Notes
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[1]
Robert Courrier, né en 1926, troisième d’une famille de cinq enfants, habitait, avec ses parents, ses frères et sa sœur, l’Établissement d’internement administratif de Pellevoisin. Ayant conservé les archives inédites de son père, il a entrepris de recueillir des documents et des témoignages sur les événements qu’il a vécu pendant la Seconde Guerre mondiale.
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[2]
Georges Mandel est arrêté en Afrique du Nord qu’il a gagné sur le bateau Massilia et voulu s’entendre avec les autorités britanniques. Transféré en France, il est « interné administratif » par un arrêté du 6 septembre 1940, tout comme Paul Reynaud interné également par l’arrêté du 6 septembre.
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[3]
La décision de favoriser les rapports permanents et libres de Paul Reynaud et Georges Mandel entre eux est à l’opposé de ce que les autres internés avaient à subir en conformité avec les strictes consignes édictées par Pierre Laval. Soucieux de l’extrême vivacité de Georges Mandel à son égard, le maréchal Pétain a fait demander à mon père de faciliter en permanence leurs rapports personnels qui doivent se dérouler entre eux sans aucun contrôle.
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[4]
Pierre Laval a confirmé cet internement lors du procès Pétain (11e audience, 3 août 1945, compte rendu officiel in extenso des audiences, p. 198, 3e colonne).
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[5]
Otto Abetz (1903-1958), ambassadeur d’Allemagne à Paris de novembre 1940 à juillet 1944, il est condamné à vingt ans de travaux forcés en 1946, libéré en 1954.
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[6]
Otto Abetz, Mémorandum sur les rapports franco-allemands, juillet 1943, Éd. Gaucher, novembre 1948, p. 67.
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[7]
Texte du télégramme : « Voudrais-tu demander autorisation venir ici. Il ne s’agit pas de cas personnel, mais d’intérêts infiniment plus importants. Notre conversation pourrait avoir utilité. Elle est urgente. Cordialement. Max Dormoy. » L’autorisation d’expédition du télégramme adressé à Alexandre Varenne, ami de Max Dormoy, est datée du 30 décembre 1940.
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[8]
Vincent Auriol, Hier, demain, Éd. Charlot, 1945, p. 145-146. En 1946, Vincent Auriol devient le premier président de la République de la IVe République.
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[9]
Jacques Charpentier (1881-1974), bâtonnier de l’ordre des avocats du barreau de Paris, avocat de Paul Reynaud et Georges Mandel, il entre secrètement dans la Résistance en 1941.
-
[10]
Du fait de l’importance de ce document, plusieurs exemplaires avaient été dactylographiés. Robert Courrier possède deux copies (datées du même jour avec la même référence) qui présentent quelques différences de présentation (des virgules ne sont pas placées au même endroit, des majuscules et minuscules sont parfois différentes, il y a un mot différent). La version reproduite ici est celle qui comporte le cachet du ministère de l’Intérieur, Direction générale de la Sûreté nationale, Établissement de Pellevoisin ; la deuxième copie n’en comporte pas.
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[11]
Président du Sénat.
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[12]
Président de l’Assemblée nationale.
-
[13]
Dans la deuxième copie « infamante » est remplacé par « apparente », il s’agit certainement d’une erreur car, dans la suite de ce rapport, « infamants » apparaît deux fois pour qualifier les griefs portés contre Paul Reynaud.
-
[14]
Helmut Knochen (1910-2003), colonel SS, chef de la police de sûreté et du service de sécurité pour la France. Condamné à mort en 1946, extradé en France, il est gracié en 1954 et libéré en 1962.
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[15]
Cité par Barbara Lambauer, Otto Abetz et les Français, Paris, Fayard, 2001, p. 279.
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[16]
Jacques Chevalier (1882-1962), filleul du maréchal Pétain, secrétaire d’État à l’instruction publique et à la jeunesse puis à la famille et à la santé du 14 décembre 1940 au 12 août 1941. Anglophile, il a négocié avec lord Halifax les accords secrets de décembre 1940.
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[17]
Le maréchal Pétain a lu puis brûlé le message dans sa cheminée sitôt après sa lecture, comme demandé par Winston Churchill.
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[18]
En poste à Londres avec le titre de chargé d’affaires pour les légations du Canada auprès de la France, de la Belgique et des Pays-Bas.
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[19]
Mémoires de Winston Churchill, La Seconde Guerre mondiale, Paris, Plon, 1949, t. II, p. 325-326.
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[20]
Ibid., p. 326.
-
[21]
L’amiral Muselier est faussement accusé par les Britanniques d’être secrètement entré en contact avec Vichy et d’avoir transmis à l’amiral Darlan le plan de l’expédition de Dakar. Il est arrêté le 2 janvier 1941 et libéré le 8.
-
[22]
Vincent Auriol, Hier, demain, Éd. Charlot, 1945, p. 146-147.
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[23]
Rapport du commissaire Courrier au directeur général de la Sûreté nationale, Aubenas, 2 janvier 1941. Ce rapport porte la mention « PERSONNEL et URGENT ».
-
[24]
Rapport du commissaire Courrier au directeur général de la Sûreté nationale, 2 janvier 1941.
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[25]
Joachim von Ribbentrop (1893-1946), ministre allemand des Affaires étrangères de 1938 à 1945. Il est condamné à mort lors du procès de Nuremberg et exécuté le 16 octobre 1946.
-
[26]
L’intégralité de ce télégramme se trouve à la page 67 du Mémorandum sur les rapports franco-allemands écrit par Otto Abetz en juillet 1943, découvert dans les archives du IIIe Reich, Éd. Gaucher de novembre 1948.
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[27]
Vincent Auriol, Hier, demain, p. 147.
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[28]
Ibid., p. 149.
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[29]
Le Journal d’Aubenas du 15 janvier 1941 fait état de la présence des personnalités venant de Pellevoisin sous le titre « Les détenus de Pellevoisin ont été transférés à Vals-les-Bains ». L’Établissement d’internement administratif demeure à Vals-les-Bains jusqu’à sa fermeture en octobre 1942, il est également dirigé par le commissaire Courrier.
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[30]
Compte rendu officiel du procès Pétain, 20e audience, 14 août 1945, Éd. Pariente, 1976, p. 160.
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[31]
Il avait été sous-secrétaire d’État à la présidence du Conseil dans le gouvernement Paul Reynaud.
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[32]
Rapport du 4 janvier 1941, 16 heures.
-
[33]
Otto Abetz, Mémoires d’un ambassadeur, Paris, Stock, 1953, p. 195.
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[34]
Le 14 janvier 1944 à Marrakech, Winston Churchill se confie quant aux répercussions sur toute l’Europe de l’Ouest qu’aurait pu provoquer la réussite de la tentative de retournement qu’il avait lancé le 31 décembre 1940. Constatant les fortes ambitions de l’URSS de Staline sur l’ouest de l’Europe alors que le nazisme commençait à vaciller, il laisse à penser que, finalement, la bonne stratégie pour les démocraties occidentales fut en fait celle du président Roosevelt.
-
[35]
Le 5 juin 1942, Winston Churchill, persuadé que ce retournement pourrait toujours se produire, écrit à Anthony Eden, son ministre des Affaires étrangères : « J’ai toujours été prêt à ne pas faire de concessions à Vichy et à agir contre eux et j’ai toujours été sûr que Vichy, d’une manière ou d’une autre, courberait le dos et s’en accommoderait. Quand je regarde vers l’avenir, à une date qui ne me semble pas très éloignée, lorsqu’un grand changement aura lieu dans les masses françaises et que la certitude d’une victoire alliée se manifestera, il se produira alors un changement définitif dans l’action du gouvernement de Vichy » (cité dans Marc Ferro, Pétain, Paris, Fayard, 1987, p. 399-400). Cinq mois plus tard, quand intervient le débarquement américain en Afrique du Nord, les espoirs de Churchill sont déçus, le gouvernement de Vichy ne bascule pas dans le camp des Alliés.
1Le présent document a été établi sur la base des archives et des textes écrits par Robert Courrier [1] concernant la période où son père était le directeur de l’Établissement d’internement administratif de Pellevoisin (Indre).
2En 1997, Robert Courrier a remis aux Archives nationales un texte intitulé « Pétain et la cause anglo-saxonne » (enregistré sous la cote 72 AJ 2209) puis, en 2006, un recueil de documents intitulé « Le choc des stratégies dans la conduite de la guerre » (numéro d’entrée 06-14 de la sous-série 72 AJ), documents, selon son souhait, mis à la libre disposition des chercheurs.
3Robert Courrier a vécu et connu des situations exceptionnelles, il détient des éléments intéressants et probants restés enfouis dans leur secret d’origine. Il lui a semblé utile d’apporter son témoignage pour favoriser, si possible, une meilleure analyse de certains faits qui sont restés troublants.
4Le présent texte (analyses et commentaires) est une synthèse des deux documents de Robert Courrier ainsi que d’entretiens. Il a été saisi, regroupé, mis en forme et placé dans un ordre chronologique. Des éléments ont été ajoutés (titres, intertitres, notes biographiques, dates, transcriptions de lettres et de rapports). Ce texte a été soumis avant publication à Robert Courrier afin qu’il puisse vérifier sa conformité au témoignage pour l’histoire qu’il souhaite apporter.
LES PRINCIPAUX PROTAGONISTES
5Otto Abetz, ambassadeur d’Allemagne en France.
6Vincent Auriol, ancien ministre des Finances du gouvernement Léon Blum.
7Jacques Chevalier, secrétaire d’État à l’Instruction publique et à la Jeunesse du gouvernement Pétain (depuis le 14 décembre 1940).
8Winston Churchill, Premier ministre du Royaume-Uni.
9Charles Courrier, commissaire de police mobile, directeur de l’Établissement d’internement administratif de Pellevoisin.
10Marx Dormoy, ancien ministre de l’Intérieur du gouvernement Léon Blum, assassiné le 26 juillet 1941.
11Adolf Hitler, chef de l’État allemand, IIIe Reich.
12Pierre Laval, vice-président du Conseil du gouvernement du maréchal Pétain (jusqu’au 13 décembre 1940).
13Albert Lebrun, président de la République française.
14Georges Mandel, ancien ministre de l’Intérieur du gouvernement Paul Reynaud, assassiné le 6 juillet 1944.
15Jules Moch, ancien ministre des Travaux publics du gouvernement Léon Blum.
16Philippe Pétain, président du Conseil puis chef de l’État français et président du Conseil.
17Charles Pomaret, ancien ministre de l’Intérieur et du Travail des gouvernements Paul Reynaud et Philippe Pétain.
18Paul Reynaud, ancien président du Conseil.
19Franklin D. Roosevelt, président des États-Unis.
20Édouard Wood (lord d’Halifax), secrétaire d’État aux Affaires étrangères du gouvernement Churchill (jusqu’au 22 décembre 1940) puis ambassadeur du Royaume-Uni aux États-Unis.
21Dates : décembre 1940 et janvier 1941.
22Lieux : Pellevoisin (Indre), Aubenas (Ardèche), Vals-les-Bains (Ardèche), Paris, Vichy, Berlin, Londres, Washington.
PRINCIPAUX ÉVÉNEMENTS POLITIQUES DES SIX DERNIERS MOIS DE 1940
2316 juin : démission du gouvernement Paul Reynaud.
2417 juin : le maréchal Philippe Pétain forme le gouvernement et demande les conditions de l’armistice.
2518 juin : Appel du général de Gaulle à Londres.
2622 juin : signature de la convention d’armistice franco-allemande à Rethondes.
271er juillet : le gouvernement Pétain s’installe à Vichy.
2810 juillet : vote par les parlementaires de la Loi donnant les pleins pouvoirs constituants au maréchal Pétain.
2911 juillet : promulgation des actes constitutionnels fondant l’État français.
3012 juillet : Pierre Laval est nommé vice-président du Conseil.
3124 octobre : rencontre Hitler-Pétain à Montoire (Loir-et-Cher) où est admis le principe d’une collaboration avec l’Allemagne.
3224 octobre : accords secrets Rougier-Churchill à Londres.
3312 décembre : accords secrets Chevalier-Halifax à Londres.
3413 décembre : Pierre Laval, démissionné, est remplacé par Pierre-Étienne Flandin.
35Deux personnalités françaises, internées à Pellevoisin, jouent un rôle capital dans les événements qui vont être relatés.
36Paul Reynaud, homme d’action, est connu comme étant un grand admirateur des démocraties anglo-saxonnes. Il est un ami personnel de Winston Churchill, il est également lié d’une forte amitié au président américain Franklin D. Roosevelt.
37Paul Reynaud avait manifesté le souhait de continuer la lutte en Afrique du Nord. Par suite de la déchirure gouvernementale et du traumatisme national causés par la défaite, il admet, le 16 juin 1940, qu’un armistice puisse être demandé, mais à la condition formelle que ce soit le maréchal Pétain qui le gère et que les conditions exigées par l’ennemi ne soient pas inacceptables. Dans le cas contraire, il est convenu, en secret, qu’il reprendra la tête d’un gouvernement de résistance. Le président de la République, Albert Lebrun, sur les conseils de Paul Reynaud, charge alors le maréchal Pétain de former le nouveau gouvernement dans lequel entrent plusieurs anciens ministres de Paul Reynaud, avec l’approbation de ce dernier.
38De son côté, Georges Mandel, ministre de l’Intérieur, s’est montré très fermement opposé à l’armistice que venait d’admettre Paul Reynaud. Ancien collaborateur de Georges Clemenceau, il a la réputation d’un homme à poigne, persévérant dans ses objectifs. Il ne fait pas partie du nouveau gouvernement [2].
39Subissant la défaite, Paul Reynaud et Georges Mandel n’en restent pas moins déterminés à s’opposer fermement à Adolf Hitler. À cet effet, ils vont user de leur forte notoriété auprès des hauts dirigeants et amis anglo-saxons car ils sont confiants de pouvoir parvenir à leur objectif de rebond, de dignité du pays, objectif hautement secret devant la présence de l’ennemi sur le sol national.
L’ÉTABLISSEMENT D’INTERNEMENT ADMINISTRATIF DE CHAZERON
40Le maréchal Pétain a estimé que Léon Blum, Édouard Daladier et le général Maurice Gamelin étaient « responsables de la défaite » du pays et devaient être jugés en conséquence, tandis que Paul Reynaud et Georges Mandel n’en étaient pas responsables. Les Allemands ne sont pas du même avis et exigent que toutes ces personnalités soient jugées comme « responsables de la guerre ». Afin de les placer en détention, il est créé un Établissement d’internement administratif.
41Le premier est installé au château de Chazeron (commune de Loubeyrat, Puy-de-Dôme) pour y détenir Léon Blum, Édouard Daladier, Maurice Gamelin, Paul Reynaud et Georges Mandel. Cet Établissement est dirigé par mon père, le commissaire de police mobile Charles Courrier (1896-1944) chargé de la « sécurité et de la bonne garde » des personnalités internées. Il a été retenu d’office à cause sans doute de ses rapports avant la guerre avec des ministres et des parlementaires pour devenir, en septembre 1940, l’intermédiaire responsable direct auprès du ministre de l’Intérieur de l’Établissement de Chazeron.
42Le maréchal Pétain tient fermement à être le seul responsable du sort de la personne de son prédécesseur Paul Reynaud, ce qui n’est pas du tout du goût de certains de son entourage, moins encore de Pierre Laval qui connaît bien le rusé Paul Reynaud. Ayant vite réussi à s’imposer au pouvoir aux côtés du vieux maréchal, Laval est fermement convaincu que Paul Reynaud n’a pu démissionner brusquement le 16 juin 1940 en faveur de Pétain sans arrière-pensée, sans s’être forgé un plan de complicité de nature à contrecarrer le moment venu son propre plan à lui, Laval, qu’il tient à convenir avec « l’invincible vainqueur allemand » sur le sol français.
43Le traumatisme subi par tous les Français en juin 1940 exige un procès à l’encontre des « responsables de la défaite ». Dans cet objectif, pour le maréchal Pétain, il est vite devenu impératif de retirer son prédécesseur Paul Reynaud ainsi que Georges Mandel de la compagnie de Léon Blum, d’Édouard Daladier et du général Gamelin qui doivent se trouver, quant à eux, concernés par l’ouverture d’un tel procès. Ce transfert s’impose d’autant plus que des pressions, sous l’œil attentif de l’occupant, s’orientent déjà pour un procès, non pas des « responsables de la défaite », mais celui des « responsables de la guerre » donc de Paul Reynaud et Georges Mandel qui sont les premiers visés. Tactiquement, politiquement, il ne pouvait être question de laisser ces cinq hautes personnalités ensemble.
44Le 16 novembre 1940, le maréchal Pétain fait transférer Paul Reynaud et Georges Mandel du château de Chazeron à l’hôtel Notre-Dame de Pellevoisin (Indre), près de Châteauroux, en zone libre, à une trentaine de kilomètres de la ligne de démarcation.
L’ÉTABLISSEMENT D’INTERNEMENT ADMINISTRATIF DE PELLEVOISIN
45Cet hôtel pour pèlerins a été réquisitionné et transformé en Établissement d’internement administratif dont la direction est confiée à mon père. Les trois autres personnalités de Chazeron, Léon Blum, Édouard Daladier et le général Gamelin, deviennent « inculpées » et sont transférées à Bourrassol près de Riom.
46Les internés de Pellevoisin sont les politiques Paul Reynaud, Georges Mandel, Vincent Auriol, Jules Moch, Max Dormoy, Charles Pomaret, mais aussi les industriels de l’aéronautique Émile Dewoitine, Paul-Louis Weiller (société des moteurs d’aviation Gnome et Rhône) et Marcel Bloch (futur Marcel Dassault). Les chambres, transformées en cellules, sont individuelles, fermées à clef de l’extérieur la nuit, sommairement meublées, mais correctement chauffées, le régime est semi-pénitentiaire, les familles peuvent envoyer des colis et rendre visite.
47L’Établissement doit être secret. Il dépend du chef de l’État par l’intermédiaire direct du ministre de l’Intérieur, Marcel Peyrouton. Mon père doit y être présent en permanence, sa famille (sa femme et ses cinq enfants) étant la seule à être autorisée à y vivre aux côtés des internés.
48Très intéressé par les faits tout à fait extraordinaires que je traverse, je suis souvent dans le bureau de mon père à m’occuper de petits travaux de secrétariat en dehors de mes heures d’études. Mon père n’a pas manqué de m’inculquer la nécessité du secret absolu.
49Je me souviens que Georges Mandel était toujours triste, d’une exigence extrême, blessé en lui-même, terriblement outré d’avoir été arrêté par un gouvernement français, incompris, au caractère aigri, peu aimable avec tout son environnement, non seulement avec le responsable du lieu, mais aussi avec tout le personnel : femmes de chambre, serveurs, inspecteurs de police. Il se sentait très seul, emmitouflé souvent dans son pardessus. La compagnie constante de Paul Reynaud à ses côtés, souhaitée par le maréchal Pétain qui pensait que l’ancien chef du gouvernement arriverait à le convaincre à plus de patience [3], ne lui est pas heureuse, ni solidaire dans les débuts. De graves problèmes de stratégie politique les séparent.
50Le contraste est surprenant avec Paul Reynaud, ami personnel de Churchill et de Roosevelt – il le répète à plaisir – qui est toujours guilleret, plein d’allant, très confiant en son avenir politique duquel il s’est mis volontairement en réserve, pour un temps, du fait des circonstances. Il donne l’impression de pouvoir maîtriser la situation comme il l’entend. Mon père, dans ses longs contacts journaliers avec lui, allait jusqu’à confier à ma mère que Paul Reynaud lui donnait l’impression d’être toujours le président du Conseil. J’étais saisi par ce genre de confidence d’autant plus que mon père ajoutait : « Le maréchal Pétain s’intéresse beaucoup à Paul Reynaud. » Je ne manquais pas de ressentir que j’allais vivre à ses côtés des heures historiques toutes particulières. Elles m’inclinaient à devoir m’y intéresser beaucoup aussi.
51Georges Mandel estimait que Paul Reynaud persistait à faire la part trop belle au maréchal. Entre eux, les choses ne se sont arrangées que plus tard, dans une meilleure compréhension des faits inquiétants pour eux et pour le pays. La stratégie politique nationale et internationale anglo-saxonne ou allemande, dans les objectifs des uns comme des autres, n’est nullement absente dans les contacts journaliers de mon père avec eux. Dans un premier temps, ils cherchent à faire connaître à qui de droit – par son intermédiaire – leurs critiques et leur position d’hommes politiques chevronnés, plus chevronnés que toute l’incompétence de Vichy, pouvait-on comprendre !
52Je suis attentif aux remarques de mon père lors de nos repas familiaux. Autant, constate-t-il, le caractère de Georges Mandel est difficile à supporter, contrairement à celui plus compréhensif de Paul Reynaud, autant Georges Mandel se révèle à lui comme un homme politique d’une extrême compétence, d’une extraordinaire clairvoyance qui jaillit de ses raisonnements parfois inattendus, de sa vision de la situation générale, de son évolution probable. Souvent il influence avec force Paul Reynaud qui ne manque pas d’en tenir compte pour s’affirmer auprès du maréchal Pétain.
LE COUP DE FORCE DU 13 DÉCEMBRE 1940 ET SES CONSÉQUENCES
53En décembre 1940, les autorités allemandes ne font pas mystère de leur volonté d’annexer l’Alsace et la Lorraine en violation des clauses de l’armistice. L’apathie du gouvernement français entraîne une réaction rapide et radicale de l’ancien président du Conseil Paul Reynaud.
54À la fin de l’année 1940, le maréchal Philippe Pétain (chef de l’État et du gouvernement) est déjà en forte mésentente avec Pierre Laval, son vice-président du Conseil depuis le 12 juillet et son dauphin désigné. S’il n’apprécie pas l’homme ni sa politique, il ne se sent pas en force de s’en séparer. C’est alors que lui parviennent de Pellevoisin quelques suggestions et soutiens qui pourraient lui être utiles pour prendre cette décision.
55Le 13 décembre 1940, à Vichy, le maréchal Pétain fait arrêter Pierre Laval qui, selon sa volonté doit être « interné administratif » à Pellevoisin et en fait aviser le directeur de l’Établissement [4]. Mais, les événements ne se déroulent pas comme il avait été envisagé. Furieux, l’ambassadeur d’Allemagne en France, Otto Abetz [5], décide sur le champ de se lancer militairement en zone libre pour le libérer tandis qu’il se trouvait chez lui sous bonne garde. Après tergiversations avec le maréchal Pétain, Otto Abetz emmène Pierre Laval auprès de lui, à Paris.
56Pierre Laval se sent miné par la vengeance par suite de ce coup de force contre sa personne. Un télégramme d’Otto Abetz est explicite sur le sujet : « Depuis son séjour à Paris, Laval garde des contacts étroits avec toutes les personnalités et organisations qui désirent voir se réaliser sa politique de collaboration sincère avec l’Allemagne. Il est ainsi disposé [...] à rechercher une nouvelle discussion avec le maréchal à Vichy ou à constituer en France occupée un gouvernement et à le déclarer compétent pour tout le pays. » [6]
57L’éviction de Pierre Laval et de sa politique de collaboration soude profondément entre eux tous les « internés administratifs » de l’Établissement qu’ils soient de droite ou de gauche, d’autant plus qu’ils savent que des pressions inquiétantes d’Hitler s’abattent sur le maréchal Pétain, seul et vulnérable dans les circonstances qui se déroulent à la fin de décembre 1940.
58Les internés demandent alors à mon père de faire part au maréchal de leurs fortes inquiétudes et de leur disponibilité pour toute digne participation à ses côtés. À cet effet, les coups de téléphone se succèdent les uns aux autres. Un court résumé est transcrit dans les rapports journaliers au ministre de l’Intérieur Peyrouton (correspondance sous pli secret) pour être porté à la connaissance du maréchal (imprudence encore de part et d’autre). Tous dénigrent les incapables du gouvernement de Vichy dans leurs orientations néfastes pour le pays, mais, curieusement, tous ménagent en cette période la personne du maréchal Pétain qui se laisse entraîner dans ce « bourbier ».
59Vincent Auriol se souvient, il en fait mention dans ses Mémoires : « Le jour de Noël, on nous autorise à nous réunir. Le gouvernement résiste, paraît-il, aux pressions d’Hitler. Le maréchal va-t-il se ressaisir ? Notre décision est prise. En notre nom, Dormoy remet au directeur de la prison un télégramme par lequel il informe le ministre de l’Intérieur, M. Peyrouton, que si le gouvernement tient tête à l’ennemi, nous serons à ses côtés et ferons appel à la classe ouvrière pour qu’elle oppose à l’Allemagne l’unité française. En même temps, Dormoy télégraphie à Alexandre Varenne [7] pour qu’il vienne nous voir d’urgence. Un seul résultat : le ministre de l’Intérieur blâme sévèrement le directeur d’avoir laissé expédier ce dernier télégramme sans l’avoir fait passer par les services de la Sûreté nationale à Vichy. » [8]
60Ce même 25 décembre, Paul Reynaud, qui se sent investi du rôle capital de « détenteur de la politique de résistance du pays », sort de sa réserve. Il a demandé à recevoir la visite d’un ami de longue date, Jacques Charpentier [9], son avocat. Profitant de l’occasion d’être inculpé dans une affaire financière dite « Leca-Devaux », Paul Reynaud désire porter à la connaissance de certaines personnalités de Vichy les secrets de sa démission du 16 juin 1940 par l’intermédiaire de mon père, surpris de devoir les transcrire dans son rapport, chose faite, pratiquement sous la dictée pour l’essentiel.
Pellevoisin, le 25 décembre 1940
RAPPORT SPÉCIAL [10]
61Le Commissaire de Police Mobile, Charles COURRIER,
62 Chef de Service
63à Monsieur CHAVIN
64 Directeur général de la Sûreté Nationale
65 à VICHY
66« J’ai reçu ce matin, Me Jacques CHARPENTIER, bâtonnier de l’ordre des Avocats au Barreau de Paris, porteur de votre autorisation de visite du 24 décembre 1940, à l’inculpé M. Paul REYNAUD, interné à Pellevoisin, valable une seule fois, prescrivant en outre que l’entretien aura lieu dans la chambre de M. Paul REYNAUD ET EN MA PRÉSENCE.
67« Me Jacques CHARPENTIER a été aussitôt introduit devant M. Paul REYNAUD.
68« L’ENTRETIEN. – Les deux interlocuteurs protestèrent tout d’abord contre ma présence et tinrent à ce qu’il soit souligné qu’à leur avis elle était illégale, ajoutant qu’une démarche serait faite auprès de M. le ministre, Garde des Sceaux, Secrétaire d’État à la Justice, tendant à libérer ces entretiens d’une telle contrainte.
69« M. Paul REYNAUD fit ensuite un historique des événements de Bordeaux (juin 1940). Il précisa que mis en minorité au Conseil des ministres sur la question ressortissant à la conduite de la Guerre, il vint offrir sa démission au Président LEBRUN qui l’accepta, visiblement contraint. M. REYNAUD lui conseilla de désigner M. le Maréchal PÉTAIN pour lui succéder. Un entretien eut lieu entre MM. les Présidents LEBRUN, JEANNENEY [11], HERRIOT [12] et Paul REYNAUD, à la suite duquel il fut retenu que la Présidence du Conseil reviendrait au Maréchal PÉTAIN, qui serait chargé de conclure l’armistice, mais que si les exigences allemandes étaient inacceptables, le Maréchal disparaîtrait et il serait à nouveau fait appel à M. Paul REYNAUD qui poursuivrait la politique de résistance. Dans ce but, et pour permettre à M. Paul REYNAUD, d’être à la disposition du Président de la République, qui devait se rendre à Perpignan avec le gouvernement, il fut décidé que le Président démissionnaire suivrait M. LEBRUN tout au moins jusqu’à Narbonne.
70« Entre-temps, le Maréchal fit dire à M. Paul REYNAUD qu’il le prendrait volontiers dans son Cabinet en qualité de Vice-Président du Conseil, mais ce dernier, fit observer qu’on ne pourrait admettre que l’homme de l’armistice, de la soumission, s’allie à l’homme de la résistance.
71« Le Maréchal s’étant rallié à cette façon de voir, il fut alors décidé que M. Paul REYNAUD serait nommé Ambassadeur de France à Washington où il pourrait utilement servir la France. Le décret fut présenté aussitôt à la signature du Président LEBRUN, qui contrairement à l’habitude et parce qu’il poursuivait cette idée, que M. Paul REYNAUD pourrait revenir au pouvoir quelques jours plus tard, au cas où les conditions de l’armistice seraient inacceptables, refusa de le signer. D’autre part, M. Paul REYNAUD fit observer au Maréchal, à l’occasion de sa nomination d’Ambassadeur à Washington et, précisément parce qu’on pouvait le représenter aux U.S.A. comme le champion de la résistance à outrance, qu’il ne pouvait valablement être là-bas, le porte-parole du Gouvernement qui avait réalisé l’armistice, encore qu’il ait ajouté qu’il lui déplaisait d’accepter ce poste où il pourrait donner l’impression en France, qu’il fuyait les conséquences désastreuses de la défaite.
72« Ce point d’histoire précisé, M. Paul REYNAUD, aborda ensuite l’affaire LECA et DEVAUX, ses deux collaborateurs directs à la Présidence du Conseil, aujourd’hui à l’étranger, inculpés avec lui de détournement de fonds publics (20 millions de francs).
73« L’ancien Président du Conseil, émit cette idée avec conviction, que cette inculpation, qui ne pouvait être prise au sérieux par la Cour Suprême de Justice, qui se refusait d’ailleurs de procéder à son arrestation, dissimulait l’intention de la part du Gouvernement de le discréditer sous une accusation infamante [13] sur laquelle des journaux s’étendent à plaisir, afin de donner au Gouvernement une apparence de raison et de légitimité quant à l’internement de M. Paul REYNAUD.
74« Sur le fonds de l’inculpation, l’ancien Président est sarcastique, violent. Rien ne tient debout, LECA et DEVAUX quittèrent la France alors que M. Paul REYNAUD n’exerçait plus dans le Gouvernement et qui ne se sentait pas le pouvoir de les en empêcher. Tous deux l’informèrent de leur intention de fuir le sol national. Ils avaient l’un et l’autre une peur physique intense de l’Allemand, il les laissa faire en leur disant cependant sa désapprobation, sa femme de chambre aurait été le témoin de son attitude. De quoi il résulte que M. Paul REYNAUD réfute avec force l’accusation d’avoir favorisé la fuite de MM. LECA et DEVAUX et moins encore le complice d’un détournement de fonds publics.
75« PROCÉDURE. – Sur la forme de la procédure, Me CHARPENTIER, M. Paul REYNAUD envisagèrent d’abord, pour la rejeter ensuite, l’opportunité d’une arrestation qui amènerait ce dernier dans une maison d’arrêt, à Bourrassol par exemple, mais l’ancien Président, objecta que, s’il y avait à cela un avantage au point de vue tactique il y avait par contre, un gros désavantage au point de vue politique, son arrestation pouvant donner à croire dans l’opinion publique à la réalité des faits infamants visés dans l’inculpation.
76« En fin d’entretien, il fut décidé tout simplement, que Me CHARPENTIER tenterait d’obtenir la communication du dossier et de suivre au mieux la marche de l’instruction.
77« CONSIDÉRATIONS. – L’ensemble de l’entretien donne la conviction que M. Paul REYNAUD s’apprête non seulement à se défendre des griefs infamants portés contre lui, mais encore à attaquer vigoureusement le Gouvernement de Vichy “sur tous les terrains”, attendu que son internement ne s’inspire que des considérations politiques et que, sur ce point, il estime être inattaquable. »
Le Commissaire de police mobile Chef de service
78Sitôt l’entretien terminé, l’émissaire Jacques Charpentier se rend à Vichy afin de s’entretenir immédiatement auprès d’autorités politiques en place pouvant être ralliées.
79En révélant la teneur des secrets du 16 juin 1940, Paul Reynaud, estime que le moment est venu d’une ferme et digne réaction envers l’Allemagne. Il semble vouloir faire admettre à un milieu contrarié, qu’il sait hésitant dans les responsabilités à Vichy, le bien-fondé et la légitimité du rôle de détenteur de la politique de résistance du pays qu’il incarne, comme il en avait été convenu le 16 juin 1940, en plein accord avec les quatre plus hautes personnalités de l’État au moment de la remise du pouvoir au maréchal Pétain qui n’en ignore rien. Le pays se doit de réagir et c’est donc à lui, estime-t-il, de reprendre et de mener cette politique pour le bien du pays.
80On s’affaire beaucoup dans l’Établissement. Paul Reynaud, du fait de la spécificité de sa propre action et de ses responsabilités personnelles à l’égard du maréchal Pétain, agit seul tous azimuts. Il bénéficie de bonnes complicités extérieures. Il sait aussi utiliser celle active de mon père, conscient de l’enjeu national qui ne cesse de l’entourer.
81Les autres internés en sont tenus à l’écart. Ils sont toujours avides les uns et les autres d’en savoir davantage auprès du directeur sur ce que peut bien faire Paul Reynaud dans son coin. Mon père reste toujours extrêmement discret. Devant cette attitude, les autres internés politiques se regroupent entre eux pour l’action qu’ils estiment devoir entreprendre de leur côté auprès du maréchal Pétain. La complicité du directeur leur est également acquise. Ses interventions et ses coups de téléphone avec le proche collaborateur du ministre Peyrouton sont innombrables durant cette dernière semaine de décembre, de nuit aussi. Chacun, de part et d’autre, a toujours besoin d’en connaître davantage.
82En la circonstance, il n’y avait plus de barrières politiques entre les internés, seul comptait l’intérêt supérieur et l’unité du pays. C’est ainsi qu’ils désignent l’entreprenant et courageux Marx Dormoy comme étant leur « chef de file », selon leur propre qualificatif. Georges Mandel de son côté sait s’imposer comme le « conseiller » le plus influent de Marx Dormoy. Ce dernier l’accepte volontiers et en sera reconnaissant à Georges Mandel. Ils se lieront tous deux d’amitié à partir de cette démarche commune. Au titre de « chef de file », Marx Dormoy exprime le désir de s’entretenir lui-même, par téléphone si possible, avec le maréchal Pétain ou, tout au moins, avec le ministre de l’Intérieur Peyrouton. Ce dernier, informé par le directeur, accepte volontiers de continuer à connaître leurs intentions, leurs prises de position, leurs propositions qu’il répercute au maréchal, mais, dans l’état actuel de la situation, il se refuse à tout contact direct avec quiconque des personnalités de l’Établissement. La détermination et le courage ne manquent pas dans l’Établissement, mais la prudence s’impose.
83Plusieurs internés manifestent ouvertement leur point de vue, ainsi qu’en témoigne le rapport hebdomadaire de mon père en date du 28 décembre 1940 et destiné au directeur général de la Sûreté nationale à Vichy qui, comme tout ce qui provient de l’Établissement de Pellevoisin, est remis au ministre de l’Intérieur Peyrouton qui répercute au maréchal Pétain :
84« Les internés “d’origine politique” se montrent soucieux de l’avenir du pays. La lecture des journaux leur donne à comprendre que des difficultés sont apparues entre le Gouvernement du Maréchal Pétain et le Gouvernement allemand. [...]
85« C’est ainsi que M. Marx DORMOY, cessant de combattre “en esprit” le Gouvernement du Maréchal dit qu’aujourd’hui toutes les forces vives de la nation doivent se grouper derrière lui, abandonnant toute haine, toute polémique, pour ne poursuivre qu’un seul but : l’unité nationale. [...]
86« Le même souci national anime aujourd’hui M. Vincent AURIOL, M. Eugène MONTEL, M. Georges MANDEL et M. Paul REYNAUD. Pourtant chez ces deux derniers on ne sent pas qu’ils aillent jusqu’au désir d’apporter une collaboration active au Gouvernement. [...]
87« En résumé, devant les difficultés de l’heure, les sentiments de haine s’amenuisent et laissent s’élever un souci : la crainte de voir l’unité nationale mise en cause et un espoir : celui de voir le Gouvernement du Maréchal faire appel à toutes les forces actives et morales, même les leurs en vue de garantir cette unité.
88« Chez les internés “hommes d’affaires” aucun sentiment de cette nature ne prend un relief. »
89Les Allemands, plus particulièrement l’ambassadeur Otto Abetz, surveillent attentivement le comportement du maréchal Pétain. Le 28 décembre 1940, le colonel Helmut Knochen [14], responsable en France de la « Sicherheitsdienst », le service de renseignement du parti nazi, adresse à Otto Abetz, un rapport l’informant que « Pétain est disposé à s’exiler à tout moment à Alger ; les archives les plus importantes des ministères seraient déjà emballées, voire en partie en route, alors que les officiers démobilisés doivent se tenir prêts, comme la Flotte » [15].
90Le 30 décembre (16 heures), mon père adresse un nouveau rapport au directeur général de la Sûreté nationale à Vichy :
91« J’attire votre attention sur les termes de mon rapport hebdomadaire, page 2, adressé avant-hier samedi, vous exposant la position de certains internés politiques. Je la résume ainsi : Si le Gouvernement du Maréchal PÉTAIN connaît de graves difficultés mettant en cause l’unité française, ou bien encore des difficultés résultant de ses rapports avec les autorités occupantes, M. Marx DORMOY, que suivraient d’autres internés politiques, tel M. Georges MANDEL, ne retenant que l’intérêt supérieur du pays et faisant abstraction de toutes considérations personnelles, verraient de leur devoir de l’appuyer de toute la puissance de leurs moyens.
92« Monsieur Marx DORMOY aimerait faire communiquer ses vues au gouvernement du Maréchal PÉTAIN par l’intermédiaire de M. Alexandre VARENNE à qui il demande de solliciter une autorisation de visite.
93« Le caractère de cette initiative m’oblige, encore que j’en ignore l’opportunité, à vous en tenir informé. »
94Les principaux internés augurent avec une satisfaction non voilée de leur « élargissement », de leur toute prochaine liberté d’action politique et de nouvelle participation nationale.
95Ces révélations sur les réalités du cheminement politique et stratégique en coulisses à ces hauts niveaux de responsabilités ne peuvent être que troublantes de nos jours. Il en fut pourtant ainsi dans le concret des faits au point que ces hautes personnalités que l’on constate très courageuses dans l’action pour la dignité et l’honneur du pays, traquées par le pouvoir en place, n’entrevoyaient pas d’autre alternative réaliste dans cette première période que celle de vouloir faire rallier à eux, à leur cause, à leur action, et en confiance, le maréchal Pétain, chef de l’État.
96Intense espoir entretenu depuis quelque temps. Il va se voir concrétiser pour aboutir sous peu – pense-t-on – à l’objectif qui leur est commun. L’opération se doit d’être secrète pour ne pas attirer l’attention de l’ennemi dans la phase qui s’engage dans l’enthousiasme.
97Le mardi 31 décembre à 13 heures, le secrétaire général pour la police à Vichy téléphone à mon père d’avoir à se préparer sur-le-champ pour un départ rapide de tout son Établissement, départ qui lui est confirmé par le ministre lui-même dans les heures suivantes en lui donnant des directives orales complémentaires. La confirmation arrive à 15 heures : départ immédiat, au plus tard avant 20 heures.
98La destination doit rester ignorée de tous les participants au voyage : des internés eux-mêmes, mais aussi des inspecteurs de police et des gendarmes. Il est formellement demandé à chacun qui estimerait devoir aviser sa famille de son départ d’avoir à dire ne rien connaître de la destination. On ne peut éviter que certains de l’Établissement aient déjà compris dans quelle opération nous nous engagions. Le ministre de l’Intérieur Peyrouton insiste plus encore auprès de mon père sur la crainte qu’il doit avoir à l’esprit d’attaques possibles en cours de route, soit de commandos d’extrémistes pro-allemands, soit surtout d’une attaque de l’aviation allemande au cas où une indiscrétion parviendrait à Berlin. La recherche du secret le plus absolu est fermement exigé.
99Que s’est-il passé ?
L’INTERVENTION DE WINSTON CHURCHILL
100Le 31 décembre 1940 à 11 h 30, le maréchal Pétain, en présence des seuls ministres Pierre-Étienne Flandin et Jacques Chevalier [16], prend connaissance d’un message secret [17] provenant du Premier ministre britannique et transmis par le diplomate canadien Pierre Dupuy [18]. Dans ses mémoires, Winston Churchill a commenté ce message :
101« [...] je tenais essentiellement à donner à Vichy une chance de profiter du tour favorable qu’avaient pris les événements. Dans une guerre, il n’y a place ni pour la rancune, ni pour le dépit, ni pour le ressentiment.
102« Aussi, en plein accord avec les chefs d’état-major et le Cabinet de guerre, j’envoyai à Vichy, par l’intermédiaire de M. Dupuy, le message suivant, qui fut notifié en même temps par les Affaires étrangères à notre chargé d’affaires à Washington. »
31 décembre 1940
103« Premier ministre à maréchal Pétain
104« 1o Si jamais le gouvernement français décidait de passer en Afrique du Nord ou de reprendre la guerre contre l’Italie et l’Allemagne, nous serions disposés à envoyer un corps expéditionnaire puissant et bien équipé, fort d’au moins six divisions, en vue de participer à la défense du Maroc, d’Alger et de Tunis. Ces divisions pourraient être rendues sur place aussi rapidement que le permettraient les moyens de transport et de débarquement. Nous avons à présent une armée puissante et bien équipée en Angleterre, en dehors de réserves considérables d’ores et déjà bien entraînées et qui se perfectionnent rapidement ; cela sans faire état des forces nécessaires pour repousser une invasion. La situation au Moyen-Orient va, elle aussi, en s’améliorant.
105« 2o L’aviation britannique a maintenant commencé son expansion et pourrait, de son côté, apporter une aide efficace.
106« 3o La maîtrise de la mer en Méditerranée serait assurée par la jonction des flottes anglaise et française et par l’usage que nous ferons en commun des bases situées au Maroc et en Afrique du Nord.
107« 4o Nous sommes disposés à engager des conversations d’état-major d’un caractère ultra-secret avec tous représentants militaires que vous désigneriez.
108« 5o D’autre part, nous pensons qu’il est dangereux de temporiser. À n’importe quel moment, de gré ou de force, les Allemands peuvent descendre par l’Espagne, rendre inutilisable notre port de relâche à Gibraltar, prendre en main les batteries établies de part et d’autre du détroit et enfin, installer leur aviation sur les aérodromes. Il est dans leurs habitudes de faire vite ; et, s’ils s’installaient sur la côte marocaine, la porte se refermerait à jamais sur tous ces projets. La situation peut s’aggraver d’un jour à l’autre et nos plans être anéantis, sauf si nous sommes prêts à agir de concert et avec audace. Il est très important pour le gouvernement français de réaliser que nous sommes en mesure de lui apporter une aide puissante et grandissante et que nous sommes disposés à le faire. Mais, un jour ou l’autre, cela pourrait bien ne plus dépendre de nous. » [19]
109Winston Churchill ajoute dans ses Mémoires qu’un message analogue a été envoyé, par un autre intermédiaire, au général Weygand, qui commandait alors en chef à Alger, et précise : « Aucune réponse d’aucune sorte ne me fut faite par qui que ce fût. » [20]
110C’est à 11 h 30 que le maréchal reçoit le message destiné à l’encourager au départ en Afrique du Nord en l’assurant de toute son aide et de sa protection en Méditerranée. Ce message, tombant au même moment que l’action de Paul Reynaud n’est certes pas une coïncidence. Mon père, dans les interventions que lui demandait Paul Reynaud, savait exactement ce qu’il en était pour avoir fait des recherches pour joindre les intermédiaires outillés et compétents. Sans doute le maréchal a dû faire instantanément le rapprochement Reynaud-Churchill. En tout cas, il s’agit d’une surprenante intrusion de Churchill que le maréchal n’a pas dû beaucoup apprécier. Il ne lui répond pas, dans ses Mémoires Churchill le déplore amèrement.
111Une confusion entre les uns et les autres se fait jour. Le maréchal a dû se sentir quelque peu abusé. Autant il semblait décidé à un départ pour former à Alger un nouveau gouvernement qui aurait plus de liberté et d’indépendance, qui pourrait mieux décider de sa politique comme du choix de ses ministres, autant il ne pouvait être disposé à relancer aveuglément la France dans cette guerre, « sans canons » comme il le disait parfois. Une guerre à l’issue plus qu’incertaine encore en dépit des lourds sacrifices qui en découleraient pour le pays, y compris par les vives réactions d’Hitler sur le sol national.
112Une question reste posée pour tenter de comprendre la décision, dans l’esprit de Paul Reynaud et sans doute plus encore de Georges Mandel, de cette prise de risque d’une extrême gravité. À vrai dire, ai-je pensé à tort ou à raison d’après tout ce que j’ai vécu et connu, que ne serait-ce pas cette digne attitude de sacrifice courageusement démontrée au monde entier qui provoquerait le réveil et le sursaut de la puissante Amérique ainsi aspirée dans la nécessité d’avoir à se porter d’urgence au secours de la France et du Royaume-Uni que Churchill ne cesse de réclamer de son côté ?
113Au-delà de certaines manigances, ignorées sur le coup, tout est bien orchestré du côté français. On a même pensé au général de Gaulle, à son insu. Puisque le retournement du pays va entraîner un gouvernement de Résistance en Afrique du Nord, le mouvement gaulliste de Londres n’a plus de raison d’être. Pour autant, le nouveau gouvernement officiel du pays se doit de réserver une place de choix au courageux et estimé général tout en imposant la « liquidation » du mouvement gaulliste. Comment ? Par un discrédit ! Grand secret persistant qui explique la raison pour laquelle Winston Churchill s’est amené dans ces instants-là à l’arrestation de l’amiral Émile Muselier, adjoint du général, l’un et l’autre ayant des relations très tendues, « adroitement » mises à profit pour la circonstance [21].
EN ROUTE VERS LE SUD
114En ce mois de décembre 1940, comment est vécue la situation dans notre Établissement où tout se trame dans le plus grand secret ?
115Hitler a annexé notre Alsace-Lorraine. C’est intolérable ! Georges Mandel se révolte. Il est impératif que la France réagisse durement face à l’ennemi. Paul Reynaud suit, mais d’une façon plus mesurée. Pour lui, Pierre Laval, inféodé à l’ennemi, a la plus grande part de responsabilité dans l’inaction du pays devant ce viol de l’armistice. Il faut éliminer Laval, mais on épargne Pétain suivant le plan de Paul Reynaud car on va « avoir besoin » de lui sous peu. De toute manière, le vieux maréchal devra suivre !
116Des manigances s’organisent dans la première semaine de décembre 1940. Il faut convaincre le maréchal de se séparer impérativement et sur-le-champ de Laval. Des émissaires interviennent auprès de lui, notamment à l’occasion de son déplacement à Marseille. Marcel Peyrouton, le ministre de l’Intérieur, est très proche du maréchal. Il se trouve du bon côté, tous deux sont en très bons termes. Peyrouton s’avère très actif et très favorable pour en finir avec Laval et sa politique. C’est ainsi que Laval a été arrêté, brusquement, le 13 décembre 1940, avec l’accord du maréchal. Les Allemands réagissent, Hitler s’interroge. Il veut savoir. Tergiversations de Pétain. Des forces militaires allemandes s’emparent de Laval et l’emmènent à Paris pour le protéger.
117Le maréchal avait décidé de faire interner Laval à Pellevoisin, il se serait donc trouvé aux côtés de Paul Reynaud à l’esprit vengeur ! Comble inouï dans cette extravagante page d’histoire où les deux plus grands antagonistes du moment allaient cohabiter dans le même hôtel ! Alors, avec qui le maréchal voulait-il donc faire sa politique, pourrait-on s’interroger ?
118Situation toute provisoire à l’évidence puisque l’opération avait pour but d’emmener Laval avec nous dans notre convoi en Afrique du Nord pour le neutraliser là-bas pendant que Paul Reynaud allait y recouvrer un rôle de tout premier plan dans un nouveau gouvernement, pressenti par le maréchal. Ce n’était pas un rêve. C’est ainsi que les choses auraient dû se passer.
119L’intervention d’Otto Abetz faisant libérer Laval et l’emmenant à Paris ne permet pas de le neutraliser, mais n’empêche pas le départ des internés de Pellevoisin pour Marseille.
120Mon père doit se débrouiller tout seul dans cette mission décisive et secrète en prenant lui-même toute initiative avec pour seul objectif d’emmener « à bon port ses précieux hôtes ». Il accepte cette mission délicate et particulièrement importante sur tous les plans, mais à la condition formelle qu’il puisse emmener avec lui sa famille nombreuse, sans aucune ressource, composée de cinq enfants (le plus jeune a 3 ans) et d’une grand-mère, expatriée de son domicile lorrain qu’elle ne peut en aucun cas rejoindre. Acceptation instantanée et exceptionnelle du ministre, dans l’urgence et pour le maintien du secret absolu – il n’avait guère d’autre choix.
121Vincent Auriol a relaté l’annonce du départ dans ses mémoires : « Dans l’après-midi du 31 décembre, les inspecteurs nous transmettent l’ordre de préparer nos valises. Ils nous disent confidentiellement : “Nous devons être dirigés vers le Midi. Le gouvernement ne veut pas céder. Les Allemands vont occuper toute la France. Le maréchal et sa suite s’établiront en Algérie. On nous conduit à Marseille. De là, nous prendrons, nous aussi, le bateau.” Telles sont les nouvelles apportées par nos surveillants. » [22]
122Branle-bas incroyable pour s’y préparer, l’euphorie gagne tout le monde. Les voitures nous attendent. On se retrouve tous devant l’hôtel. Il est minuit, ce 31 décembre 1940. On s’embrasse pêle-mêle les uns les autres. On se souhaite la bonne année : Bonne année 1941 ! Année qui va rendre à la France sa dignité, à tout son peuple ! Vive la France ! Je m’y revois encore. C’est un souvenir inoubliable pour moi, comme pour mes frères et sœur.
123L’organisation de l’évacuation de l’Établissement d’internement administratif de Pellevoisin a fait l’objet d’un rapport de mon père au directeur général de la Sûreté nationale :
124« Sur votre ordre téléphoné mardi 31 décembre vers 13 heures, un convoi était organisé qui comprenait 16 véhicules envoyés de Vichy, six véhicules réquisitionnés à Châteauroux, la voiture dont je disposais à l’Établissement, la camionnette et le side-car affectés aux PM 60 et 7/9 bis attachés à l’Établissement.
125« Au départ, je composais un double convoi, le premier comprenant 14 voitures légères et le side-car pour assurer la liaison entre les éléments du convoi. J’en prenais le commandement. J’instituais des chefs de voiture leur donnais des indications et un itinéraire écrits. Ça comprenait les 15 internés à raison de deux par voiture avec deux inspecteurs ou un inspecteur et un gradé ou garde mobile.
126« Le second convoi comprenait les autres véhicules chargés des bagages et divers objets et le reste du personnel. Il était commandé par le lieutenant BOIGELOT. » [23]
127Afin d’assurer la discrétion, le premier convoi de tractions avants est strictement civil, aucun des gardes mobiles n’est en uniforme y compris l’estafette en side-car chargée d’assurer la cohésion de notre convoi. Le second est militaire, véhicules et armes. Il doit suivre le même itinéraire que nous, mais mon père a donné comme instruction à son responsable de ne prendre la route qu’une heure après notre départ.
128Il est minuit dix dans cette nuit glaciale de la Saint-Sylvestre 1940 lorsque le convoi s’ébranle de Pellevoisin sur des routes enneigées et par un froid intense à destination de Marseille. Le ministre de l’Intérieur a interdit à mon père d’emprunter les grands axes, surtout la route nationale 7 (sans doute en prévision du départ pour Marseille de certaines autorités de Vichy). Dans les heures précédentes, mon père avait programmé une halte pour une nuit de repos. J’étais à ses côtés. Je le vois encore prendre une carte de France et y poser une règle entre Pellevoisin-Châteauroux d’un côté et Marseille de l’autre. Dans l’axe, il retient Aubenas en Ardèche pour cette courte halte. Aux deux tiers du chemin. La route sera plus rapide ensuite pour rejoindre Marseille. Il fait aviser le ministre Peyrouton de son choix d’étape à Aubenas. Comme il lui restait à connaître l’heure d’arrivée souhaitable à Marseille où il n’était pas question de stationner longtemps et à quel emplacement exact devait se rendre discrètement notre convoi, Peyrouton – qui ne dispose pas encore des éléments précis – fait dire à mon père d’avoir à lui téléphoner depuis son étape d’Aubenas.
129Mon père a aussitôt téléphoné au préfet de l’Ardèche en lui donnant trois heures pour réquisitionner un hôtel « propre et bien chauffé » lui a-t-il précisé, pour une seule nuit. Il a insisté sur l’urgence, mais n’a pas dit un mot sur la motivation. L’hôtel retenu est l’hôtel Savel à Aubenas.
130Pour limiter les conséquences d’une attaque éventuelle de l’aviation allemande sur ses « précieux hôtes », mon père place Paul Reynaud et Georges Mandel dans des véhicules séparés. Notre véhicule familial se trouve le dernier, derrière celui des inséparables Vincent Auriol et Max Dormoy.
131Un tel déplacement nécessitant plusieurs arrêts et donc des possibilités d’évasion, mon père a demandé aux internés de donner leur parole d’honneur qu’ils ne chercheraient pas à s’évader, ce qu’ils ont fait. Cette parole d’honneur recherchée par le directeur ne manquera pas après guerre de faire la risée de quelque auteur, avançant des motivations travesties, n’ayant jamais pu en connaître les réelles circonstances.
132À cause de la neige et du verglas sur les hauteurs du Massif central, notre cortège a dû faire un petit détour en gagnant la vallée du Rhône au niveau de Givors avant de pouvoir rejoindre l’hôtel réquisitionné d’Aubenas. Avant le départ, mon père avait reçu de Peyrouton la directive de ne stationner en aucun cas dans la vallée du Rhône pour notre nuit de repos, et de n’emprunter le lendemain que la rive droite du fleuve pour gagner Marseille afin de laisser libre la rive gauche.
133Que de souvenirs marquants, y compris lors de nos arrêts fréquents (petits déjeuners, déjeuners, pleins d’essence, etc.). Georges Mandel nous fait pitié. Il a terriblement froid en dépit de son gros pardessus, de son cache-nez, de ses couvertures, tandis que, pendant ce temps, le sportif Paul Reynaud accompagné du vivant Paul-Louis Weiller s’en sont allés se réchauffer lors d’une panne de pompe d’essence – nous retardant d’une bonne heure – dans un cabaret voisin participant joyeusement à la fête de cette nuit du Nouvel An « au milieu de jolies filles » se vantent-ils à leur retour un peu tardif, avec de larges sourires. Tout le monde s’amuse à cœur joie de leur narration ! Moments incroyables, mais vrais !
134Inséré dans cet environnement unique, je me suis beaucoup diverti à remarquer la réaction des gens lorsque nous étions contraints de nous arrêter. Lorsque quelque passant remarquait déambulant en toute quiétude parmi notre groupe une personnalité comme Paul Reynaud par exemple, il ne pensait absolument pas qu’il puisse s’agir réellement de lui. C’était trop invraisemblable. Ce ne pouvait être qu’un surprenant sosie. Alors, chaque fois, la personne en parlait à son voisin et se retournait quand même, figée, intriguée, fixant davantage avec un grand étonnement non dissimulable. Sa stupéfaction devenait totale jusqu’à l’ahurissement lorsque, dans les instants suivants, elle reconnaissait Georges Mandel ou Max Dormoy ou Vincent Auriol, ou d’autres encore dont les journaux et les actualités cinématographiques nous avaient abreuvés de leur personnage au moment de leur gloire. Que font-ils tous là ? D’autant plus qu’aucune force de police ne semble les accompagner. On les croyait en prison ! Tout le monde est en civil et chacun va et vient, étonnamment décontracté et guilleret auprès de ce flot de tractions avant. Le cortège est déjà loin, vers une destination inconnue lorsque le pompiste, le serveur du restaurant ou le passant peut ensuite raconter en famille ou au bistrot l’incroyable moment qu’il vient de vivre de ses propres yeux. Peut-être même son entourage a-t-il du mal à prendre son récit au sérieux. N’aurait-il pas en quelque sorte fêté un peu trop ce Nouvel An ? Le spectacle m’apparaissait curieux, insolite, il m’est toujours resté gravé à l’esprit.
135Dans son rapport, mon père a apporté des précisions sur le déroulement du voyage :
136« Le parcours n’a été marqué que d’incidents mécaniques qui ont causé des retards. Parti de Pellevoisin à minuit 10, le premier du convoi arrivait la nuit suivante à minuit 30, le second convoi arrivait une heure après.
137« Le petit-déjeuner a été pris à Saint-Pourcain à 8 h 30, le déjeuner à Givors à 15 h 15 et le dîner à Aubenas à 0 h 30.
138« Je n’ai reçu aucune doléance de la part des internés à raison des conditions de trajet, si ce n’est que certains souffraient du froid et de la fatigue. » [24]
139Lorsque nous arrivons à l’hôtel Savel d’Aubenas, à minuit et demi en cette nuit du 1er au 2 janvier 1941, nous sommes littéralement transis et fatigués au plus haut point. Nous sommes tous heureux de nous engouffrer dans un hôtel bien chauffé et d’avaler une petite collation avant d’aller se reposer au plus vite. Chacun sait, en effet, que les heures de repos sont comptées car, dans quelques heures, il nous faut continuer notre voyage vers d’autres cieux. Mon père précise à tous, je le revois encore dans la salle à manger de l’hôtel recherchant le silence au milieu du brouhaha : « Tout le monde devra être levé pour 8 heures. Notre départ se fera aux alentours de 9 heures. Entre-temps, bon repos après cette journée éreintante, et bonne nuit Messieurs. »
140Les instructions données concernant le départ des internés de Pellevoisin ne sont pas passées inaperçues des services de sécurité allemands. C’est ainsi que, le 1er janvier 1941, le colonel Knochen en informe Otto Abetz qui, aussitôt, adresse un long télégramme à son ministre des Affaires étrangères, Joachim von Ribbentrop [25], et à Adolf Hitler, en insistant sur le fait que « des bruits disent qu’un groupe de ministres essaie d’engager le maréchal et le gouvernement à partir pour Alger » [26].
ESPOIRS ET DÉSILLUSIONS
141À Aubenas, à 8 heures le lendemain matin, 2 janvier 1941, tout le monde est prêt à monter dans les voitures à destination de Marseille. Comme convenu, mon père fait demander préalablement par téléphone au ministre de l’Intérieur de lui préciser le quai ou l’endroit exact où nous devons nous rendre et quelle est l’heure souhaitable de notre arrivée pour être aussi discret que possible. Le ministre ne peut pas répondre. Il discute avec le maréchal. Rappel infructueux à 9 h 30 : « Attendez qu’on vous rappelle nous-mêmes, M. Courrier », interminable attente. L’inquiétude gagne les esprits, Georges Mandel est le seul à estimer déjà que tout est perdu. Il est midi. Le ministre rappelle : contrordre du maréchal. Il dicte à mon père : « Ne continuez pas votre route et installez-vous où vous êtes. »
142Sous le coup, une extrême déception s’abat chez les participants sans en comprendre les raisons. Le choc est brutal, terrible pour tous. Que s’est-il donc passé ? Nul ne le sait. L’interlocuteur a simplement confié à mon père que c’est une intervention du ministre Jacques Chevalier en tête à tête avec le maréchal qui a tout fait capoter.
143Vincent Auriol a apporté d’autres précisions :
144« Arrivés à Aubenas le 1er janvier à minuit, nous apprenons que M. Pétain a cédé et que le régime de Vichy continue. La direction cherche aussitôt un immeuble pour y installer notre prison. Huit jours après, la petite ville thermale de Vals-les-Bains, modeste rivale de Vichy, est prête à nous recevoir [27]. [...]
145« “Quelle occasion perdue !”, dit tristement Paul Reynaud, si le gouvernement était allé en Afrique, nos troupes coloniales, notre aviation, notre marine pourraient prendre à revers les armées de Mussolini, les anéantir et avoir, à la portée de la main, le complice d’Hitler. Hélas ! » [28]
146Comme il ne faut en aucun cas éveiller l’attention des Allemands, le lieu où nous sommes devra être retenu comme étant la destination finale qui aurait été convenue au préalable : un lieu choisi simplement pour s’éloigner de la ligne de démarcation devra-t-on dire. C’est cette version que Paul Reynaud soutiendra de toutes ses forces dans tous ses nombreux ouvrages d’après guerre et il ne dira jamais rien des réalités de toute cette entreprise dont il est l’initiateur.
147À Aubenas, il n’y a pas d’hôtels corrects pour s’y installer durablement. Après des recherches, mon père retient à 5 km de là l’hôtel le plus luxueux de la région, le Grand Hôtel-des-Bains à Vals-les-Bains [29].
148Le découragement est intense dans l’Établissement, les internés les plus engagés pressent mon père, avide lui-même d’en connaître les raisons, d’en savoir plus d’une façon ou d’une autre auprès du Cabinet de Peyrouton. Des confidences lui sont faites, mais son interlocuteur, pas davantage que son ministre semble-t-il, ne connaissent la cause profonde. Ils confient toutefois à mon père leur certitude absolue que l’échec du départ, consécutif à un constat probant qu’ils ont fait eux-mêmes, se trouve aux alentours du maréchal. Paul Reynaud s’en insurge beaucoup plus que tout autre. Le 3 janvier 1941, avec prudence quant à la motivation de fond, il écrit notamment cette phrase menaçante destinée aux ministres influents d’opposition du gouvernement : « L’Histoire dira le traitement que les Ministres du Maréchal PÉTAIN infligent à l’ancien Président du Conseil de leur chef, à qui ce dernier doit d’avoir été appelé au Gouvernement et elle jugera l’élégance dont ils font preuve à son égard. »
149Toujours d’Aubenas, le 4 janvier 1941 à 16 heures, mon père adresse au directeur général de la Sûreté nationale son rapport hebdomadaire dans lequel il fait mention de l’état d’esprit et des réactions des internés :
150« Les internés d’origine “politique” se montrent toujours soucieux de l’avenir du Pays. L’absence de journaux, l’arrêt total du courrier, par suite du mauvais temps, entre Aubenas et Montélimar, aggravent leurs préoccupations. Le départ imprévu de Pellevoisin les fortifie dans l’opinion selon laquelle le Pays est à la veille de connaître de très graves événements.
151« D’aucuns, tels M. Marx DORMOY, imaginatif et versatile à l’excès, ont interprété le départ de Monsieur Pierre LAVAL comme un renforcement de la résistance du Gouvernement du Maréchal PÉTAIN aux exigences allemandes, un abandon de la politique de collaboration tentée avec l’Allemagne. Ils y ont vu un espoir, la promesse d’un élargissement qu’un ralliement total de toutes les forces morales et politiques du Pays autour du Maréchal rendrait désirable. En bref, à travers l’intérêt réel qu’ils portent au Pays, percent certaines préoccupations personnelles.
152« D’autres, tels MM. Paul REYNAUD et Georges MANDEL, dont l’hostilité au Gouvernement n’a jamais fléchi, examinent les événements avec plus d’objectivité, plus de réserve, mais considèrent cependant que la démission de Monsieur BAUDOIN est l’indice certain d’une orientation plus marquée, dont les conséquences seront graves.
153« D’une manière générale, les événements de politique intérieure et extérieure de ces dernières semaines ont fortifié chez tous les internés “politiques” la croyance en la victoire finale de l’Angleterre. »
LES TERGIVERSATIONS ANGLO-AMÉRICAINES
154Jacques Chevalier, récent ministre de l’Éducation nationale, anglophile, avait été nommé par le maréchal Pétain dont il était l’ami après l’éviction de Pierre Laval. Le maréchal comptait sur lui en raison de ses utiles relations britanniques, en particulier avec lord Halifax qui avait été ministre des Affaires étrangères de Winston Churchill lequel venait de le nommer ambassadeur aux États-Unis auprès du président Roosevelt.
155Après la lecture par le maréchal Pétain, le 31 décembre à 11 h 30, du message secret de Winston Churchill, Jacques Chevalier avait quitté le bureau du maréchal. Ce dernier, pour assurer ses arrières et pouvoir donner un éventuel contrordre au départ des internés de Pellevoisin comme au sien, se devait de connaître la stratégie que partageait l’Amérique. Il savait pouvoir obtenir une réponse par le truchement de lord Halifax, ami de Jacques Chevalier. Il rappelle ce dernier à 16 h 45 et demande à le voir sans témoin. L’entretien en tête à tête est resté secret. Jacques Chevalier n’en a pas dévoilé le contenu excepté ces explications rapportées par un des avocats du maréchal Pétain, Me Fernand Payen, qui l’avait interrogé lors du procès Pétain sur les mystères persistants des accords Halifax-Chevalier dont on parlait beaucoup : « M. Churchill en réalité était partisan d’une collaboration encore plus poussée que lord Halifax. Voilà la vérité. Halifax était surtout soucieux que le maréchal ne fit rien contre l’armistice afin d’éviter toute intervention des Allemands, puisque les Anglais n’étaient pas encore prêts à y répondre, leurs armements étant insuffisants. Mais M. Churchill voulait aller plus loin. » [30]
156Il s’agit là d’une courte confidence, mais dont l’éclairage apporté est sans équivoque. L’initiative de Churchill est refoulée. Seul à combattre l’envahisseur nazi déployant sur l’Europe une puissance inattendue, déplorant la non-intervention de l’allié américain, Churchill n’avait qu’une hâte : que la France reprenne vite le combat à ses côtés.
157Six mois après le traumatisme national provoqué par la défaite éclair de juin 1940 volatilisant dans un profond désordre toutes nos assises civiles et militaires, peut-être Churchill et Paul Reynaud avaient-ils l’arrière-pensée, faisant fi de nos faiblesses militaires, de contraindre le président Roosevelt à l’impérieux devoir des États-Unis d’avoir à s’intégrer de suite dans la bataille pour secourir nos démocraties européennes plongées dans un péril mortel. L’élan et la force du courage franco-britannique ainsi démontrés au monde entier ne pouvaient que réveiller le peuple américain de sa léthargie autorisant Roosevelt à réagir avec fermeté. Paul Reynaud avait été profondément affecté lorsque, six mois plus tôt, il avait essuyé un net refus du président Roosevelt, son ami, dans sa supplique d’intervention immédiate. Je crois me souvenir que mon père interprétait cet état de fait comme ayant dû peser lourdement sur la démission de Paul Reynaud dans les quarante-huit heures qui suivirent.
158En ce jour fatidique du 31 décembre 1940, de très graves contradictions se heurtaient entre alliés quant à la stratégie de la guerre la plus judicieuse pour tout l’Occident que se devait de retenir et d’appliquer le maréchal Pétain, c’est-à-dire :
159— Pour les uns : que la France se réengage de suite contre l’Allemagne avec l’appui du Royaume-Uni.
160— Pour les autres, Outre-Atlantique : que la France ne bouge surtout pas. Le Royaume-Uni n’est pas prêt. Il ne faut rien faire contre les Allemands, contre l’armistice. Ce n’est pas le moment, il faut attendre patiemment un moment plus opportun pour tous.
161Instants déterminants dans la conduite de la guerre au cours desquels lord Halifax, nouvel ambassadeur auprès de Roosevelt, se montre convaincu pour sa part que cet instant stratégique s’avère crucial pour l’avenir de l’Europe de l’Ouest. Il n’hésite pas un seul instant à contrecarrer avec une audacieuse hardiesse la stratégie opposée que vient de lancer Churchill, Premier ministre, fermement décidé quant à lui à provoquer le retournement immédiat de la France auprès du Royaume-Uni.
162En donnant le contrordre du départ, le maréchal Pétain se ralliait en priorité au souci de ne pas avoir à se lancer prématurément dans le retournement du pays. Une plus grande confiance devait être accordée aux États-Unis quant à la réalité des moyens qui pourraient être mis en œuvre « le moment venu », terme souvent utilisé par le maréchal. C’est ainsi que l’opinion française, avec grand étonnement, a connaissance au fil du temps d’une longue et incompréhensible confiance du président Roosevelt au maréchal Pétain, au détriment du « dissident » général de Gaulle de Londres duquel il ne voudra pas, pendant longtemps, entendre parler.
163Après avoir pris connaissance du message de Churchill, et alors que le convoi parti de Pellevoisin se trouvait sur les routes, le maréchal s’est arrangé pour tenter d’avoir un avis raisonné, objectif et des plus judicieux qui pourrait venir, cette fois, d’Outre-Atlantique. Ce qui fut fait. D’où cette suggestion qui lui est formulée : la France ne doit pas suivre Churchill. La France se doit d’avoir le souci de ne rien faire contre l’armistice afin d’éviter toute intervention des Allemands, puisque les Anglais ne sont pas encore prêts à y répondre, leurs armements étant insuffisants.
164Le maréchal Pétain se doit donc d’attendre. Attendre un « moment opportun » dont l’initiative viendra des États-Unis. Une épine au pied vient de lui être retirée. Se ranger aux côtés des États-Unis pour envisager l’avenir du pays lui est aussi une solide assurance de ne pas être qualifié de « traître » un jour pour avoir refusé le retournement du pays lorsqu’il se présentait à lui.
165Chacun sait que les historiens reconnaissent que, depuis le début de l’Occupation, le président Roosevelt a fait preuve d’une grande confiance envers le maréchal Pétain. Cet état de fait surprenait beaucoup de monde. Il agaçait surtout Churchill. Pis encore, il a surtout alerté le Führer de redoubler de vigilance à l’encontre de ce vieux maréchal qui se veut rusé et roublard !
166Le drame dans tout cela – la stratégie de guerre dans toute l’Europe de l’Ouest en dépendra – c’est que, dès les premiers jours de 1941, Hitler a tout compris. Ses services secrets, à Vichy, à Londres, à Washington, ont su être compétents. Le Führer connaît maintenant la stratégie dans laquelle la France s’engagera le moment venu : ce sera au moindre signe des États-Unis. Connaissant clairement les objectifs de Pétain, il s’interdira dorénavant de lui accorder la moindre confiance. Il l’utilisera comme un pantin, et Pétain cédera puisqu’il doit faire preuve d’une grande patience.
ÉPILOGUE
167À Vichy, un ministre du maréchal Pétain, Paul Baudoin, ministre de l’Information, a compris que c’en était terminé pour lui. Sitôt l’échec du départ pour l’Afrique du Nord, à l’heure même du contrordre du maréchal paralysant son ancien patron [31] Paul Reynaud à Aubenas, Paul Baudoin démissionne, le 2 janvier 1941. Dès qu’ils l’apprennent, Paul Reynaud et Georges Mandel demandent à mon père de faire savoir au maréchal, par le truchement habituel du ministre Peyrouton, ce sentiment où perce leur vive inquiétude :
168que « la démission de M. Paul BAUDOIN est l’indice certain d’une orientation plus marquée dont les conséquences seront graves » [32].
169Le 6 janvier 1941 – quatre jours après que le contrordre de notre départ pour l’Afrique du Nord ait été donné – arrive à Vichy le nouvel ambassadeur des États-Unis, l’amiral William D. Leahy, en excellents termes et lié d’amitié au président Roosevelt. Le maréchal Pétain et l’amiral Leahy seront animés par une totale compréhension, par une grande estime mutuelle, par une confiance solide et étonnamment durable en dépit de toute forme de collaboration que Pétain acceptera de pratiquer, à la seule exception de collaboration d’ordre militaire que le Chef de l’État sait être inadmissible en toutes circonstances.
170Le 9 février 1941, P.-E. Flandin, sur pression de l’occupant qui est convaincu de la connivence qu’il a pu avoir avec Marcel Peyrouton, remet sa démission de vice-président du Conseil. Otto Abetz précise dans ses mémoires : « L’Ambassade était informée de source sûre que Flandin jouait la carte anglaise et qu’il renseignait régulièrement Londres sur les décisions les plus secrètes du Cabinet de Vichy. Aussi n’intervins-je pas lorsque la presse parisienne se mit à attaquer vivement Flandin, ce qui provoqua son départ du gouvernement. » [33]
171Les Allemands manifestent l’exigence du retour de Pierre Laval au pouvoir. Le maréchal s’y refuse catégoriquement et nomme l’amiral François Darlan qu’il présente comme son « dauphin ». La France s’enfonce de plus en plus dans la voie de la collaboration.
CONCLUSION
172À la lumière de mes recherches, j’ai acquis une conviction fondamentale. Si l’on veut tenter de mieux comprendre ce que fut la troublante période de l’Occupation, il faut prendre en considération tout ce qui se complotait aussi à l’extérieur, c’est-à-dire les fortes pressions qui pouvaient être exercées sur la France venant aussi bien d’un bord que de l’autre. Ce que la France devait faire dès maintenant pour l’un (Churchill), ce que la France ne devra faire que plus tard pour l’autre (Roosevelt) et surtout ce que la France ne devra jamais faire pour un troisième (Hitler). Le poids de ces tiraillements a été terriblement contradictoire, il a lourdement pesé sur le pays sans que l’opinion n’ait connaissance de la moindre explication.
173Si les secrets du 16 juin 1940 n’ont pas été révélés après la Libération, c’est parce que le pays était dominé par le seul général de Gaulle, adulé, légitimé pour avoir ramené la France dans le droit chemin. Dès l’origine, à Londres, le Général a toujours solennellement condamné l’acte d’armistice et déclaré illégitime tout gouvernement qui s’en est suivi. Ces exigences impératives se révélaient contrariantes et préjudiciables dans le renouveau auquel il fallait participer. C’est cette situation qui a contraint à étouffer bien des faits ou à les travestir aisément. Depuis, six décennies se sont écoulées, il est temps de soulever le voile.
174Après la guerre, Paul Reynaud n’a rien dévoilé de l’escapade secrète du 31 décembre 1940. Il n’a rien dit des profonds secrets de décembre 1940 bien que ses actions furent courageuses. Lorsqu’il parle de sa démission du 16 juin 1940 et du maréchal Pétain, il ne convainc personne, tant d’historiens français et étrangers l’ont amèrement constaté.
175Le retournement spectaculaire de la France aux côtés des Anglo-Saxons contre l’Allemagne fin décembre 1940 s’était pourtant avéré réaliste. Peut-on se hasarder à imaginer quels pouvaient être les sentiments intimes que nourrissait Pétain provoquant l’échec juste au dernier moment ?
176Pour ma part, je reste convaincu que c’est tout à fait malgré lui que Pétain s’est trouvé directement impliqué dans cette vaste « affaire ». Les actions d’origine venant de l’Établissement d’internement y ont eu une part prédominante, accentuées par celles qui ont émané simultanément de Londres au niveau de Churchill. Pétain le savait plus que tout autre.
177Depuis le renvoi de Laval, le maréchal n’avait pu que ressentir être aspiré dans un engrenage chaque jour plus puissant et plus épineux, engrenage qui finissait par s’annoncer terriblement engageant pour sa personne. Par tempérament personnel, il ne se sentait guère prêt à s’engager de lui-même dans une telle aventure avec la certitude – après le contenu de l’intervention de Churchill forçant le pays pratiquement sans moyens à se relancer corps et âme dans la guerre – que les conséquences d’une telle décision entraîneraient inévitablement des sacrifices incalculables pour « son peuple », et pour une période nullement maîtrisée.
178L’engrenage des pressions à hauts niveaux des responsabilités stratégiques était devenu cependant si puissant qu’il lui était bien difficile de s’en sortir par un refus strictement personnel, sous peine de haute trahison devant l’Histoire à l’égard des Alliés anglo-saxons, liens et amitié dont il se sait chargé depuis le 16 juin 1940 d’assurer le maintien rigoureux.
179Il semble aisé, dès lors, de comprendre que son plus vif souci, au dernier moment où on le priait de préparer à son tour ses valises, fut sans aucun doute celui de connaître les conseils et les avis qui pourraient lui venir de Washington. C’était d’autant plus déterminant pour lui qu’il apportait un plus grand intérêt et une plus grande confiance aux États-Unis qu’au Royaume-Uni qu’il savait très affaibli. Il manifestait même quelque méfiance aux prises de position qu’il jugeait parfois intempestives de Churchill. D’où les entretiens secrets en tête à tête qu’il décida ce fameux 31 décembre 1940 avec son ami et confident Jacques Chevalier.
180En fin de compte, Pétain fut providentiellement soulagé et extirpé de cet engrenage par la prise de position jugée plus sage et salvatrice venant de Washington [34]. Ainsi, personne n’aurait à le lui reprocher dans le respect de nos liens avec les Anglo-Saxons.
181On restera désireux du côté Outre-Atlantique, comme du côté de Vichy, d’avoir à attendre un moment plus opportun, quand les États-Unis seront prêts à s’engager. Roosevelt avait déjà répondu à la demande expresse de Paul Reynaud, six mois auparavant, le 15 juin 1940, par la négative d’un engagement de l’Amérique sur l’Europe, jugé prématuré. Il fallait que la France continue à patienter, cette mise en sommeil satisfaisant pleinement le Chef de l’État.
182Voilà le secret de l’échec de « l’affaire » du départ pour l’Afrique du Nord des Internés de l’Établissement administratif de Pellevoisin.
183L’espoir du sursaut du pays s’est prolongé chez nous, comme à Londres et à Washington, jusqu’en novembre 1942 au débarquement des Américains en Afrique du Nord [35]. Ce « moment opportun » s’est vu terrassé odieusement, mais avec discrétion et habileté par l’ennemi, sur ses gardes en ces heures décisives. Mais ceci est une autre Histoire.
Notes
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[1]
Robert Courrier, né en 1926, troisième d’une famille de cinq enfants, habitait, avec ses parents, ses frères et sa sœur, l’Établissement d’internement administratif de Pellevoisin. Ayant conservé les archives inédites de son père, il a entrepris de recueillir des documents et des témoignages sur les événements qu’il a vécu pendant la Seconde Guerre mondiale.
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[2]
Georges Mandel est arrêté en Afrique du Nord qu’il a gagné sur le bateau Massilia et voulu s’entendre avec les autorités britanniques. Transféré en France, il est « interné administratif » par un arrêté du 6 septembre 1940, tout comme Paul Reynaud interné également par l’arrêté du 6 septembre.
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[3]
La décision de favoriser les rapports permanents et libres de Paul Reynaud et Georges Mandel entre eux est à l’opposé de ce que les autres internés avaient à subir en conformité avec les strictes consignes édictées par Pierre Laval. Soucieux de l’extrême vivacité de Georges Mandel à son égard, le maréchal Pétain a fait demander à mon père de faciliter en permanence leurs rapports personnels qui doivent se dérouler entre eux sans aucun contrôle.
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[4]
Pierre Laval a confirmé cet internement lors du procès Pétain (11e audience, 3 août 1945, compte rendu officiel in extenso des audiences, p. 198, 3e colonne).
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[5]
Otto Abetz (1903-1958), ambassadeur d’Allemagne à Paris de novembre 1940 à juillet 1944, il est condamné à vingt ans de travaux forcés en 1946, libéré en 1954.
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[6]
Otto Abetz, Mémorandum sur les rapports franco-allemands, juillet 1943, Éd. Gaucher, novembre 1948, p. 67.
-
[7]
Texte du télégramme : « Voudrais-tu demander autorisation venir ici. Il ne s’agit pas de cas personnel, mais d’intérêts infiniment plus importants. Notre conversation pourrait avoir utilité. Elle est urgente. Cordialement. Max Dormoy. » L’autorisation d’expédition du télégramme adressé à Alexandre Varenne, ami de Max Dormoy, est datée du 30 décembre 1940.
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[8]
Vincent Auriol, Hier, demain, Éd. Charlot, 1945, p. 145-146. En 1946, Vincent Auriol devient le premier président de la République de la IVe République.
-
[9]
Jacques Charpentier (1881-1974), bâtonnier de l’ordre des avocats du barreau de Paris, avocat de Paul Reynaud et Georges Mandel, il entre secrètement dans la Résistance en 1941.
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[10]
Du fait de l’importance de ce document, plusieurs exemplaires avaient été dactylographiés. Robert Courrier possède deux copies (datées du même jour avec la même référence) qui présentent quelques différences de présentation (des virgules ne sont pas placées au même endroit, des majuscules et minuscules sont parfois différentes, il y a un mot différent). La version reproduite ici est celle qui comporte le cachet du ministère de l’Intérieur, Direction générale de la Sûreté nationale, Établissement de Pellevoisin ; la deuxième copie n’en comporte pas.
-
[11]
Président du Sénat.
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[12]
Président de l’Assemblée nationale.
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[13]
Dans la deuxième copie « infamante » est remplacé par « apparente », il s’agit certainement d’une erreur car, dans la suite de ce rapport, « infamants » apparaît deux fois pour qualifier les griefs portés contre Paul Reynaud.
-
[14]
Helmut Knochen (1910-2003), colonel SS, chef de la police de sûreté et du service de sécurité pour la France. Condamné à mort en 1946, extradé en France, il est gracié en 1954 et libéré en 1962.
-
[15]
Cité par Barbara Lambauer, Otto Abetz et les Français, Paris, Fayard, 2001, p. 279.
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[16]
Jacques Chevalier (1882-1962), filleul du maréchal Pétain, secrétaire d’État à l’instruction publique et à la jeunesse puis à la famille et à la santé du 14 décembre 1940 au 12 août 1941. Anglophile, il a négocié avec lord Halifax les accords secrets de décembre 1940.
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[17]
Le maréchal Pétain a lu puis brûlé le message dans sa cheminée sitôt après sa lecture, comme demandé par Winston Churchill.
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[18]
En poste à Londres avec le titre de chargé d’affaires pour les légations du Canada auprès de la France, de la Belgique et des Pays-Bas.
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[19]
Mémoires de Winston Churchill, La Seconde Guerre mondiale, Paris, Plon, 1949, t. II, p. 325-326.
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[20]
Ibid., p. 326.
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[21]
L’amiral Muselier est faussement accusé par les Britanniques d’être secrètement entré en contact avec Vichy et d’avoir transmis à l’amiral Darlan le plan de l’expédition de Dakar. Il est arrêté le 2 janvier 1941 et libéré le 8.
-
[22]
Vincent Auriol, Hier, demain, Éd. Charlot, 1945, p. 146-147.
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[23]
Rapport du commissaire Courrier au directeur général de la Sûreté nationale, Aubenas, 2 janvier 1941. Ce rapport porte la mention « PERSONNEL et URGENT ».
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[24]
Rapport du commissaire Courrier au directeur général de la Sûreté nationale, 2 janvier 1941.
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[25]
Joachim von Ribbentrop (1893-1946), ministre allemand des Affaires étrangères de 1938 à 1945. Il est condamné à mort lors du procès de Nuremberg et exécuté le 16 octobre 1946.
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[26]
L’intégralité de ce télégramme se trouve à la page 67 du Mémorandum sur les rapports franco-allemands écrit par Otto Abetz en juillet 1943, découvert dans les archives du IIIe Reich, Éd. Gaucher de novembre 1948.
-
[27]
Vincent Auriol, Hier, demain, p. 147.
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[28]
Ibid., p. 149.
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[29]
Le Journal d’Aubenas du 15 janvier 1941 fait état de la présence des personnalités venant de Pellevoisin sous le titre « Les détenus de Pellevoisin ont été transférés à Vals-les-Bains ». L’Établissement d’internement administratif demeure à Vals-les-Bains jusqu’à sa fermeture en octobre 1942, il est également dirigé par le commissaire Courrier.
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[30]
Compte rendu officiel du procès Pétain, 20e audience, 14 août 1945, Éd. Pariente, 1976, p. 160.
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[31]
Il avait été sous-secrétaire d’État à la présidence du Conseil dans le gouvernement Paul Reynaud.
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[32]
Rapport du 4 janvier 1941, 16 heures.
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[33]
Otto Abetz, Mémoires d’un ambassadeur, Paris, Stock, 1953, p. 195.
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[34]
Le 14 janvier 1944 à Marrakech, Winston Churchill se confie quant aux répercussions sur toute l’Europe de l’Ouest qu’aurait pu provoquer la réussite de la tentative de retournement qu’il avait lancé le 31 décembre 1940. Constatant les fortes ambitions de l’URSS de Staline sur l’ouest de l’Europe alors que le nazisme commençait à vaciller, il laisse à penser que, finalement, la bonne stratégie pour les démocraties occidentales fut en fait celle du président Roosevelt.
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[35]
Le 5 juin 1942, Winston Churchill, persuadé que ce retournement pourrait toujours se produire, écrit à Anthony Eden, son ministre des Affaires étrangères : « J’ai toujours été prêt à ne pas faire de concessions à Vichy et à agir contre eux et j’ai toujours été sûr que Vichy, d’une manière ou d’une autre, courberait le dos et s’en accommoderait. Quand je regarde vers l’avenir, à une date qui ne me semble pas très éloignée, lorsqu’un grand changement aura lieu dans les masses françaises et que la certitude d’une victoire alliée se manifestera, il se produira alors un changement définitif dans l’action du gouvernement de Vichy » (cité dans Marc Ferro, Pétain, Paris, Fayard, 1987, p. 399-400). Cinq mois plus tard, quand intervient le débarquement américain en Afrique du Nord, les espoirs de Churchill sont déçus, le gouvernement de Vichy ne bascule pas dans le camp des Alliés.