d’Uzbin, où dix Français trouvent la mort le 18 août 2008. La région a été, avant les Français, occupée par les Italiens, qui ont acheté aux talibans leur tranquillité, mais sans en aviser leurs successeurs français – il y eut aussi des erreurs proprement françaises : fautes de commandement, erreurs de coordination, relative faiblesse du renseignement. Le succès d’Uzbin est revendiqué par Gulbuddin Hekmatyar qui utilise les médias pour redorer son blason de chef. De leur côté, les Anglais pratiquent aussi l’arte di arrangiarsi – la débrouille : dans la province d’Helmand, ils achètent la loyauté des chefs de tribus, cela alors que ces derniers sont de la même ethnie pachtoune que les talibans. Il y a chez les Fiasotaniens 13 services de renseignement différents, et la coopération entre eux est minimale. Rien à voir par exemple avec l’unité de commandement de l’offensive Challe en Algérie de 1959-1960.

8L’ordre du général Craddock, le célèbre apologiste du camp de Guantánamo, de tuer les terroristes trafiquants de drogues, est interprété par Der Spiegel en janvier 2009 comme un « permis de tuer », récusé par les Allemands et les Anglais. Les choses s’améliorent quelque peu avec le général McChrystall, nommé par l’administration Obama en mai 2009. Quatre mois plus tard, le bombardement de la région de Kunday, au centre du pays, fait, selon les Américains, 142 morts chez le taliban – les Américains rendent les Allemands responsables de ce carnage. Prévaut longtemps, pour les Fiasotaniens, le primat du tout aérien et la course au bilan, sans rapports réfléchis avec les réalités de terrain. Le renseignement est affaibli par le contact piteux avec une société insolite qui désoriente et qui fait peur, surtout dans le commandement américain – les Européens sont plutôt moins loin du terrain. Les uns et les autres se croient en enfer, donc ils y sont. Globalement, selon Jean-Charles Jauffret, c’est le gâchis où conduit « l’oubli des règles de la guerre ». Pour le général canadien Hillier, « l’Afghanistan a révélé que l’otan a atteint l’état de décomposition, de cadavre ».

9Jean-Charles Jauffret évoque l’atmosphère évangéliste antimusulmane dans les rangs des gi dont le zèle à convertir est théoriquement interdit. Mais, sous G.W. Bush, on sait quelles injures ont été portées à l’islam à Guantánamo, avec des prisonniers enfermés « dans des cages, des visages de détenus passés au sang menstruel d’une geôlière, d’urine et d’excréments souillant un coran ouvert ». N’y a-t-il pas symétrie entre l’obscurantisme évangéliste pro-israélien, qui souhaite que les juifs quittent l’Amérique pour réaliser les prédictions apocalyptiques, et l’obscurantisme islamiste qui se représente le monde comme terre de mission à (re)conquérir – en témoigne, entre autres, le dynamitage des bouddhas géants de Bamyan en mars 2001. Après le combat meurtrier d’Uzbin, selon un officier français, pour des troupes qui ont une peur viscérale des pertes « il est difficile de lutter contre des gens qui mangent des cailloux », qui se battent à la fois pour la foi et l’indépendance, dont celle, première, de la narcoéconomie. Au regard de la fragilité et du désarroi des combattants occidentaux, et toute trouble que soit l’eau, les talibans afghans sont comme un poisson dans l’eau. Malgré leur nom [3], ils sont généralement illettrés à la différence des talibans pakistanais, mais ils sont déterminés, frustes, endurants, infatigables. Invincibles ? Les normes militaires enseignent que, pour lutter contre une guérilla, il faut que les effectifs soient au moins dix fois supérieurs à ceux des guérilleros. Or les troupes de métier fiasotaniennes sont en nombre inférieur.

10La guerre est une guerre de l’information. Omniprésents, Internet, les portables, les MP3. Les blogs talibans, qui répercutent les images d’horreur et d’atteinte à l’islam, mènent « la guerre psychologique du pauvre ». Les armes des guérilleros sont les engins explosifs improvisés (ied : improvised explosive devices), la guerre est une guerre des mines. En face, les 1 500 camions d’intervention Buffalo-mrap, engins caparaçonnés indéformables de 20 tonnes, de 4 m de haut, muni d’un bras articulé et d’une caméra gyroscopique, et les innombrables véhicules brouilleurs d’ondes. Les logistiques affrontées sont, sur le plan technique, incomparables, mais sans que celle de la fias soit plus performante. Pourtant dans l’énorme base-aéroport de Bagream, un avion décolle toutes les trois minutes…Dans les camps affrontés, il y a une sophistication technique en partage, avec les moyens respectifs du bord. Mais pour les talibans, « le Dieu des cieux » ne leur a-t-il pas « donné royaume, force, puissance et gloire [4] ». On le voit, la Bible est à l’unisson de Rimbaud : « La vision de la justice est le plaisir de Dieu seul ».

11Les opinions américaines et européennes sont mal informées, elles ne suivent pas et souhaitent de plus en plus un désengagement – la France ne reconnaît d’ailleurs pas l’état de belligérance. Pas de solution strictement militaire au conflit : voilà une opinion de plus en plus partagée. Sarkozy peut à l’occasion se défausser sur les militaires (« Vous êtes des amateurs », leur lance-t-il après la fusillade du tireur fou de Carcassonne en juin 2008) ou, peu après, commenter par le deuil médiatique la bataille d’Uzbin.

12Quant aux voisins du théâtre afghan, depuis la présidence d’Obama, les relations s’améliorent avec la Russie qui craint la contagion afghane via l’Asie centrale, et qui autorise des passages par son territoire et un couloir aérien pour les approvisionnements. Quant à l’Iran, il est « à la croisée des chemins » : les Afghans ne sont pas des voisins de tout repos, 10 % de sa population est toxicomane, et il doit faire face à des attentats sur le territoire même de la patrie de Shirin Ebadi. Il n’y a pas de front musulman, du fait notamment des conflits idéologico-stratégiques entre Chiites et Sunnites. L’Iran, à la fois adversaire d’Al Qaida et des États-Unis, « marche en crabe ». À l’est enfin, le Pakistan est un cauchemar, souvent au bord de l’effondrement. La « zone tribale » est une zone refuge, et un tremplin pour les attaques sur l’Afghanistan. Mais c’est une puissance nucléaire, comme l’Inde ennemie qui guette. Les collusions des services pakistanais avec les talibans ne sont plus à démontrer depuis l’attentat de Karachi en mai 2002. Mais, dans la zone tribale, les affrontements sanglants sont si incessants, que, de concert avec Washington, est lancée au printemps 2009 une contre-offensive pakistanaise. En mai, le bilan de la bataille de Mingora est de 1 000 talibans et de 42 soldats pakistanais tués. Selon Jean-Charles Jauffret, le Pakistan semble, début 2010, « provisoirement sauvé du désastre », la coordination militaire avec les alliés donne quelques résultats, des conseillers américains sont envoyés au Pakistan. Mais aucune conférence régionale regroupant tous les voisins n’est envisagée – une « solution à la Kissinger [5] » – qui puissent se concerter pour garantir la sécurité et la neutralité de l’Afghanistan.

13Dès sa prise de fonctions début 2009, le président Obama veut lancer une « contre-insurrection », de l’Irak à l’Afghanistan, selon les préconisations d’un officier français peu connu en France, David Galula (1919-1968), et du colonel australien Kilcullen. Mais ce n’est qu’en 2007 que le front afghan égale en importance le front irakien, avant de le surpasser – il le surpasse aussi en coût financier. À la guerre électronique, aux drones, vient s’ajouter la guerre psychologique, dans l’inspiration des sas de l’armée française en Algérie. Il faut diminuer les frappes aériennes, gagner les cœurs et les esprits, faire montre de respect pour l’islam. En juin 2010, Washington remplace McChrystall par le général Petraeus. Petraeus est un francophile, un proche du général Georgelin – tous deux adorent le film de Pontecorvo, La Bataille d’Alger et ils ont une réelle connaissance des conflits de guérilla. Une gestion à l’économie est envisagée, qui coûte en fait plus cher que la seule logique des armes : fin 2009, 37 000 hommes sont envoyés en renfort par l’otan ; il y a dès lors 150 000 combattants fiasotaniens en Afghanistan. Mais en même temps, sont levés sur place des commandos afghans de type harkis. Des miliciens sont mis en autodéfense moyennent finance, des unités de police sont formées. Est entrepris un travail de contacts avec les « talibans modérés ». Mais armer ces seigneurs de la guerre, même « modérés », est risqué, comme est risqué de jouer, à la coloniale, sur les différentes ethnies.

14Le problème est que, en dessous du grade de lieutenant, les hommes ne comprennent guère, dans l’armée américaine, ce que signifie une contreinsurrection, et il n’est pas rare que le nom d’Obama y soit conspué. À la différence relative des Européens, les Américains n’achètent rien sur place, ils font venir, par voie aérienne ou par convois via la Russie, tout ce qu’ils consomment. Et il n’y a pas l’équivalent en fiabilité des harkis de la guerre de 1954-1962 : en Afghanistan, on est loin de l’« entrelacement » (Jacques Berque) algéro-français, quand bien même il a été séculairement traumatique. D’où le recours fréquent au compromis et aux arrangements avec la démocratie : sur le terrain, il est souvent convenu que chaque ethnie peut gérer ses propres affaires. De son côté, le régime Karzaï recrute des milices tribales pour asseoir son pouvoir. Suite à la conférence de Londres du 28 janvier 2010, il entreprend de tendre la main aux talibans repentis et de jouer la conciliation. Et il fait appel pour le soutenir… au roi Abdallah d’Arabie.

15Sur fond d’atténuation des méthodes fortes, de directives contre la torture, de recours plus manifeste à la guerre psychologique, une œuvre considérable est engagée, non seulement par les Américains, mais aussi par les Allemands, les Français, les Espagnols, les Canadiens…, œuvre de (re) construction et d’aide sociale : couvertures, dispensaires, irrigation, écoles, routes, commerce et distribution de produits alimentaires. Début 2010, 83 % de la population afghane a accès aux soins (9 % en 2004), 4 000 hôpitaux et dispensaires ont été édifiés, 110 000 Afghans ont accès au microcrédit. La lutte contre la drogue est au cœur de la contre-insurrection : il s’agit de tenter de remplacer le pavot par d’autres cultures, comme les céréales – elles ont le vent en poupe actuellement vu les prix du blé en 2010 –, comme le safran ou l’amandier, ce quoi à œuvre l’ong Afrane Development, dirigée par le Français Yves Faivre. Mais les cours de l’opium ne sont pas en reste… Plus largement, il faut créer de nouveaux emplois, mener une politique de formation, défendre l’école et la cause des femmes… Bref, la contre-insurrection avance cahin-caha, cela malgré le détournement de l’aide internationale dont on voit partout les effets : le grand hôpital de Kaboul est une « ruine neuve », suintant d’humidité, dans les murs desquels aucune prise électrique ne tient. En plus, les années sèches se sont succédées : en 2007, 85 % de la production de blé a été détruite.

16Un nouvel esprit offensif des alliés répond aux attaques des talibans – 400 rien qu’en juin 2009. Au printemps, quelques opérations sont réussies, c’est le succès français de Kapisa, puis la grande offensive dans l’Helmland, destinée à couper la route de la drogue : en juillet 2009, les Britanniques lancent l’opération Griffe de Panthère, que le général britannique Radford voit comme un succès. Mais, à la veille des élections présidentielles, l’anp (Afghan National Police) est humiliée par des contre-attaques des talibans, et, partout, quel que soit le sort des armes, c’est la crise du moral. La bataille de Kaboul n’en finit pas, l’insécurité est généralisée. Et le président Obama, qui avait annoncé la fermeture de Guantánamo, y renonce après l’attentat manqué du vol Amsterdam-Detroit de Noël 2009. Et, malgré le nouveau cours, la guerre scientifique ne désarme pas : sont multipliés les prélèvements de salive pour traquer les adn suspects.

17Mis en exergue dans le livre de Jean-Charles Jauffret, les Français ont à la fois des blindés et des avions ringards, mais aussi des géants des airs sophistiqués – l’Afghanistan est pour la France une vitrine de la technologie française haut de gamme. Paradoxale aussi, l’ardeur du président Sarkozy à se montrer le plus fidèle allié des États-Unis au regard des réticences françaises à s’engager plus avant : lourdement endetté, l’État va vers une armée au rabais : les coupes dans les effectifs font tomber l’effectif du contingent français en dessous de l’italien. Ceci dit, les Français sont souvent en première ligne, avec leurs forces spéciales, leur savoir faire, la relative efficacité de leur renseignement. Uzbin marque un tournant dans les consciences : il faut ménager la vie des hommes, prêter attention à leur vie pour préserver leurs unités. Comme en Algérie un demi-siècle plus tôt, les tournées des popotes s’emploient à y contribuer, mais la multiplication des camps de fortin fait ressembler le théâtre afghan davantage au Vietnam qu’à l’Algérie. Il faut des interprètes pour le contact avec la population, mais en sachant qu’accueillir une troupe étrangère peut-être aussi pour les talibans un biais pour recueillir des renseignements.

18Jean-Charles Jauffret vibre au tempo d’émotion des Français engagés en Afghanistan. Il voit dans les opérations des premiers mois de 2009 de la vallée de l’Alasay, dans la Kapisa, le signe d’une « French touch » héritée de la guerre d’Algérie, sensible à l’environnement humain, citation de Lyautey à l’appui (« Rien de durable ne peut se fonder sur la force ») ; il adresse un péan au colonel Le Nen, tout en en sachant raison critique garder à l’égard de cet engagement. Avec l’aide humanitaire, l’instauration de l’assistance médicale gratuite, la volonté d’associer les Afghans à leur propre développement, il voit un succès de « la contre-insurrection à la française ». La mission Épidote se voue à l’instruction des soldats de l’armée afghane quand les Américains agissent avec davantage de mépris et de maladresses : pour entrer en zone otan, les soldats de l’ana (Afghan National Army) doivent passer sous un portique et subir une fouille au corps.

19Ceci dit, ces Français, soldats professionnels à la différence de l’Algérie, usent de plus en plus des termes techniques anglais de la profession militaire, de sigles anglais, mais aussi de termes spécifiques : « se bunkériser », le « choufer[6] » (observer), hérité de l’Algérie, ou le « bouzkachi » (l’ennemi implacable) [7], ils ont le cafard, le moral n’est pas au beau fixe, ils doivent se « garer les fesses ». Connaissent-ils d’ailleurs un pays que l’on doit trop souvent traverser à toute vitesse pour éviter les ied, ce pays où l’on voudrait bien souvent « bouffer du taleb », comme autrefois en Algérie « du fell ».

20Comme dans toutes les troupes de la coalition, c’est la « génération Web » : grâce à l’omniprésente webcam, la communication en continu avec le chez-soi de l’Hexagone émiette le moral ; on s’épanche sur la toile, on autogère sa psychanalyse portative sur son blog. Réciproquement, les familles suivent les pérégrinations de leur soldat, elles sont informées au jour le jour : des familles poursuivent devant la justice le commandement français, responsable selon elles de la mort de leur fils à Uzbin.

21Il est aussi en Europe des responsables politiques pour demander que soient jugés les criminels de guerre de la fias-otan. La vice-présidente du sénat, Emma Bonino, du Partito Radicale Italiano – cette originaire des meilleurs terroirs viticoles piémontais est aussi arabisante – est la fondatrice de l’ong No peace without justice. Elle milite pour l’institution de conditions de droit et la création d’un tribunal ad hoc à Kaboul ; mais il faut pour cela l’aval du conseil de sécurité de l’onu… Toujours sur le plan juridique, le général Georgelin suggère de priver de martyre les auteurs d’attentats suicides, en les condamnant seulement à de lourdes peines de prison.

22Avec la réélection de Karzaï, soutenu par le Secrétaire général de l’onu Ban Ki Moon, en place depuis début 2007, s’achemine-t-on vers une issue politique ? À la différence de Bush, le président Obama se méfie de Karzaï, chef d’un État corrompu coutumier des détournements de l’aide internationale. Pour Hillary Clinton, son État est un narco-state… Aux élections présidentielles de novembre 2009, il n’y a pas de deuxième tour : Karzaï est seul en lice ; il est élu par défaut. Les États occidentaux se pressent sans convictions au chevet du régime fragile de ce « président par défaut ».

23Début 2010, la guerre connaît une recrudescence. Les talibans réagissent violemment à la contre-insurrection ; ils multiplient les attentats, les écoles où les filles sont particulièrement visées et meurtries, les mariages forcés encouragés. Le 18 décembre 2008, une voiture suicide explose devant un collège de Ghazni. Bilan : 16 tués, dont 14 enfants. Le nombre des violences sur la population (flagellations, jets d’acide, amputations, exécutions publiques) augmente tant que, à l’instar du président Bouteflika qui brosse les islamistes algériens dans le sens du poil, le régime Karzaï fait proclamer ici et là la sharîa, voire rend obligatoire le port du voile, et il réunit un docte conseil des ‘ulamâ’[8]. Tant et si bien qu’il est des gens, des femmes notamment, pour se révolter contre ce talibanisme multi-inspiré ; il y a des filles pour persister à vouloir aller à l’école, au besoin en se déguisant en garçons.
La conclusion du livre de Jean-Charles Jauffret contient plus d’interrogations qu’elle ne propose de bilan prospectif clair – sans doute impossible à établir. Un retrait est-il envisageable, comme cela a été annoncé par plusieurs membres de la coalition ? La défaite est jugée impossible mais la victoire est tenue pour improbable. Finalement, la situation paraît plus inextricable encore qu’en Irak entre la coalition, le régime Karzaï et les talibans. À ce propos, le « cancer islamiste », la « tumeur islamiste » de Jean-Charles Jauffret renverraient-ils à un islamisme essentiel face au narco-state de Karzaï ? Il y a évidemment plusieurs « islamismes » : En Algérie, le délégué du fis à la conférence de Sant’Egidio, Abdelkader Hachani, qui était un vrai politique, a été abattu en 1999 dans la salle d’attente de son dentiste à Alger ; cela alors que ni les grands chefs – Abbassi Madani, Ali Benhadj – de l’opposition obscurantiste à l’obscurantisme d’État algérien n’ont été visés : oubli ou tri sélectif ? Sous réserve d’inventaire, le pari « talibans modérés » serait-il jouable en Afghanistan ? Faut-il s’en remettre à la volonté de Dieu, comme chacun sait « clairvoyant sur Ses serviteurs [9] » ?
Et n’y a-t-il pas aussi « Occident » et « Occident » ? La conclusion de Jean-Charles Jauffret offre une série de questions qui peuvent aller à l’encontre de telles de ses affirmations : d’un côté, « on ne peut envisager de retrait de ce foyer actif de terrorisme international », de l’autre, il se demande : « quel retrait ? Et quand » ? Cela tout en entrevoyant des solutions politiques : traiter avec les talibans, à distinguer des militants d’al Qaida, se concentrer sur « l’Afghanistan utile ». Il est vrai que le soutien à une contre-insurrection sur modèle irakien ne peut être disjoint d’une approche proprement politique. Finalement, la conclusion de Jean-Charles Jauffret laisse un peu sur sa faim, car rien de très tangible n’est proposé tant l’auteur semble lui aussi envahi par le doute et le désarroi.
La guerre d’Afghanistan ne révèle-t-elle pas la fin d’une période de l’histoire ? : Après la fin du système soviétique, le déclin américain. Avec celle d’Irak, avec le chaos pakistanais, avec l’impasse suicidaire israélienne, n’est-elle pas l’un des derniers soubresauts d’un impérialisme aux abois, porté de plus en plus vers le capitalisme financier spéculatif, et de moins en moins vers un productif abandonné aux Chinois ? Jean-Charles Jauffret ressent bien cette dégradation, tout en continuant à parler, à la nationale, de « notre défense » et à dire « nous » pour désigner les Français engagés en Afghanistan. À le lire, on perçoit que l’idée de nation est en berne : « À défaut d’Europe, peut-on accepter de mourir pour une alliance, fûtelle atlantique ? ». On se limite à la préoccupation de « quels moyens pour ne pas perdre ? » ; on ajoutera : « Peut-on rester et pourquoi rester ? » Jean-Charles Jauffret ne pousse pas la comparaison avec l’Algérie jusqu’aux d’accords d’Évian, peut-être parce qu’il serait en peine de trouver des statures comparables à celles de Charles de Gaulle et de Ben Youcef Ben Khedda, et des négociateurs français et algériens [10]. Et il faudrait aussi trouver un médiateur de l’envergure du Suisse Olivier Lang. Du livre de Jean-Charles Jauffret, on ne retiendra que quelques menues critiques qui n’enlèvent en rien à son mérite.
Son texte est si dense qu’ici et là son caractère allusif peut l’obscurcir : quel lecteur comprendra, s’il ignore ce qu’est le grand djihad (al jihâd al-akbar), ce qu’est le « petit djihad ou la guerre sainte » (al jihâd al-açghar) ? Modernité est parfois utilisée en faux-sens, à la place de modernisme. Dans les comparaisons, souvent pertinentes, avec la guerre de libération algérienne, on a pu noter, sur l’Algérie, quelques maladresses, méprises ou erreurs factuelles. Parfois trop de faits et trop de noms propres se succèdent en rafales, tant que le lecteur peut s’y perdre. La soif de tout dire sur un sujet extraordinairement complexe peut alourdir le récit et étouffer la riche analyse – la synthèse est un peu plus nuageuse. On aurait aimé, pour mieux comprendre, une analyse du système de la narcoéconomie où trafiquants maffieux opèrent dans les deux camps. On perçoit que la guerre d’Afghanistan est à terme propédeutique de l’avène ment de l’ordre chinois, économique et non militaire – les entreprises chinoises sont déjà présentes ou à l’affût. C’est une société chinoise qui met la main en 2007 sur les riches mines de cuivre d’Aynak en y investissant trois milliards de dollars. Mais Jean-Charles Jauffret ne développe pas, il parle davantage du Pakistan, voisin plus proche et directement intéressé, voire de l’Inde, même s’il note brièvement que « le matou chinois veille » (p. 79) Sur le plan mondial, la Chine n’est plus si loin que ne le laisse entendre par prétérition le livre de Jean-Charles Jauffret – il ne lui consent que quelques allusions.
Contacté le 18 janvier 2011, Jean-Charles Jauffret estime que son livre, paru en avril 2010, a déjà vieilli. Il m’a écrit : « Les choses évoluent très vite. Nous n’avons plus rien à faire dans ce pays promis à un nouveau cauchemar. » Le sommet de Lisbonne de l’otan, de novembre 2010, en a entériné un calendrier de retrait sur deux ans et demi à partir de juillet 2011, alors que la guerre va crescendo (702 tués pour la coalition en 2010, et plusieurs milliers de victimes parmi les civils afghans). Les femmes protégées par les troupes françaises en Kapisa, dans le district de Surobi où se trouve la vallée d’Uzbin, « sont de nouveau battues, parfois exécutées devant nos troupes qui ne réagissent pas, sur ordre » (Jean-Charles Jauffret). Pour lui l’Afghanistan sera laissé à Karzaï, narco sans autorité, et sans véritable État, sans cadres compétents – les Américains passent les clefs à l’ana alors que celle-ci est encore à l’instruction : 80 % de ses officiers sont illettrés, les matériels ne pourront être réparés… Aucune conférence régionale inspirée de la solution Kissinger n’a été sérieusement envisagée, aucun accord d’Évian en vue : en clair, la fias évacue en recourant à une solution à la Najibullah – dont a vu le dénouement –, sans prendre en compte le peu que la « contre-insurrection » avait fait de potentiellement constructif. Pour Jean-Charles Jauffret, « la crise du moral de nos troupes est profonde, et avec ce nain de l’Élysée qui veut jouer à la guerre en montrant qu’il est le meilleur allié de l’oncle Sam, je crains que nous soyons les derniers à partir, après combien de vies de nos soldats ? » De fait, si un plagiaire d’Éluard ne peut voir le passé que comme un œuf cassé, l’avenir est en passe d’être un œuf mal couvé.
Et on terminera en rappelant, à supposer qu’une politique digne de ce nom soit à l’ordre du jour, qu’on ne peut vouloir une négociation raisonnable si on continue à laisser la bride sur le cou à Israël : rien ne pourra être résolu si cette question d’épicentre n’est pas résolue. Or ce sont bien les Américains, qui assurent au jour le jour la survie financière et stratégique d’Israël, qui ont les cartes en mains. Pour l’Afghanistan, Jean-Charles Jauffret écrit que les responsables ne veulent pas voir : il parle de « politique de l’autruche ». Cela est vrai aussi pour d’autres conflits de par le monde, principalement au Proche- et au Moyen-Orient où ils sont unis entre eux, ainsi que le disait Jacques Berque, « comme le sont les nénuphars par leurs racines » : les nénuphars flottent, mais les racines sont bien ancrées dans ce sol qu’est le théâtre de l’histoire. Pour remonter le moral (?) de l’ami provençal Jean-Charles Jauffret, et de tant d’autres humains tracassés, faute de mieux offrons-lui pour finir, de son compatriote Sully Peyre, le dernier vers de son poème Intro à l’oustau[11] :

« Es à la fin de tout que li causo van bèn[12] »

Notes

  • [1]
    Ces réflexions ont été suscitées par le livre de Jean-Charles Jauffret, Afghanistan 2001-2010. Chronique d’une non-victoire annoncée, Paris, Autrement, coll. « Frontières », 2010, 277 p.
  • [2]
    Parlement, gouvernement, commandement, l’armée de métier sous la 3e République : 1871-1914, Vincennes, Service historique de l’armée de terre, 1987, 2 vol., 1 355 p.
  • [3]
    Tâlib, c’est en arabe, le demandeur de savoir, l’étudiant.
  • [4]
    Livre de Daniel, 2, 37.
  • [5]
    Prix Nobel de la paix 1973, avec le Vietnamien Le Duc Tho.
  • [6]
    De l’arabe shâfa, yashûfu : regarder, voir.
  • [7]
    Le terme désigne un sport équestre violent des steppes du nord de l’Afghanistan.
  • [8]
    En arabe, pluriel de ‘âlim : savant en matière du savoir par excellence, le savoir islamique (‘ilm, signifie aussi science).
  • [9]
    Koran, sourate III (La famille de ‘Imran), verset 15.
  • [10]
    Parmi les Algériens, notamment Mohammed Seddik Benyahia, Tayeb Boulahrouf, Ahmed Boumendjel, Saad Dahlab, Reda Malek, parmi les Français, notamment Robert Buron, général de Camas, Claude Chayet, Louis Joxe, Bruno de Leusse, Bernard Tricot.
  • [11]
    Entre à la maison.
  • [12]
    C’est à la fin de tout que les choses vont bien.
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