Michel-Serge Hardy, De la morale au moral ou l’histoire des BMC, 1948-2004, Panazol, Lavauzelle, 2004, 363 p.
1BMC (bordel militaire de campagne) dont certains tentaient d’atténuer la transcription en parlant pudiquement de « bal militaire de campagne », voilà bien un sigle qui a fait et fait encore fantasmer. S’attaquer à cet aspect socioculturel de l’armée française démontre combien les mentalités ont changé, car, pendant longtemps, ce genre de problématique restait du domaine des non-dits, voire des tabous, comme si vouloir comprendre les aspects de la vie sexuelle des combattants relevait du secret absolu. M. S. Hardy entreprend ici de démonter un des rouages méconnus de la société militaire de la fin de la Première Guerre mondiale à aujourd’hui. L’ouvrage se décompose en deux grandes parties d’égale amplitude. La première est une approche chronologique de la mise en place des BMC en tenant compte des théâtres d’opérations, la deuxième analyse les structures de l’institution. 32 pages d’iconographies hors texte illustrent le sujet. Le travail est accompagné de 95 pages d’annexes, d’un court index et d’une notice bibliographique très succincte.
2Une armée est d’abord une concentration de jeunes hommes, et, de tout temps, la satisfaction de leurs besoins sexuels posa des problèmes aux responsables militaires. La prostitution sous toutes ses formes fut la réponse courante avec ses effets pervers. La question dépasse largement la simple satisfaction de la libido des hommes ; elle touche naturellement à leur état d’esprit, à leur discipline et à leur santé, et elle peut donc être considérée comme un élément constitutif du moral, c’est-à-dire de la capacité et de la volonté de se battre.
3L’auteur démontre que, depuis la Première Guerre mondiale, on avait tenté de résoudre les difficultés liées aux rapports hommes-femmes et qu’on était loin, dans la réalité, de certaines affirmations qui tentaient de jeter un voile pudique sur la sexualité des combattants ou qui proclamaient que les maisons de tolérance et leurs corollaires, les maladies, n’étaient que l’apanage des armées étrangères alors que l’armée française était pure. C’était oublier la réalité des choses, en particulier les permissions sexuelles – idées, semble-t-il, du général Pétain. Au fil des chapitres, on découvre la mise en œuvre des BMC mais en même temps les réticences. Un thème récurrent illustre bien l’ambiguïté dans l’esprit des organisateurs des BMC, à moins qu’ils n’aient été hypocrites, naïfs ou ignorants de la nature humaine : les BMC protègent les femmes françaises des pulsions des tirailleurs et, en conséquence, évitent la propagation des maladies vénériennes dans la société. Avec le second conflit mondial, rien n’est réglé pour les troupes de la drôle de guerre et on retrouve l’idée que les troupes indigènes ont besoin de maisons de tolérance de façon à éviter toute fréquentations des femmes françaises, « fussent-elles publiques ». La question des armées de la Libération est rapidement traitée mais on peut relever que des BMC fonctionnèrent pour les soldats américains et qu’on recruta des femmes en Afrique du Nord pour les tirailleurs. La partie concernant l’Indochine est beaucoup plus dense et constitue même le cœur de l’ouvrage, ce qui laisse à penser que l’accès aux archives a été plus aisé pour cette guerre que pour l’Algérie. Aussi, on peut se poser la question du bornage chronologique du livre : pourquoi 1914-2004 alors que visiblement l’après-guerre d’Algérie n’est que peu abordé, sans doute à cause de l’impossibilité réglementaire à consulter les archives d’événements très proches ?
4Somme toute, le sujet est traité avec sérieux et il se nourrit d’une documentation archivistique solide, et, pour la guerre d’Indochine, le lecteur ira de surprise en surprise : pour un responsable sanitaire, les BMC sont illusoires et dangereux, la continence est normale et naturelle pour un homme en dehors du mariage. Bref, un certain nombre de personnes, et non des moindres, semblaient ignorer les besoins d’une armée composée de jeunes hommes, le plus souvent célibataires, coupés de leurs barrières morales habituelles et immergés dans un monde de guerre et de moralité différent. En Indochine, les BMC furent une réponse à la propagation des maladies vénériennes, véritables fléaux du corps expéditionnaire, à la protection du moral mais pas seulement. Là, l’auteur n’insiste pas assez. Il oublie en particulier le problème des effectifs et de la sécurité. En effet, dès 1946, les FTEO manquèrent chroniquement d’hommes. Toute hospitalisation ponctionnait d’autant les effectifs, amoindrissait le potentiel combattant et, en conséquence, ceux qui restaient sains avaient plus de travail et ils en concevaient des rancœurs, nuisibles à un bon état d’esprit et à un moral élevé, éléments primordiaux dans la guerre révolutionnaire. D’autre part, utiliser des BMC réduisait les soucis de sécurité. Cela diminuait le nombre des militaires en déplacement, car la venue d’un BMC mobile avait l’avantage de donner le plaisir aux hommes, sans qu’ils encourent le risque d’une embuscade, cela limitait les déplacements dans des quartiers peu sûrs et, enfin, cela réduisait les indiscrétions « sur l’oreiller ». Dans ce domaine très particulier, l’auteur souligne, une fois encore, que les moyens manquaient au corps expéditionnaire ; il ne recevait pas toujours les préservatifs commandés, il n’avait pas toujours les moyens financiers nécessaires à leur commande et, en outre, ceux-ci ne donnaient pas toutes les garanties de fiabilité, si bien que, dans de nombreuses unités, on les employait surtout comme emballage étanche. Dans le fond, M. S. Hardy montre bien qu’il est difficile de gérer le plaisir du soldat. C’est d’autant plus vrai en Indochine car les troupes étaient disséminées dans une multitude de formations souvent isolées. Les relâchements disciplinaires et l’omniprésence de la guerre généraient des formes d’indiscipline intellectuelle qui avaient pour conséquences le mépris des notes de service à répétition et beaucoup d’insouciance.
5On peut regretter que ce travail bien documenté ne donne pas avec précision les références archivistiques. Il aurait été souhaitable d’avoir une carte pour préciser les localisations en Indochine. Le plan manque de rigueur. On aurait aimé une plus grande structuration des chapitres avec, par exemple, une première partie dont le titre aurait pu être la mise en place des BMC. Au lieu de cela, on a une approche sans hiérarchisation, ce qu’on retrouve dans les annexes. D’ailleurs on aurait pu se dispenser de certaines annexes comme celle sur le Japon (p. 347). Enfin, certaines parties sont redondantes ou presque, comme le chapitre sur le bilan (p. 221) et l’annexe sur les contaminations (p. 349). Le rappel des chiffres globaux des contaminations dans le corps expéditionnaire d’Indochine aurait suffi mais on ne le trouve pas.
6Au total, M. S. Hardy nous offre un livre qui sort de l’ordinaire, bien écrit, quoique certaines réflexions ne soient pas vraiment du domaine de l’historien (comme à la fin de la page 53).
7Michel BODIN.
La Marine italienne de l’unité à nos jours, Michel Ostenc (sous la dir. de), Economica-ISC-CFHM, 317 p., 25 cartes, tableaux et illustrations.
8Qui a travaillé sur l’histoire de la Marine italienne de 1861 à 1960 sait que l’essentiel de la bibliographie est en italien (Gabriele, Giorgerini, Ferrante, etc.). Rares ont été les chercheurs français à s’intéresser à ce sujet, souvent dans une perspective bilatérale. On ne saurait donc trop remercier M. Ostenc pour avoir réuni ici parmi les plus fins connaisseurs.
9D’emblée, M. Gabriele présente le dilemme de la Regia Marina en 1870. Comment défendre un si long littoral face à un ennemi aussi structuré que la Marine française, sachant que l’Italie ne dispose pas des mêmes moyens matériels, personnels, technologiques, énergétiques et industriels ? « Le sort de l’Italie se joue dans la plaine du Pô », disait Bonaparte. Les officiers de marine invoquent, eux, les « murailles d’acier » de leurs navires pour garantir la survie de la nation. Conscients que la sidérurgie nationale ne leur offrait pas un blindage suffisant, ils conçurent des navires véloces et puissants par leur artillerie. Ainsi, de 1861 à 1891, de Cavour à Brin, l’Italie a créé un outil naval efficace et respecté au point d’être tenu pour le troisième du monde. Diplomatiquement, les désillusions de Tunisie poussèrent l’Italie à rallier la Duplice dont elle constitue la dimension navale en 1900, jusqu’à ce que ses ambitions balkaniques et l’essor de la flotte austro-hongroise ne la dresse contre son allié danubien.
10E. Ferrante présente la Marine entre 1915 et 1918. À la recherche d’un « Tsushima adriatique », la Regia Marina se heurte au même problème que l’escadre française : comment forcer la flotte autrichienne à accepter le combat en haute mer ? Après les déboires initiaux, la stratégie « des risques équivalents aux avantages » de l’amiral Thaon di Revel s’impose en 1917 : partisan de la « bataille au port », il confie à des moyens légers et insidieux, aériens et sous-marins, le soin de porter l’offensive dans le dispositif ennemi. La guerre se clôt symboliquement avec le torpillage par une mignata du cuirassé Viribus Unitis le 1er novembre 1918, alors que l’armistice de Villa Giusti venait d’en faire la propriété du Comité des Serbes, Croates et Slovènes. Un rival chasse l’autre en Adriatique.
11M. Ostenc présente les écoles navales pendant l’entre-deux-guerres. Le corps des officiers de marine demeure alors un « club très fermé », insuffisamment nombreux et qui doit réussir l’amalgame d’une formation traditionnelle et de technologies récentes. À la pyramide des âges déficitaire en 1918, s’ajoutent des débats sur l’utilité de la pratique et une élévation du niveau d’instruction théorique qui créent un malaise général des personnels et poussent à une défensive stratégique négligeant la protection des voies de communication. L’échec est dès lors certain.
12A. Santoni présente la politique navale fasciste dans les années 1930. Ayant ponctuellement obtenu la parité avec la Marine française en 1921, mais sans programmation logique, le développement de la Regia Marina, dirigée de 1925 à 1929 et de 1933 à 1943 par le Duce lui-même, fut dicté par le souci de répliquer avec orgueil aux réalisations de la France qui, pour sa part, s’inquiétait du réarmement de l’Allemagne. Isolée après la conquête de l’Éthiopie, l’Italie envisage alors d’affronter la Royal Navy et se rapproche du IIIe Reich. En 1940, la Regia Marina se prépare à mener une guerre sur le modèle du Jutland et néglige la protection de ses communications avec la Libye. Le rendement de cette flotte est d’ailleurs très modeste. A. Santoni fait justice des « alibis » invoqués par l’historiographie nationale : usage tardif du radar ? Conséquence d’une mauvaise gestion du programme de développement. Pénurie de mazout ? Pas avant 1942, quand beaucoup d’occasions avaient déjà été perdues. Imprécision de l’artillerie ? Effet d’une impréparation prolongée. Absence de porte-avions ? Inutile dans une guerre de convois. Le contraste est très net avec R. Luraghi qui les invoque dans son récit des combats opposant la Regia Marina à la Royal Navy. Si le courage au feu est admirable, la lucidité dans la perception de l’évolution de l’art militaire est plus utile...
13M.-P. Battaglia présente l’après-guerre des deux marines latines : déclassées, elles ne permettent plus de mener une politique autonome en Méditerranée, théâtre secondaire d’une confrontation Est-Ouest, par là même appelé à devenir un lac américain. Rivales jusqu’en 1943, alliées après, France et Italie ont des statuts différents au sortir de la guerre. Signataire du traité de paix de 1947, la France exigea l’exécution intégrale des clauses navales tant pour régler le compte ouvert par l’agression de 1940 et pour relever le tonnage français que pour rétablir le rang national en Méditerranée. À compter de 1949, pourtant, les deux marines opèrent un rapprochement : échange de stagiaires et d’attachés navals, pour faire pièce à l’hégémonie anglo-saxonne en Méditerranée. Mais le corollaire de l’aide des Américains est l’intégration. Constituer un pôle latin au sein de l’OTAN pour contrebalancer la relation spéciale anglo-américaine et fortifier la défense de l’AFN : tels sont les buts de Paris. Mais l’intégration rime avec désillusions : Paris n’est pas écouté par Londres et Washington, l’Italie est divisée en aires stratégiques, etc. C’est donc l’entente entre deux impuissances (1949-1951), avant que la renaissance de leur outil militaire ne relance la concurrence en Méditerranée...
14P.-P. Ramoino décrit la Marine italienne dans les années 1950-1960. Réduite au rôle mineur de flanc-garde, elle se reconstitue sous l’aile protectrice américaine (programmes navals de 1949 et 1957). L’irruption de l’URSS en Méditerranée a des répercussions sur le format de la flotte : un croiseur lance-missiles stratégiques (Garibaldi), un projet de sous-marin à propulsion nucléaire (Gughelmo Marconi). Tandis que l’organisation territoriale de la Marine renoue avec l’avant-guerre, l’industrie d’armement accomplit de réels progrès. Le transfert à Naples du commandement naval de la Méditerranée en 1967 et la nomination d’un amiral italien sanctionnent cette résurrection de la Marine italienne.
15Alors, cet ouvrage lu, on regrette d’autant l’oubli de la période 1900-1914, le caractère non systématique des bibliographies et l’arrêt en 1970 de la présentation de cette marine si proche de la Marine nationale dans ses problématiques et sa trajectoire. Ce que trop ignorent encore en France.
16Patrick BOUREILLE,
SHD-Marine.
Pascal Le Pautremat, La politique musulmane de la France au XXe siècle. De l’Hexagone aux terres d’Islam, espoirs, réussites, échecs, Paris, Maisonneuve et Larose, 2003, 563 p.
17Rédigé à partir d’une thèse de doctorat, cet excellent livre est une recherche sur la politique musulmane de la France au XXe siècle à travers une chronologie répartissant la problématique en trois périodes. 1900-1940 correspond à l’élaboration par la France d’une politique musulmane qui se confond avec la politique coloniale. Entre 1940 et 1962, la France poursuit et renforce cette politique, mais elle finira par accepter la décolonisation. De 1962 à aujourd’hui, principal partenaire de la construction européenne, la France tente de se forger l’image d’une grande puissance tempérante et développe une diplomatie plutôt favorable aux pays musulmans.
18Entre 1900 et 1940, la France, en tant que puissance coloniale, est confrontée à la question de l’islam, notamment en Afrique du Nord et en Afrique noire. Sa politique musulmane consiste à protéger les territoires du Maghreb et les musulmans de France de toute influence orientale et panislamique. Dans cet objectif, le gouvernement français se dote également des instruments institutionnels. Le 25 juin 1911 est créée la Commission interministérielle des Affaires musulmanes (CIAM), dont l’objectif est d’offrir aux autorités françaises une meilleure perception des questions islamiques, et de promouvoir une politique d’association et de collaboration avec la population indigène. Par ses analyses, la CIAM vient en aide aux diplomates, aux administrateurs et aux officiers en contact permanent avec les populations musulmanes. En 1912, sont créées l’École des Affaires indigènes d’Alger et la section spéciale de l’Afrique du Nord au sein de l’École coloniale, pour former des cadres supérieurs de l’administration en poste dans les territoires colonisés. L’armée coloniale française, créée en 1900, compte de nombreux indigènes musulmans originaires des territoires colonisés et elle est renforcée en 1907-1908 par la création de l’armée noire.
19Pendant la Première Guerre mondiale, tandis que de nombreux Maghrébins sont enrôlés dans l’armée coloniale, la politique française consiste à neutraliser la propagande germano-turque auprès de l’élite intellectuelle musulmane du Mag hreb. Un soutien moral est apporté aux troupes musulmanes sous forme de visite d’imams, d’aménagement des lieux de prières coraniques, d’installation de cafés maures, du respect des rites d’inhumation des indigènes et d’adaptation de la nourriture à leurs habitudes alimentaires. Différents comités et associations sont créés pour conforter la solidarité à l’égard des musulmans. En même temps, afin de prévenir le nationalisme au sein des soldats originaires de l’Afrique du Nord, le gouvernement met en place une politique de contrôle et de surveillance des troupes indigènes, notamment par l’interdiction de circulation des revues et publications jugées nationalistes. Par ailleurs, pour faire face à l’opposition croissante de la population locale à la conscription, le gouvernement français, sur les conseils de la CIAM, développe une politique de collaboration avec les dirigeants de l’Islam et les chefs des confréries musulmanes.
20Pendant la guerre, les colonies françaises fournissent à la métropole près d’un million de combattants et de travailleurs. Les soldats musulmans font preuve de loyauté et de bravoure et sont nombreux à tomber au « champ d’honneur ». Les soldats indigènes reçoivent différentes primes pour la durée de la guerre. En temps de paix, leur solde est supérieure à celle des militaires français, mais leurs droits en matière de retraite ou d’avancement professionnel sont réduits. Le gouvernement développe également une série de mesures préventives en relation avec les pèlerinages à La Mecque, notamment en matière de santé et d’hébergement des pèlerins.
21Quant aux droits politiques, le gouvernement prend certaines mesures administratives, à partir de 1914, en faveur des populations musulmanes, comme l’égalité fiscale ou l’élargissement du corps électoral aux indigènes au sein des assemblées représentatives et des conseils municipaux. L’administration française tente d’adoucir les coutumes qui touchent les femmes kabyles – comme, par exemple, l’interdiction du mariage des filles impubères –, ou encore de faciliter le divorce demandé par les femmes. Mais la question cruciale de l’octroi de la nationalité française reste conditionnée par la renonciation au statut personnel. L’accès à la citoyenneté française des Algériens constitue une des questions de la politique musulmane de la France. Les autorités françaises, au lieu de satisfaire cette demande, se sont contentées de donner aux indigènes les moyens éducatifs et culturels.
22En ce qui concerne les musulmans vivant en France, dont de nombreux ouvriers dans l’industrie et les travaux agricoles, la CIAM, dans le souci de construire un fondement à la politique musulmane de la France, souhaite qu’ils soient traités sur un pied d’égalité de salaire et préservés de toute mesure vexatoire et arbitraire. Elle œuvre aussi pour que cette main-d’œuvre d’appoint ne soit pas considérée comme une main-d’œuvre de concurrence et demande au gouvernement d’assurer son rapatriement, une fois le contrat de travail arrivé à son terme.
23À la fin de la Grande Guerre, la France renforce sa politique coloniale qui consiste à développer les infrastructures et l’économie de marché dans les colonies au profit de la métropole. Celle-ci fournit des produits manufacturés contre des produits bruts agricoles et des ressources industrielles de base et apporte une aide médicale à la main-d’œuvre indigène.
24Par ailleurs, lors de la crise des années 1930 où l’économie française connaît une phase de dépression, l’État opte pour la protection du travail national. Il décide de restreindre l’immigration et renforce le contrôle des étrangers. Le racisme et la xénophobie touchent les travailleurs étrangers, mais les Nord-Africains jouissent de liberté de circulation, à condition de satisfaire un certain nombre de critères relatifs à la carte d’identité et aux formalités de visa. Cependant, l’opinion publique est opposée à l’immigration maghrébine et préfère une main-d’œuvre européenne.
25Entre les deux guerres mondiales, la France décide de déléguer une partie de son autorité à des auxiliaires, en créant des conseils consultatifs de notables indigènes présidés par l’Administrateur, mais continue d’appliquer le régime de l’indigénat qui consiste à faire des indigènes des sujets, plutôt que des citoyens français. Pendant cette même période, le nationalisme algérien se développe et s’appuie, d’une part, sur des diplômés de culture française, des étudiants des universités arabes du Proche-Orient et des ouvriers immigrés en France, et, d’autre part, sur des ulémas.
26Les revendications sont cependant d’ordre social. La CIAM n’a vraisemblablement pas d’analyse approfondie des raisons de l’émergence nationaliste pour reconnaître le besoin d’un aménagement radical de la politique coloniale. En effet, elle ne parvient pas à établir une véritable dynamique au sein des gouvernements, en raison de l’opposition d’un certain nombre de ses propres membres aux demandes d’autodétermination des indigènes, et le poids peu percutant de ses propositions. En 1935, la CIAM est remplacée par le Comité de la Méditerranée et de l’Afrique du Nord, qui n’entreprend aucune innovation et qui disparaît à son tour vers la fin des années 1930. Il faut noter qu’il n’y a eu aucune relation véritable entre la CIAM, le Comité de la Méditerranée et de l’Afrique du Nord, et la section des Affaires musulmanes et des informations islamiques du ministère des Colonies.
27Pendant la Seconde Guerre mondiale, les musulmans de l’Afrique du Nord renouvellent leur fidélité à l’égard de la France et la mobilisation nord-africaine permet la constitution de 14 divisions. Des dizaines de milliers de soldats musulmans seront tués et le nombre de disparus et de blessés musulmans reste, à ce jour, inconnu. Cependant, les soldats nord-africains subissent l’inégalité de traitement avec les combattants français.
28En matière de droits politiques, la France perpétue sa politique coloniale. Tandis que les revendications indépendantistes des Nord-Africains s’accentuent au cours de la Seconde Guerre mondiale au nom du principe du droit des peuples à disposer de leur sort, et que le monde arabe et maghrébin noue des liens avec l’Allemagne nazie comme puissance anticoloniale et antisioniste, les autorités françaises se contentent de quelques réformes plutôt médiocres. L’ensemble de la région continue de souffrir du sous-développement et aucun effort pour son industrialisation n’est entrepris. Cette politique ternit l’image de la France en Afrique du Nord.
29À la fin de la guerre, la France est signataire de la charte des Nations Unies, qui envisage, entre autres, d’assurer le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Cependant, la Constitution d’octobre 1946 n’inclut pas les protectorats d’Afrique du Nord dans l’Union française. Elle souligne que la France « entend conduire les peuples dont elle a pris la charge » à la liberté de s’administrer eux-mêmes. Quelques nouveaux concepts tels que « autochtones », « territoires associés ou États associés » remplacent les anciens, mais d’autres textes constitutionnels stricts négligent les aspirations des peuples colonisés. Tandis qu’une partie des populations indigènes s’oriente progressivement vers l’autonomie, l’autodétermination et, plus tard, l’indépendance, le pouvoir français ne semble pas prêt à voir se dissoudre son empire colonial. Il n’envisage pas de mesures réellement égalitaires en faveur des colonisés.
30Progressivement les mouvements de protestation et manifestations se transforment en résistance dans les protectorats d’Afrique du Nord et le terrorisme urbain se développe. Tandis que la pression internationale pour rendre autonomes ces protectorats s’accentue à travers l’Assemblée générale de l’ONU, la France ne démontre aucune réelle volonté de changement de politique et durcit sa position au Maroc et en Tunisie. Ainsi, au mois d’août 1953, les autorités françaises, considérant le sultan Mohammed V comme responsable du soulèvement des Marocains, décident de l’exiler à Madagascar. Ce n’est que sous la pression de différentes fractions marocaines qu’elles seront obligées de se rendre à l’évidence et de le consulter.
31Pendant la guerre d’Algérie, le gouvernement français crée des centres de regroupements, dits de « détention », afin de soustraire les populations au FLN. Cette politique, qui vise aussi à sédentariser les populations et à favoriser la perspective d’une Algérie ancrée dans les territoires français, produira des conséquences négatives. Les troupeaux, faute de pâturages, diminuent de moitié et les populations deviennent hostiles à tout ce qui peut représenter la France. Tandis que cette guerre ternit l’image de la France sur le plan international et grève son budget, le gouvernement français s’attache à une politique d’intégration jusqu’à la fin de la IVe République le 13 mai 1958 et l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle.
32Le Général fait de la décolonisation sa politique, mais le gouvernement ne semble pas suivre son choix. Si quelques remaniements fonctionnels sont adoptés, la notion de politique musulmane n’est pas appréciée, à cette époque, au sein des institutions françaises, et aucun organisme particulier n’est chargé de la politique musulmane. Les réformes administratives, législatives, agraires et sociales, proposées par le général de Gaulle, à la suite de ses voyages en Algérie, ne réussiront pas à satisfaire la population, qui revendique l’indépendance. Par ailleurs, la pression internationale s’accentue sur la France. Le 14 décembre 1960, l’Assemblée générale de l’ONU adopte une résolution en faveur de l’indépendance de l’Algérie. Le 8 janvier 1961, le général de Gaulle fait procéder à un référendum sur le principe de l’autodétermination en Algérie, approuvé par 75 % des Français de la métropole et 65 % des musulmans d’Algérie. Le 19 mars 1962, l’Algérie accède à l’indépendance.
33Se pose alors le problème du rapatriement des « pieds-noirs » et des harkis. Bien que quelques mesures soient prévues pour l’accueil des « pieds-noirs », la plupart débarquent en France sans aucun soutien. En effet, le gouvernement semble être dépassé par l’ampleur de l’événement. Le cas des harkis se révèle bien plus dramatique, car ils feront l’objet des consignes des autorités françaises, interdisant leur rapatriement en France, et, de ce fait, ils n’échapperont pas aux mesures de représailles en Algérie. Ce n’est que devant l’ampleur des exactions commises à leur encontre que le Premier ministre Pompidou demande au gouvernement d’assurer le transfert de harkis réfugiés auprès des forces françaises. À la fin de 1962, 25 000 seront accueillis sur le sol français et, en 1970, le gouvernement français obtient la libération de 1 333 supplétifs, emprisonnés en Algérie, pour les accueillir en France. Mais il faut attendre la loi de 1994 pour voir la France reconnaître « la dette morale de la nation à l’égard de ces hommes et ces femmes qui ont directement souffert de leur engagement au service de notre pays ».
34En effet, en matière de politique musulmane, la France a eu une vision politique partielle, et de court terme, pour les affaires musulmanes. D’une façon générale, les autorités françaises ont négligé les difficultés et mécontentements des populations musulmanes. Sur le plan politique, il faut rappeler la question de l’accès à la citoyenneté française des Algériens, la décentralisation purement administrative, la quasi-absence de contrepoids autochtone dans l’action administrative et dans les instances consultatives en France. Il n’y a pas eu non plus de discussion sur la politique économique dans les possessions françaises. En résumé, les politiciens semblent n’avoir rien senti, rien prévu pour l’avenir.
35Après la phase de la décolonisation, qui signifie une restriction de la place de la France sur l’échiquier international, le pays focalise sa politique sur la construction européenne et la survie de la francophonie, dans l’objectif de constituer un pôle européen en dehors de l’influence des deux superpuissances. Ce choix aura des répercussions sur sa politique musulmane. Le gouvernement français conclut des conventions de coopération en matière militaire, technique, scientifique, mais aussi culturelle avec les pays du Maghreb. Il procède au transfert de son savoir-faire par ses ingénieurs et les personnes employées dans les écoles et lycées implantés en terre étrangère.
36Au Moyen-Orient, la France tente d’inciter les belligérants du conflit israélo-palestinien à négocier, afin d’éviter une généralisation du conflit dans cette région déterminante, source essentielle d’approvisionnement en hydrocarbures, où l’équilibre est primordial pour assurer l’équilibre de l’économie mondiale et la sécurité des voies maritimes. Mais, de façon générale, la politique française se révèle plus favorable aux pays arabes et tient compte de leurs intérêts politiques. La France a soutenu la résolution 242 du Conseil de sécurité, visant au retrait des troupes israéliennes des territoires occupés, ainsi que la résolution 388 qui demandait le cessez-le-feu de la guerre de Kippour. Elle maintient sa politique traditionnelle dans le respect des décisions de l’ONU et défend sa définition de la liberté, basée sur la condamnation de ce qui lui semble répréhensible, sans faire l’amalgame entre ferveur religieuse et fanatisme.
37À l’aube du XXIe siècle, le contexte international, les problèmes d’insécurité et les tentions intercommunautaires obligent à une prise de conscience des pouvoirs publics en France, comme ailleurs dans le monde. Tandis que l’islam est devenu la deuxième religion du pays, le débat entre l’assimilation et l’intégration semble être toujours d’actualité et il révèle que les intellectuels et les hommes politiques français connaissent mal la communauté musulmane de France. Les autorités françaises doivent atteindre deux objectifs importants – à savoir, l’intégration et la conscience nationale. Il faut veiller à ce que les musulmans de France se sentent concernés et s’impliquent dans la vie nationale et ne pas négliger l’impact du courant fondamentaliste.
38Dans la volonté d’ouvrir un vrai débat en matière de politique religieuse et compte tenu du principe de la laïcité, le gouvernement français a décidé, à la fin de l’année 2002, de créer le Conseil français du culte musulman comprenant les courants minoritaires et les femmes. Le protocole d’accord signé par la Mosquée de Paris, la Fédération nationale des musulmans de France et l’Union des organisations islamiques de France participe à l’édification d’un islam moderne et tolérant, loin des influences proche- et moyen-orientales et des inclinations fondamentalistes.
39Soheila GHADERI-MAMELI,
Docteur en histoire.
Sylvie Thenault, Histoire de la guerre d’indépendance algérienne, Paris, Flammarion, 2005, 303 p.
40Mme Thenault publie une histoire de la guerre d’Algérie présentée comme « une nouvelle approche », « une tentative de débanalisation de cette histoire ». Se distinguant des écrits existants, frappés du « signe de la culpabilité », elle se place dans la ligne de ces universitaires en train de construire « un savoir académique ».
41Ce livre se présente comme un manuel classique, découpé en tranches chronologiques : les origines de la guerre (1954, dans la longue durée, les débuts : « Entrer en guerre : 1954-1957 » ), la période 1957-1959, appelée « la période de l’affrontement », et enfin la liquidation entre 1960-1962 ( « En finir » ). Cela permet à cet auteur de dégager une image de la guerre qui appelle quelques réserves.
421 / La guerre est sortie du statut colonial même de l’Algérie, car ce fut, écrit-elle, la « restauration d’une dignité collectivement bafouée par la domination coloniale ». Ce système résultait d’un projet colonial reposant « sur une conquête dans la violence et sur le maintien d’une domination jamais acceptée » (p. 20). L’assimilation, dont se vantait le discours officiel, n’était pas une réalité, les musulmans n’ayant jamais reçu qu’une « nationalité sans citoyenneté ». Quant à la société, elle reposait sur un système de « relations complexes » dont elle voit deux paramètres : la « segmentation sociale » – formule à la mode – génératrice de rivalités anciennes que ne put effacer la « construction des nationalistes », (p. 30) et le fait que, à cause de la présence de Français, « deux sociétés vivaient dans l’inégalité » (p. 35).
43Cette analyse semble théorique, elle néglige deux faits : Le premier est la permanence d’une conception de l’islam qui a empêché la généralisation de la citoyenneté à cause du « statut personnel » des citoyens potentiels. Tout abandon était jugé comme une sorte d’apostasie. En 1943, conseillé par Catroux, le général de Gaulle annonça que cette citoyenneté était reconnue collectivement, ce qui supprimait la démarche humiliante. Le vrai problème est de comprendre les raisons qui en limitèrent le nombre des bénéficiaires. L’auteur consent à reconnaître une « interface » avec la société musulmane par les « enseignants, militants syndicalistes, communistes » ; elle oublie aussi les militaires, les anciens combattants, les diplômés de l’enseignement français. Elle donne comme exemple le malheureux Mouloud Feraoun, mais, depuis le début du XXe siècle, nombreux furent les instituteurs passés par l’École normale, par exemple, qui luttaient pour être reconnus comme des citoyens. Elle semble négliger l’évolution rapide de la société, commencée avant 1939, accélérée après 1946, la montée d’une sorte de classe moyenne algéro-française animée du même souci de travailler et de mieux vivre. Elle affirme que la société algérienne conservait ses propres normes : « la politique matrimoniale », « le mode de vie des femmes », en oubliant qu’une politique de la ville accélérait l’évolution. Dans la France actuelle, combien d’Algériens immigrés, présents depuis longtemps, tentent de maintenir ces usages, et combien de jeunes Algériennes ne reculent pas devant le conflit avec leur père, en refusant le mariage au bled. Aucune mutation culturelle n’est rapide.
442 / Son analyse de la guerre proprement dite est rapide. Elle repousse l’affirmation courante en Algérie que la guerre aurait débuté le 8 mai 1945 à Sétif (p. 37). On ne peut que la suivre. Mais « l’événement déclencheur » du 1er novembre 1954 est-il le début d’un conflit « engageant un territoire et deux peuples » ? On peut juger autrement les diverses tentatives du FLN pour faire basculer une population attentiste, ce qui prouverait que la coupure entre les deux sociétés était moins nette. Mme Thenault insiste sur le tournant que représenterait la « tuerie » voulue par Zighout Youssef à El Halia, le 20 août 1955. Il voulait relancer le mouvement à l’approche de l’été, la situation devenant difficile. En obligeant la population à s’y compromettre, il manifesta la « légitimité du FLN ». À Alger même, la situation était encore plus difficile, puisque la première démarche d’Abane Ramdane, en créant la « Zone autonome d’Alger », fut de rallier les partis non francophiles, sauf un, le Mouvement national algérien de Messali. On sait quel fut l’échec douloureux pour tout le monde du terrorisme qui suivit. Le Congrès de la Soummam traduit le même désir des Kabyles de donner du poids et de l’efficacité à cette guerre.
45La présentation du FLN est rapide mais détachée parfois de la mythologie officielle. Elle reconnaît que le groupe de novembre 1954 n’était formé que « d’activistes sans base arrière » (p. 88), de « groupuscules » n’ayant « ni programme, ni structure dirigeante, ni implantation géographique ». Elle devrait insister sur le fait que ces hommes récupérèrent les réseaux clandestins du parti de Messali, où presque tous avaient reçu leur formation politique. L’activité du « nizzam » – la fameuse « organisation politico-militaire » (OPA) des documents français, l’emploi d’agents politiques appelés parfois commissaires politiques – était une pratique nationaliste antérieure à 1954.
46Elle insiste sur le rôle de l’Armée de libération nationale (ALN), jugée la « principale force de structuration du nationalisme ». Le pouvoir des chefs de wilayas introduit un certain ordre, la condition féminine évolue, car les femmes qui y servent font une « transgression des interdits ancestraux », elles sont « en contact avec des hommes étrangers au cercle familial », elles « échappent au confinement ». Enfin, notant que le vocabulaire militaire atteste une imprégnation religieuse, elle estime que la religion y est devenue « un levier de mobilisation au service d’une cause politique », identifiée à l’islam et au peuple arabe. C’est la religion qui renforce cette « opposition à la colonisation venue de l’Occident » (p. 83).
47La religion n’empêche pas la violence contre les militants du MNA, les paysans réticents à payer la cotisation révolutionnaire, les traîtres que sont les fumeurs de cigarettes. On pourrait n’y voir que des procédés terroristes d’une grande banalité, hélas. Mme Thenault en fournit une explication sociologique : la violence « trouve sa place dans l’insuffisance du mode politique des tensions et conflits internes sur fond de militarisation du mouvement ». C’est le « rapport le moins élaboré » de la force physique que « se réglant par les armes ». N’était-ce pas le rôle social du gendarme français ? Pourquoi ne pas parler simplement d’assassinats comme celui d’Abane Ramdane par les hommes de Boussouf ? Pourquoi ne pas reconnaître comme un horrible massacre l’affaire de Melouza ? Il est plus sérieux, sans doute, de faire allusion à « des circonstances et des enjeux micro-locaux », « non explicités aujourd’hui » – ce qui est inexact – et enracinés « dans l’histoire locale des rivalités anciennes » (p. 87). Ce fut un lieutenant de l’ALN, Abdelkader Sahnoun, qui se chargea de la chose, après avoir échoué à rallier les habitants à la cause du FLN et à lâcher la cause du MNA. Le chef de la wilaya, Mohammed Saïd, en avait donné l’ordre écrit. Pourquoi aller chercher des explications abstraites pour évoquer un acte de guerre cruel ?
48Elle reconnaît que ce fut une guerre sans front, sans grande bataille, où l’on parle surtout du démantèlement de « réseaux politiques terroristes » (p. 103), et que les Français surent s’adapter aux « conditions nouvelles de la guerre ». Mais elle insiste aussi sur les malheurs du contingent, obligé de participer à « la sale guerre » (p. 107), sur les manifestations hostiles de rappelés et d’appelés au départ de la métropole, sans s’interroger sur leur importance relative. Il n’est même pas assuré que tous aient rêvé de « tirer sur les chefs », manifestant ainsi leur « haine engrangée contre la hiérarchie » (p. 110). De cette armée, elle ne retient, par une allusion imprécise, que les « violences commises », « les massacres, les viols, les exécutions sommaires, la torture » (p. 110-111).
493 / Ceux dont l’existence était menacée à tout moment par la menace du terrorisme, elle ne retient que la « radicalisation des Français d’Algérie ». C’est un milieu qu’elle connaît mal, et dont les réactions politiques lui sont étrangères. La signification profonde du « 13 mai 1958 » n’est pas rappelée, l’auteur n’y voyant qu’une « forme de passage à l’acte dans le processus de substitution à des pouvoirs jugés laxistes et impuissants » (p. 121). En traduisant, ils voulaient décider eux seuls de la politique de guerre, mais le résultat fut de mettre « les autorités civiles sous la botte de l’armée » (p. 121), ce qui fait oublier que c’est en janvier 1957 que le général Massu avait reçu des pouvoirs de police à Alger. Elle croit que ces Français commencèrent très vite à douter, ce qui lui permet d’évoquer une « stratégie personnelle exprimant mieux la conviction profonde » matérialisée par « l’acquisition immobilière dans le sud de la France », ou dans l’envoi des enfants étudier « dans des universités de la métropole ». Combien ont pu opérer ces transferts de capitaux ? de quelle importance ? Elle avoue tout de même que « les travaux historiques manquent » !
50Elle reprend l’interprétation devenue courante, très réservée sur le rôle de l’armée et de la police, bien que « policiers et gendarmes » soient un « point aveugle de l’historiographie » (p. 130). Elle rappelle la tension entre certains généraux et quelques hauts fonctionnaires civils comme le conflit entre Massu et le procureur général Reliquet. Torture et disparition de musulmans sont aussi signalées d’abondance, avec référence à Teitgen, de la préfecture d’Alger. Elle semble ignorer que ses comptages de disparus ont été critiqués par des historiens universitaires. Enfin, elle fait silence sur les prolongements métropolitains de certaines affaires qu’elle signale au passage, comme l’attentat au bazooka contre le général Salan en janvier 1957, le plan « Résurrection », opération de manipulation psychologique en France, qui accompagne les événements algérois du 13 mai, ou encore le putsch des généraux en 1961.
514 / La politique du général de Gaulle est évoquée sans que l’analyse en soit poussée très loin. Elle y voit une habile tactique, car le Général a commencé par s’adresser à « la population musulmane dont l’opinion détermine l’issue du conflit » (p. 168). Ses discours ne traduisent nullement des abandons successifs : il donne « une cohésion a posteriori aux diverses mesures composant sa politique algérienne » (p. 189). Ils ne sont que « l’effet différé du changement de régime, qui impliquait une redéfinition de la politique algérienne », car il creusait « le sillon de l’autodétermination ». Cette politique fut un échec à court terme, à cause de la « dissidence » de l’Algérie française. Il avait eu soin d’expulser « du champ politique » ces Français « installés comme défenseurs de l’Algérie française », et cela dès son retour, dans l’été 1958. Elle rappelle que l’armée perdit peu à peu son pouvoir illégitime, les officiers se retirant des comités de salut public de mai 1958 et les administrations civiles s’affranchissant de la tutelle des militaires.
52Les Européens, alliés des militaires, sont des comploteurs. L’affaire des barricades prouve « l’urgence d’une répression » contre une « avant-garde d’activistes » (p. 204). Le putsch des généraux appelle cette question : « S’agit-il de renverser le régime ou de prendre le pouvoir à Alger, le temps d’écraser l’ennemi ? » (p. 213). La seconde hypothèse est la bonne, mais il faut la relier à l’affaire Si Salah, offre de ralliement de l’état-major de la wilaya 3, dont on espérait qu’elle ferait tache d’huile. Au contraire, elle affecte de prendre au sérieux l’effet d’annonce de Debré, invitant « les volontaires à occuper le tarmac des aérodromes pour empêcher l’arrivée des forces séditieuses ». Les putschistes n’avaient pas les moyens ni même l’intention de se précipiter sur Paris. Quant à l’OAS, elle n’a droit qu’à la formule, « un déni de la réalité » (p. 217), qui n’a fait que hâter la conclusion des négociations avec le FLN.
53La paix de 1962 est ramenée à la gestion par l’administration française d’une « perte de souveraineté française », « tout en sauvegardant ses intérêts économiques et militaires » (p. 241). Les épreuves terribles, subies par les Français comme par les harkis, se résument en une formule curieuse : Le « no man’s land chronologique de la transition entre le cessez-le-feu et le scrutin » permit d’exploiter « les défaillances d’ordre public et de souveraineté ». Bien qu’une « situation de violence » ait « perduré, qui n’est le fait ni du gouvernement français, ni du GPRA », elle en profite pour justifier le choix du 19 mars par « les pouvoirs publics français » de ne pas admettre cette date « pour célébrer officiellement la fin du conflit » (p. 248). Les négociateurs français n’avaient pas obtenu la garantie de la sécurité des Européens, le GPRA n’avait pu que leur proposer « la fusion dans un ensemble national dépourvu de niches communautaires » (p. 243). Dans l’été 1962, des Européens étaient enlevés et maltraités, des harkis étaient martyrisés, mais le FLN avait enfin l’indépendance, qui avait constitué son unique, ou presque, thème de combat. Tout cela, Mme Thenault le résume en une formule : « Mais, pour symboliques qu’ils soient, la date et l’événement ne pouvaient enrayer des mécanismes de violence enracinés dans les profondeurs de la société coloniale, dont le dernier accès se perdait dans la liesse même des manifestations de la première fête nationale algérienne » (p. 253).
54C’est un manuel qui n’apporte rien de plus que ce que l’on savait depuis longtemps. La vision sociologique des problèmes n’explique rien, car elle use d’affirmations générales abstraites. On commence à connaître bien des dessous de cette histoire – un historien ne peut plus s’en tenir à des faits bruts et à des considérations, qui rappellent les commentaires des hebdomadaires engagés des années de la guerre d’Algérie. On cherche, particulièrement, la guerre, l’adaptation des militaires français à une tactique autre que celle à laquelle on les avait préparés, la guerre contre l’URSS en Europe. On cherche aussi le rôle des pays arabes en faveur du FLN, seule la Tunisie devenue base arrière de l’ALN est vite évoquée. On cherche enfin, en contrepoint à la torture, le sort réservé aux prisonniers français par exemple. Bref, un livre qui appelle des compléments, l’idéologie anticoloniale ne servant que de masque.
55Jacques VALETTE.